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    Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la Patrie française (1899-1904)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean - Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la Patrie française (1899-1904) Empty Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la Patrie française (1899-1904)

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 8 Sep - 11:13

    "La jeune Ligue antisémite de Jules Guérin et la Ligue des Patriotes régénérée, à la pointe du combat, coordonnent mal leur action avec les harcèlements parlementaires des députés antirévisionnistes que Déroulède ne parvient pas à rassembler." (p.5)

    "L'adversaire se rassemble. Une étape importante est franchie en cette fin d'année lorsque le dreyfusisme reconnaît dans la Ligue Française pour la Défense des Droits de l'Homme et du Citoyen un organe essentiel de diffusion de ses idées, un cartel permanent de ses forces en action. A sa naissance officielle, lors de l'Assemblée Générale du 4 juin 1898, elle comptait quelques centaines d'adhérents parisiens et lyonnais ; un an plus tard, elle en rassemblera 8000. L'effectif est modeste face aux Ligues nationalistes, mais la répartition régulière de ses sections sur tout le territoire, la qualité de ses militants font d'elle, sinon cette "conscience vivante et agissante du pays" qu'elle souhaite devenir, du moins ce lieu géométrique de cohabitation active entre des intellectuels isolés, des hommes politiques souvent modérés, des syndicalistes, des socialistes non guesdistes, des radicaux, des maçons, des protestants, des athées, quelques juifs éminents et même une poignée de catholiques. Or, cette vertu unificatrice de la Ligue n'est vraiment ressentie qu'à l'automne. Jusque-là ses fondateurs s'étaient surtout attachés à lui donner une solide audience dans la presse amie ; à cette heure elle anime des réunions publiques passionnées dans toutes les grandes villes, elle multiplie les brochures et les appels, elle diffuse ainsi systématiquement le dreyfusisme. Cette capacité nouvelle d'intervention sur l'esprit public en dehors du système politique traditionnel, constamment alliée à un respect jaloux de la légalité républicaine, inquiète le camp adverse." (p.5-6)

    "Le 25 octobre 1898, aussitôt après la chute du cabinet Brisson, deux jeunes professeurs brûlant d'ambitions politiques décident de lancer une protestation visant à démontrer que le dreyfusisme ne règne pas sans partage à l'Université. Ce sont Louis Dausset, agrégé de Lettres et professeur au collège Stanislas, républicain ferme et collaborateur de La Liberté, de L'Eclair et de L'Echo de Paris, et Gabriel Syveton, agrégé d'histoire en poste à Reims, alors en congé de "maladie", un "déraciné" ancien élève de Burdeau à Louis-Le-Grand, qui hante salons et rédactions et ne dissimule pas son admiration raisonnée pour Déroulède. Ils s'adjoignent un agrégé de philosophie ami de Dausset, Henri Vaugeois, co-fondateur en avril d'un "Comité d'Action Française" en décomposition. En novembre, leur circulaire se couvre de signatures dans les lycées parisiens: le succès les détermine à viser plus haut et ils prospectent le Tout-Paris politique, intellectuel et artistique. Maurras suit aussitôt avec intérêt leurs démarches et les introduit chez Barrès qui organise le travail avec eux: il s'agit de "prendre des résolutions de salut public" et "d'entraîner les foules timides". Parmi les premières personnalités conquises, trois s'activent particulièrement, financent les premières dépenses et convainquent de nombreux collègues: Marcel Dubois, professeur de géographie à la Sorbonne et à l'Ecole Normale de Sèvres, et deux gloires littéraires, le poète François Coppée puis le critique et dramaturge Jules Lemaître. Les listes s'allongeant, il est décidé au cours d'une réunion chez M. Dubois le 20 décembre de multiplier les signatures au bas d'un appel vague et généreux et de se préparer à affronter l'opinion: Barrès propose de fonder une Ligue et lance son nom de baptême. Elle serait "placée en dehors et au-dessus de l'affaire Dreyfus et durerait plus qu'elle". Aussitôt les salles de rédaction, habilement alléchées par Dausset, Syveton et Vaugeois, laissent circuler des bruits trop convergents pour que la presse dreyfusarde ne saisisses pas l'occasion d'étouffer la tentative dans l’œuf. Un publiciste ami des fondateurs et de Maurras, Frédéric Amouretti, est victime d'une indiscrétion: Le Soleil, organe monarchiste passé pour un temps au dreyfusisme, publie l'appel et les premières signatures le 31 décembre. Pour couper court aux manœuvres à venir, il est décidé d'accepter sans délai le délai le débat public et Barrès cautionne l'opération de toute son autorité dans le Journal. La Ligue est née." (p.9-10)

