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    Jean-François Braunstein, Canguilhem avant Canguilhem

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    François - Jean-François Braunstein, Canguilhem avant Canguilhem Empty Jean-François Braunstein, Canguilhem avant Canguilhem

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 5 Mai - 10:27



    "Les premiers textes de Canguilhem portent la marque des deux grands philosophes français de l'époque, Alain et Bergson, dont il va successivement embrasser la doctrine avant de s'en déprendre. En premier lieu Alain, dont il fut très proche jusqu'à la mort de ce dernier. Canguilhem fut son élève en khâgne, puis rédigea de nombreux articles dans la revue d'Alain, les Libres propos, dont il assura même, pendant l'année 1932, le secrétariat de rédaction.
    La proximité se manifeste d'abord dans le style, volontiers provocateur et "rustique", riche en formules frappantes. Par exemple lorsque Canguilhem signe son tout premier article de 1926: "Georges Canguilhem. Languedocien. Élève à l'école normale supérieure pour préparer l'agrégation de philosophie. Le reste du temps, à la campagne, à labourer."." (p.11)

    "Le premier point d'accord entre Canguilhem et Alain est politique: tous deux sont des pacifistes convaincus. Dans les Libres propos, Canguilhem écrit de nombreux articles contre la guerre et le militarisme. En 1927, il est à l'origine d'une pétition de normaliens contre la loi militaire Paul-Boncour et, en 1927, lors de la revue de l'École normale, il ridiculise la préparation militaire supérieure. [...]
    Les adversaires d'Alain et de Canguilhem sont les mêmes: les "arrivés", "les riches d'abord et les puissants que la richesse ou le pouvoir ferment à toute pensée et à toute générosité vraie." [...]
    Dans le Discours de Charleville il s'en prend également à tous les "politiques présents et à venir", soulignant, après Alain, que "tout pouvoir corrompt tout dirigeant". Il retrouve ainsi l'esprit de révolte et d'insoumission qui était celui du Citoyen contre les pouvoirs d'Alain, paru en 1926.
    Plus largement, Canguilhem interprète l'enseignement d'Alain comme un refus de ce qu'il appelle l' "adoration du fait". Ainsi dans un article contre la loi Paul-Boncour, il explique que

    "le fait n'a point par lui-même de valeur. Et même, du moment qu'il existe comme fait, c'est qu'il porte avec lui ses conditions. Les conditions, qui les connaît les change. Aussi le fait traduit-il non pas ce qu'on fait, mais ce qu'on ne fait pas."

    Il n'accepte pas que le réel puisse être considéré comme un donné non susceptible d'être transformé." (pp.11-12)

    "Le jeune professeur de philosophie s'en prend à Paul Bourget et à Barrès, et à l'image que ceux-ci donnaient du professeur de philosophie dans Le Disciple et Les Déracinés. Il montre que s'opposent "deux manières de concevoir une âme": "Une âme, c'est selon les auteurs, un héritage ou une conquête". Ceux, comme Barrès, qui veulent faire de l'âme un héritage se réfèrent à "votre Taine", originaire de Charleville, à sa théorie de "la race, du milieu et du moment" [...] Contre eux, Canguilhem cite Lucien Herr pour refuser le déterminisme du sol et du climat: ce qui compte "ce n'est pas ce qu'un homme a dans le sang, c'est ce qu'il a dans l'esprit et ce qu'il veut faire". L'affaire Dreyfus est bien sûr présente en arrière-plan [...] C'est dans ce Discours de Charleville qu'il est une des premières fois question du "milieu" chez Canguilhem: l'article célèbre sur "Le vivant et son milieu" revendra d'ailleurs sur Taine qui a répandu cette vision déterministe du milieu [...] L'emportement de Canguilhem à propos de ce qui paraît n'être qu'un concept scientifique, s'éclaire mieux lorsqu'on se souvient de ces indignations de jeunesse." (p.14)

    "Canguilhem, après 1934, n'accepte plus le "pacifisme intégral" que continue de prôner Alain et qui conduira certains de ses disciples à la collaboration. Alain soutiendra d'ailleurs les accords de Munich et signera, après la déclaration de guerre, comme Giona, le très contestable "appel pour une paix immédiate". Canguilhem, qui milite au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, comprend bien, quant à lui, que la situation n'est plus la même que celle de la Première guerre mondiale. [...]

