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    Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    michel - Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.) Empty Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.)

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 21 Jan - 18:56

    "Le succès vint de la conquête. Les dernières années du IIIe siècle avaient été marquées par la guerre contre Hannibal (218-202). Rome avait failli être vaincue et peut-être disparaître. Elle se renforça de l'effort et du succès final. Au cours des décennies qui suivirent, elle vainquit les monarchies hellénistiques les plus puissantes et réduisit les résistances des populations ibériques. [...]
    Ce fut de là pourtant que naquit la tragédie.
    " (p.11)

    "Plus que la fierté de l'Empire, c'était la nostalgie d'une République perdue qui dominait les esprits." (p.12)

    "A la fin du IIIe siècle, le nombre des citoyens s'élevait à quelques 300 000 hommes adultes. Cela correspondait à une population de près d'un million d'habitants qui se trouvait installée pour l'essentiel au cœur de l'Italie et qui, comme dans la plupart des cités antiques, se répartissait entre un centre urbain principal, la ville de Rome, et son territoire, l'ager romanus.
    A cette époque, la population de la ville devait atteindre quelques 200 000 habitants. Il s'agissait pour l'essentiel des membres de l'aristocratie qui y résidaient en permanence, de leurs esclaves et de leurs dépendants directs et d'une population d'artisans et d'actifs de toutes sortes qui faisaient déjà de cette ville une des plus importantes du monde méditerranéen." (p.16)

    "[L'ager romanus] englobait pour l'essentiel le Latium, la Campanie, la Sabine, une partie de l'Étrurie méridionale et une grande partie du Picenum. Il s'étendait ainsi sur environ 27 000 km2 suivant une disposition d'ensemble qui prenait le centre de l'Italie en écharpe. Géographiquement, ces régions constituaient certainement les campagnes les plus fertiles de la péninsule. [...] D'autres villes plus ou moins importantes s'y étaient développés ; de gros bourgs ruraux comme Cales, Capoue, Casinum, Minturnes, Nola, Suessa ou Venafrum, ou des centres d'échange et d'artisanat comme le port de Pouzzoles.
    En termes d'organisation civique, ce territoire était divisé en 31 tribus dites rustiques. Elles s'ajoutaient aux tribus dites urbaines parce qu'elles étaient celles de la ville, pour former l'ensemble des 35 tribus dans lesquelles les censeurs inscrivaient les citoyens romains. Elles constituaient le cadre qui permettait l'organisation des comices tributes et des conciles plébéiens
    ." (p.17)

    "Jusqu'au milieu du IIIe siècle [...] lorsqu'une cité était vaincue par Rome, ou, comme dans le cas de Capoue, s'abandonnait volontairement à elle, elle était incorporée au cadre civique romain, mais conservait son propre système institutionnel. Ses citoyens devenaient des citoyens romains, mais, à l'exception parfois des membres de l'aristocratie locale, étaient exclus du vote à Rome. Ils recevaient les droits civils de propriété, d'échange ou de mariage, mais devaient prendre cette part des charges collectives que l'on appelait le munus : l'impôt et la guerre. Une telle cité s'appelait alors un minicipium. Petit à petit cependant, le processus d'intégration s'accomplissait. L'ensemble de la cité finissait par recevoir la citoyenneté complète et les aristocrates accédaient à la classe politique romaine.
    A côté de ces cités incorporées, il y avait la foule des citoyens romains qui vivaient dans
    l'ager romanus et qui dépendaient directement des magistrats de la cité. Parmi eux cependant, certains jouissaient d'une organisation civique particulière: ceux qui avaient bénéficié du processus de colonisation.
    La conquête entraînait en effet presque immanquablement des confiscations de terres qui étaient opérées aux dépens des vaincus. Elles venaient agrandir ce qu'on appelait l'
    ager publicus et qui constituait en quelque sorte la propriété collective du peuple romain. Parmi les divers emplois que l'on pouvait en faire, il y avait au premier chef la distribution aux citoyens que l'on gratifiait d'un lot de terre, soit collectivement par la fondation d'une colonie, soit individuellement -on disait alors que la distribution était faite viritim. Ceux-ci, ainsi que ceux qui se seraient installés librement dans des municipes, relevaient toujours des autorités de Rome. Mais pour leur permettre d'avoir un minimum d'autonomie locale, le préteur nommait tous les ans des préfets et leur donnait délégation pour assurer sur place des fonctions judiciaires. Des chefs-lieux avaient ainsi tendance à se constituer dans des bourgades plus importantes que d'autres et recevaient ainsi le nom de préfectures." (p.18)

    "La fortune servait à fixer la capacité contributive et militaire des citoyens. Les censeurs les répartissaient en effet dans les 193 centuries, elles-mêmes hiérarchisées en 5 classes, en faisant en sorte que la capacité de chacune de ces unités fût globalement équivalente, et en regroupant les plus pauvres dans une seule centurie de proletarii. La première classe rassemblait les citoyens qui disposaient d'une fortune d'au moins 100 000 as (10 000 deniers) et comptait 18 centuries de cavaliers et, à la fin du IIIe siècle, 70 centuries de fantassins. Ceux qui les composaient y étaient donc bien moins nombreux que les autres, plus pauvres qu'eux, qui étaient distribués dans les centuries des autres classes. Mais cette répartition permettait de prélever l'impôt et de recruter les soldats de façon proportionnelle à la richesse puisqu'on demandait la même somme et le même nombre d'hommes à chaque centurie. Les plus fortunés payaient donc davantage et étaient mobilisés plus souvent, eux qui précisément pouvaient s'équiper plus facilement." (p.20)

    "C'était en effet au sein de l'ordre équestre qu'étaient recrutés les magistrats et les membres du Sénat: non pas que cette appartenance ait jamais été explicitement requise, mais parce qu'il n'était pas envisageable qu'un responsable de la cité eût pu être issu d'un rang inférieur. A ce niveau de qualification cependant, il fallait autre chose que de la simple honorabilité. La gestion du pouvoir imposait de correspondre à une image collective qui définissait ceux auxquels les citoyens acceptaient de confier leur destin. Une figure idéale de magistrat et de sénateur s'imposait, qui déterminait un mode de comportement où l'exercice des responsabilités était associé à l'adoption d'un habitus fait de gravité et d'autorité." (p.23)

    "Dans la plupart des cas, les sénatus-consultes qui déterminaient une large part de la politique de Rome étaient pris sur l'opinion de quelques anciens censeurs, consuls ou plus rarement préteurs. [...]
    Dans le fonctionnement même des débats auprès du peuple, cette même notion d'autorité avait son efficacité. A Rome en effet, à la différence des cités démocratiques, il n'était pas permis à un citoyen ordinaire de prendre la parole. Ce droit était réservé aux magistrats et à ceux auxquels ils le concédaient. Et, dans ce cas, il ne pouvait s'agir que de personnages très importants qui le plus souvent appartenaient déjà à l'ordre sénatorial
    ." (p.24)

    "Le pouvoir à Rome pouvait [...] procéder de deux origines qui toutes deux donnaient à ceux qui le détenaient une supériorité institutionnelle et religieuse. Il s'agissait soit de l'imperium qui était passé du roi aux consuls et aux préteurs et s'exerçait sur l'ensemble du populus, soit de la puissance des tribuns de la plèbe qui se manifestait par la sacrosancta potestas qui s'attachait à leur personne.
    L'imperium était le pouvoir de celui qui ordonne (
    imperate) que ce fût sous la forme des normes du droit que les préteurs énonçaient (edicere) par leurs édits, des sentences ou des mesures de coercition que ces mêmes préteurs ou d'autres magistrats prononçaient, ou encore des ordres (imperia) que les chefs militaires donnaient à leurs troupes. Il était associé au droit d'auspices qui, par l'énonciation de formules rituelles, créait les conditions qui permettaient de connaître la volonté des dieux." (p.25)

    "Le pouvoir à Rome ne pouvait donc être divisé en plusieurs aspects. Il était tout à la fois judiciaire, exécutif et législatif, et ne pouvait apparaître que sous une forme absolue. [...]
    Aux détenteurs de l'
    imperium (dictateur, consul et préteur) et de la puissance sacro-sainte (tribuns de la plèbe) s'ajoutaient enfin des magistrats (censeurs, édiles, questeurs) qui ne disposaient que d'une potestas qui n'avait pas la force que les deux premiers pouvoirs tiraient de leur rapport avec les auspices et le sacré." (pp.26-27)

    "Les prêtres enfin avaient la responsabilité de maintenir ce qu'on appelait la pax deorum, c'est-à-dire la bienveillance que les dieux devaient à la cité. Ils se recrutaient au même niveau de la hiérarchie civique que les magistrats et partageaient avec eux ce type de supériorité qui s'inscrivait dans la personne. C'était particulièrement vrai des flamines qui incarnaient Jupiter, Mars et Quirinus. Le flamen de Jupiter notamment était soumis à toute une série de contraintes et d'interdits qui tenaient à ce que son propre corps signifiait et manifestait dans la cité de la présence du dieu. Mais les autres aussi, pontifes, augures et membres des divers collèges, répondaient à cette même définition. Ils avaient la responsabilité d'énoncer les mots dont le seul prononcé engageait les hommes et les dieux: calendrier, vœux, prières et énoncés rituels. A eux aussi était donc reconnue une capacité supérieure qui donnait à leur parole la force performative qui modifiait le réel. Un tel pouvoir était extrêmement important, car il garantissait pour tous l'équilibre et la paix civique, et l'on comprend que la gestion des prêtrises, le grand pontificat et l'augurat notamment, ait eu autant d'importance pour les membres de l'aristocratie que celle des magistratures." (p.27)

    "[Durant la cérémonie du sens, les fêtes, sacrifices, jeux et triomphes, la communauté civique] se donnait à elle-même le spectacle de sa cohésion, réaffirmait ainsi tout à la fois son alliance avec les dieux, sa propre force et son unité." (p.28)

    "Les trois principales qualités qui, à la fin du IIIe siècle, permettaient de répondre aux aspirations des électeurs étaient soit d'imposer son autorité au Peuple par l'éloquence, soit d'avoir fait ses preuves comme chef militaire et donc d'avoir montré que l'on était capable et digne de commander, soit d'être un connaisseur suffisamment informé du droit pour pouvoir indiquer aux citoyens qui le demandaient les formules juridiques qu'il convenait d'employer." (p.30)

    "L'objectif de tout aristocrate désireux de se constituer un réseau puissant et fidèle était [...] d'augmenter sans cesse le crédit dont il pourrait disposer en élargissant le plus possible le nombre de ses dépendants par des bienfaits répandus avec une telle constance et une telle générosité qu'il serait impossible à ses débiteurs de s'en libérer. [...]
    Il y avait des services par exemple qu'il était pratiquement impossible de rémunérer et qui plaçaient dans une extrême dépendance: avoir été sauvé d'un esclavage à l'étranger ou avoir été acquitté dans un procès capital.
    " (pp.32-33)

    "Entre égaux, en revanche, la relation s'euphémisait et prenait le nom d'amicitia. Elle complétait et redoublait tous les rapports qui liaient entre eux les membres de l'aristocratie par d'autres formes de solidarité obligatoire: la parenté réelle ou par adoption, l'alliance par mariage ou encore la collégialité par appartenance à une même confrérie religieuse ; tous ceux en fin de compte que l'on disait de necessitudo parce qu'il n'était pas envisageable que l'on pût s'y soustraire. [...]
    Des trois instruments de la domination, la fortune, le charisme et les réseaux clientélaires, aucun n'était séparable des deux autres, car c'était précisément leur articulation qui fondait la définition de l'aristocrate romain. La fortune était absolument nécessaire pour accéder aux centuries équestres, se donner de l'assurance et du crédit, et plus encore pour manifester concrètement une générosité qui créait les clientèles et en assurait la solidité. Le charisme mobilisait les attachements et donnait accès aux magistratures qui à leur tour donnaient les moyens de s'enrichir et de redistribuer postes et fonctions. Les larges clientèles manifestaient la puissance et le rayonnement d'un personnage, confortaient son prestige et lui permettaient de gagner les élections par les votes de leurs membres. Elles assuraient aussi sa fortune puisque la gratitude imposait de prêter, de donner parfois, mais surtout de léguer à un bienfaiteur une partie d'autant plus grande de ses propres biens qu'on lui était redevable. En revanche, que l'un de ces capitaux économiques, symboliques et social vînt à manquer ou à s'épuiser, et l'appartenance d'un individu et de sa famille à l'aristocratie sénatoriale cessait, brutalement ou progressivement selon le rythme qu'imposaient les circonstances: les effets d'une condamnation et d'une confiscation des biens étant plus rapides par exemple que des échecs même répétés aux élections
    ." (pp.33-34)

    "Les Decii Mures, père et fils [...] successivement imitèrent le grand-père qui s'était suicidé au combat en se jetant au milieu des ennemis et en provoquant leur défaite par consécration aux divinités infernales." (p.35)

    "Le groupe réduit de ceux dont les ancêtres avaient géré le consulat, et que l'on nommait la nobilitas, parvenait à fournir avec une certaine régularité une bonne partie des détenteurs des magistratures supérieures. [...] On appelait homines novi ceux d'entre eux qui étaient les premiers de leur famille à atteindre le consulat. Ils n'étaient pas très nombreux puisqu'on ne peut en compter qu'un peu plus d'une dizaine dont cette qualité fût attestée avec certitude pour l'ensemble des IIe et Ier siècles avant notre ère, alors qu'ils furent sans doute plus de trois cents ceux qui furent les premiers de leur famille à entrer au Sénat entre le milieu du IIe siècle et le milieu du Ier. Ainsi l'accès à l'aristocratie sénatoriale demeurait-il assez largement ouvert sans que pour autant l'exercice des magistratures les plus importantes fût à la portée de qui n'héritait pas déjà du prestige et des ressources d'ancêtres puissants et reconnus." (p.37)

    "C'était le Sénat qui avait la responsabilité de gérer les relations entre Rome et les autres peuples. Les cités qui avaient à se plaindre d'un gouverneur pouvaient toujours adresser une ambassade et obtenir réparation. Elles ne s'en privaient pas." (pp.43-44)

    "Cicéron, lorsqu'il fut édile, dut à ses amis siciliens d'obtenir pour la ville de Rome du blé à des conditions avantageuses qui accrurent sa popularité. [...] Ces clientèles relayaient en somme la puissance d'un individu et l'étendaient à l'intérieur de l'Italie et de l'Empire." (p.45)

    "En 202 avant notre ère, Rome sortait d'une des guerres les plus difficiles de son histoire. Les pertes avaient été considérables. [...] La cité qui venait de l'emporter était démographiquement épuisée mais psychologiquement et moralement plus sûre d'elle-même qu'elle ne l'avait jamais été. [...]
    La guerre pourtant ne cessa pas. En Italie même, les Celtes de Cisalpine en particulier, qui s'étaient soulevés et n'avaient aucune clémence à attendre, continuèrent à se battre. Les opérations se poursuivirent donc jusqu'en 191 contre les Boïens, jusqu'en 176 contre les Sardes et même jusqu'en 172 contre les Ligures qui résistaient encore dans leurs montagnes. Elle continua également dans la péninsule ibérique où la conquête permit de constituer deux provinces d'Espagne citérieure et ultérieure qui correspondaient pour l'essentiel aux vallées de l'Ebre et du Guadalquivir et à la côte orientale. A partir de 197, deux préteurs y furent envoyés régulièrement pour les administrer, mais le conflit continua jusqu'en 179 contre des populations Celtibères qui ne se soumettaient toujours pas à l'autorité romaine
    ." (pp.46-47)

    "A partir de 214, ce furent plus de 20 légions, soit plus de 100 000 hommes, qui furent engagées en permanence. Tous ceux qui pouvaient être enrolés le furent. On abaissa les chiffres du cens pour recruter des soldats parmi les prolétaires. On prit même une mesure extrême qui signifiait que l'on avait épuisé toutes les autres ressources: on engagea des esclaves que l'on utilisa comme rameurs dans la flotte, ou pis, parce que cela contredisait tous les principes civiques, que l'on fit combattre comme fantassins en échange d'une promesse de liberté.
    L'effort financier et économique que les Romains furent contraints de fournir ne fut pas moins extraordinaire. La guerre coûtait cher ; 4.5 millions de deniers par an selon une estimation raisonnable, une somme que les revenus même augmentés du butin n'atteignaient guère qu'à moitié. La différence devait être trouvée quelque part: dans des emprunts faits auprès de Hiéron, le tyran de Syracuse, auprès des membres de l'aristocratie qui donnèrent leur or et leurs bijoux, auprès des publicains qui furent invités à renoncer provisoirement à leurs créances sur la cité, aux maîtres dont on recrutait les esclaves et qui étaient invités à les entretenir tout de même. De larges portions de l'
    ager publicus furent vendues. On utilisa les réserves ultimes de l'aerarium sanctius. Les espèces monétaires enfin furent dévaluées. [...]
    L'angoisse de la défaite touchait profondément le peuple romain. Il fallait se réconcilier avec les dieux. Après Trasimène par exemple, on fit le voeu de célébrer de grands jeux en l'honneur de Jupiter et l'on s'engagea à sacrifier tous les animaux nés au printemps prochain (ver sacrum) si Rome retrouvait la situation qui était la sienne avant la guerre. Après Cannes, après aussi un inceste supposé de deux vestales, on procéda à un sacrifice humain de deux Grecs et de deux Gaulois que l'on enterra vivants sur le Forum Boarium. On célébra avec encore plus de ferveur Apollon en créant les ludi Apollinares en 212 et l'on fit appel à Cybèle la grande déesse du royaume de Pergame que l'on installa sur le Palatin en 204.
    Malgré les premiers désastres, il ne fut jamais question de composer avec l'ennemi.
    " (pp.48-49)

