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    Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Sep - 22:09

    https://fr.book4you.org/book/5175378/4ecfa7

    "Le jeu est plus ancien que la culture. En effet, la notion de culture, si insuffisamment délimitée soit-elle, suppose en tout cas l'existence d'une société humaine, et les animaux n'ont pas attendu l'arrivée de l'homme pour qu'il leur apprît à jouer. Certes, on peut le déclarer impunément : la civilisation humaine n'a enrichi la notion générale du jeu d'aucune caractéristique essentielle. Les animaux jouent exactement comme les hommes. Tous les traits fondamentaux du jeu se trouvent déjà réalisés dans celui des bêtes. Il suffit de suivre attentivement de jeunes chiens, pour observer tous ces traits dans leurs joyeux ébats. Ils se convient mutuellement au jeu, par une sorte de rite, des attitudes et des gestes. Ils respectent la règle qui défend de mordre l'oreille à un compagnon. Ils affectent une terrible colère. Et surtout : dans tout cela, ils éprouvent manifestement un haut degré de plaisir ou d'amusement. Semblable jeu de jeunes chiens en liesse n'offre pourtant qu'une des formes les plus élémentaires du divertissement animal. Il en existe de qualité très supérieure et infiniment plus évoluée : véritables matches et belles scènes mimées pour des spectateurs.

    Ici, il convient aussitôt de noter un point très important. Déjà sous ses formes les plus simples, et dans la vie animale, le jeu est plus qu'un phénomène purement physiologique ou qu'une réaction psychique physiologiquement déterminée. Il dépasse en soi les limites d'une activité exclusivement biologique ou du moins exclusivement physique. Le jeu est une fonction riche de sens. Dans le jeu « joue » un élément indépendant de l'instinct immédiat de la conservation, et qui prête à l'action un sens. Tout jeu signifie quelque chose. Si nous appelons esprit ce principe actif qui confère au jeu son essence, nous en disons trop; si nous le nommons instinct, nous ne disons rien du tout. Sous quelque aspect qu'on le considère, ce caractère « intentionnel » du jeu trahit la présence d'un élément immatériel dans son essence même." (p.15-16)

    "L'intensité du jeu ne se trouve expliquée par aucune analyse biologique. Et c'est justement dans cette intensité, dans ce pouvoir de surexciter que réside son essence, ce qui lui est proprement originel. La nature, si l'on se place à un point de vue logique, aurait tout aussi bien pu offrir à ses créatures toutes ces fonctions nécessaires de dépense d'énergie superflue, de détente après la tension, de préparation aux exigences de la vie et de compensation aux désirs les moins réalisables, sous la forme de simples exercices et de réactions mécaniques. Tout au contraire, elle nous donna le jeu, avec sa fièvre, sa joie, sa "facétie"." (p.18)

    "Le jeu, en tant que réalité observable pour tous, s'étend à la foi an monde animal et an monde humain. Par conséquent, il ne peut être fondé sur aucun lien rationnel, car un fondement sur la raison le limiterait au monde humain. L'existence du jeu n'est liée à aucun degré de civilisation, à aucune forme de conception de l'univers." (p.19)

    "Le jeu n'est pas matière. Déjà dans le monde animal, il dépasse les frontières de la vie physique. Du point de vue d'une conception déterministe d'un monde régi par de simples influences de force, il est au plein sens du terme surabondant, superflu. Seul le souffle de l'esprit qui élimine le déterminisme absolu, rend la présence du jeu possible, concevable, compréhensible. L'existence du jeu affirme de façon permanente, et au sens le plus élevé, le caractère supralogique de notre situation dans le cosmos. Les animaux peuvent jouer : ils sont donc déjà plus que des mécanismes. Nous jouons, et nous sommes conscient de jouer : nous sommes donc plus que des êtres raisonnables, car le jeu est irrationnel." (p.19-20)

    "Les grandes activités primitives de la société humaine sont déjà toute entremêlées de jeu. Qu'on songe au langage, ce premier et suprême véhicule que l'homme se fabrique pour pouvoir communiquer, apprendre, commander. Grâce au langage, il distingue, définit, constate, en un mot nomme, autrement dit élève les choses jusqu'au domaine de l'esprit. Tout en jouant, l'esprit créateur de langage saute sans cesse de la matière à la chose pensée. Chaque expression de l'abstrait recouvre une figure, et chaque figure un jeu de mots. Ainsi l'humanité recrée toujours son expression de l'existence, second univers imaginé à côté de celui de la nature. Ou que l'on prenne l'exemple du mythe, également une figuration de la réalité, plus poussée néanmoins que le simple mot. A l'aide du mythe, l'homme primitif tente d'expliquer les phénomènes terrestres, et fonde les choses humaines dans le divin. Dans chacune des fantaisies capricieuses dont le mythe revêt l'aspect de la réalité, joue un esprit inventif aux confine de la gravité et du badinage." (p.21)

    "Nous pouvons dire : le jeu est le non-sérieux. Mais, outre .que ce jugement ne dit rien au sujet des caractères positifs du jeu, il est, fort instable. Aussitôt que nous modifions la proposition précédente pour dire : le jeu n'est pas sérieux, déjà l'antithèse none trahit, car le jeu peut fort bien être sérieux, Au surplus, nous rencontrons immédiatement diverses catégories fondamentales de la vie, se rangeant de même dans le non-sérieux, sans pour cela équivaloir au jeu. Le rire s'oppose à certains égards au sérieux, mais il ne se trouve en aucune façon lié directement au jeu. Les enfants, les joueurs de football ou d'échecs jouent avec le plus profond sérieux, sans la moindre velléité de rire. Il est curieux que précisément l'opération purement physiologique du rire soit la propriété exclusive de l'homme, tandis que la fonction ingénieuse du jeu est commune à l'homme et à l'animal. L'animal ridens d'Aristote caractérise presque plus nettement encore le contraste de l'homme avec l'animal que l'homo sapiens." (p.22)

    "Si le jeu ne peut être relié directement ni au vrai ni au bien, se situerait-il par hasard dans le domaine esthétique ? Ici notre jugement hésite. La beauté n'est pas qualité inhérente au jeu comme tel ; cependant, celui-ci offre une tendance à s'associer à toutes sortes d'éléments de beauté. Aux formes les plus primitives du jeu, se rattachent dès l'origine, l'entrain et la grâce. La beauté du corps humain en mouvement trouve dans le jeu sa plus haute expression.· Dans ses formes supérieures de développement, le jeu est pénétré de rythme et d'harmonie, les plus nobles dons de la faculté de perception esthétique qui aient été accordés à l'homme. Les liens entre le jeu et la beauté sont solides et multiples." (p.24)

    "Tout jeu est d'abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n'est plus du jeu. Tout au plus peut-il être la reproduction obligée d'un jeu. Déjà par ce caractère de liberté, le jeu déborde le cours de l'évolution naturelle. Il s'y ajoute, il s'y superpose comme un ornement. Ici, cela va de soi, liberté doit être entendue au sens large où le problème du déterminisme ne se trouve point effleuré. On pourrait dire : cette liberté n'existe pas pour le jeune animal et l'enfant ; ceux-ci doivent jouer, en raison d'un commandement de leur instinct, et parce que le jeu sert à l'épanouissement de leurs facultés physiques et sélectives. Pourtant, introduire le terme instinct, c'est se retrancher derrière une inconnue, et admettre l'hypothèse que l'utilité du jeu équivaudrait à une pétition de principe. L'enfant et l'animal jouent, parce qu'ils trouvent du plaisir à jouer, et leur liberté réside là." (pp.25-26)
    -Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1951, 351 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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