    Selon Canguilhem, Alain, comme Valéry qu'il admire, est absolument hostile à l'histoire: contre l'esprit historique, il "croit à la nature humaine, à l'Éternelle histoire". Ainsi au lieu de s'intéresser aux techniques singulières, Alain ne parle que de "la" technique d'une manière abstraite." (pp.14-15)

    "Lorsqu'il était disciple d'Alain, Canguilhem était [...] comme il se doit, très hostile à Bergson. En témoigne le compte rendu enthousiaste qu'il fait du virulent pamphlet de Goerges Politzer, La fin d'une parade philosophique, le bergsonisme :

    "Je l'ai lu et relu, je le sais presque par coeur. Je le tiens comme un hommage au prolétariat tel qu'il déshonore les autres classes, pour n'en pouvoir inspirer un semblable".

    Politzer a bien montré que Bergson est un "penseur qui n'est pas inviolable et sacré", dont les discours chauvins de la Première Guerre mondiale doivent toujours être rappelés. Canguilhem apprécie en particulier la critique que fait Politzer de l'abstraction bergsonienne en psychologie.

    En revanche, à partir des années 1940, Canguilhem est beaucoup plus élogieux sur la philosophie de Bergson. Dès 1939, il le qualifie de "grand philosophe". Cette nouvelle lecture de Bergson, Canguilhem l'attribue pour une part à ses études médicales [...] Dans son "Commentaire de L'évolution créatrice" en 1943, Canguilhem reprend l'idée que "la philosophie doit se faire un regard neuf devant le fait vital", aller au-delà des méthodes employées en physique, pour expliquer la matière inerte. Il relève chez Bergson plusieurs formules avec lesquelles il s'accorde, en particulier que "la première condition pour brutaliser un être est de le tenir pour brut": la critique de la connaissance mécaniste du vivant a aussi une portée éthique. En 1947, dans la "Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique", Canguilhem entreprend, dans le contexte du lendemain de la guerre, de réhabiliter Bergson "contre l'assimilation mysticisme, romantisme, fascisme: Hegel, Nietzsche, Bergson, Hitler". Contre les "rationalistes modernes", c'est-à-dire les marxistes, Canguilhem refuse que

    "la philosophie de l'élan vital soit souvent présentée chez nous comme un irrationalisme mystique révélant la décomposition, la perte de confiance en soi et la chute de tension constructrice du capitalisme français à la fin du XIXe siècle."

    [...] Un bilan définitif, et plus nuancé, de l'apport bergsonien est fait dans l'article sur "Le concept et la vie" de 1966, où les thèses de Bergson sont critiquées [...] au moment même où Bergson écrivait L'Évolution créatrice, la théorie chromosomique le contredisait en "étayant sur de nouveaux faits expérimentaux et par l'élaboration de nouveaux concepts, la croyance en la stabilité des structures produites par la génération": la génétique est une "science antibergsonienne" qui maintient l'idée de stabilité contre le flux universel et le refus des formes bergsoniens. C'est pourquoi Canguilhem explique qu'il n'arrive pas

    "à suivre jusqu'au bout une philosophie biologique qui sous-estime le fait que c'est seulement par le maintien actif d'une forme, et d'une forme spécifique, que tout vivant contraint, quoique précairement il est vrai, la matière à retarder mais non à interrompre sa chute"." (pp.16-17)

    "Bergson a su montrer que la fabrication d'outils est un prolongement de l'élan vital, que la technique est une fonction du vivant. Les outils sont des organes artificiels qui nous servent dans cette exploitation de la matière qu'exige la vie. [...] Canguilhem souligne cette "origine irrationnelle" des machines et cite Les Deux sources de la morale et de la religion pour montrer que "l'esprit d'invention mécanique, quoique alimenté par la science, en reste distinct et pourrait, à la rigueur, s'en séparer"." (p.18)