    "On suspendit en 217 la règle qui imposait d'attendre dix ans avant de gérer un deuxième consulat. Sempronius Gracchus fut ainsi consul en 215 et 213, Marcellus, en 215, 214, 210 et 208, Fabius en 215, 214 et 209, sans compter les prétures, les dictatures ou les prorogations d'imperium qu'ils obtinrent également et qui leur permirent de prolonger leurs commandements. La guerre contraignait ainsi à sortir des règles qui garantissaient à la compétition aristocratique un certain équilibre. Le cas de Scipion fut le plus extraordinaire. Il avait vingt-cinq ans et n'avait géré que l'édilité lorsqu'il fut muni en 210 d'un imperium pour remplacer son père et son oncle à la tête des légions d'Espagne. Il en avait trente lorsqu'il fut consul pour la première fois en 205. De telles exceptions à la règle étaient justifiées par l'urgence, mais elles créaient aussi des précédents qu'un chef ambitieux pourrait revendiquer plus tard." (p.52)

    "On peut évaluer à quelque 120 000 hommes l'ensemble des pertes de l'armée romaine pendant la durée de la guerre et considérer que parmi eux disparurent bien 50 000 citoyens romains. Le chiffre est considérable: il correspond à 6% de la population civique totale [chiffre équivalant aux pertes françaises au cours de la Première Guerre mondiale] et signifie que les impacts démographiques et psychologiques ne purent manquer d'être extrêmement profonds." (p.53)

    "L'ampleur surtout des besoins créées par la fourniture des armes et de l'équipement des légions fit que les sociétés de publicains prirent une importance qu'elles n'avaient jamais encore eue. Il s'agissait d'associations de citoyens riches qui soumissionnaient auprès de la cité la perception de certaines de ses recettes, taxes ou loyers de l'ager publicus par exemple, ou bien qui prenaient à leur compte les dépenses de travaux publics ou encore celles qu'entraînaient l'approvisionnement et l'équipement de l'armée." (pp.54-55)

    "La perspective que les alliés pussent encore trahir si Philippe V de Macédoine débarquait en Italie fut un des arguments que le consul employa pour convaincre le Peuple de lui déclarer la guerre.
    Ce climat de méfiance et d'inquiétude devait marquer longtemps les esprits. [...]
    L'affaire dite des Bacchanales fut de ceux-là. En 186, on s'inquiéta du développement à Rome et dans toute l'Italie d'un réseau, ou de plusieurs réseaux, de fidèles de Dionysos qui s'organisaient en thiases et célébraient un culte dont le caractère initiatique effrayait. Le secret dont ils s'entouraient et surtout les solidarités qu'ils mettaient en place, qui s'enracinaient dans des milieux populaires et non romains et échappaient aux modes politiques ou clientélaires d'intégration, furent perçus comme une menace insupportable pour l'autorité. La répression fut féroce et conduisit à des milliers d'exécutions. Les autorités des cités et des peuples d'Italie avaient été associées aux procédures d'enquête, et formellement leur autonomie avait été respectée, mais dans des conditions qui ne leur laissaient pas d'autre choix.
    " (pp.56-57)

    "L'existence de cet ager publicus eut de profondes conséquences sur l'organisation économique et sociale de l'Italie. Les populations auxquelles il était confisqué se trouvaient appauvries. Tant qu'elles conservaient l'usage de ces terres, leurs conditions concrètes de vie n'étaient peut-être pas fondamentalement transformées. Mais cette possession qu'elles conservaient restait précaire et dépendait d'une autorité qui avait ainsi la maîtrise de leur destin. Quand ces terres au contraire étaient concédées à des exploitants étrangers aux communautés locales, ceux qui étaient le plus à même de bénéficier de ces contrats de location étaient évidemment des citoyens romains riches et bien introduits, membres de l'aristocratie sénatoriale ou équestre, qui trouvaient là un moyen d'augmenter leurs ressources. Les populations locales étaient alors dépossédées de leurs anciennes propriétés et marginalisées sur leur propre territoire.
    Cette situation était encore plus nette lorsque
    l'ager publicus était utilisé pour permettre l'installation de groupes de colons, romains ou non, à titre individuel ou collectif, car, dans ce cas, c'était toute l'organisation civique et l'équilibre ethnique de la région qui se trouvaient modifiés. Dans la situation qui fut celle des années qui suivirent la deuxième guerre punique, l'Etat romain, qui avait ainsi mis la main sur une partie considérable du territoire de l'Italie, engagea une politique de colonisation et de déplacement des populations qui eut des conséquences importantes sur la géographie humaine et politique de la péninsule. Des régions avaient été dévastées et pouvaient être repeuplées. Des peuplades qui représentaient une menace devaient être déportées ou cantonnées. Des citoyens et des alliés qui avaient participé à la guerre devaient être récompensés.
    Ce fut ainsi qu'en 201-200 des vétérans de Scipion reçurent individuellement (
    viritim) des terres confisquées aux Caudins et aux Hirpins et que, en 180, 47 000 Ligures furent installés sur le territoire des Taurasini à la limite du Samnium et de la Campanie. Ce fut ainsi surtout que des dizaines de colonies furent fondées au cours des trente ans qui suivent la fin de la guerre." (pp.58-59)

    "En quelques décennies cependant, la cité qui avait rétabli son contrôle sur l'Italie devint la principale puis l'unique véritable puissance qui dominait de son Empire l'ensemble du monde méditerranéen. Ce fut un événement de très grande envergure, un de ceux qui comptent dans l'Histoire de l'Occident. En une ou deux générations en effet, Rome, qui n'avait eu jusque-là de pouvoir que régional, imposait son autorité à la plupart des cités, royaumes et peuples de cet espace que ses habitants considéraient comme l'ensemble du monde habité et utile (l'oikoumène). Pour tous les contemporains et pour ses propres citoyens, elle acquérait une place qu'aucune cité avant elle n'avait tenue. Elle vainquait et effaçait du champ politique les monarchies hellénistiques qui étaient les héritières de l'Empire d'Alexandre et qui représentaient alors des idéaux politiques que l'on n'imaginait guère pouvoir surpasser. Les conséquences furent considérables: financières et économiques, puisque les richesses affluèrent en Italie ; culturelles, politiques et idéologiques surtout, puisque la conquête des modèles imposait à ceux qui s'en rendaient maîtres de les surpasser sous peine d'y perdre une partie de leur légitimité. C'était sa cohésion et ses valeurs que l'aristocratie victorieuse risqua à ce défi immense au point de devoir les renouveler et de les perdre partiellement dans la crise de la République." (p.62)

    "Rome devint enfin une divinité à laquelle des souverains et des cités [alliés] rendaient hommage et à laquelle ils élevaient des monuments. En Grèce, les interventions romaines se firent plus fréquentes." (p.65)

    "Rome, forte de l'amitié indéfectible de Marseille en Gaule méridionale, était également amenée à assurer la sécurité de ses communications terrestres en mettant en place des relations de soumission et d'alliance avec les peuples situés entre le Rhône et l'Espagne.
    En Afrique, Carthage, vaincue et désarmée par les conditions de paix, était devenue une alliée fidèle. Bien que soumise aux pressions et aux attaques de Massinissa, le roi numide qui avait contribué à la victoire romaine de 202, elle restait soumise à la volonté du Sénat. Après la troisième guerre de Macédoine cependant, quand il apparut que plus aucune puissance ne pouvait inquiéter Rome, l'idée se fit jour, puissamment développée en tout cas par Caton l'Ancien à partir de 153, que cette cité, qui s'enrichissait à nouveau, pourrait un jour chercher à prendre sa revanche. Sa disparition fut décidée. Malgré une résistance héroïque de deux ans, la ville fut prise en 146 par Scipion Émilien
    ." (pp.66-67)

    "Les modèles culturels et politiques hellénistiques étaient véritablement ceux qui dominaient les représentations dans tout le monde méditerranéen du temps." (p.68)

    "[Butin des conquêtes] 600 millions de deniers en revenus divers pour le Trésor romain entre 200 et 157." (p.69)

    "L. Aemilius Paullus (Paul-Émile) par exemple, après avoir vaincu Persée, se mit à parcourir la Grèce [...] A Delphes, ayant vu un grand pilier quadrangulaire, composé de blocs de marbre blanc sur lequel devait être placée une statue d'or de Persée, il y fit mettre la sienne en disant qu'il convient aux vaincus de céder la place aux vainqueurs", racontait Plutarque. De tels traits étaient caractéristiques d'un souverain hellénistique: organiser les peuples et les cités en y rétablissant la paix interne, distribuer des richesses aux populations ruinées étaient des marques d'évergétisme, s'emparer de l'ex-voto que l'adversaire s'était réservée dans le sanctuaire d'Apollon était un témoignage de piété et une célébration de sa propre victoire. Ils s'inscrivaient de façon consciente et déterminée dans le langage même du pouvoir monarchique propre aux Grecs." (p.72)

    "Le théâtre, la littérature, la rhétorique, la philosophie et tous les langages plastiques furent définitivement adoptés au point même qu'au début du Ier siècle avant notre ère Rome devint une des trois ou quatre capitales intellectuelles et artistiques du monde méditerranéen." (p.77)

    "Aux yeux de l'Italie et du monde, et même aux yeux du peuple romain qui lui-même faisait son apprentissage en la matière, l'autorité ne pouvait plus, sauf à devenir tyrannique, se tirer du seul exercice des magistratures, mais devait être confortée par la possession et la manifestation de ces qualités intellectuelles et morales qui répondaient aux exigences contemporaines des élites hellénistiques." (p.83)

    "On évalue en effet la part immobilière de la fortune de Paul-Émile à 280 000 deniers, celle de Scipion Émilien à au moins un million de deniers. La comparaison entre les deux chiffres fait déjà apparaître une progression intéressante. Il s'agissait en fat des personnages les plus en vue de la première moitié du IIe siècle, ceux dont on peut penser également qu'ils étaient les plus riches de leur génération. Or, dans la première moitié du Ier siècle, ces niveaux de fortune étaient atteints et dépassés par des chevaliers d'origine municipale, comme un certain Roscius d'Amérie propriétaire de 13 domaines pour une valeur de 1.5 million de deniers et multipliés par trois ou quatre par un sénateur comme Cicéron qui se tenait au premier rang dans la hiérarchie sans pour autant compter parmi les plus riches, et dont l'ensemble des propriétés pouvaient être évaluées à au moins 3.25 millions de deniers." (pp.91-93)

    "Le géographe Strabon affirmait que dans l'île de Délos, qui, au milieu du IIe siècle, était devenue le principal marché d'esclaves, il s'en vendait des dizaines de milliers par jour. Et comme l'Italie était la région où se concentrait la demande, l'immigration servile aboutit à ce qu'au Ier siècle avant notre ère le nombre des esclaves atteignit quelque 2 à 3 millions d'individus pour une population de 5 à 7.5 millions d'habitants, soit une proportion de près d'un tiers ; ce qui était considérable." (pp.92-93)

    "Rome elle-même dont la population passa [...] de 200 000 habitants au début du IIe siècle à quelque 375 000 vers 130, et à 750 000 à la fin du Ier. [...] Deux nouveaux aqueducs furent construits en 144, l'Aqua Marcia et, en 125, l'Aqua Tepula. [...] Il est tout à fait probable que la législation agraire et de distribution de blé à prix réduit conçue par les Gracques était déterminée aussi par cette nécessité de freiner la croissance du nombre des habitants de Rome et de répondre aux besoins qu'elle créait." (p.103)

    "L'essentiel de l'émigration italienne fut cependant le fait de ces individus qui, s'adaptant aux nouveaux circuits d'échange, se répandirent dans tout l'Empire. En Occident, en Espagne, attirés par l'exploitation des mines, en Gaule où, si l'on en croit Cicéron, ils contrôlaient tout le commerce [...] Ils étaient également présents en Orient. Les premiers sont attestés en Illyrie et en Grèce du Nord-Ouest dès les premières décennies du IIe siècle. Puis des inscriptions permettent d'identifier l'existence de groupes de négociants en Grèce centrale, en Eubée, à Corinthe, à Athènes et en Asie Mineure. Ils étaient particulièrement actifs à Délos qui, sur décision du Sénat, était devenue un port franc à l'issue de la troisième guerre de Macédoine. Leur nombre est difficile à évaluer. [...]
    C'est l'exemple des Italiens et des Romains de Délos qui offre le tableau le plus précis de l'organisation de ces groupes de négociants et du rôle qu'ils jouaient dans les provinces. Les inscriptions qui ont été découvertes sur l'île permettent d'identifier plus de 220 individus portant environ 150 noms différents dont l'étude permet d'identifier l'origine. La plupart appartenaient à des familles de Rome, du Latium, de Campanie ou du Samnium, ainsi que, mais de façon minoritaire, des cités grecques d'Italie méridionale et de Sicile. Seul un peu plus du tiers de ces personnages était composé d'ingénus. C'était eux qui étaient les Italiens d'origine. Les autres étaient soit des esclaves, soit des affranchis qui représentaient dans l'île des maîtres ou des patrons qui résidaient sans doute encore en Italie.
    Comme les mêmes noms étaient parfois portés ailleurs en Orient par d'autres personnages, on doit imaginer que ces groupes familiaux s'étaient organisés en entreprises commerciales et financières à l'intérieur desquelles la force des liens assurait la continuité et la continuité des échanges. On connaît ainsi la famille des Cossutii dont le premier représentant fut un Decimus Cossutius, un architecte, contemporain du milieu du IIe siècle avant notre ère, qui travailla à la construction de l'Olympeion d'Athènes. Après lui, d'autres personnages apparaissent en effet qui portaient le même à Athènes, à Érétrie, à Délos, ainsi que des sculpteurs qui étaient probablement des affranchis de l'un des membres de cette famille. On pense ainsi que ce groupe familial était devenu le noyau d'une entreprise spécialisée dans le commerce des œuvres d'art et qu'il en avait tiré une fortune et une honorabilité suffisantes pour qu'au cours de la première moitié du Ier siècle deux Cossutii se fissent une place dans les rangs de l'ordre sénatorial et qu'une Cossutia fût un temps la fiancée de César. [...]
    Dans la mesure où ils résidaient dans les provinces, ces personnages avaient tendance à s'y intégrer. A Délos notamment, ils s'organisaient en collèges, se donnaient des responsables et participaient à la vie du sanctuaire par la dédicace de monuments qui tout à la fois embellissaient l'île et célébraient leur réussite. Ils adoptaient le mode de vie et les valeurs civiques et culturelles hellénistiques: un des plus riches d'entre eux, un certain Ofellius Ferus, qui avait contribué à la construction du marché monumental que l'on appelle précisément l'agora des Italiens, s'était ainsi fait représenter nu sur le modèle des héros et des princes. Les différences entre eux s'estompaient. Les inscriptions et les dédicaces qu'ils consacraient aux dieux étaient en grec ou en latin, et le terme "Romaioi" était facilement employé pour désigner l'ensemble de leur collectivité. Leurs groupes avaient tendance à s'organiser, à s'unifier et, tout en conservant des relations très fortes avec l'Italie, à s'assimiler au monde environnant. [...]
    Ce fut évidemment dans les régions d'Italie qui étaient le plus ouvertes aux échanges avec l'Orient que l'introduction des modèles hellénistiques fut la plus précoce et la plus vive: le Latium, le Sammium et tout particulièrement la Campanie
    ." (p.106-109)


    -Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.). Crise d'une aristocratie, Nouvelle histoire de l'Antiquité, tome 7, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 304 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 4 Aoû - 10:00, édité 15 fois


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    michel - Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.) Empty Re: Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.)

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 2 Aoû - 17:16

    "Des sanctuaires monumentaux furent ainsi construits dont les plus beaux témoignages sont sans doute ceux qui demeurent encore à Préneste et à Pietrabbondante. Le premier était depuis très longtemps consacré à la Fortune. Il était célèbre et l'on venait de loin consulter les oracles qui y étaient rendus." (p.110)

    "A Brescia, où, au début du Ier siècle, une série de temples fut édifiée selon un modèle que l'on retrouve à Rome." (pp.113-114)

    "Des modèles italiens commençaient à apparaître ça et là, comme semblent l'indiquer quelques exemples: un temple de facture italique qui fut élevé dans le sanctuaire des Salyens à Glanon." (p.115)

    "La présence régulière d'armées, comme c'était le cas en Espagne, et, dans tout l'Occident, l'arrivée de commerçants et d'entrepreneurs, l'installation de vétérans et la fondation de colonies aboutissaient à mettre en place des noyaux permanents d'Italiens qui introduisaient le latin et les modes d'expression ou d'organisation civiques. Certains indigènes, peu nombreux, il est vrai, et seulement à partir du Ier siècle, recevaient la citoyenneté, et peu à peu les élites locales s'inséraient dans un processus de romanisation qui était civique autant que culturel. Les magistrats romains, par le simple exercice de leur pouvoir, mettaient en place des règles conformes aux principes juridiques romains." (p.116)

    "Tiberius et Caius Sempronius Gracchus, deux frères qui, l'un après l'autre, affrontèrent de façon déterminée certaines des questions les plus graves et qui, par les réformes qu'ils promurent et les pratiques qu'ils introduisirent, modifièrent les règles du fonctionnement civique. Les réponses qu'ils apportèrent n'étaient que très partielles, mais par leur cohérence réformatrice elles servirent de référence à leurs successeurs et cristallisèrent les revendications. Un mode différent de fonctionnement politique était né, que l'on dit parfois popularis, qui prenait en charge bien des aspirations démocratiques et témoignait aussi de changements importants dans les représentations politiques." (pp.118-119)

    "La voie était ainsi ouverte à l'apparition de procédures judiciaires dont l'importance politique devait être considérable. Les plaintes continuaient, et les poursuites restaient ponctuelles et bien peu efficaces. Il pouvait même arriver à l'inverse -ce fut le cas en 170- que des tribuns de la plèbe prissent l'initiative de poursuivre directement devant le Peuple des magistrats coupables de graves abus. Il fallait trouver un mode de répression efficace qui rassurerait les alliés et les conforterait dans leur fidélité, mais dont les effets politiques internes resteraient limités.
    En 149, sur proposition du tribun de la plèbe, L. Calpunius Piso, fut établie une cour spéciale nommée
    quaestio de repetundis et destinée à réprimer ce type de forfaits." (pp.120-121)

