https://fr.wikipedia.org/wiki/Gayle_Rubin
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"Ma lecture de certains textes psychanalytiques passe par les lentilles filtrantes de Jacques Lacan dont la propre interprétation des écritures freudiennes a été fortement influencée par Lévi-Strauss."
"Il n'existe aucune théorie rendant compte de l'oppression des femmes — dans les variations infinies et la monotone similitude qu’elle revêt à travers les cultures et à travers l’histoire — qui ait quoi que ce soit de comparable à la puissance explicative de la théorie de Marx pour l'oppression de classe."
"Les femmes sont opprimées dans des sociétés qui, même avec un effort d'imagination, ne peuvent pas être décrites comme capitalistes. Dans la vallée de l'Amazone et sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, les femmes sont fréquemment remises à leur place par le viol collectif, lorsque les mécanismes habituels de l'intimidation masculine se révèlent insuffisants. « Nous domptons nos femmes avec la banane », disait un homme Mundurucu (Murphy 1959 : 195). La littérature ethnographique est jonchée de pratiques dont l'effet est de maintenir les femmes « à leur place » — cultes, initiations secrètes, connaissance ésotérique des hommes, etc. Et l'Europe précapitaliste, féodale, n'était guère une société sans sexisme. Le capitalisme a repris, et réaménagé, des conceptions sur les hommes et les femmes qui lui étaient antérieures depuis des siècles. Aucune analyse de la reproduction de la force de travail sous le capitalisme ne peut expliquer le bandage des pieds, les ceintures de chasteté ou quoi que ce soit de l'incroyable collection d'outrages byzantins et fétichisés, sans parler des plus ordinaires, qui ont été infligés aux femmes en divers temps et lieux. L'analyse de la reproduction de la force de travail n'explique même pas pourquoi c'est habituellement les femmes qui font le travail domestique au foyer plutôt que les hommes."
"Le terme « patriarcat » fut introduit pour distinguer les forces qui maintiennent le sexisme d'autres forces sociales, tel le capitalisme. Mais l'usage du terme « patriarcat » masque d'autres distinctions. C'est comme si on utilisait le terme « capitalisme » pour référer à tous les modes de production, alors que l'utilité du terme réside précisément en ce qu'il établit une distinction entre les différents systèmes par lesquels les sociétés sont organisées et pourvoient à leurs besoins. N'importe quelle société aura un système d' « économie politique ». Il peut être égalitaire ou socialiste. Il peut être stratifié en classes, auquel cas la classe opprimée peut consister en serfs, paysans ou esclaves. La classe opprimée peut être formée de travailleurs salariés, auquel cas le système est à juste titre étiqueté comme « capitaliste ». La force du terme réside en ce qu'il implique qu'existent, en fait, d'autres voies que le capitalisme.
De façon similaire, toute société va avoir une manière systématique de traiter du sexe, du genre et des bébés. Ce système peut être sexuellement égalitaire, au moins en théorie ou il peut être « stratifié selon le genre », ce qui semble être le cas dans la plupart ou même tous les exemples connus. Mais il est important — même en regard d'une histoire décourageante — de maintenir la distinction entre la capacité et la nécessité qu'a l'humanité de créer un monde sexuel et les manières empiriquement oppressives selon lesquelles les mondes sexuels ont été organisés. Sous le même terme de patriarcat, sont subsumées les deux significations. Par contre, parler de système de sexe/genre, c'est utiliser un terme neutre qui réfère au domaine et indique que l'oppression n'y est pas inévitable, mais est le produit des rapports sociaux spécifiques qui l'organisent.
Enfin, il existe des systèmes stratifiés selon le genre qu'il n'est pas adéquat de décrire comme patriarcaux. De nombreuses sociétés de Nouvelle-Guinée sont violemment oppressives pour les femmes (les Enga, Maring, Bena Bena, Huli, Melpa, Kuma, Gahuku-Gama, Fore, Marind Anim, etc., ad nauseam ; voir Berndt 1962 ; Langness 1967 ; Rappaport 1975 ; Read 1952 ; Meggitt 1964 ; Glasse 1971 ; Strathern 1972 ; Reay 1959 ; Van Baal 1966 ; Lindenbaum 1973). Toutefois le pouvoir des hommes dans ces groupes n'est pas fondé sur leurs rôles de pères ou de patriarches, mais sur leur caractéristique collective de mâles adultes, incarnée dans les cultes secrets, les maisons des hommes, la guerre, les réseaux d'échange, le savoir rituel et diverses procédures d'initiation. Le patriarcat est une forme spécifique de dominance masculine, et l'utilisation du terme devrait être réservée aux pasteurs nomades du type de l'Ancien Testament, de qui vient le terme ou à des groupes semblables. Abraham était un Patriarche — un vieil homme dont le pouvoir absolu sur les épouses, les enfants, les troupeaux et les dépendants était un aspect de l'institution de la paternité telle qu'elle était définie dans le groupe où il vivait."
"Si ce sont les femmes qui font l’objet de transactions, alors ce sont les hommes, qui les donnent et les prennent, qui sont liés entre eux, la femme étant un véhicule de la relation plutôt qu’un partenaire. L’échange des femmes n’implique pas nécessairement que les femmes sont objectifiées au sens moderne du terme, car les objets, dans le monde primitif, sont imprégnés de qualités hautement personnelles. Mais il implique de fait une distinction entre ce qui est donné et le donateur. Si les femmes sont les dons, alors ce sont les hommes qui sont les partenaires de l’échange. Et ce sont les partenaires, et non les présents, auxquels l’échange réciproque confère son pouvoir quasi mystique de lien social. Les rapports dans ce genre de système sont tels que les femmes ne sont aucunement en position de tirer bénéfice de leur propre circulation. Tant que ces rapports spécifient que les hommes échangent les femmes, ce sont les hommes les bénéficiaires du produit de ces échanges — l’organisation sociale."