    "Face aux Normaliens dreyfusards, aux intellectuels destructeurs de la solidarité, de la tradition et des intérêts de la Patrie, se sont dressés les corps constitués du savoir et de l'esprit, académiciens conservateurs, universitaires refusant la contagion du modèle allemand, artistes officiels, autorités morales des professions libérales et des hautes charges de l'administration. Mais il apparaît qu'ils ne visent pas tous les mêmes buts. Certains se situent dans la mouvance originelle des pères fondateurs du régime, qui "cimentait" l'unité de tous les citoyens sous le drapeau de l'armée ; ils récusent toute manifestation tumultueuse, refusent, au nom de l'héritage de la Grande Nation, d'opposer la justice et l'armée, espèrent que la Ligue contribuera à calmer l'opinion." (p.12)

    "On observe un premier glissement chez Ferdinand Brunetière. Tout en restant dans la filiation républicaine et en repoussant énergiquement les doctrines nationalistes, il accepte, pour parer au plus pressé, de travailler avec ceux dont il répudie les doctrines: "... les antisémites et les partisans de M. Déroulède seront reçus parmi nous" [Le Temps, 3 janvier 1899]. Concession tactique qui révèle un refus de la définition dreyfusienne de l'intellectuel. "Certains savent se croient de bonne l'incarnation de leur propre science, et parce que les conclusions de cette science sont ou semblent être pour le moment inattaquables, ils s'imaginent que leurs opinions politiques ou morales participent de cette espèce d'infaillibilité" [Le Figaro, 4 janvier 1899]. L'ancien critique positiviste est devenu l'influent directeur de la Revue des Deux Mondes rallié à un catholicisme anti-scientiste: la faillite de la science condamne les efforts de la politique positive des kantiens partisans de la Révision et dissout la notion même d'intellectuel. Pessimisme, moralisme, habiletés: sa définition de la Patrie à défendre rejoint celle de Lemaître. Mais Barrès accroît la confusion en contestant à Brunetière le droit d'exprimer les sentiments de tous les signataires de l'appel. [...] L'appel est vague, les chefs sans capacité doctrinale, mais il s'agit pour Barrès de tremper cette expression sentimentale de solidarité au feu de la doctrine nationaliste, d'unir toutes les forces saines contre les forces anarchiques et les intellectuels pervertis. Il révèle ainsi sans le vouloir la contradiction originelle de l'entreprise: comment apaiser et rassembler au-dessus de la mêlée et sur une doctrine aussi mièvre, alors que seul l'antidreyfusisme militant peut unir les fils de Gambetta et les fidèles de Déroulède ou de Drumont ? Devant cette incohérence étalée, on comprend les railleries du bonapartiste P. de Cassagnac condamnant "la Ligue de la Chèvre et du Chou", qui "pour vouloir être avec tout le monde risque de n'être avec personne".
    Mais les équivoques de son discours faussement unanimiste sont dissipées en quelques jours, par choix délibéré d'une partie des dirigeants et sous la pression des "patriotes" alliés. Peut-elle prétendre rassembler tous les Français quand elle reçoit l'encombrant soutien des antisémites qui ne cachent pas leur espoir ? "La Patrie française, affirme Gaston Mery, ne fera bonne et définitive besogne que si, écartant de son sein les pusillanimes, elle devient résolument antisémite" [
    La Libre Parole, 3 janvier 1899]." (p.13-15)

