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    Georges Duby, Œuvre

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 16 Déc - 17:14



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Jeu 15 Fév - 15:07, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 11 Fév - 17:14



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 12 Fév - 9:47

    "Duby est influencé par la géographie dans sa lecture de la société et par la lecture des Annales. L’étude de Marc Bloch, La Société féodale, constitue une révélation entre 1939 et 1940 pour un G. Duby qui découvre que « l’histoire sociale n’est pas simple appendice de l’histoire économique ». [...]
    - Sous la direction de Charles-Edmond Perrin, il entreprend une thèse à partir du Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny entre les XI et XII, longuement présenté dans son autobiographie intellectuelle.

    L’entreprise est publiée en 1953, grâce à l’aide de Lucien Febvre, sous le titre La Société aux XI et XII siècle dans la région mâconnaise , chez Armand Colin, dans la Bibliothèque générale de l’Ecole pratique des Hautes études."

    "Docteur, il décroche un poste à l’université d’Aix-en-Provence.

    Dans le contexte de l’après guerre, l’historien n’est pas insensible à la politique. Selon ses propres termes sa dette envers le marxisme est immense :

    « J’avais lu Friedmann, j’avais lu Spengler sur le conseil d’Henri-Irénée Marrou. Cependant les victoires de l’Armée Rouge, l’écho qui nous parvenait de la Résistance et les espérances qui se levèrent dans les lendemains de la Libération avaient ranimé la flamme qui s’était allumée dans nos cœurs adolescents du temps du Front populaire et de la guerre d’Espagne. Les courants qui se réclamaient du marxisme s’amplifiaient. »

    Sur le plan intellectuel, G. Duby est influencé par Louis Althusser dont les analyses, selon lui, « dégageaient enfin la pensée marxienne de la gangue où la pratique quotidienne l’avait enfermée ».

    Relatant la genèse de ses recherches, le médiéviste explique comment ce cadre conceptuel lui permit de mettre en évidence les caractères originaux et les mécanismes de la seigneurie :

    « Ce cadre était construit sur mes premières expériences de géographe et sur la lecture des Annales, c’est-à-dire sur l’idée que la société est un système, dont tous les éléments, solidaires, s’articulent. Ce que m’apportait le marxisme n’en dérangeait pas sensiblement l’armature. Elle en fut au contraire très heureusement affinée. L’architecture de Guerriers et paysans repose presque entièrement sur les concepts de classe et de rapport de production. »

    Attiré par l’anthropologie et le structuralisme, Georges Duby est influencé dans sa démarche d’historien par Claude Lévi-Strauss et par Michel Foucault :

    « De fait, le structuralisme nous stimula, nous obligea à remuer de fond en comble nos questionnaires. Ce coup de fouet me paraît très directement responsable du tournant fort accentué, capital à mes yeux, qui déclencha autour de 1960 un nouveau rajeunissement de l’école historique française, comparable à celui qu’avait provoqué trente ans auparavant le combat mené par Lucien Febvre et Marc Bloch dans les Annales. »

    D’autres auteurs majeurs ébranlent la vision strictement économique de la société féodale de l’historien. Mauss, Polanyi et Veblen lui enseignent la valeur du don plutôt que la logique de la rente foncière. C’est toute une manière de faire de l’histoire qui change chez le médiéviste :

    « Ce que je recevait de l’anthropologie sociale m’encourageait aussi à m’informer des systèmes d’images construits et propagés dans l’intention de justifier et de pérenniser une certaine organisation de la production et de la distribution des richesses, donc à entreprendre l’étude des rites et des mythes […] ».

    De l’influence de Febvre, qu’André Allix lui présente pendant l’hiver 1944, il garde l’idée, au-delà d’un choix historiographique, de ne pas figer son écriture dans l’érudition. Professeur à Aix, puis au Collège de France, Georges Duby maintient le contact avec les Annales par le truchement de Robert Mandrou (1921-1984) avec lequel il rédigea une histoire de la civilisation française (Armand Colin, 1958). Lequel Mandrou dirigea, par ailleurs, avec Philippe Ariès la collection « Civilisation et mentalités » chez Plon.