"Dans certains cas — notamment ces chasseurs-collecteurs exclus de l’échantillon de Lévi-Strauss —, le rendement du concept devient tout à fait discutable. Que faire d’un concept qui apparaît à la fois si utile et pourtant si embarrassant ?"
"Bien que toutes les sociétés aient une forme de division des tâches selon le sexe, l’assignation de telle tâche particulière à un sexe ou à l’autre est extrêmement variable. Dans certains groupes, l’agriculture est le travail des femmes, dans d’autres, le travail des hommes. Les femmes portent les lourds fardeaux dans certaines sociétés, dans d’autres ce sont les hommes. Il existe même des exemples de femmes qui chassent et font la guerre et d’hommes qui s’occupent des soins aux enfants. Un examen de la division du travail selon le sexe amène Lévi-Strauss à conclure qu’il ne s’agit pas là d’une spécialisation biologique mais qu’il doit y avoir un autre but. Ce but, avance-t-il, est d’assurer l’union des hommes et des femmes en faisant en sorte que la plus petite unité économique viable comprenne au moins un homme et une femme. […]
La division du travail selon le sexe peut donc être vue comme un « tabou » : un tabou contre la similitude des hommes et des femmes, un tabou divisant les sexes en deux catégories mutuellement exclusives, un tabou qui exacerbe les différences biologiques entre les sexes et, par-là, crée le genre. La division du travail peut aussi être vue comme un tabou contre les arrangements sexuels autres que ceux comportant au moins un homme et une femme, prescrivant de ce fait le mariage hétérosexuel."
"Loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre exclusive est la suppression de similitudes naturelles. Et ceci exige la répression : chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle qu’elle soit) des traits « féminins » ; chez les femmes, de ce qui est la définition locale des traits »masculins ». La division des sexes a pour conséquence de réprimer certaines caractéristiques de la personnalité en fait chez tout le monde, hommes et femmes. C’est le même système social qui opprime les femmes dans les rapports d’échange et opprime tout un chacun par son insistance sur une division rigide de la personnalité.
En outre, on impose un genre aux individus afin de garantir le mariage. Lévi-Strauss est dangereusement près de dire que l’hétérosexualité est un processus institué. Si les impératifs biologiques et hormonaux étaient aussi écrasants que le voudraient les mythologies populaires, il ne serait point nécessaire de recourir à une interdépendance économique pour assurer les unions hétérosexuelles. De plus, le tabou de l’inceste présuppose l’existence d’un tabou antérieur et moins explicite sur l’homosexualité. Une prohibition portant sur certaines unions hétérosexuelles suppose un tabou sur des unions non hétérosexuelles. Le genre n’est pas seulement l’identification à un sexe ; il entraîne aussi que le désir sexuel soit orienté vers l’autre sexe. La division sexuelle du travail entre en jeu dans les deux aspects du genre — elle les crée homme et femme, et elle les crée hétérosexuels. Le refoulement de la composante homosexuelle de la sexualité humaine, avec son corollaire, l’oppression des homosexuels, est par conséquent un produit du même système qui, par ses règles et ses relations, opprime les femmes."
"Si les femmes sont échangées, en quelque sens que nous prenions le terme, les dettes matrimoniales sont calculées en chair femelle. Une femme doit devenir la partenaire sexuelle d'un homme à qui elle est due en retour d'un mariage précédent. Si une fille promise dès l'enfance refusait, une fois adulte, sa participation, cela perturberait le flux des dettes et des promesses. Pour qu'un tel système puisse continuer à fonctionner sans à-coups, il y a intérêt à ce que la femme en question n'ait pas trop d'idées de son cru quant à la personne avec qui elle pourrait vouloir coucher. Du point de vue du système, on préférera pour les femmes une sexualité qui réponde aux désirs des autres à une sexualité qui aurait des désirs actifs et y chercherait réponse."
"Que se passerait-il si notre femme hypothétique, non seulement refusait l'homme auquel elle était promise, mais demandait une femme à la place ? Si un seul refus était perturbateur, un double refus serait insurrectionnel. Si chacune des deux femmes est promise à quelque homme, aucune n'a le droit de disposer d'elle-même. Si deux femmes manœuvraient pour s'extirper des liens de la dette, il faudrait trouver deux autres femmes pour les remplacer. Tant que les hommes ont sur les femmes des droits qu'elles n'ont pas sur elles-mêmes, il est sensé de s'attendre à ce que l'homosexualité soit sujette à plus de répression chez les femmes que chez les hommes.
"En résumé, on peut déduire d'une exégèse des théories de Lévi-Strauss sur la parenté quelques généralités de base quant à l'organisation de la sexualité humaine. Ce sont le tabou de l'inceste, l'hétérosexualité obligatoire et une division asymétrique des sexes. L'asymétrie du genre — la différence entre échangeur et échangée — entraîne la contrainte de la sexualité des femmes."
Si la division sexuelle du travail était telle que les adultes des deux sexes s'occupent à égalité des enfants, le choix d'objet primaire serait bisexuel. Si l'hétérosexualité n'était pas obligatoire, cet amour précoce n'aurait pas à être réprimé et le pénis ne serait pas surévalué. Si le système de la propriété sexuelle était réorganisé en sorte que les hommes n'aient pas des droits hégémoniques sur les femmes (si n'existait pas l'échange des femmes) et si n'existait pas le genre, le drame œdipien tout entier ne serait qu'une relique. En bref, le féminisme doit appeler à une révolution de la parenté."
"L'organisation du sexe et du genre eut jadis des fonctions autres qu’elle-même — elle organisait la société. Maintenant, elle ne fait que s'organiser et se reproduire elle-même. Les formes de relations de sexualité qui furent établies dans un obscur passé humain continuent de dominer nos vies sexuelles, nos idées sur les hommes et les femmes, et la manière dont nous élevons nos enfants. Mais elles n'ont plus le poids fonctionnel dont elles furent porteuses. L'un des traits le plus notable de la parenté est qu'elle a été systématiquement vidée de ses fonctions — politiques, économiques, pédagogiques, organisationnelles. Elle a été réduite à son squelette — le sexe et le genre.