    "En 139 [...] le tribun A. Gabinius fit voter une loi qui introduisait le vote par bulletin dans les comices électoraux. Il fut suivi en 137 par L. Cassius Longinius qui l'appliqua aux procès menés devant le Peuple. L'innovation avait une portée considérable: le scrutin devenait secret et échappait largement aux contrôles clientélaires. Cicéron le reconnut plus tard en indiquant que ce fut à partir de ce moment-là que l'éloquence prit de l'importance puisqu'il fallait dès lors persuader les citoyens du bien-fondé d'un choix et non plus se contenter de vérifier qu'ils se conformaient bien aux consignes qu'ils avaient reçues de leurs patrons." (p.126)

    "
    (pp.128-146)

    "Caius [Gracchus] innovait en imposant à la cité, par une loi dite frumentaire, l'obligation de fournir régulièrement aux citoyens du blé à prix réduit." (p.135)

    "Le consul L. Opimus put alors lancer un massacre où Caius disparut avec Fulvius Flaccus, le fils de celui-ci, et les amis qui leur restaient encore. Une procédure d'enquête (quaestio) fut conduite contre les survivants et, une fois la répression achevée, la ville fut purifiée du sang des victimes. L. Opimius dédia, face au Forum, un temple à la Concorde qui était destiné à effacer et à conjurer à l'avenir la violence civile. Enfin, en 120, l'acquittement d'Opimius à l'issue d'un procès qui lui avait été intenté devant le Peuple finit de légitimer l'assassinat de Caius Gracchus." (pp.138-139)

    "L'exemple des Gracques marquait les mémoires et les aspirations. Ils avaient bénéficié d'une immense popularité. Ils la conservèrent après leur mort. Pour ne citer que cette seule anecdote: en 99, un individu qui prétendait faussement être le fils de Tiberius put pour cette simple raison être élu tribun de la plèbe. [...]
    Sans que l'on puisse parler de parti, un certain nombre d'hommes politiques romains reprirent-ils le modèle qu'ils avaient créé et poursuivirent leurs propositions avec assez de continuité pour que l'on puisse parler d'une tendance récurrente qui, jusqu'à la fin de la République, structura la vie politique. On la dit souvent
    popularis qui signifiait essentiellement "proche du peuple"." (p.141)

    "Au cours des années qui suivirent les deux tribunats de Tiberius et Caius Gracchus, deux séries d'événements se produisirent, qui firent éclater définitivement la crise et révélèrent à quel point les instruments de régulation du gouvernement aristocratique étaient devenus incapables de fonctionner. A partir de la fin des années 110, les guerres extérieures reprirent en effet avec une intensité qu'elles avaient perdue depuis le milieu du siècle. La domination romaine sur le monde fut menacée. Des généraux furent vaincus et il y eut même un moment où les opérations se déplacèrent en Italie. Les menaces redevenaient lourdes. Dans la péninsule, la revendication de la citoyenneté par les Italiens ne cessait de prendre de l'importance et créait une tension telle qu'une guerre éclata que l'on nomme sociale et qui opposa les Romains à leurs alliés. [...]
    Ce fut alors qu'une nouvelle figure politique prit de l'importance, celle du grand chef militaire,
    imperator et triomphateur, qui rassurait par les victoires qu'il remportait à l'extérieur, s'imposait par son prestige à l'intérieur de la cité et concentrait entre ses mains tous les instruments de la domination. Sa position pouvait devenir inébranlable dès lors que, comme le fit Caius Marius, il reprenait à son compte le programme et les méthodes populares et s'associait à quelque tribun de la plèbe dans une alliance que rien ne pouvait plus contrarier." (pp.147-148)

    "En 125, Marseille fit appel à Rome, sa vieille alliée, pour faire face aux attaques dont elle était l'objet de la part de ses voisins ligures et gaulois, les Salyens et les Voconces notamment. [...] En 107, le consul L. Cassius Longinus soumit les Volques Tectosages situés dans la région de Toulouse [...] En 106, son successeur, Q. Servilius Caepio, s'empara de Toulouse mais en 105, alors que le consul Cn. Mallius Maximus l'avait rejoint en Gaule, ils subirent tous les deux une très grave défaite à Arausio (Orange). Les Germains dévastèrent le Languedoc, puis les Cimbres se dirigèrent vers l'Espagne. Repoussés par la résistance que leur opposèrent les Celtibères, ils se replièrent vers l'est et rejoignirent à nouveau les Teutons. Les deux bandes menaçaient alors directement l'Italie. A Rome, toutes ces défaites portèrent à son comble une situation de crise que les événements d'Afrique avaient créée entre-temps et aboutirent à ce que l'on confia à Caius Marius les moyens de combattre et de vaincre ces nouveaux envahisseurs ; ce qui lui permit alors de se présenter comme le sauveur de Rome." (pp.148-150)

    "
    (pp.150-151)

    "Ce ne fut donc qu'à la fin des années 110 que l'indignation provoquée par la faiblesse romaine face à Jugurtha permit à des tribuns de la plèbe comme C. Memmius et C. Mamilius de revivifier les thèmes de l'opposition popularis et de mener campagne contre les conservateurs.
    En fait, au cours de cette période, c'était bien sur les champs de bataille que semble s'être en partie déplacée la lutte politique. Tous les conflits qui se déroulèrent alors n'avaient pas pour seule cause l'agressivité des Barbares. La victoire et le triomphe était des ressources indispensables à la reproduction du pouvoir aristocratique. En l'emportant sur les ennemis de Rome, c'était aussi ses propres compétiteurs qu'un magistrat surpassait, augmentant son propre capital de prestige et de celui de sa famille, accumulant encore encore plus richesses et clientèles. Certains y réussissent brillamment. Les Caecilii Metelli multiplièrent les triomphes. [...]
    Cette même concurrence pour le prestige et la gloire explique aussi que toutes les campagnes que l'on a déjà citées furent l'occasion de multiplier traîtrises à l'égard des adversaires ou de marques de déloyauté entre généraux qui normalement auraient dû collaborer
    ." (pp.152-153)

    "C'était dans ce contexte que Caius Marius s'efforçait de parvenir au sommet de la cité. Il était originaire d'une famille de rang équestre d'Arpinium, un municipe du pays volsque qui avait reçu la citoyenneté complète en 188. Sa famille était de rang équestre et appartenait ainsi à une aristocratie municipale, intégrée à Rome depuis plusieurs générations, mais qui n'avait d'autres liens avec les milieux dirigeants que ceux de la dépendance clientélaire. Il avait commencé sa carrière sous les ordres de Scipion Émilien au siège de Numance. Le grand général l'avait alors remarqué et l'avait désigné aux jeunes nobles dédaigneux qui composaient son état-major comme celui qui, peut-être, saurait l'égaler. Le jeune Italien en avait conçu une ambition et une rage de s'imposer qui, si l'on en croit Plutarque, furent le moteur de toute son action.
    Les témoignages des premiers temps de sa carrière donnent ainsi de lui l'image d'un individu ferme et déterminé, désireux surtout de s'émanciper des rapports de domination aristocratique. En 119, alors qu'il était tribun de la plèbe, il proposa une nouvelle loi sur les procédures de vote qui avait pour conséquence d'en renforcer le secret. Comme à la demande du consul L. Aurelius Cotta le Sénat s'opposait à sa proposition, il n'hésita pas à menacer Cotta de le mettre en prison. Marius appartenait à la clientèle des Metelli. Cotta fit donc appel à l'autre consul L. Caecilius Metellus Delmaticus pour le contraindre à abandonner son projet. Loin de s'incliner, Marius menaça de l'incarcérer lui aussi et le Sénat renonça à ses objections. Par ce geste, il se donnait la réputation d'un homme politique résolu sur lequel le peuple pourrait compter.
    Au point où en était la vie politique romaine, il était assuré alors d'une certaine popularité. A examiner en effet les divers aspects de sa personnalité, il constituait une figure tout à la fois classique et marginale de la représentation politique qui répondait aux attentes d'une grande partie du corps civique. Il était d'abord un homme nouveau qui avait construit son image et sa carrière sur sa compétence de soldat et sur ces qualités de courage, d'intelligence et de ténacité qui correspondaient au modèle traditionnel de la valeur romaine tel que l'avaient incarné les Scipions. Faisant de son extraction vertu, il affectait la plus grande distance à l'égard de l'hellénisme. Il reprenait ainsi des traits catoniens qui lui permettaient de revendiquer une légitimité face à une oligarchie qui aurait failli et de se donner l'apparence d'une plus grande authenticité dans l'incarnation de ces vieilles qualités italiques fondatrices et garantes de la force de Rome. Il représentait ainsi un espoir pour toutes les catégories de citoyens que les événements de ces dernières années avaient exaspérés et qui pouvaient s'identifier à lui: les chevaliers et les membres de ces aristocraties municipales qui avaient été touchés par les massacres de négociants commis en Afrique et qui souhaitaient une victoire rapide, et d'autre part les milieux populaires qui pouvaient attendre de lui une reprise de la politique gracquienne.
    En 108, alors qu'il avait atteint le moment où il pouvait se présenter au consulat, il combattait Jugurtha comme légat sous les ordres de Q. Caecilius Metellus et il avait besoin de l'autorisation de son chef pour se rendre à Rome. [...] Marius se serait alors déchaîné contre [l'oligarchie] lorsqu'il se présenta aux comices. En tout cas, il fut élu très largement au consulat de 107.
    Ce fut à ce moment que se noua une première alliance entre les tribuns de la plèbe et le nouveau consul. Pendant que l'un d'entre eux, C. Coelius Caldus, introduisait le vote secret dans les procès populaires de haute trahison et poursuivait un légat de Cassius Longinus qui s'était rendu aux Tigurins, un autre, T. Manlius Mancinus, faisait voter une loi qui retirait le commandement contre Jugurtha à Metellus et le confiait à Marius. Celui-ci, enfin, introduisait une innovation extrêmement importante dans le recrutement des soldats. Il en mena les opérations (dilectus) de telle sorte que les citoyens étaient mobilisés dans l'ordre où ils se présentaient et non plus en suivant la hiérarchie des classes censitaires. C'était s'appuyer sur le volontariat et favoriser massivement l'engagement de prolétaires, attirés par les gains que le prestige du nouveau général permettait d'escompter.
    Muni d'une telle armée qui avait placé en lui toutes ses espérances, Marius put reprendre une offensive énergique contre Jugurtha. Les opérations de Metellus l'avaient repoussé à la frontière de la Maurétanie et il n'espérait son salut que dans l'alliance qu'il avait passée avec Bocchus, le roi de ce pays. La campagne dura encore deux ans, marquée par le succès. En 105 enfin, il vainquit définitivement Jugurtha, mais ne dut sa capture qu'à son questeur de 107, L. Cornelius Sulla, qui, combattant sous ses ordres, n'en cherchait pas moins à acquérir pour lui-même quelque titre de gloire.
    Le 1er janvier 104, Marius triomphait, poussant Jugurtha et ses deux fils devant son char. La situation pourtant était grave. Les Cimbres et les Teutons, vainqueurs de Mallius Maximus et de Servilius Caepio, approchaient. Personne d'autre que Marius ne semblait pouvoir faire face à une telle menace. Le Peuple l'avait élu consul pour la deuxième fois alors qu'il était encore en Afrique et le Sénat lui avait confié le commandement contre les Barbares. Ce fut alors qu'il trouva des appuis parmi des hommes politiques populares avec lesquels il put s'allier jusqu'en 100. Une sorte d'association marianiste faite d'une communauté d'intérêts et d'accords personnels se constituait, qui reprenait certaines propositions du programme gracquien. Elle mobilisait tous ceux qui se reconnaissait dans la personne du grand homme et s'attachaient à lui, ou encore ceux qui contestaient la domination des quelques familles qui contrôlaient les magistratures et le Sénat, et cherchaient à se faire une place à la tête de la cité. Grâce à cette coalition, Marius fut, malgré la loi, réélu consul sans même parfois devoir se présenter devant les comices (en 105, 104 et 102). Il obtint puis conserva ainsi le commandement contre les Cimbres et les Teutons. Jamais encore aucun Romain n'avait bénéficié d'une telle confiance ni d'un tel pouvoir.
    Il les mit à profit. Au cours des deux premières années (104 et 103), il réorganisa l'armée profitant de ce que les Cimbres s'étaient tournés vers l'Espagne. L'année 102 fut celle du premier choc. Il vainquit les Teutons aux environs d'Aix et les massacra. En 101 enfin, il rejoignit les Cimbres qui étaient passés en Transalpine par les Alpes du Nord et avec Q. Lutatius Catulus, l'autre consul de 102, il les détruisit à la bataille de Verceil. Il triomphait alors pour la deuxième fois.
    Il s'était hissé à un niveau de gloire qui égalait et sans doute surpassait celui de tous les grands vainqueurs précédents: il avait sauvé Rome et l'Italie de l'invasion barbare, certains n'hésitaient pas à faire de lui un nouveau Romulus, et le Sénat décida de remercier les dieux de sa victoire par cinq jours de prières officielles (supplicationes). Il avait réussi aussi à établir avec ses hommes un rapport privilégié. Les conditions de leur recrutement, la longue durée des opérations qui favorisait l'attachement, son courage et son énergie en campagne ainsi que l'attention particulière qu'il leur y avait accordée, avaient créé une familiarité qui contrastait avec le type de rapports qu'un magistrat romain avait eu jusque-là avec des soldats. Marius n'hésitait pas non plus à mettre en scène des formes singulière de supériorité. Il se faisait accompagner d'une prophétesse syrienne qui le favorisait de ses inspirations. Et, après ses triomphes, il innova par divers comportements qui devaient signifier aux yeux de tous la position qu'il avait prise: se rendre au Sénat en costume triomphal, ou boire dans un canthare à l'image de Bacchus qui lui aussi avait vaincu en Inde les Barbares du bout du monde. Il avait acquis, avec ses hommes, un potentiel de fidélité et, avec ses victoires, un capital de charisme inédits, supérieurs en tout cas à ceux de tous ses adversaires, et entendait bien en tirer profit.
    L'alliance avec les populares n'en avait pas moins été indispensable et le demeurait. Ses principaux partenaires furent L. Appuleius Saturninus qui fut tribun en 103 et en 100, et C. Servilius Glaucia qui fut sans doute tribun en 104 et préteur en 100. Il avait favorisé leur élection en 101 par le vote de ses vétérans alors qu'eux avaient permis ses réélections successives au consulat. Leur politique consista dans un premier temps à accuser les responsables des défaites des années précédentes et à les faire condamner. Q. Servilius Caepio, le vaincu d'Orange, fut la principale cible de leurs attaques. En 106, lors de son consulat, il avait réussi à faire modifier la composition des jurys des quaestiones en en rendant de nouveau le contrôle aux sénateurs. Il était surtout accusé d'avoir fait disparaître le trésor pris aux Volques Tectosages. Il fut privé de son imperium par un vote du peuple dès 105 -ce qui constituait une innovation importante-, soumis à une procédure d'enquête spéciale sur l'or de Toulouse et condamné en 103, dans un procès comicial. Cn. Mallius Maximus, l'autre vaincu d'Orange, subit le même sort. M. Iunius Silanus, le consul de 109, et M. Aemilius Scaurus, le censeur de la même année, qui avait participé aux négociations avec Jugurtha, furent accusés en 104 devant le Peuple par le tribun Cn. Domitius Ahenobarbus. Mais tous les deux furent acquittés.
    Les tribuns populares reprirent également à leur compte les principes démocratiques du programme gracquien. En 104, Cn. Domitius Ahenobarbus fit attribuer aux comices l'élection d'une partie des prêtres de la cité, et L. Cassius Longinus fit décider que les magistrats qui avaient été condamnés ou privés de leur imperium seraient exclus du Sénat. Ces mesures sanctionnaient les condamnations qui venaient d'être prononcées et renforçaient le pouvoir du peuple sur ses dirigeants. En 104 probablement, C. Servilius Glaucia rendit aux chevaliers romains le jury de la quaestio de repetundis. Sans doute en 100, L. Appuleius Saturninus fit adopter une nouvelle loi frumentaire et institua surtout une nouvelle quaestio perpetua contre quiconque aurait porté atteinte à la majesté du peuple romain, c'est-à-dire à son pouvoir ou à son autorité ; cela revenait à offrir à un jury composé lui aussi de membres de l'ordre équestre la possibilité d'évaluer et de sanctionner tout acte commis par un magistrat romain.
    Les propositions agraires réapparaissaient également. Mais la fonction s'en modifiait. Les projets de distribution de terres concernaient moins désormais les milieux populaires italiens que les vétérans de Marius qui étaient sans doute issus largement de la population rurale et qui attendaient de ces concessions une récompense de leurs années d'engagement. On comprend ainsi l'importance que revêtait pour leur chef la collaboration des tribuns de la plèbe qui pouvaient faire adopter de telles mesures. Déjà en 103, Appuleius Saturninus avait fait assigner des lots de terre de 100 jugères (25 ha) à des vétérans qui avaient été installés en Afrique. Les lois qu'il fit voter en 100 grâce à la mobilisation des bénéficiaires étaient plus ambitieuses encore. Elles prévoyaient, d'une part, des fondations de colonies en Sicile, Achaïe, Macédoine et, d'autre part, la distribution de l'ager publicus qui avait été acquis dans la guerre contre les Cimbres et les Teutons. Cette dernière loi contraignait même les membres du Sénat à s'engager par serment à la respecter. Et Metellus Numidicus, qui refusa de se soumettre à une telle condition, dut partir en exil.
    Toute cette activité n'alla cependant pas sans provoquer la résistance de l'oligarchie. En 102, le même Metellus Numidicus, qui était censeur, marqua Appuleius Saturninus et Servilius Glaucia d'infamie, mais sans que cela eût d'effet politique. En outre, comme cela avait déjà été le cas lors des tribunats des Gracques, il se trouva, peut-être en 105 et en tout cas en 103, d'autres tribuns de la plèbe pour s'opposer aux mesures populares. Cette fois, cependant, la réponse fut expéditive que ne l'avait été celle que Tiberius Gracchus avait opposée à M. Octavius. Ces individus furent chassés du Forum, comme si le fait que ces mesures étaient prises dans l'intérêt du peuple devait l'emporter sur le droit.
    En 101 et en 100, la violence s'aggrava encore. En 101, un candidat au tribunat, qui venait d'être élu, fut assassiné pour permettre à Appuleius Saturnius de l'emporter. En 100, ce fut le tour d'un candidat au consulat qui barrait la route à Servilius Glaucia. L'indignation que provoqua ce dernier crime, associée à celle qu'avait suscitée l'exil de Caecilius Numidicus, fit basculer la situation. Le Sénat prit un sénatus-consulte ultime qui imposait aux consuls de prendre des mesures de répression contre les fauteurs de troubles. Cette disposition était devenue le seul recours juridique qui pût permettre d'opposer la violence à la violence. Marius hésita puis, contraint sans doute par le rôle que la magistrature qu'il gérait lui imposait de jouer, soucieux aussi de préserver la position qu'il avait acquise dans la cité, il se rallia aux conservateurs et fit assassiner Appuleius Saturninus, Servilius Glaucia et leurs partisans. Ce renversement d'alliance apaisait la cité pour dix ans." (pp.154-160)