    C’est le début de ce que l’on appelle l’histoire des mentalités même si plus tard, Duby nuance le contenu du terme :

    « Par mentalités, nous désignions l’ensemble flou d’images et de certitudes irraisonnées à quoi se réfèrent tous les membres d’un même groupe. Sur ce fond commun, ce noyau dur, en contrebas de ce que chacun pouvait imaginer et décider, nous appelions à concentrer l’observation. Toutefois, nous mettions en garde, fortement, malgré l’usage qu’en faisait le très grand historien du sacré que fut Alphonse Dupront, contre le concept, selon nous fallacieux, d’inconscient collectif. Il n’y a d’inconscient en effet que par rapport à une conscience, c’est-à-dire à une personne. »."

    "Le Dimanche de Bouvines, impose Georges Duby comme un historien très médiatique durant les années soixante dix, véritable âge d’or pour les sciences humaines entre Les Mots et les choses, Le Cru et le cuit, et Montaillou.

    Poursuivant sa mue intellectuelle et sa quête de sources nouvelles, G. Duby explore « le poids du mental sur le destin de nos sociétés » en rédigeant notamment Les Trois ordres, sous titré L’imaginaire du féodalisme :

    « (…) mon intention était d’écrire l’histoire d’un objet très réel bien qu’immatériel, la représentation changeante que la société dite féodale se fit d’elle-même, de saisir de cette représentation l’une des formes, construites sur un schéma ternaire dont Georges Dumézil avait décelé les traces au plus profond de la culture « indo-européenne » »."
    -Guillaume Gros, "Georges Duby : une histoire rajeunie", mis en ligne le 18 mai 2012 - réactualisation : 4 mai 2020, http://philippe-aries.histoweb.net/spip.php?article94



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 25 Mar - 21:21



    "« Les uns sont dédiés particulièrement au service de Dieu ; les autres à conserver l'Estat par les armes ; les autres à le nourrir et le maintenir par les exercices de la paix. Ce sont nos trois ordres ou estats généraux de France, le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Estat. »

    Cette proposition est de celles par quoi s'inaugure le Traité des Ordres et Simples Dignitez que Charles Loyseau, Parisien, publia en 1610 et qui, aussitôt reçu, aussitôt jugé fort utile, fut constamment réédité pendant le XVIIe siècle. Par ces mots se trouve défini l'ordre social – c'est-à-dire l'ordre politique –  c'est-à-dire l'ordre tout court. Trois « états », trois catégories établies, stables, trois divisions hiérarchisées. Comme à l'école, comme dans cette société modèle où l'enfant apprend à se tenir assis, bien sage, à garder les rangs, à obéir, à se classer – la classe : les grands, les moyens, les petits : le premier, le second, le « tiers » état. Ou plutôt trois « ordres » –  et c'est ce mot-là que visiblement Loyseau préfère. Le plus élevé tourné vers le ciel, les deux autres vers la terre, employés tous les trois à soutenir l'Estat (cette fois avec une majuscule), l'ordre moyen procurant la sécurité, l'ordre inférieur nourrissant les autres. Trois fonctions donc, complémentaires. Solidarité triangulaire. Triangle : une base, un sommet, et cette ternarité surtout qui, mystérieusement, procure le sentiment de l'équilibre.

    Car lorsque Loyseau, plus loin, à la page 53 de l'édition de 1636, en vient à parler de la noblesse, il dit bien que ce corps social est divers, que des feuillets, des degrés s'y superposent, que tout ici est affaire de rang, de préséance, que des gens parfois se battent pour décider de celui qui, le premier, franchira le seuil, s'assiéra, couvrira son chef. Loyseau voudrait dans cette complexité mettre aussi de l'ordre. Il choisit alors de répartir en trois compartiments ces multiples grades. Pourquoi trois ? Nulle tradition, nulle coutume, nulle autorité n'impose en ce lieu la tripartition. « Parce que, dit Loyseau, la division la plus parfaite est celle entre les trois espèces. » La plus parfaite : il s'agit bien de cela. De perfection. L'important est en effet de repérer, parmi les enchevêtrements, les désordres du monde sublunaire, les axes d'une construction harmonieuse et raisonnable qui paraisse répondre aux desseins du créateur.

    En effet, si la triplicité des états, ou ordres, généraux, constitue la fondation inébranlable sur quoi la monarchie d'Ancien Régime entendit s'appuyer, c'est que l'emboîtement de structures ternaires où s'insèrent les relations sociales est lui-même intégré à des structures globales, celles de l'univers tout entier, visible et invisible. Loyseau l'affirme dans un long développement préliminaire. Ce prologue ne doit pas être lu comme un morceau de bravoure. Il est essentiel. Il justifie.