La vie sexuelle des êtres humains sera toujours sujette à conventions et à intervention humaine. Elle ne sera jamais complètement « naturelle », ne serait-ce que parce que notre espèce est sociale, culturelle et apte au discours. La profusion sauvage de la sexualité infantile sera toujours domptée. La confrontation entre des enfants en bas âge, immatures et impuissants, et la vie sociale développée de leurs aînés laissera probablement toujours quelque résidu de perturbation. Mais il n'est pas besoin que les mécanismes et les buts de ce processus soient largement indépendants de tout choix conscient. L'évolution culturelle nous offre l'occasion de prendre le contrôle des ressources de la sexualité, de la reproduction et de la socialisation, et de prendre des décisions conscientes pour libérer la vie sexuelle humaine des relations archaïques qui la déforment. En définitive, une révolution féministe complète libérerait plus que les femmes. Elle libérerait des formes d’expression sexuelle, et elle libérerait la personnalité humaine de la camisole de force du genre."
"Bien que ni Lévi-Strauss ni Freud ne remettent en question le sexisme endémique indubitable des systèmes qu'ils décrivent, les questions qu'il faudrait poser crèvent les yeux."
"L'exégèse de Lévi-Strauss et de Freud incite à une certaine vision de la politique et de l'utopie féministes — à savoir que notre visée devrait être, non l'élimination des hommes, mais l'élimination du système social qui crée le sexisme et le genre. Personnellement, je trouve déplaisante et inadéquate la vision d'un matriarcat d'amazones où les hommes sont réduits en servitude ou tombés dans l’oubli (ceci étant fonction des possibilités d'une reproduction par parthénogenèse). Une telle vision maintient le genre et la division des sexes. Elle ne fait qu'inverser les arguments de ceux qui, estimant la dominance masculine inévitable, la fondent sur des différences biologiques indéracinables et significatives entre les sexes. Mais nous ne sommes pas seulement opprimées en tant que femmes, nous sommes opprimées par le fait de devoir être des femmes ou des hommes selon le cas. Mon sentiment personnel est que le mouvement féministe doit rêver à bien plus encore qu’à l'élimination de l'oppression des femmes. Il doit rêver à l'élimination des sexualités obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d'une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l'anatomie sexuelle n'aurait rien à voir avec qui l'on est, ce que l'on fait, ni avec qui on fait l'amour."
-Gayle Rubin, "L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre", Les cahiers du CEDREF [En ligne], 7 | 1998, mis en ligne le 26 janvier 2010, consulté le 22 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/cedref/171 . Traduction de Gayle Rubin, « The Traffic in Women: Notes on the Political Economy of Sex », in Rayna Reiter, Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975. Reproduit in Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, textes rassemblés et édités par Rostom Mesli, traductions françaises de Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, EPEL, 2010.
https://excerpts.numilog.com/books/9782354270537.pdf
"Il est difficile de parler simplement des débats politiques autour du sadomasochisme quand, dans les débats politiques autour de la sexualité en général, règne la plus déprimante des confusions. Cette situation est en partie le résultat d’au moins un siècle de confits politiques autour du sexe, au cours duquel les positions conservatrices ont dominé les termes des débats et ont emporté de nombreuses victoires. Il importe de savoir et de se rappeler que, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la fin du XIXe et le début du XXe siècle ont vu se déployer et triompher des campagnes toutes entières en faveur de la restauration morale. Les mouvements politiques contre la prostitution, l’obscénité (obscenity), la contraception, l’avortement et la masturbation sont parvenus à imposer des politiques d’État et des pratiques sociales, et à enraciner profondément des idéologies qui continuent de façonner nos expériences du sexe et notre capacité à les penser. Aux États-Unis, le programme de long terme de la droite conservatrice et son opposition inébranlable à la recherche sur le sexe et à l’éducation sexuelle ont contribué au maintien de profondes poches d’ignorance et d’obscurantisme sexuel. [...]
Même les plus élémentaires libertés bourgeoises n’ont jamais été assurées dans le domaine de la sexualité. Il n’y a, par exemple, pas de liberté d’expression dans le domaine de la sexualité. Depuis que le Comstock Act a été adopté en 1871, les discours explicites sur le sexe constituent une exception saisissante à la protection offerte par le premier amendement. Bien qu’il y ait eu de nombreuses batailles pour déterminer où devait passer la ligne et comment la loi serait appliquée, il reste vrai qu’il demeure illégal, dans notre pays, de produire (ou montrer ou vendre) des images, des objets ou des textes qui n’ont d’autre objet que l’excitation sexuelle. On peut se mettre à la broderie si l’on veut se détendre, jouer au baseball si l’on veut se donner des frissons, et on peut aussi collectionner des timbres simplement parce qu’on les trouve beaux. Mais le sexe, quant à lui, ne saurait constituer une activité ou un but légitimes." (pp.84-85)
"Aux États-Unis, le XXe siècle a connu des mouvements de terreur réguliers devant le sexe. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, la guerre froide a été inaugurée par une vague de répression à l’intérieur des frontières. L’anticommunisme, les serments de loyauté, et la restauration consécutive à la Seconde Guerre mondiale des rôles de genre et du rôle de la famille, se sont accompagnés d’une flambée de terrorisme sexuel dont le symptôme le plus visible a été une répression sauvage contre les homosexuels. Les homosexuels ont été chassés des postes de pouvoir, exclus des universités, ils ont perdu leurs emplois (y compris ceux d’entre eux qui menaient des carrières universitaires et étaient titulaires de leur poste). Quand la police embarquait des pervers présumés, les journaux en faisaient leurs gros titres ; il y avait des descentes de police dans les bars gais.
Les agences de gouvernement, les assemblées législatives, les jurys d’accusation auditionnaient et enquêtaient sur le « problème des déviations sexuelles ». Le FBI surveillait les homosexuels. [...]