    "Ces années qui virent la montée en puissance de Caius Marius et son alliance avec des tribuns populares avaient ainsi été l'occasion d'innovations importantes dans les mécanismes de la vie politique romaine qui déterminaient à leur tour les pratiques à venir.
    Même s'il en avait emprunté certains traits à de grands précédents comme les deux Scipions l'Africain et Émilien, Marius avait défini une nouvelle figure de chef militaire. Il était victorieux d'ennemis redoutables qui avaient vaincu les armées romaines et menaçaient l'existence même de la cité. Il avait bénéficié d'une aide particulière des dieux qui se manifestait par des miracles ou des oracles exceptionnels. Il avait porté l'Empire de Rome et sa propre gloire à des niveaux qui n'avaient encore été atteints par personne. Il avait géré le consulat six fois: en 107 et de 104 à 100. Un modèle était ainsi en place, mais qui invitait à la surenchère, car, pour être grand désormais, il faudrait l'être plus que le vainqueur de Jugurtha, des Cimbres et des Teutons.
    L'armée qui lui avait permis de remporter ces succès avait en partie changé de nature. Le recrutement de prolétaires auquel il avait procédé achevait certes une évolution qui avait commencé au cours de la deuxième guerre punique puis s'était poursuivie sous les Gracques: le niveau censitaire du recrutement avait été abaissé et, en échange, la cité avait commencé à fournir aux hommes leur armement puis leur équipement. Mais, avec cette réforme, les citoyens démunis qui étaient mobilisés allaient attendre avec encore plus d'intérêt les récompenses qui reconnaîtraient leur courage et amélioreraient leur situation. Le recrutement avait tendance à se faire dans les zones rurales, particulièrement dans celles qui étaient sans doute le plus affectées par les phénomènes d'exode rural. Ces soldats qui avaient conservé leurs racines paysannes auraient désormais sous les yeux le précédent que constituaient les concessions de terres dont avaient bénéficié les vétérans de Marius. Une relation particulière enfin s'était mise en place entre les hommes et ce chef victorieux qui les entraînait dans des campagnes de plusieurs années et qui les grandissait de ses propres victoires. L'exemple n'était pas perdu, et Sylla, Pompée et César sauraient s'en emparer pour se gagner l'attachement d'hommes qui attendraient d'eux la rémunération de leur valeur et en échange les soutiendraient contre leurs adversaires.
    L'association avec des tribuns populares avait créé une autre série de précédents. Marius avait eu besoin de leur aide afin d'obtenir pour lui les grands commandements et pour ses hommes les colonies et les distributions de terres. Ses partenaires, en contre-partie, avaient bénéficié de la caution de son prestige et du vote de ses vétérans. Il apparaissait alors qu'il ne pourrait y avoir à l'avenir de pouvoir à la hauteur de celui qu'avait exercé Marius sans la reconnaissance populaire d'une supériorité ni sans une alliance de ce genre entre magistrats qui permettait d'obtenir les commandements exceptionnels. La gestion et la promotion de la supériorité au niveau où elle était désormais placée passaient par une concentration ou par une mise en commun des ressources politiques. Une telle puissance cependant ne pouvait plus être régulée par aucune disposition constitutionnelle. Placée en quelque sorte hors des cadres de contrôle de la cité, elle ne pouvait plus être maîtrisée ni par l'opposition du Sénat, ni par l'intervention des autres magistrats. La seule réponse possible résidait dans la violence.
    " (pp.161-162)

    "Au début du Ier siècle cependant, deux grands conflits éclataient et révélaient les tensions qui régnaient à l'intérieur de l'Empire. Ils devaient avoir une importance considérable. Le premier était lié à la demande répétée et jamais satisfaite des Italiens d'accéder à la citoyenneté romaine. Il prit le nom de guerre sociale ou guerre des alliées (socii). Le second fut une guerre engagée contre Mithridate, le roi du Pont. [...]
    Le processus qui conduisit les alliés italiens à réclamer la citoyenneté romaine a déjà été évoqué, mais peut être résumé de la façon suivante.
    Les différences de statut qui distinguaient les alliés de Rome, pérégrins et latins, des citoyens de Rome, des municipes ou des colonies avaient un sens au début du IIe siècle, quand elles correspondaient encore largement à des écarts ethniques et culturels et que l'horizon de la plupart de ces communautés était limité à un cadre politique local ou régional. Mais elles le perdirent au fur et à mesure que l'Italie s'intégrait dans cet espace méditerranéen que l'impérialisme romain et le développement des échanges avaient tendance à unifier. Les Italiens -Romains compris- abandonnaient une partie de ce qui faisait leurs identités propres au profit d'un ensemble commun de références culturelles et politiques largement marquées par l'hellénisme.
    Elles devenaient ainsi d'autant moins acceptables qu'elles continuaient de justifier aux yeux des autorités romaines une inégalité de traitement qui se manifestait dans tous les domaines de la vie politique. Les alliés continuaient à payer l'impôt destiné à la solde de leurs hommes alors que les Romains en étaient dispensés. Ils étaient engagés plus fréquemment, en campagne, recevaient une part moins importante de butin et étaient soumis à des sanctions pénales plus graves. En Italie même, enfin, ils subissaient les interventions des autorités romaines dans leurs affaires et avaient parfois à supporter les vexations de certains magistrats. Elles devinrent insupportables quand la réforme agraire de Tiberius Gracchus aboutit à placer l'équilibre interne de certaines communautés entre les mains de magistrats romains dès lors que l'usage qu'elles avaient conservé de l'ager publicus était remis en cause. La revendication de la citoyenneté devenait alors d'autant plus impérieuse qu'une grande partie des Italiens, et particulièrement certaines de leurs aristocraties, avaient conscience de participer avec les Romains à une même communauté politique et culturelle qui se réalisait chaque jour davantage dans la conquête, la gestion et l'exploitation de l'Empire.
    Il s'en fallait cependant de beaucoup qu'une telle réforme fût acceptable. Outre le fait qu'elle imposait à l'aristocratie et aux milieux populaires romains un partage, bien difficile à accepter, des bénéfices réels et surtout symboliques de l'impérialisme, elle se heurtait à la conception que l'on pouvait avoir alors de la cité et de son gouvernement. Même dispersée entre Rome, son territoire et les divers municipes et colonies, la communauté des citoyens romains ne comprenait guère que 400 000 hommes adultes qui étaient inscrits et unifiés par divers réseaux de parenté, de voisinage et de clientèle qui permettaient aux divers individus d'identifier la place que chacun occupait et à l'aristocratie de gérer les instruments sociaux de sa domination. La perspective de l'élargissement de ce groupe à un ensemble de plusieurs millions d'individus avait certainement de quoi effrayer tout autant les simples citoyens que leurs dirigeants qui risquaient d'y perdre les uns leurs repères en même temps que leur supériorité relative et les autres les moyens de leur contrôle politique.
    Certains hommes politiques populares, cependant, avaient entrepris de répondre à la demande. Cela avait été le cas de Fulvius Flaccus, le consul de 125, et de Caius Gracchus lui-même. Marius s'engagea dans la même voie, même si ce fut de façon différente. A plusieurs reprises en effet, il se fit le champion des aspirations italiennes: en concédant de lui-même -et en toute illégalité- la citoyenneté à des soldats italiens à l'issue de la guerre contre les Cimbres et les Teutons et en obtenant d'Appuleius Saturninius le droit d'inscrire quelques non-Romains parmi les citoyens des colonies romaines qu'il fondait. De telles mesures étaient symboliques, mais elles contribuaient à mobiliser autour de lui les attentes et la confiance des Italiens.
    La crise naquit en 91 de l'action d'un autre tribun de la plèbe, M. Livius Drusus, le fils de l'adversaire de Caius Gracchus.
    Après une courte période de réaction qui avait permis le retour de Caecilius Metellus Numidicus, la tenue de procès contre des populares, leur condamnation ou parfois leur mort, les mêmes tensions qui s'exerçaient autour de l'accès à la citoyenneté et de l'exercice du pouvoir, étaient réapparues. D'un côté, les consuls de 95 L. Licinius Crassus et Q. Mucius Scaevola avaient fait voter une loi qui expulsait encore une fois ceux qui n'étaient pas citoyens et instituait une procédure d'enquête contre les usurpateurs. En 92, les censeurs, ce même L. Licinius Crassus et son collège Cn. Domitius Ahenobarbus, interdirent l'enseignement de la rhétorique en latin, sans doute parce qu'il permettait à des jeunes gens qui n'appartenaient pas à l'aristocratie sénatoriale hellénisée de se faire une place dans les débats civiques et surtout judiciaires. A l'opposé cependant, les juges équestres de la quaestio de repetundis condamnaient en 92 un sénateur, P. Rutilius Rufus, au cours d'un procès inique et commettaient là un véritable crime judiciaire qui fit scandale. La tension grandissait à nouveau et poussait M. Livius Drusus à répondre aux questions qu'elle posait à nouveau.
    Comme l'avait fait son père, il tenta de rétablir l'autorité de l'aristocratie sénatoriale en se gagnant les milieux populaires par des concessions acceptables et sans doute devenues indispensables. Il présenta donc une loi frumentaire, une loi agraire et une autre qui prévoyait la fondation de colonies en Italie et en Sicile. Il proposa surtout que les jurys des quaestiones fussent de nouveau réservés aux sénateurs mais qu'en même temps 300 chevaliers fussent intégrés au Sénat. Il élargissait ainsi la base politique du gouvernement et renouait avec la politique de Caius Gracchus en prenant en compte les aspirations des nouveaux acteurs de la vie sociale et politique de Rome.
    Mais Livius Drusus réveillait aussi les vieilles oppositions et, en envisageant la concession de la citoyenneté aux Latins et aux alliés, rouvrait la source du conflit le plus aigu. La mobilisation de certains peuples italiens, des Samnites notamment, pour le succès de cette mesure s'intensifiait. Certains même s'engageaient par un serment collectif auprès de lui. Drusus était ainsi pris dans une contradiction qui tenait à ce que, pour restaurer l'autorité du Sénat, il apparaissait comme le champion des exclus et se gagnait une popularité telle qu'elle faussait les équilibres aristocratiques. Il suscitait ainsi l'acharnement de ses adversaires qui firent annuler pour non-conformité aux auspices certaines des lois qu'il avait fait voter. La tension était devenue extrême quand il fut assassiné.
    Sa mort écartait toute chance de concession de la citoyenneté. Elle provoqua l'insurrection de tous les peuples italiens qui étaient les plus acharnés à l'obtenir: Picentins, Marses, Péligniens, Vestins et Marrucins au Nord, Hirpins, Samnites, Apuliens, Lucaniens et une partie des Campaniens au Sud. Il s'agissait globalement de ceux qui avaient à la fois connu le processus d'intégration le plus avancé par la participation qu'ils avaient prise à la conquête et à l'exploitation de l'Empire, ou de ceux qui étaient le plus menacés par la législation agraire. D'autres, en revanche, les Étrusques et les Grecs notamment, qui conservaient une identité forte ou qui craignaient les bouleversements internes que provoquerait l'adoption du droit romain, restaient à l'écart. La frustration que l'échec de Livius Drusus avait provoquée se transforma en violence. Les insurgés se dotèrent d'institutions communes, d'une capitale, Corfinium au Samnium, qu'ils rebaptisèrent Italica, d'une armée, d'un Sénat et de magistrats. Dans leurs esprits, c'était l'Italie unifiée qui se dressait comme une anti-Rome, affrontant la première et aspirant à l'effacer.
    Les opérations furent longues, sanglantes et difficiles. Cette guerre prenait des aspects de guerre civile en ce qu'elle opposait des individus et des groupes qui étaient liés par des relations familiales, d'amitié ou de clientèle et qui avaient en commun toutes les expériences encore récentes des conflits d'Afrique et de Gaule. Mais elle impliquait aussi des troupes d'alliés espagnols, africains ou orientaux que l'on avait mobilisées. La victoire romaine fut acquise en 89-88. Mais elle ne réglait rien: la concession de la citoyenneté était devenue inévitable. Même si la première réaction à Rome fut de mettre en place une quaestio (lex Varia) pour poursuivre les sénateurs que l'on estimait responsables de l'insurrection, bien vite les nécessités de la pacification imposèrent l'intégration. Dès 90, une loi Calpurnia autorisa les chefs militaires à concéder la citoyenneté aux alliés qui combattaient avec eux. La même année, une loi Julia l'accorda aux Latins qui étaient tous demeurés fidèles, aux autres alliés qui avaient fait de même et à ceux qui déposaient rapidement les armes. Elle servit ensuite à accueillir ceux qui se soumettaient. En 89, une loi Plautia Papiria incorpora ceux qui, résidant dans une autre cité que la leur, n'avaient pas été pris en compte par les dispositions précédentes. Une loi Pompeia étendit enfin en Gaule cisalpine les dispositions précédentes aux colonies latines qui se trouvaient au sud du Pô et accordaient le droit latin aux peuples et aux cités du nord de ce même fleuve (Transpadane).
    Ainsi s'ouvrait une ère nouvelle dans le fonctionnement de la cité romaine. A l'exception de ceux de Transpadane, c'étaient tous les habitants de la péninsule qui constituaient désormais le corps civique. Encore fallait-il cependant que le processus d'incorporation allât jusqu'à son terme. Il prenait trois aspects. C'étaient en effet des communautés civiques entières qui entraient dans l'organisation politique romaine. Toutes possédaient des constitutions particulières auxquelles elles devaient renoncer pour devenir des municipes sur le modèle de ceux qui avaient été mis en place au cours des siècles précédents. Réciproquement, les colonies romaines et les préfectures qui étaient déjà composées de citoyens romains mais qui n'avaient pas encore d'institutions propres devenaient des cités autonomes. Tous les nouveaux citoyens devaient enfin être inscrits dans les cadres civiques romains. Ces procédures ne pouvaient manquer de bouleverser les équilibres clientélaires." (pp.162-167)

    "L'autre grand conflit qui eut des conséquences importantes sur la vie politique fut celui qui opposa Rome à Mithridate VI Eupator. Celui-ci appartenait à une dynastie anatolienne hellénisée et avait élargi son royaume, qui correspondait à la partie septentrionale de l'Asie Mineure, jusqu'à la Colchide et la Chersonèse Taurique (Crimée). Ses rapports avec les Romains étaient tendus. Ceux-ci se méfiaient de sa puissance et soutenaient deux de ses voisins avec lesquels il était en conflit, Ariobarzane, le roi de Cappadoce, et Nicomède IV, le roi de Bithynie. En 89, ce dernier, soutenu par le proconsul d'Asie, C. Cassius, et son légat Manius Aquilius, passa à l'offensive. Mithridate le battit avec ses alliés romains, contraignit Ariobarzane à la fuite et poussa les opérations jusque dans la province d'Asie.
    Les populations grecques, épuisées par l'exploitation romaine, l'accueillirent avec enthousiasme et dans une révolte générale massacrèrent en 88 des dizaines de milliers de Romains et d'Italiens -certaines sources donnent le chiffre de 80 000, d'autres celui de 150 000- qui résidaient dans les principales villes de la province, comme si elles avaient voulu définitivement se débarrasser de leur présence. Ce fut alors toute la domination romaine en Orient qui vacilla. Athènes passa au roi. Délos fut prise par sa flotte. Les cités du Péloponnèse se soumirent. Seules résistaient encore Rhodes et les troupes romaines de la province de Macédoine. Il fallait alors une réponse à la hauteur de la situation, quelque commandement exceptionnel qui s'étendît sur toute la région et permettrait de mobiliser toutes les ressources diplomatiques et militaires de l'Etat romain.
    Marius pouvait trouver d'autant plus l'enjeu à sa mesure que la reconquête de l'Asie Mineure et de la Grèce serait une grande source de gloire et de profits. Mais il n'était pas le seul à raisonner ainsi. Un autre personnage avait pris de l'importance, son ancien questeur des campagnes d'Afrique: L. Cornelius Sylla.