    "Au rythme de 2000 par jour à partir du 5 janvier, les adhésions affluent, qui donnent consistance sociale et numérique à l'entreprise. Du 6 janvier au 17 février, l'Eclair, l'Echo de Paris et Le Journal, relayés par des journaux de province, publient onze longues listes de signataires de l'appel: plus de 21 000 citoyens entendent, et sans délai, se ressembler en s'opposant." (p.20)

    "Qui sont ces adhérents ? L'étude des listes permet, par un échantillonnage assez large, d'avancer quelques réponses. Les adhésions collectives, inutilisables pour une analyse socio-professionnelle, définissent quelques secteurs privilégiés du recrutement. Ce sont:
    -des lycéens de Rhétorique ou classes Terminales, des élèves des classes préparatoires des grands lycées parisiens et de quelques grandes villes de province ;
    -des adhérents de Ligues patriotiques ou d'associations d'anciens combattants de 1870-71 ("Souvenir de Jeanne d'Arc", "Ligue Coloniale de la jeunesse", "Société paternelle des anciens sous-officiers de Lens", "Anciens combattants de Douai", etc.) ;
    -des rédactions de journaux (
    Journal du Loiret, L'Indépendant de la Nièvre, Le Nouvelliste de Rouen, membres du Sillon, etc.) ;
    -des syndicats agricoles de la "rue d'Athènes" et des associations de négociants (Syndicat d'Anjou, divers syndicats de la Drôme, Syndicat des négociants en gros de Cognac, l'Association des négociants d'Epinal) ;
    -des patrons et leur personnel, des travailleurs "indépendants" [...] une caution syndicale unique, mais importante, celle de la Fédération des Mécaniciens de Chemin de Fer et Chauffeurs de France, de Guimbert, qui annonce 6000 adhérents [...]
    -de rares groupes politiques enfin, accueillis avec prudence ("80 membres des Jeunesses Patriotes de Narbonne" ; "Le Comité Républicain progressiste de Fontevrault").
    Ces indications partielles sont largement précisées et modifiées par l'analyse des 9.921 adhésions individuelles pour lesquelles la profession est indiquée [...] Une première évidence, négative, s'impose: plus de 80% des Ligueurs ne participent pas directement à la production et au commerce, campent en marge d'une activité économique en forte mutation. La masse rurale n'est pratiquement pas représentée, les "agriculteurs", "cultivateurs", "éleveurs" signalés étant des notables propriétaires, des rentiers du sol, des dirigeants d'organisations. Ouvriers, artisans et employés n'atteignent pas 4% de l'effectif. Seuls émergent des cadres de l'industrie ou de la banque, les ingénieurs en particuliers (3.3%), des chefs d'entreprise de toutes tailles (2.4%), de l'obscur entrepreneur aux grands noms (Alfred Motte, Edouard Michelin, les frères Japy).
    " (p.21-22)

    "Cette incapacité à mobiliser les classes populaires, les forces profondes du travail constitue un redoutable handicap politique. La Ligue peut recevoir des adhésions massives ; elle ne sera jamais un mouvement de masse.
    Le vrai vivier ce sont -pour employer le mot le plus neutre et le moins anachronique- les "capacités". Professions libérales, travailleurs indépendants qui vivent de leur savoir, fonctionnaires, étudiants qui assureront la relève, fournissent près de 70% des adhérents.
    " (p.26-27)

    "On repère peu de grands noms de l'aristocratie royaliste traditionnelle et l'abstention très nette du clergé surprend. Pour ce dernier, les réticences de la Ligue envers l'antisémitisme, son républicanisme affiché, les déceptions du Ralliement, expliquent l'expectative alors qu'il avait massivement souscrit pour le monument Henry." (p.27)