La répression des homosexuels pendant la guerre froide n’apparaît pas dans les livres d’histoire de la période et les injustices dont ils ont été les victimes dans les années 1950 n’ont
jamais été interrogées. La répression contre les gais semblait une mesure d’hygiène puisque la vie gaie était décrite comme misérable, dangereuse, abjecte et terrifiante. La répression a en fait abouti à dégrader la qualité de vie gaie et à accroître le prix à payer pour être sexuellement différent. Au cours des années 1950, le parti communiste était tout aussi porté aux purges contre les homosexuels que l’était le Département d’État. L’American Civil Liberties Union (ACLU8) refusait de défendre les homosexuels poursuivis en justice. Dans le spectre politique tout entier, depuis les républicains protestants jusqu’aux communistes qui ne croyaient ni à Dieu ni à Diable, on admettait plus ou moins l’idée que les homosexuels étaient le rebut de la nature. Cette période est un parfait exemple de chasse aux sorcières sexuelle et mérite d’être mieux connue." (pp.86-87)
"Il existe maintenant des centaines d’associations militantes explicitement gaies. Plus important encore, il existe une presse gaie puissante et de taille qui peut, en publiant des articles, rendre publique la guerre faite aux homosexuels. Les homosexuels bénéficient d’une certaine légitimité politique et de soutiens dans la population non gaie. Cela ne veut pas dire que la bataille soit gagnée. En Pologne, avant la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive était grande, cultivée, et elle possédait une presse florissante ; cela ne l’a pas empêchée d’être exterminée par les nazis. Mais cela veut dire que les gens savent ce qui se passe et qu’ils peuvent un tant soit peu résister. Cela veut dire qu’il est plus difficile politiquement plus coûteux de persécuter les homosexuels.
Parmi les communautés érotiques, celles qui sont petites, stigmatisées et peu organisées sont celles qui sont sujettes à des attaques à peu près sans limites. Exactement de la même façon que les Noirs se sont inspirés, dans leurs mobilisations politiques, d’autres groupes raciaux et ethniques, les mobilisations des homosexuels ont fourni à d’autres groupes érotiques un répertoire d’idées et des techniques d’organisation. Ces groupes-là, plus petits, plus cachés, qui ont encore moins de droits, qui bénéficient de moins de tolérance sociale, sont ceux qui supportent aujourd’hui le poids de la répression sexuelle." (p.88)
"Le sadomasochisme est l’autre pratique sexuelle qui, aujourd’hui, est utilisée avec beaucoup de succès pour attaquer la communauté gaie –et à quel prix pour ceux qui le pratiquent ! À la différence du sexe entre adultes et mineurs, le SM n’est pas, en soi, illégal. Néanmoins, toute une série de lois ont été interprétées comme s’appliquant aux relations sexuelles et aux manifestations SM. Il est facile de distordre les lois en vigueur et d’étendre leur champ d’application, parce que beaucoup de stéréotypes circulent sur le SM, que celui-ci est hautement stigmatisé, et donc choquant et effrayant. La capacité du SM à choquer a été exploitée sans merci par les médias et la police.
En 1976, la police de Los Angeles utilisa une obscure loi du XIXe siècle contre l’esclavage pour faire une descente au cours d’une vente aux esclaves organisée dans un sauna gai. Le lendemain matin, sur environ dix centimètres s’étalait là une du journal : « LA POLICE LIBÈRE DES ESCLAVES HOMOSEXUELS. » Les esclaves, évidemment, étaient volontaires, et les bénéfices de la vente destinés à des œuvres de charité gaies. La manifestation était à peu près aussi sinistre qu’une vente de charité du Lions Club. Mais on mobilisa soixante-cinq agents en uniforme, deux hélicoptères, une douzaine de voitures, on mit au moins deux téléphones sur écoute, on plaça sous surveillance le personnel d’un magazine gai de la région pendant deux semaines, et on dépensa plus de cent mille dollars pour découvrir cette soirée et arrêter une quarantaine de personnes. Une fois arrêtées, ces personnes furent détenues les menottes aux poignets pendant plusieurs heures, on leur interdit d’aller aux toilettes et on les soumit à des fouilles corporelles intégrales. Seule la bêtise moralisante des positions anti-SM a pu laisser croire qu’on avait sauvé ces esclaves volontaires, ou que les bons et généreux soins de la police de Los Angeles (LAPD) devaient être préférés à ceux que leur auraient prodigués leurs Maîtres. La loi utilisée était en réalité une loi antiprostitution destinée à lutter contre la prostitution forcée. Toutes les charges au nom de cette loi furent abandonnées, mais quatre des principaux responsables furent inculpés pour proxénétisme et finirent par accepter de plaider coupables pour les infractions qui leur étaient reprochées." (pp.91-92)
"Le sexe SM a été poursuivi, à l’occasion, au titre des lois sur les agressions. L’agression étant un crime (felony), l’État n’a pas besoin de la plainte de la « victime » pour poursuivre, et peut même le faire en dépit de son opposition. Dès lors qu’une pratique sexuelle est conçue comme une agression, il ne change rien que le partenaire ait été consentant puisque, aux termes de la loi, on ne peut pas consentir à une agression. Comme peu de juges ou de jurés parviennent à comprendre les raisons pour lesquelles on peut pratiquer le SM, il est aisé d’obtenir des condamnations et des peines sévères. Lors d’un procès récent, dans le Massachusetts, Kenneth Appleby a été condamné à dix ans de prison pour avoir légèrement frappé son amant avec une cravache dans le cadre d’une relation SM consentie." (p.92)
-Gayle Rubin, "Le Péril cuir. Remarque sur la politique et le S/M", traduction de, « The Leather Menace », in Samois : Coming to Power, 1981, pp. 194-230, in Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, textes rassemblés et édités par Rostom Mesli, traductions françaises de Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, EPEL, 2010, pp.83-134.