    Marius et Sylla: la première guerre civile

    A Rome, les années 90-88 au cours desquelles il fallut faire face à ces périls furent tout à fait dramatiques. Les conflits internes s'apaisèrent un temps: les commandements furent partagés pour affronter la révolte italienne
    ."
    (p.167-168)

    "Le déclenchement des deux guerres sociales et de Mithridate avait provoqué un appauvrissement brutal de l'Etat romain et des particuliers. Les régions et les provinces insurgées ne rapportaient plus ni impôts, ni taxes, ni loyers, ni intérêts. Les capitaux qui y avaient été investis étaient apparemment perdus. Ceci provoqua une brusque tension sur le crédit et ouvrit la question des dettes. Bien des débiteurs, et parmi eux des membres de l'aristocratie sénatoriale et équestre, se trouvaient incapables de rembourser des créanciers qui réclamaient leur dû avec d'autant plus d'acharnement que la banqueroute les menaçait aussi. Le péril était lourd de conséquences, car, à Rome, la faillite entraînait l'infamie et, bien entendu, l'exclusion des ordres supérieurs. Le problème apparut brutalement en 89 quand le préteur A. Sempronius Asellio, qui avait redonné vigueur à une vieille disposition protégeant les débiteurs, fut assassiné en plein Forum par les usuriers exaspérés. Il fut ensuite au coeur de toutes les tensions qui marquèrent les années suivantes.
    Dès 90, l'intégration des nouveaux citoyens dans les cadres civiques romains ouvrit une autre série de difficultés. Ce n'était pas leur inscription dans la hiérarchie des classes censitaires qui inquiétait puisqu'elle reproduisait l'ordre social, mais celle de leur répartition dans les tribus. Leur nombre était tel qu'ils y changeaient la majorité. Les premières solutions envisagées furent donc soit de créer pour eux deux tribus nouvelles, soit de les cantonner dans 8 ou 10 tribus qui leur seraient abandonnées, de telle sorte en tout cas qu'ils ne menacent pas l'ensemble des 35. Ils protestèrent évidemment, et leur agitation contribua à intensifier les conflits politiques.
    Toutes ces questions constituèrent le fondement de l'action que le tribun de la plèbe P. Sulpicius Rufus mena en 88. Il fit d'abord voter une loi qui imposait une limite de 2000 deniers aux dettes que les sénateurs pouvaient contracter. Il proposa surtout que les nouveaux citoyens fussent répartis dans les 35 tribus. L'entreprise était audacieuse. Elle avait sans doute pour objectif de lui gagner la reconnaissance des Italiens ; ce qui l'aurait mis à un niveau de pouvoir extraordinaire. Mais elle provoqua aussitôt l'opposition des anciens citoyens qui perdaient là leur propre influence. Par la violence cependant, il parvint à ses fins. Il fit surtout attribuer le commandement de la guerre contre Mithridate à Marius avec lequel il s'était associé et qui désirait ardemment renouveler son prestige et sa fortune par une campagne à la hauteur de son statut de sauveur de Rome. Et ce fut cette dernière mesure qui déclencha la guerre civile.
    L'un des deux consuls de 88, en effet, était L. Cornelius Sylla, l'ancien questeur puis légat de Marius. A la différence de ce dernier, Sylla appartenait à l'aristocratie sénatoriale la plus ancienne -il était patricien- et la plus reconnue. Ses ancêtres immédiats, son arrière-grand-père, son grand-père et son père n'avaient pas pu atteindre le consulat. Sa famille ne comptait pas non plus parmi les plus riches. Mais lui-même en enrayait le déclin. Il avait tiré gloire de la capture de Jugurtha et avait participé avec éclat aux campagnes contre les Cimbres et les Teutons puis de la guerre sociale. En 88, précisément, il avait obtenu l'alliance des Metelli en épousant Caecilia Metella, la fille de L. Caecilius Metellus Delmaticus, le consul de 119, et la nièce de Q. Caecilius Metellus Numidicus, le consul de 109. Actif, général reconnu, il était alors certainement un des espoirs des familles dominant le Sénat.
    C'était lui qui avait reçu ce commandement que la loi de Sulpicius lui retirait et il entendait d'autant moins y renoncer que cette abrogation constituait une innovation sans précédent comparable. Son imperium s'étendait sur tous les territoires perdus et s'annonçait comme le plus ambitieux et le plus fructueux qui ait été confié à un général romain depuis les grandes conquêtes du IIe siècle. Il avait déjà recruté ses troupes qui étaient cantonnées en Campanie. Elles aussi attendaient beaucoup de cette campagne dont le butin apparaissait prometteur. Il réagit alors de façon totalement inédite à ce qui apparaissait comme une tyrannie tribunicienne absolument insupportable. Il prit ses troupes en main et marcha sur Rome. Un tel acte était d'une gravité inouïe, puisqu'il contrevenait à tous les principes religieux et juridiques qui interdisaient l'entrée d'une troupe à l'intérieur de la Ville. Il balaya rapidement les résistances et prit les mesures qui lui semblaient pouvoir rétablir la situation.
    Il fit déclarer ses adversaires ennemis publics par le Sénat puis fit voter une loi qui autorisait n'importe qui à s'emparer d'eux et à les tuer. Le tribun Sulpicius Rufus fut pris et exécuté alors que d'autres, comme Marius, réussirent à s'enfuir. Il fit abroger les plébiscites de Sulpicius Rufus, rétablir un contrôle préalable du Sénat sur les décisions populaires et confier le vote des lois aux comice centuriates ; ce qui aurait eu pour double effet d'ôter une partie de leurs pouvoirs aux tribuns de la plèbe et de dédramatiser la question de la répartition des nouveaux citoyens. Il reprit à son compte la mesure de Livius Drusus d'un élargissement de l'ordre sénatorial à 300 chevaliers et atténua le poids des dettes par une limitation des intérêts. Puis il partit en campagne contre Mithridate.

    La période qui s'ouvrit alors fut une des premières où la cité fut divisée. Pendant que Sylla guerroyait en Orient, les marianistes reprenaient le pouvoir à Rome et y menaient leur propre politique. Marius avait survécu aux recherches de ses ennemis. Après une longue errance en Campanie, en Sicile et en Afrique, il revenait en Italie, ivre de vengeance. Les deux consuls de 87 s'étaient immédiatement affrontés à leur tour sur la question des nouveaux citoyens. L. Cornelius Cinna, qui les favorisait, avait été chassé de Rome et mobilisait une armée dans les villes d'Italie. Il fut rejoint par Marius. Les deux hommes entrèrent dans Rome, massacrèrent à leur tour leurs adversaires, firent déclarer ennemis publics ceux qui, comme Sylla, leur échappaient, abrogèrent les lois qu'il avait fait adopter et imposèrent leur domination.
    De 87 à 82, les marianistes gouvernèrent alors sans partage. Marius obtint pour 86 le septième consulat que des présages lui avaient annoncé, pour mourut. Cornelius Cinna fut consul en 86, 85 et 84, l'année de sa mort. D'autres les assistèrent ou leur succédèrent, parmi lesquels Cn. Papirius Carbo consul en 85, 84 et 82, et le fils de Marius, consul en 82. La politique qu'ils menèrent reprenait certains aspects habituels des propositions populares. C'est ainsi qu'en 83 le tribun M. Iunius Brutus fit voter la fondation d'une colonie à Capoue." (pp.168-171)

    "Pendant ce temps, Sylla combattait Mithridate. Coupé de l'Italie, il s'empara des trésors de Delphes, d'Olympie et d'Épidaure qu'il utilisa pour payer ses troupes. En 87, il mit le siège devant Athènes qu'il prit en 86. Puis, la même année, il battit les armées du roi en Béotie. Tout en négociant, il poursuivit son avance et atteignit la Macédoine et la Thrace.
    Le front cependant se dédoublait. Une armée marianiste était arrivée en Orient et avait gagné l'Hellespont. Elle avait d'abord été commandée par le consul de 86, L. Valerius Flaccus, puis par le légat C. Flavius Fimbria qui avait fait tuer son chef après une mutinerie dont il avait pris la tête. Les marianistes menaient avec succès leur propre offensive en Asie. La guerre civile rejoignait la guerre extérieure, et les provinciaux comprirent très vite que, s'ils se soumettaient à Rome, ils devaient aussi faire le bon choix entre ses généraux, sauf à subir les représailles du vainqueur: Ilion qui se réservait pour Sylla fut détruite par Fimbria. Il était donc de l'intérêt de Sylla d'en finir au plus vite. Mithridate était aussi pressé que lui, car certains peuples et certaines cités qu'il avait soumis commençaient à faire défection. L'accord se fit donc rapidement. En 85, à Dardanos, Mithridate acceptait de rentrer dans ses Etats en abandonnant l'Asie et le reste de ses conquêtes. Il ne perdait que sa flotte et une faible indemnité de 2000 talents. La province romaine d'Asie était rétablie. Les rois Nicomède de Bithynie et Ariobarzane de Cappadoce récupéraient leurs royaumes. On revenait à la situation d'avant 88.

    Sylla était vainqueur. Il commença par se rallier l'armée de Flavius Fimbria, puis il passa l'année 84 à organiser son pouvoir et à préparer son retour. Il rétablit l'autorité romaine sur les populations d'Orient en sanctionnant durement les cités qui s'étaient révoltées. Elles subirent l'occupation et la plupart perdirent leur liberté. Celle d'Asie furent taxées du tribut qu'elles n'avaient pas payé, augmenté des frais de guerre, soit 20 000 talents. Elles étaient ruinées pour longtemps. Les dieux, en revanche, dont Sylla avait pris les trésors, furent remboursés par des domaines confisqués aux vaincus. Et les quelques cités et les individus qui étaient restés fidèles furent récompensés et acquirent une position dominante dans leur propre société. Avec l'argent qu'il avait ainsi pu accumuler, Sylla s'était aussi donné les moyens de l'emporter dans la lutte contre ses adversaires.
    Et 83 enfin, il gagna l'Italie. La première mesure qu'il prit fut de reconnaître la façon dont les nouveaux citoyens avaient été intégrés dans le corps civique romain: ce n'était qu'à ce compte qu'il pouvait espérer les rallier. Très vite, il obtint l'appui des adversaires des marianistes qui étaient restés dans la péninsule. Le jeune Cn. Pompeius (Pompée) le rejoignit en amenant avec lui une armée qu'il avait recrutée de sa propre initiative parmi les Picentins que son père, Cn. Pompeius Strabo, le consul de 89, avait vaincus au cours de la guerre sociale et qu'il avait fait entrer par deditio dans sa clientèle. La résistance fut dure et les combats, sanglants. Certaines cités italiennes restèrent fidèles aux marianistes. Elles résistaient encore quand, en 82, Sylla reprit Rome.
    Ce fut à ce moment qu'eut lieu un événement qui marqua profondément les esprits. Sylla ne se contenta pas de faire tuer tous ceux qui lui étaient tombés sous la main ni de faire exécuter plusieurs milliers de Samnites qui combattaient du côté marianiste et qu'il avait fait prisonniers. Il officialisa le massacra. Il fit afficher (proscribere) les noms de tous adversaires, édicter leur exclusion de la cité et promettre des récompenses à ceux qui les tueraient. Grâce à une loi qui confirmait l'édit, leurs biens seraient confisqués et leurs enfants perdraient leurs droits politiques. Ces proscriptions ne visaient que des membres de l'aristocratie, car c'étaient eux qui représentaient une menace qui semblait ne pouvoir être conjurée que par l'éradication complète des familles. Plus de 500 sénateurs et chevaliers furent assassinés après une chasse à l'homme dont nos sources ont conservé le souvenir épouvanté. L'épisode eut des conséquences importantes. D'abord parce qu'il créait un précédent qui resurgit en 43 à l'issue de la guerre civile qui opposa les héritiers de César à ses assassins. Ensuite et surtout, parce qu'il modifiait la composition de l'aristocratie romaine. Un certain nombre de familles disparaissait quand d'autres s'enrichissaient de leurs dépouilles. [...]
    En Italie aussi, la victoire syllanienne avait de lourdes conséquences. Les cités qui avaient résisté étaient sanctionnées selon le droit de la guerre. Quelques-unes, Arezzo et Volterra notamment, étaient privées de leur droit de citoyenneté. La plupart perdaient une partie de leur territoire qui devenait ager publicus. Des vétérans de Sylla y étaient installés. Elles devenaient alors souvent des colonies où l'organisation civique qui était mise en place réservait une position prépondérante aux nouveaux venus. Partout, enfin, les municipes qui avaient constitués depuis 89 étaient épurés de leurs élites marianistes au bénéfice des partisans locaux de Sylla. Toute l'Italie entrait ainsi dans les réseaux clientélaires du vainqueur et de ses amis.
    Dans le reste de l'Empire enfin, la guerre continuait. Dans les provinces d'Occident, des magistrats marianistes résistaient encore. [...]

    La victoire de Sylla avait mis fin à une période de violence et de guerre. Ce ne devait pas être la dernière. Aucune des causes qui l'avaient engendrée n'avait disparu. Elles avaient même tendance à s'aggraver. Des précédents étaient apparus, qui étaient susceptibles de se répéter. La notion de magistrature était affaiblie, puisque, sur une décision du Peuple, des tribuns de la plèbe pouvaient être déposés et des consuls, privés de leur imperium. Un vote du Sénat suffisait à permettre l'exil ou la mise à mort de citoyens. Sous l'effet des tensions et de la violence, les instruments anciens de régulation avaient perdu leur efficacité.
    " (172-175)
    -Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.). Crise d'une aristocratie, Nouvelle histoire de l'Antiquité, tome 7, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 304 pages.




    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 9 Aoû - 17:37, édité 2 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 9 Aoû - 14:07

    "[Sylla] s'estimait particulièrement favorisé par Vénus ; si bien qu'il se fit reconnaître le surnom de "Felix" que pour le monde grec il fit transposer en "Epaphrodite". Il donna aux deux enfants qu'il avait eus de Caecilia Metella les prénoms de Faustus et de Fausta qui leur annonçaient un destin heureux. C'était faire admettre dans le monde entier une supériorité qui tenait à une protection particulière que les dieux lui accordaient et qui s'attachait à sa personne et non pas seulement comme les autres à l'exercice d'une magistrature. Il créa d'ailleurs des jeux qui célébraient tous les ans la Victoire et l'y associaient intimement.
    Il s'était fait surtout attribuer par une loi un pouvoir exceptionnel, à la hauteur de la situation: "dictateur pour donner des lois et organiser la cité" [...] La dictature était certes une magistrature légale, mais rarement accordée, et à laquelle on n'avait plus fait appel depuis la deuxième guerre punique. [...] Dans le cas de Sylla, elle avait été adaptée: elle ne connaissait pas de restriction de durée, mais s'actualisait dans une mission précise qu'il devait accomplir. Celle de refonder la cité. [...]
    Symbolique, il étendit le pomerium. [...]
    L'oeuvre de Sylla fut une restauration. Il recomposa le Sénat que les massacres et ses propres proscriptions avaient dépeuplé. Il en fit passer le nombre à 600 membres en y intégrant des chevaliers romains. Il y promouvait surtout certains de ses officiers qui avaient fait la preuve de leur vertu militaire et de leur dévouement. Il réorganisa le système des magistratures. Il fit passer à 8 le nombre des préteurs de telle sorte qu'il correspondît aux besoins engendrés par la multiplication des
    quaestiones perpetuae qu'ils devaient présider pendant le temps de leur magistrature. Il fit également passer le nombre des questeurs à 20 pour qu'il s'ajustât au nombre des préteurs et des consuls et permît un renouvellement automatique et régulier du Sénat. Il réaffirma les règles du cursus honorum en rétablissant la succession des magistratures et en interdisant leur réitération avant dix ans: il s'agissait d'éviter que l'exemple de ces tribuns populares ou de Marius surtout se répétât. Il augmenta enfin le nombre des prêtres et retira au peuple le droit d'en élire certains en rétablissant le principe de cooptation.
    Sa principale innovation fut de diminuer les pouvoirs du tribunat de la plèbe qui avait été l'instrument des populares. Il lui retira le droit de proposer des lois et limita celui d'opposer leur
    intercessio à l'action des autres magistrats. Ses titulaires n'avaient alors pratiquement plus que celui de protéger individuellement les citoyens (jus auxilii) ; ce qui n'avait aucune conséquence politique. Il leur interdit enfin de gérer aucune autre magistrature après celle-ci. Le tribunat de la plèbe devenait ainsi une impasse dans une carrière et perdait tout intérêt pour quiconque aurait voulu l'utiliser pour se rendre populaire et atteindre les sommets du pouvoir. Parallèlement aussi il faisait adopter des mesures restrictives en matière de distributions frumentaires. Et, s'il fit adopter une loi agraire, ce fut elle qui permit la distribution à ses vétérans des terres prises à ses ennemis." (pp.176-178)

    "Le temple de Jupiter Capitolin, qui avait été détruit en 83 dans un incendie, fut reconstruit. [...]
    Sylla conclut son action en abdiquant la dictature en 80 alors même qu'il était consul cette année-là. En 79, il se retira dans sa villa près de Pouzzoles, en Campanie, où il mourut peu après, en 78. Cet abandon du pouvoir était cohérent avec cette ambition qu'il avait manifestée de restaurer les principes aristocratiques du fonctionnement de la cité.
    " (p.180)

    "Dès que Sylla mourut, l'agitation s'empara de certaines régions de l'Italie. En Étrurie notamment, des citoyens exclus de leurs droits et privés de leurs terres s'en prirent aux bénéficiaires de la colonisation. Leur action rencontra le conflit qui opposait les deux consuls de 78, M. Aemilius Lepidus et Q. Lutatius Catulus. Au point que le premier, qui proposait de revenir sur les réformes de Sylla, finit par se les attacher et s'engagea dans une courte guerre civile. Il fut rapidement battu et mourut peu après. Mais l'épisode avait révélé l'ampleur du problème. Les conflits perdurèrent localement. Les vétérans eux-mêmes n'étaient pas assurés de conserver leur position, et nos sources font état de la ruine qui frappa un grand nombre d'entre eux, incapables de vivre des lots qu'ils avaient reçus. Partout en Italie, des populations marginalisées, anciens propriétaires dépossédés et vétérans ruinés, constituaient un facteur de troubles et d'insécurité." (pp.182-183)