    « Il faut bien qu'il y ait de l'ordre en toutes choses, et pour la bienséance, et pour la direction d'icelles. » Afin que chaque « chose » soit assise à son rang et que toutes soient gouvernées. Considérons la hiérarchie des créatures, ses trois étages. En contre-bas, les êtres inanimés : ils sont de toute évidence classés selon leur degré de perfection. Dominant tout, les « intelligences célestes », les anges : ils se trouvent, nous le savons bien, rangés en un ordre immuable. Dans l'entre-deux, les animaux : Dieu les a tous soumis aux hommes. Quant à ceux-ci – ce sont les objets du Traité –, ayant liberté de choisir entre le bien et le mal, ils vivent dans une moindre stabilité ; pourtant, « ils ne peuvent subsister sans ordre » ; donc, il faut qu'ils soient régis. Voilà bien l'idée maîtresse, celle d'une « direction » et par conséquent d'une soumission nécessaires. Aux uns sont soumis les autres. Ces derniers doivent obéir. Ici Loyseau se sert d'une comparaison militaire ; il parle des « ordres » que l'on donne, qui se transmettent, du régiment à la compagnie puis à l'escouade, et qu'il importe d'exécuter sans hésitation ni murmures. La discipline fait la force des armées. Elle fait aussi la force de l'État. Elle fait la solidité du monde.

    Or la discipline requiert l'inégalité. « Nous ne pouvons vivre ensemble en égalité de condition, ains il faut par nécessité que les uns commandent, et que les autres obéissent. Ceux qui commandent ont plusieurs ordres, rangs et degrés. » L'ordre vient d'en haut. Il se propage par voie hiérarchique. La superposition des grades assure son expansion. « Les souverains seigneurs commandent à tous ceux de leur Estat, adressant leurs commandements aux grands, les grands aux médiocres, les médiocres aux petits » (une hiérarchie ternaire s'établit d'elle-même, on le voit, parmi les agents du pouvoir souverain, sous l'unique autorité de celui-ci) « et les petits au peuple. Et le peuple, qui obéit à tous ceux-là » (distinguons en ce point, très précisément, la ligne du vrai partage : entre les plus « petits » de ceux qui commandent, et le peuple qui tout entier, muet, doit obéir, entre les gradés et la troupe, entre l'appareil d'État et les – bons ou mauvais – sujets) « est encore séparé en plusieurs ordres et rangs afin que sur chacun d'iceux il y ait des supérieurs, qui rendent raison de tout leur ordre aux magistrats, et les magistrats aux seigneurs souverains. Ainsi par le moyen de ces divisions et subdivisions multipliées, il se fait de plusieurs ordres un ordre général (et voici l'inflexion qui conduit aux trois fonctions) et de plusieurs estats, un Estat bien réglé, auquel il y a une bonne harmonie et consonance et une correspondance de rapports du plus bas au plus haut ; de sorte qu'enfin par l'ordre un ordre innombrable aboutit à l'unité. »

    Selon cette théorie l'ordre repose sur la pluralité des ordres, sur un enchaînement de relations binaires, tel donnant des ordres à qui les exécute ou les transmet. A cette proposition initiale, une autre vient s'adjoindre, moins évidente : que cette chaîne tend irrésistiblement à la ternarité, que, sur ses innombrables maillons, les trois fonctions, c'est-à-dire les trois « ordres », viennent se plaquer. Pourquoi ? Comment ? A vrai dire, de manière mystérieuse, en tout cas inexpliquée. Inexplicable ? Une brèche s'ouvre en cette articulation du discours. Loyseau, si soucieux de démonstration, ne cherche pas à démontrer la nécessité de ce placage. Il constate, tout simplement : les uns, dit-il, sont dédiés particulièrement à cet office, ceux-ci à cet autre, ceux-là à cet autre encore. La trifonctionnalité va de soi. Elle est dans l'ordre des choses.