    "Il faut agir dans la légalité et le culte de la République originelle, loin des cléricalismes mal ralliés et des boulangismes défaits, faire pression sur le pouvoir pour liquider l'Affaire, retremper la Nation à la source républicaine qui seule garantira l'avenir. Quel Français n'applaudirait pas ce discours conciliant qu'un Renan ou tout autre père du régime ne pourrait désavouer ? En fin de réunion l'assemblée désigne par acclamation pour cinq ans un Comité de direction de 28 membres [...] Tous les nationalistes en mal de rassemblement applaudissent à cette naissance officielle et Déroulède fait un don de 1000 francs pour permettre la diffusion des paroles de Lemaître." (p.32-33)

    "Lemaître salue le discours de Méline à la Chambre, "remarquable de bon sens, de clarté et de simplicité robuste", qui soude le groupe progressiste ; maintient que la Ligue est prête à seconder les efforts du Ministère dans son combat contre les "propagandes nuisibles à la Patrie". Coppée accepte une éventuelle dissolution au nom de l'intérêt national. [...] Au Comité, des universitaires et des parlementaires, ces "mélinistes" que Barrès accable de son dédain, prêchent la résignation et guettent les circonscriptions." (p.36)

    "Barrès est désormais en porte-à-faux, grand nom utile, propagandiste actif, mais théoricien sans illusions ; il se tourne alors pour un temps vers les jeunes du café Voltaire, tout en gardant l'espoir de pouvoir animer un noyau "patriote" au sein de la Ligue." (p.37-38)

    "L'Antisémitisme est toujours aussi fermement réprouvé dans les réunions par les assistants. Les amis de Drumont peuvent s'agiter dans des comités, être utiles pour assurer l'ordre dans des salles échauffées, ils sont toujours aussi compromettants. Le conservatisme économique et social des ligueurs ne les prédispose pas à faire échec aux thèses "anticapitalistes" que d'aucuns peuvent lire dans Drumont. L'antisémitisme catholique est tout autant passé sous silence. Seules les régions à forte immigration étrangère, comme la Provence, abritent des comités où des traces d'antisémitisme sont décelables. Les deux mouvements sont jumeaux [...] Si Vaugeois et Mistral siègent au Comité, Maurras en est écarté, malgré l'insistance de Barrès et la qualité "d'associé à l'âme de la Ligue" dont il se flatte [...] Aussi la rupture intervient-elle en juin 1899. Le 20, la première conférence publique de l'Action française se tient sous le patronage de la Patrie française, mais les formulations monarchistes de la pensée de Maurras et les conséquences institutionnelles qu'elles impliquent conduisent Lemaître à se retirer aussitôt du Comité de patronage et à rassurer ses troupes..." (p.40-41)

    "Le nationalisme de la Patrie Française ne se définit qu'en creux. Car toute affirmation positive aurait disloqué ce rassemblement hétéroclite qui fait sa force numérique." (p.42)

    "Pour combattre ce système faussé et cette nouvelle oligarchie qui étouffe la République, il faut tenter de séduire la masse de ceux pour lesquels cette constatation est depuis longtemps évidente, et l'agglomérer aux nationalistes. Ainsi s'expliquent les quelques manœuvres exploratrices en direction des socialistes et des catholiques. Dès avril 1899 Brunetière, dans une conférence sur la Nation et l'Armée, exalte l'armée populaire héritière de 1792 et garante de la démocratie, la "grande niveleuse" qui ramène les générations successives au sentiment de l'égalité, le seul rempart contre la ploutocratie: les vrais socialistes ne pourraient-ils pas se rallier à une politique qui défend cette armée du peuple ? Une énergique action sociale est promise, dans l'esprit d'un vrai socialisme français, celui qui refuse les doctrines internationalistes, collectivistes ou anarchistes destructrices de l'identité nationale. Devant des socialistes "patriotes" du XIVe arrondissement de Paris, Lemaître ne craint pas de dévoiler le fond de sa pensée:

    Plus la Patrie est forte, et plus elle est prospère, plus les citoyens s'y sentent à l'aise, plus les travailleurs ont de chance d'y faire triompher leurs revendications et plus on peut espérer que les patrons amolliront leur résistance. Bref, c'est la prospérité industrielle et commerciale d'un pays qui y facilite les expériences sociales, et c'est la force de son armée qui, en lui donnant la sécurité, permet et garantit sa prospérité intérieure... Je demande ardemment pour le peuple plus de bien-être et plus de lumière, plus de pain et plus d'idéal. Ce dont je suis sûr, c'est que je vous aime. Voilà ma manière d'être socialiste. [L'Echo de Paris, 8 décembre 1899] " (p.45-46)

    "Elle essuie un échec aussi net du côté des catholiques organisés. Elle pouvait tenter avec quelque espoir de succès de reprendre à son compte la tentative manquée de ralliement en jouant habilement à la fois de son républicanisme et de son antidreyfusisme ; Coppée n'a en outre jamais manqué d'affirmer sa foi et de saluer "les chrétiens qui, eux aussi, prient pour Elle". Des partisans du "mouvement", catholiques sociaux ou démocrates-chrétiens paraissent favorables: Marc Sangnier est sollicité, l'abbé Lemire sympathise, tout en refusant l'aventure d'un nationalisme césarien ; Albert de Mun, membre du Comité directeur, ne joue pas un rôle actif, mais use de son influence pour pousser l'A.C.J.F. [Association Catholique de la Jeunesse Française] à adhérer. Pourtant ces espoirs sont déçus, le clergé demeure sur la réserve, pour la masse des fidèles l'adhésion reste une tentation plus qu'une obligation et les mouvements admettent que le nationalisme mobilise leurs adhérents mais refusent d'aller plus loin. En fait l'ambition proclamée par Lemaître de fonder la religion de la Patrie sur les ruines de l'ancien culte, sa dénonciation des responsabilités du clergé qui, en refusant la République, a permis aux radicaux et aux maçons d'accéder au pouvoir, la virulence de l'engagement antisémite entretenu par la presse catholique, l'attrait des conservatismes et du royalisme, tout concourt à freiner l'adhésion massive. [...] C'est au fil des mois, dans la lutte pour les Congrégations et la liberté d'association, que l'ennemi commun rapprochera durablement les catholiques de la Patrie française, mais dans le sens d'une colonisation du nationalisme originel par la défense religieuse. Malgré son double échec, la Ligue ne désespère pas et note tous les signes d'une évolution favorable. Ainsi Barrès se félicite d'avoir vu à Nancy "dans une salle ardente fusionner des groupes catholiques, des éléments socialistes, nationalistes et des personnalités opportunistes unies par un même sentiment patriotique pour crier: Vive l'Armée !" [L'Echo de Paris, 11 juin 1899]." (p.46-47)

    "Une élection partielle vient à point pour légitimer la tentation électorale. En décembre 1899, dans la première circonscription de Tournon, Gailhard-Bancel, catholique, conservateur et nationaliste, bat de justesse un radical dreyfusard et le progressiste sortant, tous deux protestants. Pour la première fois la Ligue s'est manifestée dans une élection, un comité s'est créé après une conférence de Syveton à Tournon et s'est activé en faveur du conservateur: ce "premier coup de cloche" qui sonne le glas du ministère fait exulter ses chefs, persuadés que leur soutien fut décisif, même si l'audience ancienne des conservateurs en Ardèche et les vieux clivages donnent l'explication la plus évidente de cette victoire. Désormais ils affirment que la première tâche de la Patrie Française est "de prêter son concours, dans les élections municipales, aux candidats qui brandiront résolument le drapeau nationaliste"." (p.51)