    "Pompée n'appartenait pas à une vieille famille sénatoriale. Son grand-père n'avait été que préteur, mais son père, le consul de 89, avait été un des personnages importants de sa génération. C'était lui qui avait acquis ces clientèles picentines que Pompée avait mobilisées pour rejoindre Sylla lorsqu'il avait débarqué en Italie. Ces premières opérations contre les marianistes lui avaient permis de faire apprécier ses qualités d'énergie et de compétence militaire. Il avait ensuite battu et fait exécuter ceux qui s'étaient réfugiés en Sicile et en Afrique de 82 à 81. Ses succès avaient été rapides et lui avaient permis aussi de rétablir l'autorité de Rome sur les royaumes d'Afrique du Nord. Ils lui avaient permis de prendre le même surnom de "Magnus" (Grand) que portait Alexandre et de triompher en 80 alors même qu'il n'avait que vingt-cinq ans, n'avait géré aucune magistrature et ne disposait que d'un imperium proprétorien. Il avait en tout cas acquis assez de prestige pour recevoir en 77 un commandement pour réprimer en Italie la révolte de M. Aemilius Lepidus puis immédiatement après un autre pour aller combattre en Espagne.  [...]
    Les opérations furent longues et difficiles, marquées de nombreux sièges, mais elles s'achevèrent en 72 avec la mort de Sertorius [un marianiste] et la défaite de ses derniers partisans. De nouveau vainqueur, Pompée réorganisa les provinces d'Espagne et reprit le chemin de Rome.
    En Italie, deux séries de difficultés l'attendaient. La première était en voie de règlement. Il s'agissait de l'insurrection de Spartacus, la plus grande révolte servile qu'ait connue l'Antiquité. [...] Le Sénat finit par mobiliser une armée importante et la confier en 72 à M. Licinius Crassus Dives (le riche).
    Ce personnage appartenait à la noblesse plébéienne: son père avait été censeur en 89, son grand-père, préteur en 126, et son arrière-grand-père, consul en 171. Jeune, il avait perdu son père et son frère dans les massacres opérés par les marianistes, mais il avait réussi à s'échapper, avait combattu aux côtés de Sylla, s'était largement enrichi grâce aux proscriptions puis il avait géré la préture en 73. Il apparaissait comme un des personnages importants et capables de l'époque. Il prit donc en main les troupes destinées à combattre Spartacus, repoussa toutes les bandes vers le sud de l'Italie, réussit un temps à bloquer la plupart des insurgés à l'extrémité de la péninsule, sur les hauteurs de l'Aspromonte, puis à les écraser en quelques combats. Fier de son succès et désireux de faire un exemple, il fit alors crucifier 6000 de ses prisonniers tout le long de la via Appia de Capoue à Rome. Mais Pompée, qui arrivait alors en Italie, put lui dérober une partie de sa gloire en en massacrant quelques milliers qui étaient parvenus à s'échapper.
    " (pp.184-186)

    "La corruption progressait. En 77, par exemple, le préteur de 79, Q. Calidius, ironisa sur son propre sort en indiquant qu'au rang qui était le sien on ne pouvait pas être condamné pour moins de 3 millions de sesterces. Et, en 74, une affaire criminelle qui opposait deux chevaliers romains, St. Abbius Oppianicus et A. Cluentius Habitus, fut l'occasion d'un tel trafic de sentences qu'un tribun de la plèbe, L. Quinctius, put profiter de l'indignation populaire pour relancer l'agitation. En 70, en tout cas, M. Tullius Cicero (Cicéron) profitait de l'accusation de repetundis qu'il portait contre C. Verres, le préteur de 74 qui avait pillé les Siciliens au cours de son gouvernement, pour dénoncer la corruption et insister sur la nécessité d'un changement.
    La question qui dominait cependant était celle du rétablissement des pouvoirs des tribuns de la plèbe. Tous les ans ou presque, la demande en était faite
    ." (pp.186-187)

    "Aucune opération de cens n'avait eu lieu depuis 86. En 70, deux censeurs furent élus. Ce même souci qui dominait alors de restaurer la vertu sénatoriale pour éviter de trop grands troubles les conduisit à marquer 64 sénateurs d'infamie. Mais l'essentiel de leur action fut de recenser plus de 900 000 citoyens. Le corps civique avait ainsi doublé depuis la guerre sociale ; ce qui modifiait nécessairement les conditions de la vie politique." (p.189)

    "En 68, l'audace des pirates et l'insécurité étaient telles que certains d'entre eux réussirent à s'emparer de deux préteurs. L'émotion à Rome fut considérable. En 67, un tribun de la plèbe partisan de Pompée, A. Gabinius, proposa une loi qui lui donnait pour trois ans au moins un imperium consulaire qui s'étendait sur toute la Méditerranéen et sur toute la Méditerranée et sur une bande côtière de 50 milles (75 km environ), à égalité avec les gouverneurs. Il pouvait 24 légats, armer 500 navires auprès des alliés et utiliser autant de fonds et lever autant de soldats qu'il voulait. Sous bien des aspects, de telles dispositions étaient exceptionnelles. La plupart des sénateurs y étaient hostiles, car elles donnaient trop de pouvoir et d'importance à un homme qu'ils ne souhaitaient pas voir grandir à ce point. Un tribun, Trebellius, s'opposa à la loi. Sa résistance fut vite vaincue par Gabinius qui, pour le faire plier, engagea contre lui cette même procédure de déposition que Tiberius Gracchus avait autrefois inaugurée contre Octavius ; comme si empêcher la collation de tels pouvoirs à Pompée eût été agir contre les intérêts du Peuple. Le jour même où la loi fut votée, le prix du blé baissait.
    L'action de Pompée fut efficace. Il définit 13 secteurs côtiers qu'il attribua à certains de ses légats avec mission de combattre ou de s'emparer de tous les pirates qui s'y réfugieraient. [...]
    A la fin de l'été 67, la piraterie était éradiquée. Pompée recevait à nouveau le titre d'imperator. [...]
    Une autre mission l'attendait. [...] A la tête de l'armée qu'il avait reprise à Lucullus et de contingents asiatiques, il battit Mithridate qui se réfugia dans ses possessions de Crimée [...] Toute l'Anatolie passait sous domination romaine
    ." (pp.190-11)

    "En 64, Pompée poussa encore plus loin. Il passa en Syrie et en fit une province. Prenant parti dans le conflit entre les prétendants au royaume de Judée, il fit le siège et s'empara de Jérusalem et de son temple." (pp.191-192)

    "Le succès de Pompée était considérable. Il avait éliminé la menace de Mithridate et de quiconque aurait imaginé suivre son exemple. [...] Une demi-douzaine de rois puissants étaient ses obligés. Le Sénat décréta dix jours de supplications pour remercier les dieux." (p.192)

    "La compétition atteignit les jeux. [...] Il fallait, pour susciter l'admiration et mobiliser les attachements, dépenser plus encore que ses prédécesseurs." (p.194)

    "L'acquisition et la conservation des instruments indispensables à l'exercice de la supériorité aristocratique devenaient de plus en plus difficiles, et la ruine personnelle et familiale guettait ceux qui ne trouvaient pas dans l'obtention d'une magistrature supérieure la récompense de leurs investissements.
    La tension devint telle que certains franchirent un pas qui ne l'avait pas encore été. En 64-63, quelques membres de l'aristocratie dont tous les efforts s'étaient révélés vains s'engagèrent dans une série de complots dont le plus importants, la conjuration dite de Catilina, menaça véritablement la cité à l'automne 63. Les principaux protagonistes, L. Sergius Catilina, P. Cornelius Lentulus, P. Autronius Paetus, L. Cassius Longinus, C. Cornelius Cethegus, P. et Ser. Cornelius Sulla, L. Vargunteius, Q. Annius, M. Porcius Laeca, L. Calpurnius Bestia et Q. Curius étaient tous des sénateurs, pour certains d'entre eux de rang prétorien, appartenant à des familles reconnues et souvent patriciennes. Ils avaient subi des échecs au cours des années précédentes et ils estimaient que des positions qui leur étaient dues étaient désormais confisquées par une poignée d'individus dont certains, à commencer par Pompée, n'avaient pas la même ancienneté familiale qu'eux. Ils s'étaient acquis la complicité de membres de l'ordre équestre et de personnages influents dans certains municipes et espéraient se gagner le concours de Gaulois, les Allobroges, qui avaient à se plaindre de l'autorité romaine. Leur objectif était de réussir un coup d'Etat qui leur permettrait de prendre par la force le pouvoir que les élections leur avaient refusé.
    L'affaire échoua grâce à la vigilance de Cicéron qui avait été élu consul pour 63. Ce personnage était devenu un homme politique important. Il était originaire du municipe d'Arpinum et appartenait à l'ordre équestre. Il était donc un
    homo novus. Intégré très jeune dans l'entourage des membres les plus éminents de l'aristocratie sénatoriale, il avait débuté dans la vie civique grâce à ses qualités d'orateur et au courage dont il avait fait preuve en défendant un chevalier romain, Roscius d'Amérie, victime des proscriptions syllaniennes, puis, en poursuivant au nom des Siciliens, C. Verres, le gouverneur qui les avait pillés. Dès lors, fort de son talent et assuré d'une réputation sans faille, il s'était constitué une clientèle étendue en sauvant des personnages puissants de procès où ils risquaient leur existence civique. Il avait pu mener carrière en s'appuyant sur ces créances de gratitude qu'il s'étaient gagnées et obtenant l'appui de Pompée dont il avait soutenu les projets. Il apparaissait alors comme un sénateur éminent, dominant sa génération par ses compétences politiques, oratoires et philosophiques.
    Son action comme consul avait été jusque-là plutôt conservatrice. Il avait surtout combattu avec succès la proposition de loi agraire de Servilius Rullus. La répression qu'il mena de la conjuration de Catilina fut le moment de sa plus grande gloire. Informé du projet, il avertit le Sénat, démasqua les coupables au cours de séances fameuses, obtint de l'assemblée un sénatus-consulte ultime et une déclaration qui faisait des conjurés des ennemis publics ; ce qui lui permit de faire exécuter immédiatement ceux qui n'avaient pu s'échapper. Catilina fut tué à la tête de ses partisans dans un combat désespéré qu'il mena en Étrurie. Cicéron prétendit alors qu'il avait sauvé la République et sans doute avait-il raison. Les mesures qu'il avait dû prendre étaient toutefois contraires à tous les principes maintes fois réaffirmés qui interdisaient de faire mettre à mort des citoyens sans jugement. Cicéron avait pris là un risque dont il devrait payer plus tard les conséquences.
    " (pp.195-197)

    "[C. Iulius Caesar dit César] appartenait à une vieille famille patricienne qui n'avait cependant retrouvé une place importante qu'avec son grand-oncle, C. Iulius Caesar Strabo, édile en 90. Sa tante avait été mariée à Marius, et lui-même avait épousé la fille de Cornelius Cinna qui avait été consul de 87 à 84. Son père avait été préteur, mais l'avait laissé orphelin alors qu'il n'avait qu'une quinzaine d'années. Mal placé au sein de l'oligarchie syllanienne, il avait fondé l'essentiel de sa carrière sur la munificence dont il avait fait preuve dans la quête des clientèles et la volonté dont il avait témoigné, lors de son édilité en 65, de restaurer le souvenir de Marius en faisant rétablir ses trophées et ses images. Puis il avait profité de la présidence de la quaestio de sicariis qu'il avait exercée en 64, pour faire condamner certains assassins des marianistes proscrits par Sylla et acquérir ainsi la reconnaissance et l'adhésion de leurs descendants. A l'automne 63, il était préteur désigné et surtout grand pontife, ce qui lui donnait une place très élevée dans la hiérarchie des prêtrises. Il profita alors du débat sur le sort des complices de Catalina pour réaffirmer ses positions populares en s'opposant à leur exécution."(pp.197-198)

    "Caton [d'Utique] était l'arrière-petit-fils du censeur de 184. En 63, il n'avait encore géré que la questure, mais s'y était distingué par la rigueur avec laquelle il avait géré les comptes de la cité. Reprenant le modèle de son ancêtre, il se donnait l'image d'un défenseur de l'équilibre civique traditionnel. Et alors même qu'il n'occupait qu'un rang modeste parmi les sénateurs, ce fut son avis qui l'emporta." (pp.197-198)

    "[Pompée] voulait le triomphe sur les pirates et sur Mithridate, la ratification des mesures qu'il avait prises en Orient et des concessions de terres à ses vétérans. [...] Accéder aux des autres en revanche était tout à la fois légitimer ce rôle de souverain hellénistique qu'il avait joué en Orient et lui garantir l'appui clientélaire de ses vétérans qui se trouveraient grâce à lui pourvus de terres. L'opposition vint en 60 de ses ennemis personnels, de Q. Caecilius Metellus Celer qui était consul cette année-là, de L. Licinius Lucullus qui avait été frustré de sa victoire sur Mithridate et de Caton qui défendait les principes de la république aristocratique. Le tribun L. Flavius, qui était un partisan de Pompée et qui, précisément, présentait la loi agraire qui aurait permis la distribution des terres à ses vétérans, reprit le vieux geste popularis qui consistait à mettre le consul en prison pour signifier que ce dernier contrariait la puissance tribunicienne et les intérêts du Peuple. L'échecs fut total. Metellus y convoqua le Sénat, et Pompée, isolé, comprit que le blocage serait difficilement surmontable. Ce fut alors qu'il trouva deux alliés.
    Le premier était César. Il revenait de son gouvernement d'Espagne ultérieure d'où, en 61, il avait mené campagne contre les Callaïques et les Lusitaniens en circulant sur l'Océan ; ce que personne n'avait fait auparavant. Lui aussi réclamait le triomphe. La règle lui imposait dans ce cas de rester hors de la Ville en attendant la décision du Sénat. Il demandait donc l'autorisation d'être candidat au consulat
    in abstentia. Le Sénat était prêt à céder, mais Caton, par des manoeuvres d'obstruction, bloqua la décision. César renonça et se présenta en personne devant les comices. Sans doute, dès ce moment, obtint-il l'appui de Pompée. En tout cas, il l'emporta. La coalition conservatrice au Sénat réussissait cependant à faire élire contre lui un adversaire: M. Calpurnius Bibulus.
    Le second était Crassus, le vainqueur de Spartacus, qui avait été autrefois l'ennemi de Pompée et qui le jalousait toujours, mais qui se heurtait de la même façon à l'opposition de ces sénateurs devenus si sourcilleux des règles quand il s'agissait du prestige et du pouvoir d'autrui. Crassus défendait les intérêts de la plus puissante des compagnies de publicains, celle qui avait pris à ferme les impôts de la province d'Asie et qui ne tirait pas de cette concession les revenus qu'elle avait escomptés en répondant à l'appel d'offres. Là encore, l'opposition était menée par Caton, indigné d'un tel manquement aux engagements.
    Ce fut César qui prit l'initiative du rapprochement entre Crassus et Pompée. [...] Comme ils cumulaient le consulat de César, la fortune de Crassus, le prestige et les clientèles de Pompée, rien ne pouvait plus s'opposer à leur volonté. Le triumvirat était né dont Caton annonçait déjà qu'il provoquerait la fin de la République puisque, en détruisant l'équilibre aristocratique, il ne laissait plus d'autres issue que la lutte pour la monarchie. [...]

    Au milieu de l'année, le mariage de Pompée et de Julie, la fille de César, le renforça encore. [...] Deux tribuns de la plèbe relayaient leur action, C. Alfius Varus et P. Vatinius. [...] Le deuxième consul, M. Calpurnius Bibulus [...] fut tellement menacé qu'il n'eut plus d'autres ressources que se réfugier chez lui et de s'opposer mécaniquement, mais vainement, à toutes les procédures législatives par l'observation dans le ciel de signes défavorables.
    " (pp.198-200)

    "Pompée avait vaincu l'Orient. Il lui restait [à César] l'Occident. P. Vatinius, un tribun dévoué au triumvirat, lui fit attribuer par une loi un commandement de cinq ans sur la Gaule cisalpine et l'Illyrie auxquelles, plus tard, le Sénat ajouta la Gaule transalpine. [...]
    Dans l'imaginaire collectif, les Celtes et les Germains restaient ces guerriers invaincus, les sseuls -disait Salluste- dont le prestige guerrier surpassât celui de Rome.
    " (p.201)

    "César l'accomplit en deux ans. En 58, il défit les Helvètes puis Arioviste et ses hommes. En 57, il poussa l'offensive vers le Nord, battit les Belges et les Germains qui occupaient les territoires entre la Seine et le Rhin, pendant que son légat, le jeune P. Licinius Crassus, soumettait les autres peuples au nord de la Loire. Le Sénat votait alors quinze jours de supplications en remerciements aux dieux alors que Pompée lui-même n'en avait obtenu que dix. [...] En 56, César affermit son contrôle sur la Belgique, puis vers le Sud-Ouest sur les Vénètes, pendant que Crassus soumettait l'Aquitaine. L'empire romain s'étendait désormais jusqu'au Rhin et à l'Océan." (p.202)