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"Ma lecture de certains textes psychanalytiques passe par les lentilles filtrantes de Jacques Lacan dont la propre interprétation des écritures freudiennes a été fortement influencée par Lévi-Strauss."
"Il n'existe aucune théorie rendant compte de l'oppression des femmes — dans les variations infinies et la monotone similitude qu’elle revêt à travers les cultures et à travers l’histoire — qui ait quoi que ce soit de comparable à la puissance explicative de la théorie de Marx pour l'oppression de classe."
"Les femmes sont opprimées dans des sociétés qui, même avec un effort d'imagination, ne peuvent pas être décrites comme capitalistes. Dans la vallée de l'Amazone et sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, les femmes sont fréquemment remises à leur place par le viol collectif, lorsque les mécanismes habituels de l'intimidation masculine se révèlent insuffisants. « Nous domptons nos femmes avec la banane », disait un homme Mundurucu (Murphy 1959 : 195). La littérature ethnographique est jonchée de pratiques dont l'effet est de maintenir les femmes « à leur place » — cultes, initiations secrètes, connaissance ésotérique des hommes, etc. Et l'Europe précapitaliste, féodale, n'était guère une société sans sexisme. Le capitalisme a repris, et réaménagé, des conceptions sur les hommes et les femmes qui lui étaient antérieures depuis des siècles. Aucune analyse de la reproduction de la force de travail sous le capitalisme ne peut expliquer le bandage des pieds, les ceintures de chasteté ou quoi que ce soit de l'incroyable collection d'outrages byzantins et fétichisés, sans parler des plus ordinaires, qui ont été infligés aux femmes en divers temps et lieux. L'analyse de la reproduction de la force de travail n'explique même pas pourquoi c'est habituellement les femmes qui font le travail domestique au foyer plutôt que les hommes."
"Le terme « patriarcat » fut introduit pour distinguer les forces qui maintiennent le sexisme d'autres forces sociales, tel le capitalisme. Mais l'usage du terme « patriarcat » masque d'autres distinctions. C'est comme si on utilisait le terme « capitalisme » pour référer à tous les modes de production, alors que l'utilité du terme réside précisément en ce qu'il établit une distinction entre les différents systèmes par lesquels les sociétés sont organisées et pourvoient à leurs besoins. N'importe quelle société aura un système d' « économie politique ». Il peut être égalitaire ou socialiste. Il peut être stratifié en classes, auquel cas la classe opprimée peut consister en serfs, paysans ou esclaves. La classe opprimée peut être formée de travailleurs salariés, auquel cas le système est à juste titre étiqueté comme « capitaliste ». La force du terme réside en ce qu'il implique qu'existent, en fait, d'autres voies que le capitalisme.
De façon similaire, toute société va avoir une manière systématique de traiter du sexe, du genre et des bébés. Ce système peut être sexuellement égalitaire, au moins en théorie ou il peut être « stratifié selon le genre », ce qui semble être le cas dans la plupart ou même tous les exemples connus. Mais il est important — même en regard d'une histoire décourageante — de maintenir la distinction entre la capacité et la nécessité qu'a l'humanité de créer un monde sexuel et les manières empiriquement oppressives selon lesquelles les mondes sexuels ont été organisés. Sous le même terme de patriarcat, sont subsumées les deux significations. Par contre, parler de système de sexe/genre, c'est utiliser un terme neutre qui réfère au domaine et indique que l'oppression n'y est pas inévitable, mais est le produit des rapports sociaux spécifiques qui l'organisent.
Enfin, il existe des systèmes stratifiés selon le genre qu'il n'est pas adéquat de décrire comme patriarcaux. De nombreuses sociétés de Nouvelle-Guinée sont violemment oppressives pour les femmes (les Enga, Maring, Bena Bena, Huli, Melpa, Kuma, Gahuku-Gama, Fore, Marind Anim, etc., ad nauseam ; voir Berndt 1962 ; Langness 1967 ; Rappaport 1975 ; Read 1952 ; Meggitt 1964 ; Glasse 1971 ; Strathern 1972 ; Reay 1959 ; Van Baal 1966 ; Lindenbaum 1973). Toutefois le pouvoir des hommes dans ces groupes n'est pas fondé sur leurs rôles de pères ou de patriarches, mais sur leur caractéristique collective de mâles adultes, incarnée dans les cultes secrets, les maisons des hommes, la guerre, les réseaux d'échange, le savoir rituel et diverses procédures d'initiation. Le patriarcat est une forme spécifique de dominance masculine, et l'utilisation du terme devrait être réservée aux pasteurs nomades du type de l'Ancien Testament, de qui vient le terme ou à des groupes semblables. Abraham était un Patriarche — un vieil homme dont le pouvoir absolu sur les épouses, les enfants, les troupeaux et les dépendants était un aspect de l'institution de la paternité telle qu'elle était définie dans le groupe où il vivait."
"Si ce sont les femmes qui font l’objet de transactions, alors ce sont les hommes, qui les donnent et les prennent, qui sont liés entre eux, la femme étant un véhicule de la relation plutôt qu’un partenaire. L’échange des femmes n’implique pas nécessairement que les femmes sont objectifiées au sens moderne du terme, car les objets, dans le monde primitif, sont imprégnés de qualités hautement personnelles. Mais il implique de fait une distinction entre ce qui est donné et le donateur. Si les femmes sont les dons, alors ce sont les hommes qui sont les partenaires de l’échange. Et ce sont les partenaires, et non les présents, auxquels l’échange réciproque confère son pouvoir quasi mystique de lien social. Les rapports dans ce genre de système sont tels que les femmes ne sont aucunement en position de tirer bénéfice de leur propre circulation. Tant que ces rapports spécifient que les hommes échangent les femmes, ce sont les hommes les bénéficiaires du produit de ces échanges — l’organisation sociale."