    Loyseau cependant sent bien qu'il faudrait étayer d'un argument supplémentaire le postulat sur quoi tout le Traité se construit. En conclusion du prologue, il ajoute donc un texte, latin, tiré du Décret de Gratien, « le canon dernier de la distinction quatre-vingt-neuvième ». Ce texte, il ne le soupçonne pas – ou du moins il ne fait pas mine de le soupçonner –, est, lorsqu'il écrit, vieux de plus de mille ans. C'est le préambule d'une lettre adressée en août 595 par le pape Grégoire le Grand aux évêques du royaume de Chilpéric, les invitant à reconnaître la primatie de l'évêque d'Arles en matière de disciple ecclésiastique1. « La Providence a institué des degrés (gradus) divers et des ordres (ordines) distincts afin que si les inférieurs (minores) témoignent de la déférence (reverentia) aux supérieurs (potiores) et si les supérieurs gratifient d'amour (dilectio) les inférieurs, se réalise la vraie concorde (concordia) et conjonction (contextio : le mot évoque, très concrètement, un tissu, une trame) à partir de la diversité. La communauté (universitas) ne pourrait en effet subsister d'aucune manière si l'ordre global (magnus ordo) de la disparité (differentia) ne la préservait. Que la création ne puisse être gouvernée dans l'égalité, c'est ce dont nous instruit l'exemple des milices célestes : il y a des anges, il y a des archanges, qui, manifestement, ne sont pas égaux, les uns différant des autres en puissance (potestas) et en ordre (ordo). » Tout est là. Non point certes une explication de la trifonctionnalité. Du moins sa justification. Parce qu'il existe un rapport d'homologie entre le ciel et la terre, les ordonnances de la société humaine reflètent nécessairement celles d'une société plus parfaite ; elles reproduisent imparfaitement les hiérarchies, les inégalités qui maintiennent ordonnée la société des anges."

    "Toute une part du social est par lui maudite, rejetée, néantisée. Il proclame que seuls ne dévient pas, seuls répondent à l'appel de Dieu le prêtre, le guerrier, le paysan."

    "Or c'est une image très semblable de la société parfaite que projettent deux phrases qui se font écho, deux phrases latines que l'on peut traduire ainsi :

    1) « Triple donc est la maison de Dieu que l'on croit une : ici-bas les uns prient (orant), d'autres combattent (pugnant), d'autres encore travaillent (laborant) ; lesquels trois sont ensemble et ne supportent pas d'être désunis ; de sorte que sur la fonction (officium) de l'un les ouvrages (opera) des deux autres reposent, tous à leur tour apportant leur aide à tous. »

    2) « Il démontra que, depuis l'origine, le genre humain est divisé en trois, entre les gens de prière (oratoribus), les cultivateurs (agricultoribus) et les gens de guerre (pugnatoribus) ; il fournit la preuve évidente que chacun est l'objet de part et d'autre d'un soin réciproque. »

    Trois fonctions donc, les trois mêmes, et semblablement conjuguées. Mais la proclamation cette fois monte du fond des âges. Elle fut lancée six cents ans avant Loyseau [...] dans les années vingt du XIe siècle, par Adalbéron, évêque de Laon, et par Gérard, évêque de Cambrai."

    "Mon propos, juxtaposant ces textes, est de faire apparaître la permanence en France durant un millénaire d'une image de l'ordre social. La figure triangulaire sur quoi, dans l'esprit des évêques de l'an mil, s'érigea le rêve d'une société une et trine comme la divinité qui l'a créée et qui la jugera, au sein de quoi l'échange de mutuels services ramène à l'unanimité la diversité des actions humaines, ne diffère pas en effet de la figure triangulaire qui, sous le règne de Henri IV, servit à fonder sur une symbolique que les premiers progrès des sciences humaines n'allait pas tarder do mettre en cause la théorie de l'assujettissement du peuple encaserné au joug de la monarchie absolue, et c'est à cette même figure triangulaire que, de notre temps, dans des lieux qui certes achèvent de se rétracter mais dont toute vie ne s'est pas encore retirée, s'agrippe la nostalgie d'une humanité régénérée, enfin purgée de la double purulence, blanche et rouge, que sécrète la grande ville, et qui serait débarrassée à la fois du capitalisme et de la classe ouvrière. Trente, quarante générations successives ont imaginé la perfection sociale sous la forme de la trifonctionnalité. Cette représentation mentale a résisté à toutes les pressions de l'histoire. C'est une structure.

    Structure emboîtée dans une autre, plus profonde, plus ample, enveloppante, ce système également trifonctionnel que les travaux de Georges Dumézil ont admirablement situé parmi les modes de pensée des peuples indo-européens. Entre les trois fonctions présentes dans tant de textes patiemment recueillis depuis l'Indus jusqu'à l'Islande et à l'Irlande, la première, énonçant, au nom du ciel, la règle, la loi, ce qui ramène à l'ordre ; la seconde, brutale, véhémente, forçant à obéir ; la troisième enfin de fécondité, de santé, d'abondance, de plaisir."