    "P. Clodius Pulcher appartenait à la grande lignée patricienne des Claudii. C'était un personnage ambitieux et brillant parfaitement capable de conforter, voire de promouvoir, le rang d'une famille. Sa fortune n'était pas considérable, mais ses clientèles et relations étaient puissantes et étendues. Sa carrière avait failli s'arrêter en 61. A la fin de 62, il avait commis un grave sacrilège. Profitant de la cérémonie des Damia qui se déroulait exclusivement entre matrones dans la maison de César, le grand pontife, il s'était déguisé en femme pour rejoindre l'épouse de celui-ci. Il fut surpris. César divorça, mais Clodius fut poursuivi. Les témoignages étaient accablants, celui de Cicéron surtout qui détruisit tous ses alibis. Il aurait été condamné si Crassus n'avait acheté les juges. Ce fut cet épisode qui inspira à Clodius cette haine violente contre Cicéron et les autres membres de l'aristocratie qui firent de lui un des principaux acteurs de la violence politique dès lors qu'il réussit au cours des années cinquante à se gagner une position forte dans le jeu des factions.
    Coupé de l'oligarchie conservatrice, trop jeune pour espérer un grand commandement, sans doute désireux aussi de se donner les moyens d'une action autonome, il chercha en effet à s'appuyer sur le petit peuple de Rome [...] Pour cela, le tribunat de la plèbe lui était nécessaire alors même que son statut de patricien l'empêchait de l'obtenir. En 59, il trouva le soutien des triumvirs qui comptaient sans doute l'utiliser pour contrer l'opposition de certains sénateurs, de Cicéron notamment qui se montrait rétif. Et ce fut grâce à eux qu'il put se faire adopter par un plébéien puis élire au tribunat sans autre difficulté.
    Le tribunat de Clodius en 58 marqua en quelque sorte le sommet de l'agitation démocratique [...] Il commença par faire rétablir par une loi les collèges de quartiers et d'artisans qu'un sénatus-consulte avait interdits quelques années auparavant, parce qu'ils étaient un instrument de mobilisation populaire. Puis il les utilisa pour organiser ses partisans en bandes hiérarchisées qui pouvaient agir partout où le Peuple pouvait faire entendre sa voix: aux comices et aux
    contiones certes, mais aussi au théâtre et sur le Forum lui-même. Il donnait ainsi à la population de Rome une puissance qu'elle n'avait encore jamais eue. [...]
    Il s'assura la complicité des consuls, L. Calpurnius Piso Caesoninus et A. Gabinius, par la concession de provinces avantageuses qu'ils iraient gouverner l'année suivante. Le premier reçut la Macédoine et le second, la Cilicie puis la Syrie qui présentait cet intérêt d'être voisine des Parthes et d'offrir ainsi l'opportunité de quelque belle campagne.
    Il se débarrassa aussi de ses adversaires. Caton, qui faisait d'un stoïcisme vertueux la source de tout son prestige, reçut du peuple l'honorable mission de reconduire des exilés à Byzance, de réduire en province Chypre qui par la même occasion était confisquée à son roi Ptolémée, frère du roi d'Égypte. Cela devait bien l'occuper pendant deux ans sans qu'il pût tirer trop d'avantages de ces fonctions limitées. Cicéron surtout dut subir les effets de sa haine. Clodius fit voter l'interdiction de l'eau et du feu -ce qui revenait à la mort civile- de quiconque aurait fait exécuter un citoyen sans jugement. C'était bien entendu réaffirmer la vieille garantie que la
    provocatio offrait aux citoyens. Mais c'était aussi viser directement le consul de 63 qui n'avait pas hésité à procéder de la sorte contre les complices de Catilina. Abandonné de la plupart de ses soutiens et notamment de Pompée, Cicéron prit le chemin de l'exil. Une seconde loi qui le désignait nommément vint alors confirmer sa peine.
    Parallèlement, Clodius reprenait à son compte la tradition
    popularis d'une réduction des pouvoirs des magistrats. Il faisait voter la restriction de ce droit que Bibulus notamment avait utilisé contre César de s'opposer à des décisions législatives par l'observation de signes défavorables. Il imposait aussi la subordination à une procédure judiciaire de ce pouvoir dont disposaient les censeurs de noter d'infamie les citoyens. Mais la mesure la plus importante qu'il fit voter fut celle qui institua la gratuité des distributions de blé ; ce qui allait bien au-delà de la vente à prix limité que Caius Gracchus avait introduite.
    Clodius s'était gagné l'appui des masses urbaines et un réseau considérable de partisans. Mais sa magistrature ne dépassait pas l'année. L'année 57 fut donc pour lui pour celle du reflux: ses adversaires relevèrent la tête et réussirent à imposer le retour de Cicéron
    ." (pp.202-205)

    "Pompée et Crassus se firent élire eux-mêmes au consulat [...]
    Inauguration de l'immense ensemble architectural que, grâce au butin fait en Orient, [Pompée] avait fait bâtir sur le Champ de Mars. L'ensemble témoignait bien du niveau que la célébration monumentale de la victoire avait atteint. Il se composait de deux parties accolées: un théâtre et un quadriportique. Le théâtre était le premier qui comprenait une cavea en pierre à Rome. Tout le programme iconographique y signifiait la supériorité de Pompée et imposait la soumission à sa gloire. Comme Sylla avant lui, il avait besoin de manifester la protection particulière dont les dieux et particulièrement Vénus le gratifiaient. Un temple consacré à la déesse le surmontait. Le peuple qui se réunissait en corps pour assister aux représentations était ainsi amené à honorer et à fêter celle qui lui avait apporté la victoire, par les jeux qui s'y donnaient. Tout autour du théâtre, des statues représentant les nations vaincues de l'Espagne au Caucase l'inscrivaient symboliquement dans l'orbe du monde et rappelaient que c'était tout l'oikoumène que Pompée avait vaincu. Le portique s'étendait sur quatre côtés. Sur trois d'entre eux, il était orné de peintures et de sculptures qui, signifiant notamment l'amour et la fécondité, évoquaient Vénus et maintenaient l'unité sémantique du lieu. Le quatrième était le plus important. Il comprenait une curie où le Sénat se réunissait parfois. Une statue de Pompée y dominait l'espace, paré de nudité et tenant le monde dans sa main
    ." (pp.206-207)
    -Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.). Crise d'une aristocratie, Nouvelle histoire de l'Antiquité, tome 7, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 304 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 25 Aoû - 9:08, édité 1 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 25 Aoû - 9:08

    "[Crassus] partit dès la fin de l'année 55 [pour la Syrie] malgré les malédictions du tribun de la plèbe C. Ateius Capito, un adversaire des triumvirs, qui lui opposait les signes que les dieux adressaient. [...] La grande offensive eut lieu en 53. Ce fut un désastre. Le nouveau roi Orodes avait pris le royaume en main et avait les moyens de faire face au danger. [...] Crassus lui-même fut tué peu après au cours de la bataille. [...]
    C'était la première fois depuis longtemps qu'une armée romaine avait été vaincue. 20 000 hommes étaient tombés, 10 000 avaient été faits prisonniers et asservis au fond de l'Orient. Les aigles enfin de de 7 légions avaient été capturées. La nécessité de la revanche allait peser longtemps et offrir un objectif aux hommes politiques et aux empereurs, César, Antoine, Auguste et pour finir Trajan
    ." (p.209)

    "Un autre événement était [...] intervenu qui défaisait les liens entre César et Pompée: Julie était morte en septembre 54." (p.210)

    "Jamais les membres de l'aristocratie sénatoriale ne furent plus riches ni plus puissants qu'en ces années du milieu du Ier siècle avant notre ère alors même que le gouvernement de la cité échappait à la plupart d'entre eux. La fortune et les réseaux clientélaires constituaient toujours les instruments de leur autorité. Le niveau qu'ils avaient atteint en ces deux domaines était considérablement supérieur à celui des sénateurs des générations précédentes. Mais ces ressources étaient devenues insuffisances dans la mesure où, sans doute plus inégalement réparties encore qu'avant, elles ne donnaient un véritable pouvoir qu'à ceux qui les concentraient entre leurs mains. [...]
    Pompée et Crassus l'emportaient sur tous les autres avec au moins 50 millions de deniers. [...] C'était l'exercice même du pouvoir qui permettait l'enrichissement.
    Sous deux formes principalement. La première tenait à l'effet des guerres civiles et des proscriptions. La victoire de Sylla avait permis une première concentration des fortunes au profit de ses partisans. Lucullus, Crassus et Pompée lui avaient dû leur position. D'autres épisodes comparables se produisirent ensuite au profit des césariens après Pharsale en 48 et surtout après Philippes en 43. Mais c'étaient la guerre et l'organisation de la victoire qui depuis les grandes offensives contre Mithridate avaient constitué les sources d'enrichissement les plus considérables
    ." (pp.213-214)

    "La subordination atteignit alors le plus haut niveau de l'aristocratie. Cicéron en fit l'amère expérience. Il comptait A. Gabinius, le consul de 58, parmi les responsables de son exil et était acharné à se venger de lui. Lorsque celui-ci revint en 54 de son gouvernement de Syrie, Cicéron favorisa les accusations qui furent portées contre lui devant les principales quaestiones, mais sans y participer lui-même, car ce n'était pas de son rang. Cicéron adoptait là un comportement parfaitement conforme au souci qu'il devait avoir de sa propre dignitas. Le drame vint de ce que Pompée, qui devait protéger en Gabinius un de ses partisans les plus fidèles, contraignit Cicéron à se déshonorer en défendant celui-là même qu'il avait fait accuser." (p.216)

    "[Caton d'Utique] n'avait pour lui que le prestige de son arrière-grand-père et sa propre vertu. Sa fortune ne devait pas dépasser un ou 2 millions de deniers. Il était allié à de nobles familles, mais son réseau clientélaire était sans doute limité. En 53, il n'avait géré pour tout commandement que cette mission ingrate que Clodius lui avait fait attribuer en 58 de confisquer l'île de Chypre et il avait mis un point d'honneur à reverser au Trésor tout ce qu'il y avait acquis. On ne lui connaît pas d'autre manifestation de ferveur populaire que celle que lui réservèrent les spectateurs des jeux floraux le jour où il quitta le spectacle pour que sa présence n'empêchât pas les danseuses de se dénuder. Mais l'estime générale que lui valaient son courage et sa fermeté à défendre les principes de la République aristocratique idéale lui donna assez d'autorité pour pouvoir renverser l'opinion du Sénat au cours du débat de 63 sur le sort des complices de Catilina, s'opposer avec efficacité aux demandes de Pompée en 61, empêcher le retour victorieux de César en 50-49 et mobiliser les énergies et la résistance des pompéiens jusqu'à leur défaite en 46." (p.217)

    "[La philosophie] était devenue un instrument indispensable au gouvernement de la cité et à la définition de son élite. La réaction catonienne qui avait permis au cours de la première moitié du IIe siècle avant notre ère de réaffirmer des valeurs proprement romaines avait été dépassée, mais non pas annulée, par un processus d'hellénisation en profondeur des pratiques culturelles, intellectuelles et donc de réflexion politique. Le mouvement avait commencé avec les Gracques. La génération du milieu du Ier siècle avait achevé le processus. Caton d'Utique, qui tirait l'essentiel de sa force politique de son stoïcisme, en représentait un accomplissement.
    La philosophie contraignait en effet à un déplacement de la légitimité du pouvoir: dès lors qu'elle établissait que le monde et les hommes étaient gouvernés par des principes naturels et universels qui l'emportaient sur toute autorité humaine, aucun acte de gouvernement, aucune sentence, aucune proposition de loi et aucun avis au Sénat ne pouvait plus être justifié que par conformité à ces règles supérieures. Il pouvait certes y avoir débat entre les différentes écoles, aristotélicienne, sceptique, stoïcienne ou même épicurienne, sur la nature de ces principes. Il n'en restait pas moins qu'ils constituaient désormais la référence obligée qui contraignait les membres de l'aristocratie à devenir eux-mêmes philosophes s'ils ne voulaient pas se voir imposer de l'extérieur une autorité morale qui les aurait dépouillés de celle qu'ils pensaient tirer de la position qu'ils occupaient dans la cité. En d'autres termes, c'était sur la référence au bien commun que se fondait désormais le droit à gouverner. [...]
    D'une façon générale, le temps était loin où Caton l'Ancien pouvait inviter ses concitoyens à se méfier de ces pratiques culturelles grecques auxquelles tous les membres de l'aristocratie se livraient désormais. Depuis le début du Ier siècle, la plupart des jeunes gens des ordres supérieurs allaient compléter leur formation auprès des plus grands maîtres de Grèce. Depuis aussi que la prise d'Athènes par les troupes de Mithridate avait contraint certains des principaux chefs des écoles philosophiques à s'y réfugier, Rome était devenue une grandes capitales intellectuelles du monde méditerranéen. Des savants et des philosophes comme Athénodore Cordylion, Antiochos d'Ascalon, Phèdre d'Athènes, Philon de Larissa, y séjournèrent ou s'y installèrent. Ils résidaient auprès de ces plus grands aristocrates qui bénéficiaient tout à la fois de leur enseignement et de leur prestige. Leurs maisons et leurs villas devenaient ainsi les lieux où se trouvaient tout à la fois les bibliothèques les plus fournies et où se déroulaient les débats et les échanges qui réunissaient tous ces hommes dans une association et une confrontation constante de la réflexion philosophique et de l'autorité civique.
    " (p.218-220)

    "Cet ami intime de Cicéron était un chevalier romain dont les réseaux d'amitié et la fortune valaient largement ceux d'un sénateur. Il refusa pourtant toutes les magistratures et les fonctions qui l'auraient conduit à s'engager dans les conflits de la vie politique. Il faisait partie de ceux qui pouvaient [...] se permettre de renoncer pour eux-mêmes et pour leurs descendants à toute progression dans la hiérarchie civique. Atticus vécut ainsi très honorablement tout en s'abstenant de la moindre ambition. Le plus significatif, cependant, de la crise des valeurs et de l'identité que connaissait l'aristocratie romaine fut que l'historien Cornelius Nepos fit de lui une biographie qui le donnait en exemple. Qu'il devînt ainsi un modèle révélait ce fait désespérant qu'il semblait ne plus y avoir d'action politique possible sans compromission ni crime." (pp.222-223)

    "L'année 52 surtout fut celle du pire désordre. En janvier, T. Annius Milo (Milon), qui était candidat au consulat, profita d'une rixe sur la via Appia pour faire assassiner Clodius qui ambitionnait la préture. Ce meurtre entraîna une émotion intense, car l'homme était l'un des plus importants et des plus populaires. Ses partisans assaillirent le Sénat et firent de la curie son bûcher funéraire: l'incendie gagna le comitium et la basilica Porcia et détruisit toute cette partie du Forum.
    Devant le danger d'effondrement complet de l'équilibre civique, Pompée fut nommé consul unique. Aussitôt, il fit voter des lois répressives en matière de violence (
    de vi) et de brigue électorale (de ambitu) qui permirent la condamnation de Milon et le rétablissement d'un équilibre précaire. Sans doute pour tenter encore de calmer les ambitions et de refroidir les cupidités, il fit voter une loi qui établissait un intervalle de cinq ans entre une magistrature cum imperio et un gouvernement de province. Sous réserve enfin du cas de César pour lequel les tribuns de la plèbe avaient fait voter une autre loi, il imposait aux candidats au consulat de se présenter en personne. Même si un collègue, Q. Caecilius Metellus Pius Scipio Nasica, son nouveau beau-père, lui fut adjoint à la fin de l'année, il apparaissait de nouveau comme le sauveur de la cité." (p.226)

    "Caton avait déjà annoncé qu'il le mettrait en accusation dès son retour. Au point où il était parvenu, César ne pouvait envisager que de gérer à nouveau le consulat. Il fallait donc qu'il conservât son commandement jusque-là, pour se rendre inaccessible à toute procédure et qu'en même temps il pût se porter candidat tout en restant absent de Rome. En principe, ce dernier privilège lui était acquis grâce à une loi que les tribuns de la plèbe avaient fait voter en 52.
    Ce fut donc la question de son imperium que ses adversaires se mobilisèrent et cherchèrent à lui envoyer un remplaçant dès que cela serait possible. [...]
    César ne manquait pas de partisans. En 50, il fut défendu par le consul L. Aemilius Lepidus Paullus et le tribun C. Scribonius Curio qu'il s'était gagnés par les millions de sesterces qu'il leur avait distribués. Les deux hommes empêchèrent toute décision. Au début de l'année 49, quand décidément le Sénat dut trancher, ce furent les tribuns M. Antonius (Marc Antoine) et Q. Cassius Longinus qui intervinrent. Par l'intermédiaire de ces hommes, César acceptait d'abandonner son commandement si Pompée, qui gouvernait toujours l'Espace par légats interposés, abdiquait le sien au même moment. La concession était vaine. Pompée et les oligarques refusaient désormais l'idée même qu'il put être consul. Lorsque la décision fut prise en janvier par le Sénat de lui nommer un successeur,
    l'intercessio de ceux des tribuns qui lui étaient favorables ne fut pas respectée. Ils s'enfuirent auprès de lui. Pompée fut chargé de veiller au salut de la République. La guerre civile pouvait commencer.
    Dès que César eut franchi le Rubicon qui marquait la limite entre sa province et le reste de l'Italie, Pompée évacua Rome. Son plan était sans doute déjà d'abandonner la péninsule et de s'appuyer sur les ressources immenses qu'il détenait en Orient depuis que, en réorganisant les provinces et les royaumes, il en avait fait entrer dans sa clientèle tous les milieux dirigeants. La majorité des sénateurs avait fui avec lui. Peut-être aussi espérait-il reproduire avec succès la tactique de Sylla et, en en reproduisant le modèle, jeter sur son adversaire le discrédit de la domination marianiste des années 88-82.
    Ce fut une erreur. César en entrant dans Rome mettait la main sur le Trésor public et s'assurait le soutien populaire par des mesures d'approvisionnement et de distribution de blé
    ." (pp.228-229)

    "A l'automne, Marseille tombait. César rentrait à Rome, maître de la Gaule et de l'Espagne. Il y était nommé dictateur.
    L'année 48 fut décisive. Les forces des deux adversaires étaient alors équivalentes. Mais César ne laissa pas à Pompée le temps de se renforcer davantage. Il l'attaqua dans son camp retranché de Dyrrachium. Pompée s'échappa et gagna la Thessalie. César le suivit et, en août, réussit à écraser ses troupes à Pharsale. Pompée, devenu fugitif, se réfugia en Égypte. Il y fut assassiné sur ordre des conseillers du jeune roi Ptolémée XIII. César, en l'y suivant, rencontra Cléopâtre qui était alors en conflit avec son frère-époux. Elle le gagne [...] facilement à sa cause, mais les partisans de Ptolémée XIII et les Alexandrins déclenchèrent une révolte (la guerre d'Alexandrie) qui faillit causer sa perte. Il réussit à l'emporter, puis séjourna un temps dans le royaume auprès de sa maîtresse. [...]
    A l'automne 47, César était de retour à Rome. Il reprit en main certaines de ses troupes qui s'attendaient à être démobilisées, puis, en décembre, repartit vers l'Afrique où s'étaient refugiés et réorganisés les pompéiens vaincus. Leurs chefs, Caton et Q. Caecilius Metellus Pius Scipio Nasica, avaient obtenu l'alliance de Juba le roi de Numidie. Leurs forces étaient encore redoutables et pouvaient l'emporter. César, qui s'était gagné les rois de Maurétanie, Bocchus et Bogud, réussit cependant à vaincre Scipion à Thapsus en avril 46. Ce fut alors que Caton, demeuré à Utique, se suicida.
    Revenu à Rome en juillet, César célébra les triomphes qui consacraient sa victoire. [...] A la fin de l'année 47, les fils de Pompée, Cn. et Sex. Pompeius, qui s'étaient réfugiés en Espagne, avaient réussi à soulever la population contre les gouverneurs césariens et à contrôler la péninsule. César s'y rendit à nouveau à la fin de l'année 46 et, après de difficiles opérations, les battit à Munda en mars 45
    ." (pp.230-231)