"Dans certains cas — notamment ces chasseurs-collecteurs exclus de l’échantillon de Lévi-Strauss —, le rendement du concept devient tout à fait discutable. Que faire d’un concept qui apparaît à la fois si utile et pourtant si embarrassant ?"
"Bien que toutes les sociétés aient une forme de division des tâches selon le sexe, l’assignation de telle tâche particulière à un sexe ou à l’autre est extrêmement variable. Dans certains groupes, l’agriculture est le travail des femmes, dans d’autres, le travail des hommes. Les femmes portent les lourds fardeaux dans certaines sociétés, dans d’autres ce sont les hommes. Il existe même des exemples de femmes qui chassent et font la guerre et d’hommes qui s’occupent des soins aux enfants. Un examen de la division du travail selon le sexe amène Lévi-Strauss à conclure qu’il ne s’agit pas là d’une spécialisation biologique mais qu’il doit y avoir un autre but. Ce but, avance-t-il, est d’assurer l’union des hommes et des femmes en faisant en sorte que la plus petite unité économique viable comprenne au moins un homme et une femme. […]
La division du travail selon le sexe peut donc être vue comme un « tabou » : un tabou contre la similitude des hommes et des femmes, un tabou divisant les sexes en deux catégories mutuellement exclusives, un tabou qui exacerbe les différences biologiques entre les sexes et, par-là, crée le genre. La division du travail peut aussi être vue comme un tabou contre les arrangements sexuels autres que ceux comportant au moins un homme et une femme, prescrivant de ce fait le mariage hétérosexuel."
"Loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre exclusive est la suppression de similitudes naturelles. Et ceci exige la répression : chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle qu’elle soit) des traits « féminins » ; chez les femmes, de ce qui est la définition locale des traits »masculins ». La division des sexes a pour conséquence de réprimer certaines caractéristiques de la personnalité en fait chez tout le monde, hommes et femmes. C’est le même système social qui opprime les femmes dans les rapports d’échange et opprime tout un chacun par son insistance sur une division rigide de la personnalité.
En outre, on impose un genre aux individus afin de garantir le mariage. Lévi-Strauss est dangereusement près de dire que l’hétérosexualité est un processus institué. Si les impératifs biologiques et hormonaux étaient aussi écrasants que le voudraient les mythologies populaires, il ne serait point nécessaire de recourir à une interdépendance économique pour assurer les unions hétérosexuelles. De plus, le tabou de l’inceste présuppose l’existence d’un tabou antérieur et moins explicite sur l’homosexualité. Une prohibition portant sur certaines unions hétérosexuelles suppose un tabou sur des unions non hétérosexuelles. Le genre n’est pas seulement l’identification à un sexe ; il entraîne aussi que le désir sexuel soit orienté vers l’autre sexe. La division sexuelle du travail entre en jeu dans les deux aspects du genre — elle les crée homme et femme, et elle les crée hétérosexuels. Le refoulement de la composante homosexuelle de la sexualité humaine, avec son corollaire, l’oppression des homosexuels, est par conséquent un produit du même système qui, par ses règles et ses relations, opprime les femmes."
"Si les femmes sont échangées, en quelque sens que nous prenions le terme, les dettes matrimoniales sont calculées en chair femelle. Une femme doit devenir la partenaire sexuelle d'un homme à qui elle est due en retour d'un mariage précédent. Si une fille promise dès l'enfance refusait, une fois adulte, sa participation, cela perturberait le flux des dettes et des promesses. Pour qu'un tel système puisse continuer à fonctionner sans à-coups, il y a intérêt à ce que la femme en question n'ait pas trop d'idées de son cru quant à la personne avec qui elle pourrait vouloir coucher. Du point de vue du système, on préférera pour les femmes une sexualité qui réponde aux désirs des autres à une sexualité qui aurait des désirs actifs et y chercherait réponse."
"Que se passerait-il si notre femme hypothétique, non seulement refusait l'homme auquel elle était promise, mais demandait une femme à la place ? Si un seul refus était perturbateur, un double refus serait insurrectionnel. Si chacune des deux femmes est promise à quelque homme, aucune n'a le droit de disposer d'elle-même. Si deux femmes manœuvraient pour s'extirper des liens de la dette, il faudrait trouver deux autres femmes pour les remplacer. Tant que les hommes ont sur les femmes des droits qu'elles n'ont pas sur elles-mêmes, il est sensé de s'attendre à ce que l'homosexualité soit sujette à plus de répression chez les femmes que chez les hommes.
"En résumé, on peut déduire d'une exégèse des théories de Lévi-Strauss sur la parenté quelques généralités de base quant à l'organisation de la sexualité humaine. Ce sont le tabou de l'inceste, l'hétérosexualité obligatoire et une division asymétrique des sexes. L'asymétrie du genre — la différence entre échangeur et échangée — entraîne la contrainte de la sexualité des femmes."
Si la division sexuelle du travail était telle que les adultes des deux sexes s'occupent à égalité des enfants, le choix d'objet primaire serait bisexuel. Si l'hétérosexualité n'était pas obligatoire, cet amour précoce n'aurait pas à être réprimé et le pénis ne serait pas surévalué. Si le système de la propriété sexuelle était réorganisé en sorte que les hommes n'aient pas des droits hégémoniques sur les femmes (si n'existait pas l'échange des femmes) et si n'existait pas le genre, le drame œdipien tout entier ne serait qu'une relique. En bref, le féminisme doit appeler à une révolution de la parenté."
"L'organisation du sexe et du genre eut jadis des fonctions autres qu’elle-même — elle organisait la société. Maintenant, elle ne fait que s'organiser et se reproduire elle-même. Les formes de relations de sexualité qui furent établies dans un obscur passé humain continuent de dominer nos vies sexuelles, nos idées sur les hommes et les femmes, et la manière dont nous élevons nos enfants. Mais elles n'ont plus le poids fonctionnel dont elles furent porteuses. L'un des traits le plus notable de la parenté est qu'elle a été systématiquement vidée de ses fonctions — politiques, économiques, pédagogiques, organisationnelles. Elle a été réduite à son squelette — le sexe et le genre.