    "L'audience véritable se limite donc à une trentaine de départements: la région parisienne, les marches frontières de Dunkerque à Nice à l'exception des Alpes du Nord et du Centre, un solide bastion dans l'Est, des zones prometteuses dans les pays de la Loire, le Sud et l'Est du Massif Central. Carte complexe, qui témoigne de la nouveauté politique du nationalisme et ne recoupe ni celle de l'ancien boulangisme, ni celles de la droite ou de la gauche. Les points d'ancrage sont en fait des régions en cours de glissement de la gauche à la droite (Paris et l'Est), des départements où une droite catholique reste vivace sans que le royalisme l'ait prise en charge (Lozère, Cévennes, vallée du Rhône), ceux où les progressistes et les ralliés sont bien implantés, avec l'appui des voix conservatrices (Normandie, val de Loire, Tarn), ceux enfin où une personnalité et des facteurs locaux permettent une libre et fructueuse concurrence entre les organisations (Basses-Pyrénées de Barthou, Charentes de Déroulède, Var et Alpes-Maritimes où de nombreux militaires en retraite s'activent).
    De fait seule la région parisienne est solidement organisée
    ." (p.56)

    "Du 1er au 15 mai 1900, la Ligue tient 31 réunions à Paris et banlieue contre 4 en province. Mais l'échéance électorale la surprend en plein travail de construction, de nombreux comités sont pratiquement indépendants et la mobilisation demeure partielle. L'effectif des troupes est mal connu. Si l'on écarte sans hésiter les estimations sans fondement de Barrès, qui annonce plus d'un million d'adhérents en février 1900, on peut considérer comme plausible un chiffre national oscillant autour de 400.000 ou 500.000 adhérents." (p.58)

    "Mais la Ligue dispose d'un moyen d'action plus puissant que la multiplication encore mal contrôlée des comités: la presse, instrument privilégié aux yeux des écrivains et des universitaires qui peuplent son Etat-Major. Elle compte des appuis si sûrs dans les grands organes d'information qu'elle abandonne le projet un moment envisagé de fonder son propre journal. [...]
    Le Petit Journal et Le Matin assurent à eux seuls un énorme soutien avec leur million et demi d'exemplaires diffusés à Paris et en province. Judet, ami et ancien condisciple de Lemaître ne cache pas son soutien à la Ligue et publie en bonne place les communiqués et les comptes rendus des grandes réunions. Si l'on ajoute l'appui du Gaulois auquel Coppée collabore régulièrement, celui plus épisodique et plus nuancé de La Presse et des organes nationaux influents, La Libre Parole, L'Intransigeant, La Patrie, L'Eclair, l'audience accrue de L'Echo de Paris, qui devient une sorte de journal officiel des troupes de Lemaître, on voit que la Patrie Française peut toucher plus de deux millions de lecteurs chaque jour dans le pays et diffuser ses idées et ses appels dans les deux tiers des exemplaires de quotidiens vendus à Paris. [...] Barrès contribue à faire obtenir l'appui de L'Est Républicain au moment où ce journal vire à droite, donnant un atout majeur dans une région privilégiée de développement pour la Ligue. [...] Malgré les défaillances de son organisation et ses difficultés d'implantation en province, la Ligue est au total bien placée pour défendre ses idées dans la presse et contribuer au financement d'une campagne à laquelle tous les antigouvernementaux se préparent activement.
    Jetée dans la bataille, elle conclut des accords avec les autres nationalistes et les conservateurs mais en tenant ferme sur deux points, le refus de l'antisémitisme et de l'appel à l'action illégale. Elle s'affirme ainsi ouvertement et définitivement favorable au système parlementaire, sous réserve de révision, ce que lui reprochent vivement les bonapartistes, tandis que les Patriotes se taisent.
    " (p.59-61)