    "L'« idéologie tripartie » dont Georges Dumézil a toujours parlé comme d'« un idéal et, en même temps, un moyen d'analyser, d'interpréter les forces qui assurent le cours du monde et la vie des hommes », constitue l'armature d'un système de valeurs ; elle est ouvertement mise en œuvre dans les provinces du mythe, de l'épopée ou de la flagornerie ; mais elle demeure d'ordinaire latente, informulée et se montre en vérité très rarement dérivant vers une proclamation de ce que doit être la société, l'ordre, c'est-à-dire le pouvoir. Or ce sont bien des proclamations de cette sorte que toutes les phrases que j'ai citées viennent appuyer. Dans ces phrases la trifonctionnalité sert de cadre à la répartition idéale des hommes. Elle renforce des proférations normatives, impératives, qui appellent à l'action pour transformer, pour restaurer, ou bien qui rassurent, qui justifient. La trifonctionnalité dont je parle est au service d'une idéologie, d'une « formation discursive polémique grâce à laquelle une passion cherche à réaliser une valeur par l'exercice d'un pouvoir sur la société » [G. BAECHLER, Qu'est-ce que l'idéologie ? Paris, 1976]. Voici ce qui, très précisément, fait problème : que, parmi d'autres images simples, également opératoires, l'image des trois fonctions ait été choisie. « L'esprit humain choisit sans cesse parmi ses richesses latentes. Pourquoi ? Comment ? » L'interrogation, Georges Dumézil la formule lui-même."

    "J'ai restreint [l'enquête] à la région où les diverses propositions que je viens de citer furent énoncées : la France – me cantonnant même plus étroitement dans la France du Nord, dont la configuration politique, sociale, culturelle demeura très longtemps fort distincte de celle des contrées situées au sud du Poitou, du Berri et de la Bourgogne."

    "Pour que l'image trifonctionnelle concerne cette enquête, ce livre, dont elle est le personnage central, il faut qu'elle fonctionne au sein d'un système idéologique comme l'un de ses rouages majeurs. Ce qu'elle fait dans le discours de Loyseau. Si l'on veut saisir le pourquoi, le comment, il est donc essentiel de ne pas isoler de leur contexte – ce que l'on a presque toujours fait – les phrases où le thème des trois fonctions sociales est formulé. Ces phrases doivent être laissées à leur place exacte, dans l'ensemble où elles s'articulent. Il importe de reconstituer un tel ensemble dans sa globalité, d'examiner dans quelles circonstances, face à quels problèmes, à quelles propositions contradictoires, le système idéologique où la trifonctionnalité se trouve enchâssée fut construit pour être proclamé, tendu, levé comme une bannière. Car s'il est juste de contester que le schéma trifonctionnel ait été « construit », si, structure latente, il échappe à l'histoire, les systèmes dont ce schéma forme l'une des membrures appartiennent incontestablement, eux, à l'histoire. Ils se forment et se déforment. Et c'est en observant de près leur genèse et leur dislocation que l'on a quelque chance de découvrir pourquoi et comment l'image de la tripartition fonctionnelle fut à tel moment et en tel lieu choisie [, actualisée].

    Ainsi localisée, l'interrogation débouche sur une autre catégorie de problèmes. Le modèle des trois fonctions sociales, ce postulat, cette évidence, dont l'existence n'est jamais prouvée, qui n'est jamais évoqué que dans ses liaisons avec une cosmologie, une théologie et, bien sûr, une morale, qui sert d'assise à l'une de ces « formations discursives polémiques » que sont les idéologies, plaçant donc au service d'un pouvoir une image simple, idéale, abstraite de l'organisation sociale, quelles relations entretient-il, ce modèle, avec le concret des rapports de société ? L'idéologie, nous le savons bien, n'est pas un reflet du vécu, c'est un projet d'agir sur lui. Pour que l'action ait quelque chance d'être efficace, la disparité ne doit pas être trop grande entre la représentation imaginaire et les « réalités » de la vie. Mais dès lors, si le discours est entendu, des attitudes nouvelles se cristallisent qui modifient la façon qu'ont les hommes de percevoir la société dont ils font partie. Observer le système où se trouve englobé le schéma des trois « ordres » au moment où il se révèle dans le royaume de France, tenter de le suivre entre 1025 et 1225 dans ses succès et dans ses infortunes, c'est affronter l'une des questions centrales aujourd'hui posées aux sciences de l'homme, celle des rapports entre le matériel et le mental dans l'évolution des sociétés."
    -Georges Duby, Les Trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Gallimard, NRF, 1978.



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