La vie sexuelle des êtres humains sera toujours sujette à conventions et à intervention humaine. Elle ne sera jamais complètement « naturelle », ne serait-ce que parce que notre espèce est sociale, culturelle et apte au discours. La profusion sauvage de la sexualité infantile sera toujours domptée. La confrontation entre des enfants en bas âge, immatures et impuissants, et la vie sociale développée de leurs aînés laissera probablement toujours quelque résidu de perturbation. Mais il n'est pas besoin que les mécanismes et les buts de ce processus soient largement indépendants de tout choix conscient. L'évolution culturelle nous offre l'occasion de prendre le contrôle des ressources de la sexualité, de la reproduction et de la socialisation, et de prendre des décisions conscientes pour libérer la vie sexuelle humaine des relations archaïques qui la déforment. En définitive, une révolution féministe complète libérerait plus que les femmes. Elle libérerait des formes d’expression sexuelle, et elle libérerait la personnalité humaine de la camisole de force du genre."
"Bien que ni Lévi-Strauss ni Freud ne remettent en question le sexisme endémique indubitable des systèmes qu'ils décrivent, les questions qu'il faudrait poser crèvent les yeux."
"L'exégèse de Lévi-Strauss et de Freud incite à une certaine vision de la politique et de l'utopie féministes — à savoir que notre visée devrait être, non l'élimination des hommes, mais l'élimination du système social qui crée le sexisme et le genre. Personnellement, je trouve déplaisante et inadéquate la vision d'un matriarcat d'amazones où les hommes sont réduits en servitude ou tombés dans l’oubli (ceci étant fonction des possibilités d'une reproduction par parthénogenèse). Une telle vision maintient le genre et la division des sexes. Elle ne fait qu'inverser les arguments de ceux qui, estimant la dominance masculine inévitable, la fondent sur des différences biologiques indéracinables et significatives entre les sexes. Mais nous ne sommes pas seulement opprimées en tant que femmes, nous sommes opprimées par le fait de devoir être des femmes ou des hommes selon le cas. Mon sentiment personnel est que le mouvement féministe doit rêver à bien plus encore qu’à l'élimination de l'oppression des femmes. Il doit rêver à l'élimination des sexualités obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d'une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l'anatomie sexuelle n'aurait rien à voir avec qui l'on est, ce que l'on fait, ni avec qui on fait l'amour."
-Gayle Rubin, "L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre", Les cahiers du CEDREF [En ligne], 7 | 1998, mis en ligne le 26 janvier 2010, consulté le 22 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/cedref/171 . Traduction de Gayle Rubin, « The Traffic in Women: Notes on the Political Economy of Sex », in Rayna Reiter, Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975. Reproduit in Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, textes rassemblés et édités par Rostom Mesli, traductions françaises de Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, EPEL, 2010.
https://excerpts.numilog.com/books/9782354270537.pdf
"Il est difficile de parler simplement des débats politiques autour du sadomasochisme quand, dans les débats politiques autour de la sexualité en général, règne la plus déprimante des confusions. Cette situation est en partie le résultat d’au moins un siècle de confits politiques autour du sexe, au cours duquel les positions conservatrices ont dominé les termes des débats et ont emporté de nombreuses victoires. Il importe de savoir et de se rappeler que, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, la fin du XIXe et le début du XXe siècle ont vu se déployer et triompher des campagnes toutes entières en faveur de la restauration morale. Les mouvements politiques contre la prostitution, l’obscénité (obscenity), la contraception, l’avortement et la masturbation sont parvenus à imposer des politiques d’État et des pratiques sociales, et à enraciner profondément des idéologies qui continuent de façonner nos expériences du sexe et notre capacité à les penser. Aux États-Unis, le programme de long terme de la droite conservatrice et son opposition inébranlable à la recherche sur le sexe et à l’éducation sexuelle ont contribué au maintien de profondes poches d’ignorance et d’obscurantisme sexuel. [...]
Même les plus élémentaires libertés bourgeoises n’ont jamais été assurées dans le domaine de la sexualité. Il n’y a, par exemple, pas de liberté d’expression dans le domaine de la sexualité. Depuis que le Comstock Act a été adopté en 1871, les discours explicites sur le sexe constituent une exception saisissante à la protection offerte par le premier amendement. Bien qu’il y ait eu de nombreuses batailles pour déterminer où devait passer la ligne et comment la loi serait appliquée, il reste vrai qu’il demeure illégal, dans notre pays, de produire (ou montrer ou vendre) des images, des objets ou des textes qui n’ont d’autre objet que l’excitation sexuelle. On peut se mettre à la broderie si l’on veut se détendre, jouer au baseball si l’on veut se donner des frissons, et on peut aussi collectionner des timbres simplement parce qu’on les trouve beaux. Mais le sexe, quant à lui, ne saurait constituer une activité ou un but légitimes." (pp.84-85)
"Aux États-Unis, le XXe siècle a connu des mouvements de terreur réguliers devant le sexe. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, la guerre froide a été inaugurée par une vague de répression à l’intérieur des frontières. L’anticommunisme, les serments de loyauté, et la restauration consécutive à la Seconde Guerre mondiale des rôles de genre et du rôle de la famille, se sont accompagnés d’une flambée de terrorisme sexuel dont le symptôme le plus visible a été une répression sauvage contre les homosexuels. Les homosexuels ont été chassés des postes de pouvoir, exclus des universités, ils ont perdu leurs emplois (y compris ceux d’entre eux qui menaient des carrières universitaires et étaient titulaires de leur poste). Quand la police embarquait des pervers présumés, les journaux en faisaient leurs gros titres ; il y avait des descentes de police dans les bars gais.
Les agences de gouvernement, les assemblées législatives, les jurys d’accusation auditionnaient et enquêtaient sur le « problème des déviations sexuelles ». Le FBI surveillait les homosexuels. [...]