    "Avec moins de voix, les nationalistes et les droites conquièrent le Conseil municipal sur les centristes, les radicaux et les socialistes, en l'emportant dans les quartiers du centre et de l'ouest moins peuplés et en ébranlant des bastions de gauche au sud et à l'est ; que ces élections consacrent le passage de Paris à droite, à l'issue d'une évolution amorcée aux municipales de 1896 et aux législatives de 1898, annoncée par toutes les partielles avant 1900 et confirmée à la fin de mai 1900 par les élections au Conseil Général de la Seine." (p.65)

    "A Nancy, en novembre 1901, Lemaître côtoie Drumont et Rochefort sur la même estrade. On observe le même glissement au niveau des organisations de jeunes, si utiles pour mener une campagne dynamique. L'Association nationaliste de la Jeunesse, qui regroupait les jeunes gens du café Voltaire autour de Barrès, est cantonnée dans ses réflexions doctrinale, tandis que le vrai renfort est demandé à la Jeunesse Antisémite et Nationaliste d'Edouard Dubuc. Peut-être cette rupture avec le vieux refus de l'antisémitisme, si visible au sommet de l'organisation mais dont nous ignorons l'audience profonde, devrait-elle être mise en parallèle avec le renforcement des catholiques en son sein [...] Cléricalisation, attitudes réactionnaires, poussée d'antisémitisme: la Ligue perd son identité originelle. Ses chefs ont conscience de jouer un jeu dangereux et, une fois encore, placent leur dernier espoir dans cette victoire électorale qui permettrait de dégager un mouvement nationaliste original, républicain et libéré des conservatismes traditionnels." (p.80-81)

    "Ce n'est donc pas un hasard si le problème ouvrier et la dénonciation du collectivisme prennent désormais une si grande place dans le discours de la Patrie Française. Tout débat sur le terrain institutionnel ou sur la défense religieuse débouche sur la division des anti-ministériels. [...] Le seul consensus possible pour les adversaires de Waldeck-Rousseau est donc l'appel à la lutte contre le "flot montant" du désordre social et de l'antimilitarisme. Car la poussée des grèves de l'été 1899 à l'été 1901, les durs conflits du début de 1902 chez les mineurs et les ouvriers du textile, la montée d'un syndicalisme de classe, la diffusion du thème de la grève générale, ont déclenché un profond réflexe de peur dans la bourgeoisie. Tous les adversaires du gouvernement s'entendent pour dénoncer l'action du "collectiviste" Millerand, la politique d'arbitrage, première atteinte au droit des patrons, les projets dispendieux de lois sociales. [...] L'Arche sainte rédemptrice et dépositaire des vertus nationales assume tout autant son rôle en gardant jalousement l'ordre social: nationalisme et conservatisme se fondent dans la défense de l'armée." (p.82-83)

    "La question sociale l'enferme définitivement dans le camp établi, et accélère ainsi sa dislocation." (p.86)

    "Le refus d'accroître les charges de l'Etat, la hantise du déficit budgétaire, le report à plus tard d'un examen de l'impôt sur le revenu, la décentralisation administrative, la réduction du nombre des fonctionnaires: toutes les forces conservatrices peuvent se retrouver derrière ces mesures de sagesse." (p.90)

    "Les résultats sont une immense déception. Entre les deux tours, les désistements ont été plus efficaces du côté du Bloc, qui enlève ainsi de nombreux sièges à quelques voix, les modérés de l'Alliance démocratique forçant la décision dans l'électorat hésitant. Le pays a participé massivement à l'affrontement, l'opposition est battue pour n'avoir pas su souder un solide contre-Bloc et la mécanique du scrutin d'arrondissement creuse l'écart: avec plus de 45% des voix, elle obtient moins de 30% des sièges. En son sein, les nationalistes sont largement minoritaires, avec 16% des voix et 11% des sièges et progressent dans l'électorat de droite plus qu'au centre et à gauche." (p.97-98)

