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    Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914) Empty Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914)

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 27 Déc - 21:06

    "Féministe et socialiste, Madeleine Pelletier garde la nostalgie de cet héritage lorsqu'elle décide d'acheter des pétards, le 14 juillet 1914: "Je voulais ressentir une impression de ma petite enfance", explique-t-elle. "La République m'apparaissait alors comme quelque chose de très beau". Mais la petite fille a grandi: "Mes pétards à la main, je pense combien est vain le fantôme après lequel je cours. Elle n'éclate plus, elle n'éclatera plus jamais la République. Des messieurs très sages, très terre à terre, l'incarnent, qui ne songent qu'à gagner le plus possible d'argent pour des dîners, des autos, des femmes stupides".
    La désillusion de Madeleine Pelletier témoigne des faux-semblants d'une République faite de barbes ventripotentes qui néglige ou exclut une partie de la société. A des degrés divers, femmes, ouvriers, immigrés, vagabonds, colonisés, sont les oublié(e)s du régime... Si l'on a pris soin de réserver une place d'honneur, au banquet de 1889, aux maires des communes de Blida, Tunis et Hanoï, nul n'invite les indigènes au grand festin de la nation. Et les classes populaires en recueillent-elles davantage que des miettes ? La simplicité du protocole républicain occulte la réalité inégalitaire d'une société de classes.
    De cela, les historiens sont aujourd'hui bien conscients, davantage sans doute que ne l'étaient les contemporains, qui pouvaient se penser comme un modèle démocratique et célébrer -plus ou moins sincèrement- le régime le plus avancé d'Europe: "Les trois républiques doivent être l'objet de notre éternelle gratitude. La Ier nous a donné la terre, la IIe le suffrage et la IIIe le savoir", grave-t-on sur le socle d'une Marianne inaugurée à Savines (Hautes-Alpes) en 1906. En ce temps-là, on aimait aussi bâtir: pour la seule ville de Paris, plus de 150 statues ont été érigées entre 1871 et 1914. En émerge le groupe monumental de Jules Dalou,
    Le Triomphe de la République: entourée du Travail, de la Justice et de la Paix, accompagnée de ses enfants -l'Instruction, l'Équité et la Richesse-, la République y est représentée sous sa forme combattante, le sein nu et coiffée d'un bonnet phrygien. Installé en 1899 sur la place de la Nation, le modèle de plâtre imitation bronze n'est coulé dans la fonte que dix ans plus tard, au terme d'une cérémonie exceptionnelle par son ampleur et par sa ferveur." (p.8-9)

    "Fille de l' "année terrible" (Victor Hugo), la République naît sur les cendres d'une défaite militaire et d'une guerre civile.
    Le traumatisme originel pousse les républicains à se projeter dans l'avenir et à ne jamais figer leur projet. Pour l'historien Nicolas Rousselier, "ils relancent à chaque génération l'obligation de poursuivre la tâche". A la recherche de cette "République imaginée", dont parle Vincent Duclert, ils s'inscrivent dans une dynamique progressiste qui correspond parfaitement à l'air du temps positiviste et qui permet surtout de dépasser les tensions du moment: l'enracinement du régime se fait par la promesse de meilleurs lendemains. En ce sens, le triomphe de la République n'est jamais acquis, mais toujours à venir.
    " (p.10)

    "Ce chapitre s'ouvre par le ralliement des catholiques monarchistes et s'achève avec l'entrée au gouvernement d'un militant socialiste. C'est dire l'ampleur du chemin parcouru en quelques années, sans qu'on puisse l'expliquer par une rupture électorale: la Chambre élue en 1898 ressemble à sa devancière ; les républicains y disposent d'une large majorité, partagée entre des modérés dominants et des radicaux en progrès, mais aussi en manque de certitudes. Jamais l'héritage de Jules Ferry, qui meurt en 1893, n'avait semblé si partagé. En témoignent la conquête coloniale et le conservatisme social que défendent les grandes figures du moment, notamment Méline et Waldeck-Rousseau. Ces deux disciples de Ferry envisagent pourtant différemment l'avenir de la République: tandis que l'un redoute par-dessus tout le collectivisme, l'autre craint le césarisme et le cléricalisme. C'est cette divergence d'appréciation -et de sensibilité- qui devient, au tournant du siècle, une irréductible ligne de démarcation idéologique. [...]
    "C'est bien la peine d'avoir fait la République pour faire commander l'armée française par le tsar et être les protégés du pape !". Attribué au duc de Doudeauville, ce bon mot est repris par Clemenceau en 1892. La convergence de l'alliance russe et du ralliement semble en effet annoncer un véritable changement de base -un reniement, craint plutôt Clemenceau, qui s'éloigne à cette époque d'une vie politique renouvelée par l'entrée en scène de jeunes trentenaires qui occupent leurs premiers fauteuils ministériels: Louis Barthou, Paul Deschanel, Paul Doumer, Raymond Poincaré, rajeunissent des cabinets qui restent toutefois dominés par les figures anciennes de la République des fondateurs, poursuivies par les séquelles du scandale de Panama
    ."(p.215-216)