La répression des homosexuels pendant la guerre froide n’apparaît pas dans les livres d’histoire de la période et les injustices dont ils ont été les victimes dans les années 1950 n’ont
jamais été interrogées. La répression contre les gais semblait une mesure d’hygiène puisque la vie gaie était décrite comme misérable, dangereuse, abjecte et terrifiante. La répression a en fait abouti à dégrader la qualité de vie gaie et à accroître le prix à payer pour être sexuellement différent. Au cours des années 1950, le parti communiste était tout aussi porté aux purges contre les homosexuels que l’était le Département d’État. L’American Civil Liberties Union (ACLU8) refusait de défendre les homosexuels poursuivis en justice. Dans le spectre politique tout entier, depuis les républicains protestants jusqu’aux communistes qui ne croyaient ni à Dieu ni à Diable, on admettait plus ou moins l’idée que les homosexuels étaient le rebut de la nature. Cette période est un parfait exemple de chasse aux sorcières sexuelle et mérite d’être mieux connue." (pp.86-87)
"Il existe maintenant des centaines d’associations militantes explicitement gaies. Plus important encore, il existe une presse gaie puissante et de taille qui peut, en publiant des articles, rendre publique la guerre faite aux homosexuels. Les homosexuels bénéficient d’une certaine légitimité politique et de soutiens dans la population non gaie. Cela ne veut pas dire que la bataille soit gagnée. En Pologne, avant la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive était grande, cultivée, et elle possédait une presse florissante ; cela ne l’a pas empêchée d’être exterminée par les nazis. Mais cela veut dire que les gens savent ce qui se passe et qu’ils peuvent un tant soit peu résister. Cela veut dire qu’il est plus difficile politiquement plus coûteux de persécuter les homosexuels.
Parmi les communautés érotiques, celles qui sont petites, stigmatisées et peu organisées sont celles qui sont sujettes à des attaques à peu près sans limites. Exactement de la même façon que les Noirs se sont inspirés, dans leurs mobilisations politiques, d’autres groupes raciaux et ethniques, les mobilisations des homosexuels ont fourni à d’autres groupes érotiques un répertoire d’idées et des techniques d’organisation. Ces groupes-là, plus petits, plus cachés, qui ont encore moins de droits, qui bénéficient de moins de tolérance sociale, sont ceux qui supportent aujourd’hui le poids de la répression sexuelle." (p.88)
"Le sadomasochisme est l’autre pratique sexuelle qui, aujourd’hui, est utilisée avec beaucoup de succès pour attaquer la communauté gaie –et à quel prix pour ceux qui le pratiquent ! À la différence du sexe entre adultes et mineurs, le SM n’est pas, en soi, illégal. Néanmoins, toute une série de lois ont été interprétées comme s’appliquant aux relations sexuelles et aux manifestations SM. Il est facile de distordre les lois en vigueur et d’étendre leur champ d’application, parce que beaucoup de stéréotypes circulent sur le SM, que celui-ci est hautement stigmatisé, et donc choquant et effrayant. La capacité du SM à choquer a été exploitée sans merci par les médias et la police.
En 1976, la police de Los Angeles utilisa une obscure loi du XIXe siècle contre l’esclavage pour faire une descente au cours d’une vente aux esclaves organisée dans un sauna gai. Le lendemain matin, sur environ dix centimètres s’étalait là une du journal : « LA POLICE LIBÈRE DES ESCLAVES HOMOSEXUELS. » Les esclaves, évidemment, étaient volontaires, et les bénéfices de la vente destinés à des œuvres de charité gaies. La manifestation était à peu près aussi sinistre qu’une vente de charité du Lions Club. Mais on mobilisa soixante-cinq agents en uniforme, deux hélicoptères, une douzaine de voitures, on mit au moins deux téléphones sur écoute, on plaça sous surveillance le personnel d’un magazine gai de la région pendant deux semaines, et on dépensa plus de cent mille dollars pour découvrir cette soirée et arrêter une quarantaine de personnes. Une fois arrêtées, ces personnes furent détenues les menottes aux poignets pendant plusieurs heures, on leur interdit d’aller aux toilettes et on les soumit à des fouilles corporelles intégrales. Seule la bêtise moralisante des positions anti-SM a pu laisser croire qu’on avait sauvé ces esclaves volontaires, ou que les bons et généreux soins de la police de Los Angeles (LAPD) devaient être préférés à ceux que leur auraient prodigués leurs Maîtres. La loi utilisée était en réalité une loi antiprostitution destinée à lutter contre la prostitution forcée. Toutes les charges au nom de cette loi furent abandonnées, mais quatre des principaux responsables furent inculpés pour proxénétisme et finirent par accepter de plaider coupables pour les infractions qui leur étaient reprochées." (pp.91-92)
"Le sexe SM a été poursuivi, à l’occasion, au titre des lois sur les agressions. L’agression étant un crime (felony), l’État n’a pas besoin de la plainte de la « victime » pour poursuivre, et peut même le faire en dépit de son opposition. Dès lors qu’une pratique sexuelle est conçue comme une agression, il ne change rien que le partenaire ait été consentant puisque, aux termes de la loi, on ne peut pas consentir à une agression. Comme peu de juges ou de jurés parviennent à comprendre les raisons pour lesquelles on peut pratiquer le SM, il est aisé d’obtenir des condamnations et des peines sévères. Lors d’un procès récent, dans le Massachusetts, Kenneth Appleby a été condamné à dix ans de prison pour avoir légèrement frappé son amant avec une cravache dans le cadre d’une relation SM consentie." (p.92)
-Gayle Rubin, "Le Péril cuir. Remarque sur la politique et le S/M", traduction de, « The Leather Menace », in Samois : Coming to Power, 1981, pp. 194-230, in Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, textes rassemblés et édités par Rostom Mesli, traductions françaises de Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, EPEL, 2010, pp.83-134.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 23 Jan - 13:59, édité 8 fois