    "A la différence de Sylla, César avait refusé de massacrer ses adversaires vaincus et avait fait de sa clémence une vertu. [...] Il avait bien fait prendre à l'encontre des vaincus des mesures de confiscation des biens et de limitations de leurs droits, mais les effets furent limités et, en 44, il décréta une amnistie générale. [...] Il se donnait surtout une sorte de souveraineté qui l'autorisait à se présenter comme le représentant du bien commun [...] C'est d'ailleurs ce qu'avait bien compris Caton, qui, en se donnant la mort, lui avait refusé cette reconnaissance." (pp.233-234)

    "[César prit des mesures ayant] pour effet d'augmenter considérablement le nombre des sénateurs qui atteignit ou peut-être même dépassa les 900 individus. En procédant ainsi, il affaiblissait certes le poids de l'institution, mais il prenait aussi en compte les nouvelles réalités sociologiques du cadre civique. C'étaient les aristocraties italiennes et, pour quelques individus seulement, provinciales, gauloises et espagnoles, qui entraient au Sénat." (p.234)

    "Comme Sylla, il avait procédé à une extension du pomerium qui inscrivait symboliquement dans l'espace la refondation à laquelle il procédait, et il avait enfin réformé le calendrier civique fortement décalé sur le temps astronomique par son organisation presque définitive en 365 jours et quart que l'on désigne par son nom de calendrier julien." (p.236)

    "Il n'usa pas du droit que le Sénat lui avait accordé en 48 d'obtenir cette magistrature pendant cinq ans de suite, puis déclina en 45 celui de la recevoir pour dix ans. Elle ne correspondait sans doute pas à la figure politique qu'il entendait se construire. Il avait besoin d'une position supérieure qu'il trouva dans la dictature. [...] En 46, il fut nommé dictateur pour dix ans et finalement, en 44, il le fut pour la vie. [...]
    Il obtint en 46 les compétences des censeurs sous la forme d'une
    praefectura morum pour trois ans qui devint une fonction à vie à la fin de 45 ou au début de 44. Surtout, il se fit donner en 48 les pouvoirs des tribuns de la plèbe, puis toujours en 45-44 l'équivalent de leur sacrosanctitas. [...] Comme depuis longtemps, enfin, il était grand pontife, il contrôlait la plupart des cultes. Ainsi, plus aucune responsabilité ne lui échappait.
    [...] En 44 [il obtint] le droit explicite de désigner la moitié des candidats à l'exception toutefois de ceux qui se présentaient au consulat. La même année enfin, il conforta encore sa puissance par le serment que durent prêter les magistrats de respecter ses actes et par les sénateurs de protéger sa personne. [...] Comme Marius, Sylla et Pompée, César avait certes bénéficié de la reconnaissance de ses victoires par des supplications: quarante jours en 46, puis cinquante en 45 après la victoire sur les pompéiens. Des triomphes surtout célébrèrent ses succès: en 46, il en célébra quatre sur la Gaule, l'Égypte, le Pont et l'Afrique, puis un autre en 45.
    [...] Il faisait construire un nouveau Forum à l'est du Capitole, grande place rectangulaire, bordée de portiques, dominée par le temple de Venus Genetrix qui, dans cet espace clos, inscrivait tout à la fois le souvenir de ses victoires et proclamait la protection de la déesse dont il prétendait descendre par la lignée de Iule, le fils d'Énée
    ." (pp.237-238)

    "Depuis 46, il présidait tous les jeux et était interrogé en premier au Sénat. En 45, le titre d'imperator qui n'était jusque-là qu'une forme de salut devint une partie de son nom. Il obtenait de porter, d'abord aux jeux en 45, puis en permanence au cours de l'hiver 45-44, la tenue triomphale et la couronne de laurier. A ceci s'ajouta la collation du titre de liberator en 45 et celui de parens patriae en 44 qui signifiait qu'ayant sauvé les citoyens ceux-ci lui étaient redevables de leur existence. Son anniversaire était célébré par un sacrifice public. [...]
    Ses statues placées dans les temples de Rome et d'Italie voisinaient celles des dieux: l'une d'elles en particulier face à celle de Jupiter le représentait conduisant un char surmontant le monde. Sa maison reçut un
    fastigium comme s'il se fût agi de celle d'un roi ou d'un dieu. Son effigie fut jointe à celles des divinités que l'on honorait en les portant en procession lors des jeux. Des jeux célébraient sa victoire. Un jour de fête fut enfin ajouté en 44 aux ludi romani qui lui était spécialement consacré, de même que l'on donna son nom au cinquième mois de l'année. Un collège de luperques juliens fut créé. Un temple fut dédié à sa clémence. L'ultime étape était, bien entendu, que lui-même fût divinisé. En 44, elle était sur le point d'être franchie puisque Marc Antoine était devenu son prêtre." (pp.239-240)

    "Aussi bien les motivations personnelles des 24 conjurés qui l'assassinèrent le 15 mars 44 n'avaient-elles guère d'importance. Ils n'avaient pas d'autre programme que de supprimer le monarque et de restaurer, pensaient-ils, la liberté de la cité dont ils n'imaginaient pas qu'elle pût être autre chose que la leur propre." (p.243)

    "Les acteurs de la politique étaient en effet divisés en deux catégories: les conjurés et leurs partisans, d'une part, et, de l'autre, ceux que l'on pourrait appeler les héritiers de César, qui tiraient l'essentiel de leur autorité du lien qu'ils entretenaient avec la mémoire du dictateur.
    Parmi les premiers, les plus déterminés et les plus compromis étaient les principaux responsables de la conspiration: C. Cassius Longinus qui en 44 était préteur pérégrin, M. Iunius Brutus qui était préteur urbain, et Decimus Iunius Brutus qui était alors gouverneur de Cisalpine. Les deux premiers étaient d'anciens pompéiens qui avaient bénéficié de la clémence de César. Le troisième était l'un de ses anciens partisans. Quelles qu'aient été les raisons qui les avaient conduits à l'assassinat, leur destin était lié à ce geste dont ils revendiquaient la grandeur. [...] Des monnaies le proclamèrent plus tard. Brutus et Cassius furent honorés par les Athéniens qui placèrent leur statue à côté de celles de leurs propres tyrannoctones.
    D'autres les rejoignirent, au premier rang desquels Cicéron. Les conjurés n'avaient pas jugé bon de le mettre dans la confidence, mais se réclamèrent de lui une fois leur projet exécuté. Surpris, critique et passablement inquiet, le grand homme accepta l'hommage et endossa la responsabilité qui l'accompagnait. L'épisode remettait également en selle le dernier des pompéiens, Sextus, le fils cadet du vainqueur de Mithridate, qui au fond de l'Espagne avait réussi avec quelques partisans à survivre à la bataille de Munda. [...]
    C'étaient les césariens qui détenaient l'essentiel des ressources politiques. Le plus puissant d'entre eux était Marc Antoine. Il avait été le compagnon et le partisan le plus fidèle de César. En 44, il détenait le consulat. Comme il s'agissait de la fonction la plus importante de la cité, il était évident qu'il fallait compter avec lui. M. Aemilius Lepidus (Lépide) apparaissait comme un autre personnage d'importance. Lui aussi avait soutenu César dans ses combats contre ses adversaires. Il avait été préteur en 49, consul en 46 et, depuis cette même année, il était le maître de cavalerie du dictateur. Comme Antoine, il apparaissait comme le collègue de César, un de ceux qui lui étaient le plus intimement liés. A ces deux premiers personnages vint s'en ajouter un troisième, d'une dizaine d'années plus jeune qu'eux: P. Cornelius Dolabella avait rejoint César au cours de la guerre contre Pompée, puis avait été tribun de la plèbe en 47. Il était surtout celui que César avait désigné comme devant lui succéder au consulat au moment où il partirait combattre les Parthes. Dès la mort de César, il se précipita donc pour prendre les insignes de consul suffect et sa place parmi les magistrats.
    Le plus inattendu cependant et le plus dangereux pour les trois précédents avait des titres d'une autre nature à faire valoir. Il s'agissait du jeune C. Octavius (Octavien, le futur Auguste), le petit-neveu de César, que celui-ci avait adopté. Il n'avait pas encore dix-neuf ans. Mais il héritait du nom, de la fortune et, selon les vieilles règles, de l'attachement clientélaire du disparu. Il avait surtout pour devoir personnel et familial de reprendre son rang. Encore fallait-il qu'il trouvât les moyens de faire valoir ses droits quand ni les assassins, ni les compagnons de César n'avaient aucun désir de lui faire la moindre place ni encore moins le laisser réaliser cette ambition.
    Il était clair qu'il ne pouvait y avoir ni accord ni stabilité dans les relations entre tous ces personnages. [...] Si les conspirateurs parvenaient à se grandir de leur acte, c'étaient les compagnons et les héritiers de César qui étaient discrédités. Si ceux-ci, en revanche, tiraient quelque prestige du souvenir du défunt, les premiers étaient des criminels. Entre les césariens enfin, le conflit ne pouvait manquer de sourdre. Antoine et Lépide ne tiraient pas toute leur légitimité de leur lien avec le disparu. Ils avaient déjà géré des magistratures importantes et disposaient d'un certain capital de prestige personnel. Octavien, au contraire, n'avait que des titres privés à faire reconnaître. Il lui fallait donc se comporter comme un fils respectueux des règles de la pietas, venger son père et magnifier son souvenir ; ce qui n'allait pas sans compliquer tous les efforts d'apaisement auxquels les uns et les autres devaient provisoirement consentir.
    Une fois passé le moment de confusion et de terreur qui suivit le meurtre de César, il fallut bien trouver un accommodement. Cicéron proposa une amnistie qui évitait le conflit et réservait l'avenir. Antoine obtint la confirmation des actes de César, et les provinces furent partagées entre les principaux protagonistes si bien que chacun pouvait se sentir conforté dans une position d'attente. On calma enfin l'inquiétude des milliers de vétérans de César qui se trouvaient alors à Rome, par la garantie que les procédures de colonisation et de distribution de terres dont ils devaient bénéficier seraient menées à leur terme. Mais rien n'était dit, et deux séries d'événements modifièrent ces premières dispositions.
    Antoine profita en effet des funérailles de César pour célébrer sa mémoire, annoncer au peuple les mesures que, par son testament, il avait prises en sa faveur et provoquer l'émeute contre ses assassins. L'émotion fut telle que la foule trompée [...] par une homonymie lyncha le tribun C. Helvius Cinna en le prenant pour l'un des assassins. Le corps de César fut brûlé sur le Forum et, dès les semaines qui suivirent, un autel fut élevé à l'emplacement du bûcher et un culte fut célébré à sa personne. Antoine et Dolabella combattirent ces manifestations qui contrariaient l'accord avec le Sénat. Mais elles signifiaient à l'évidence que la population de Rome et les vétérans de César rejetaient ses assassins et soutiendraient toute politique qui se recommanderait de lui et poursuivrait son action
    ." (pp.245-247)

    "Le deuxième événement fut l'arrivée d'Octavien au début du mois de mai. [...] En juillet, la célébration des jeux qui avaient été institués pour la victoire de Pharsale lui donna l'occasion de rappeler le souvenir de son père. Une comète opportune lui permit de conforter la croyance populaire selon laquelle l'âme de César avait rejoint les dieux et de faire placer une étoile sur le front de la statue de son père qui se trouvait au Forum. La filiation divine était ainsi confirmée et c'était lui qui en bénéficiait." (pp.248-249)

    "Le conflit qui s'ouvrait permit un premier renversement d'alliances. Cicéron mobilisa contre Antoine toutes les forces qui pouvaient l'être. A coups de discours enflammés -les Philippiques- il gagna le Sénat au soutien à Octavien. Sans doute considérait-il que si Antoine était abattu, le jeune homme n'aurait pas les moyens de mener une politique autonome et ne représentait pas un véritable danger. Il lui fit donc confier un imperium proprétorien qui régularisait sa situation et prévoir des récompenses pour ses soldats. Le Sénat ordonna aux deux nouveaux consuls de l'année 43, C. Vibius Pansa et A. Hirtius, de lever des troupes et de se porter au secours de Decimus Brutus dans Modère.
    Les troupes de la coalition furent victorieuses, mais les consuls furent tués et Antoine s'échappa. Il se retirait vers la Gaule transalpine que tenait un autre ancien lieutenant de César, L. Munatius Plancus, qui avait réussi jusque-là à adopter une attitude d'attente. Il se rapprochait aussi de Lépide qui avait rejoint ses provinces de Gaule narbonnaise et d'Espagne au cours du printemps 44 et qui, prudent, s'était entendu avec Sextus Pompée au lieu de le combattre. Ce fut alors que la politique de Cicéron rencontra ses limites. Octavien, qui n'avait perdu de vue aucun de ses objectifs, exigea du Sénat d'obtenir le consulat. C'était trop demander à une assemblée qui, parce qu'elle craignait de le voir grandir, lui avait déjà refusé l'
    ovatio quand il réclamait le triomphe. Octavien qui avait pris sous son commandement les troupes des deux consuls marcha alors sur Rome avec son armée et obtint ce qu'il voulait: le consulat suffect pour 43 avec son cousin Q. Pedius, de l'argent pour ses hommes et la ratification de son adoption. Les deux nouveaux consuls firent révoquer toutes les mesures de grâce, et Pedius fit adopter une loi mettant en place un tribunal spécial (quaestio) pour poursuivre les assassins de César. S'étant fait reconnaître officiellement le nom de son père, ayant rempli à son égard son devoir de vengeance, le jeune César ayant acquis auprès de tous les dépendants et partisans du dictateur une légitimité que personne désormais ne pouvait plus lui contester." (pp.249-250)

    "En Gaule, cependant, Antoine et Lépide s'étaient réunis, L. Munatius Plancus, après beaucoup d'hésitations, les avait rejoints. Decimus Brutus, isolé et abandonné par ses troupes, avait tenté de rejoindre l'Orient en passant par les Alpes et l'Illyrie. Il avait été arrêté en route par un chef celte qui l'avait tué sur ordre d'Antoine. Il ne restait plus à leurs adversaires que Brutus, Cassius qui s'organisaient en Orient et Sextus Pompée qui, à Marseille, rassemblait des bateaux. Les trois Césariens qui se trouvaient désormais à peu près à égalité se réconcilièrent et se réunirent contre leurs adversaires. Ils concentraient de nouveau entre leurs mains toutes les ressources héritées de César.
    Ils décidèrent de former un nouveau triumvirat. A la différence du premier, il s'agissait cette fois d'une véritable magistrature qui fut crée par une
    lex Titia votée en novembre 43. Elle était destinée à réorganiser et à refonder la cité (rei publicae constituendae), basée sur un imperium consulaire, accordé pour cinq ans jusqu'à la fin de l'année 38. Elle devait leur permettre de convoquer le Sénat et le Peuple, énoncer des édits et désigner les candidats aux magistratures. [...] A leur arrivée à Rome, ils procédèrent à des proscriptions comme Sylla l'avait fait avant eux. Environ 300 sénateurs et chevaliers furent ainsi poursuivis et leurs biens, confisqués. Certains parvinrent à se réfugier auprès de Sextus Pompée, mais un grand nombre fut massacré. Cicéron, dont Antoine voulait la mort, fut assassiné, sa tête et ses mains furent exposées sur les rostres à Rome. Comme il n'y avait plus d'ager publicus disponible sur lequel ils pourraient distribuer des terres à ceux qu'ils engageaient, ils promirent à leurs soldats de confisquer des propriétés sur le territoire de 18 villes d'Italie dont ils établirent la liste.
    En 42, ils confortèrent encore leur pouvoir en assurant la divinisation de César: un temple serait bâti sur le Forum à l'emplacement de son bûcher. La mesure était attendue. Elle répondait au processus d'héroïsation qui avait commencé du vivant du dictateur et s'était poursuivi dans le mouvement populaire qui avait suivi sa mort. Mais c'était son fils qui en bénéficiait désormais puisque, en devenant
    divi filius, il se donnait de ce point de vue une supériorité définitive sur ses concurrents et les autres membres de l'aristocratie. [...]
    Laissant Lépide et Munatius Plancus, consuls, gérer la ville de Rome, Antoine et Octavien partirent pour l'Orient. La rencontre avec Brutus et Cassius eut lieu en octobre à Philippes en Macédoine. En deux batailles successives, les tyrannicides furent défaits et se suicidèrent. Les césariens avaient gagné la partie.
    " (pp.250-251)

    "A la fin de l'année 36, Octavien était ainsi maître de toute la partie occidentale de l'Empire. Revenu à Rome, il fut récompensé par une ovatio et divers honneurs qui rappelaient ceux qu'avait reçus son père, mais il obtint surtout la sacrosanctitas des tribuns de la plèbe qui était une première étape dans l'acquisition de leur pouvoir et qui, ajoutée à l'imperium du triumvirat, annonçait celui sur lequel il fonderait le principat." (p.246)

    "Le niveau de contrôle qu'ils avaient des instruments du pouvoir atteignait désormais l'échelle de l'Empire. C'était d'eux que dépendaient les carrières et les commandements de leurs partisans qui n'avaient d'autre liberté en cas de désaccord que de passer à l'adversaire. Ils tenaient, directement ou par l'intermédiaire des réseaux de leurs propres dépendants, les royaumes aux frontières, les cités et les peuples de provinces entières. Ils disposaient d'armées de plusieurs dizaines de milliers d'hommes qui leur avaient prêté serment. Ils étaient les souverains de fait de régions qui correspondaient pour Antoine et Octavien à la moitié du monde méditerranéen. Ils s'imposaient enfin comme des hommes supérieurs, incarnant des qualités exceptionnelles, protégés par les dieux, voire identifiés à eux: Sextus Pompée était dit fils de Neptune, Antoine était un nouveau Dionysos, quant à Octavien il était protégé par Apollon en sus d'être le descendant de Vénus et le fils de César devenu dieu." (p.260-261)
    -Jean-Michel David, La République romaine. De la deuxième guerre punique à la bataille d'Actium (218-31 av. J.C.). Crise d'une aristocratie, Nouvelle histoire de l'Antiquité, tome 7, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 304 pages.



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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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