    "Après cette spectaculaire défaite, toutes les entreprises de la Ligue échouent et elle entre dans une longue agonie artificiellement entretenue pour un temps, afin de rassembler une dernière fois des fonds et puiser ses membres dispersés d'efficaces animateurs de comités électoraux.
    Elle doit très vite renoncer à peser sur la nouvelle Chambre en animant un groupe parlementaire, tout en tenant à l'extérieur le langage assuré d'une "grande force populaire et extra-parlementaire". Elle avait convoqué dès le 14 mai 1902 les élus nationalistes dans ses bureaux pour réfléchir sur "les moyens d'établir entre eux une entente sur leur action dans la nouvelle Chambre". 33 parlementaires assisteront à une seconde réunion le 22 mai, 22 seulement à la dernière le 31, après avoir subi les assauts contradictoires de Cavaignac et Syveton, qui briguent tous deux la direction de ce groupe parlementaire. Sous la pression des plus modérés Syveton doit s'incliner et laisser Cavaignac constituer son propre groupe à la Chambre sans référer à la Ligue. Découragés, beaucoup d'élus nationalistes s'inscriront au groupe des "Républicains plébiscitaires" de Gauthier de Clagny, rejoindront Méline ou resteront non inscrits, à l'exception du petit noyau des obligés de Syveton qui ont signé trop de "reçus" pendant la campagne. En octobre le groupe "Républicain nationaliste" de Cavaignac compte 80 députés, mais la Ligue ne contrôle pas son action et n'ambitionne plus que de lui faire déposer quelques projets de lois "nationaux" sans entrer dans les "combinaisons ministérielles". Il est par ailleurs révélateur que Syveton reste très isolé à la Chambre
    ." (p.99-100)

    "En octobre, pour l'enterrement de Zola, les Ligues n'osent pas jeter leurs troupes dans la rue ; Syveton et Barrès comprennent alors qu'ils assistent "aux obsèques du nationalisme"." (p.102)

    "Lemaître abandonne toute activité à l'automne 1904." (p.107)

    "Les dirigeants de la Ligue annoncent alors ouvertement leur ralliement à Piou et laissent aux candidats "la plus large initiative". De Marcère rassemble les survivants à l'Assemblée générale de mars 1906 sous les formules "Ordre et Liberté - Dieu et Patrie" ; les dernières forces sont dispersées pour répondre à la campagne agressive du Matin en décembre 1906 sur les "coulisses du Nationalisme" dans laquelle la Ligue n'est pas ménagée. La dernière grande manifestation publique est une conférence de Barrès à la salle Wagram sur les "mauvais instituteurs" le 16 mars 1907, en prélude à une campagne de lancement d'Associations "de défense scolaire" strictement catholiques [...] Un dernier souffle condamne l'impôt sur le revenu projeté par Caillaux, mais lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon, c'est l'Action Française seule qui organise la protestation "nationale"." (p.109-110)

    "Nationalisme devenu partie intégrante du patrimoine de la droite française." (p.111)

    "Constante du phénomène ligueur: combler un vide du Pouvoir, douloureusement constaté, et qui fait horreur." (p.112)

    "Serait-elle donc l'expression, massive mais éphémère, d'un "nationalisme de classe" fidèle au libéralisme économique et politique, plus conservateur que les autres nationalismes ? Un exemple-limite de ce nationalisme "bourgeois" dont parlait Jean Touchard, qui serait de droite avant d'être nationaliste ?" (p.115-116)

    "Ses héritiers, il ne faudrait pas les rechercher en priorité chez nos ligueurs ou nos "fascistes" des années 1930, mais plutôt dans cette droite nationale, mélange d'ancien et de nouveau, de Poincaré, du Bloc National ou de la Fédération Républicaine." (p.117)
    -Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la Patrie française (1899-1904), Paris, Éditions Beauchesne, coll. Religions Société Politique, 1977, 120 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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