    " [Canguilhem] soutient que [technique et science] se développent sur deux plans différents, que ce sont "deux types d'activité dont l'une ne se greffe pas sur l'autre, mais dont chacune emprunte réciproquement à l'autre tantôt des solutions, tantôt des problèmes". Il revient très souvent [...] sur la critique de ce qu'il appelle la "maxime positiviste fondamentale", "aussi trompeuse qu'elle est célèbre": "savoir pour prévoir afin de pouvoir". Cette critique ne vise d'ailleurs pas seulement Comte, mais aussi Bacon, le Descartes de la VIe partie du Discours de la méthode et bien d'autres auteurs "de Vinci à Marx en passant par les Encyclopédistes ou Comte". S'il s'emporte si souvent et avec une telle violence contre cette "maxime positiviste", c'est qu'elle lui semble rendre incompréhensible l'apparition de toute nouveauté, et impliquer donc une résignation à l'ordre établi. [...] D'où, sans doute sa répugnance à ce que Bacon soit inscrit au programme de l'agrégation de philosophie [en 1932]."(p.19)

    "Au contraire, pour Canguilhem, loin que la technique soit une application de la science, elle introduit la dimension de la nouveauté et de l'inattendu, alors que la "formule positiviste" supposerait que "l'avenir ressemble au passé, dans la mesure où aucun pouvoir ne peut altérer le cours nécessaire des phénomènes". L'histoire de la science ne peut être purement interne, elle doit faire appel à une faculté d'innovation radicale, qui vient de l'extérieur: pourquoi la philosophie

    "ne reconnaîtrait-elle pas que l'histoire de la science n'aurait aucun sens si une pensée créatrice n'apportait pas constamment à la pensée déterministe, sous forme de ces mutations brusques ou de ces fabrications par petites variations que sont les machines et les procédés, des occasions de remettre en question ses questions mêmes et les solutions qu'elle leur donnait" ?

    La science est le "travail réducteur suscité par les échecs de la puissance créatrice" qu'est la technique. De ce point de vue la technique privilégiée par Canguilhem est bien sûr la médecine, définie comme "technique d'instauration ou de restauration du Normal, qui ne se laisse pas entièrement et simplement réduire à la seule connaissance". La médecine doit obligatoirement anticiper sur la prudence et la lenteur de la connaissance, sa "témérité" étant justifiée par l'urgence vitale." (pp.19-20)

    "Dans l'article de 1938, au titre explicite, "Activité technique et création", il est souligné que l'existence de la technique démontre qu' "à côté et indépendamment de la connaissance, quoique parfois servie par elle, la création continue". Canguilhem retrouve ainsi Alain chez qui, selon lui, la question de la technique permettrait de traiter le problème de la création, le "dualisme du réel et de la pensée, de l'être et du non-être". [...]
    L'article de 1952, "Réflexions sur la création artistique selon Alain", éclaire la technique par l'art. Les thèses d'Alain et de Bergson sur l'art sont rapprochées dans la mesure où elles constituent deux tentatives "d'insurrection contre l'esthétique platonicienne et platonisante". L'un comme l'autre s'élèvent contre la conception intellectualiste qui fait de la création artistique une simple imitation. [...] Origine commune aux pensées de Bergson et d'Alain, c'est Darwin et la biologie évolutionniste."(p.21)

    "Canguilhem, dans "Activité technique et création", et, semble-t-il, dans son cours de 1947-1948 sur "le problème de la création", ne cache pas son ambition métaphysique." (p.22)

    "Dans un bref article de 1931 intitulé 'Critique et philosophie: sur le problème de la création" et consacré au commentateur de Balzac, Pierre Abraham, Canguilhem avait proposé une définition de la création: elle serait "un effort pour fuir le milieu", un "antagonisme" avec ce milieu. "Créer, c'est bien réellement un effort pour fuir le milieu qui ne peut être que moyenne ou compromis. Tout créateur est d'intention un extrémiste." Il ajoute que la création est le contraire de l' "automatisme". En ce sens, selon Canguilhem, ne mérite d'être appelé "pensée" que ce qui peut être rapproché de la création. [...] Dans un autre article de 1932, Canguilhem cite Lucien Herr avec approbation:

    "L'insurrection, la révolte, c'est-à-dire en langage simple, l'examen et la critique, est un devoir, non seulement dans les cas exceptionnels et graves, mais toujours." (p.22)

    "L'inspiration polémique, éthique, voire politique d'une certaine tradition de l'épistémologie française [apparaît] alors assez clairement." (p.22)
    -Jean-François Braunstein, "Canguilhem avant Canguilhem", Revue d'histoire des sciences, Année 2000, 53-1, pp. 9-26 : https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_2000_num_53_1_2072



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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