    "C'est d'abord Nicolas II qui visite Paris en octobre 1896. L'événement est considérable: depuis 1870, aucun souverain étranger n'avait rendu visite à la République !" (p.219)

    "L'âge d'or du positivisme s'achève paradoxalement au moment où le régime républicain et l'école s'en revendiquent. Pour Gérard Cholvy, l'année 1886 marque une rupture symbolique, avec les conversions au catholicisme de Paul Claudel et de Charles de Foucauld, tandis que la publication du Roman russe de Melchior de Vogüe amorce une nouvelle mode littéraire, le naturalisme et son ambition scientifique s'effaçant derrière le retour du roman psychologique. Paul Bourget rencontre le succès en 1889 avec Le Disciple: l'ouvrage met en scène un philosophe déterministe qui conduit son élève dans une spirale criminelle, enrayée par le retour à la religion. Modèle du roman, Taine le lit avec amertume: "Ma génération est finie", conclut-il.
    Autre figure majeure en plein désarroi, Ernest Renan ajoute en 1890 une sombre préface à son
    Avenir de la science: "Il est possible", explique-t-il, "qu'un abaissement réel du moral de l'humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses". Ces doutes font écho à l'air du temps, qui témoigne, à l'échelle européenne, d'une première remise en cause du rationalisme." (p.220)

    "A Rome, Léon XIII, épaulé par le cardinal Rampolla, réoriente habilement la stratégie pontificale pour "adapter le monde moderne à l'Église" (Jérôme Grondeux). S'il condamne sans appel "la secte maçonnique" (Humanum Genus, 1884), il encourage l'émergence du christianisme social (Rerum Novarum, 1891) et prend clairement position en faveur du ralliement des catholiques français à la République (Au milieu des sollicitudes, publiée en français en 1892). Il confirme la position avancée, le 12 novembre 1890, par le cardinal Lavigerie. Archevêque d'Alger, monarchiste de coeur, mais acteur de la colonisation républicaine, le prélat avait affiché sa volonté de "mettre un terme à nos divisions" et d'accepter le régime légal [...]
    Le "toast d'Alger" et l'encyclique pontificale se heurtent toutefois à de profondes résistances, dont témoignent, par exemple, les professions de foi des conservateurs élus dans la Loire-Inférieure en 1893
    ." (p.220-221)

    "Nommé en novembre 1895, Léon Bourgeois compose le premier gouvernement franchement radical de la Troisième République. Il est néanmoins dépourvu de véritables majorité parlementaire. Si Alexandre Millerand lui promet, au nom des socialistes, "une union plus étroite et plus cordiale que jamais", ces voix d'extrême gauche restent fragiles et contribuent surtout à révulser une droite particulièrement remontée contre l'expérience radicale. "Ce cabinet Bourgeois ! Ah, l'horreur", s'insurge dans son journal intime la jeune Catherine Pozzi, fille d'un riche médecin parisien. Répétant tous les clichés de son milieu, l'adolescente lui reproche, en vrac, de faire la politique de la franc-maçonnerie, de mettre en péril l'alliance russe, d'accabler les Français de taxes: "Nous sommes le pays le plus imposé de tous !"
    Défendu par Paul Doumer, le projet d'impôt sur le revenu constitue un
    casus belli. Chacun sait pourtant que le système fiscal hérité de la Révolution se caractérise par son archaïsme: surnommés les "quatre vieille", les contributions directes obéissent à un mode de prélèvement aussi opaque qu'injuste qu'il est devenu nécessaire de réformer. De là à admettre la progressivité de l'impôt, il y a un pas que les milieux d'affaires répugnent à franchir. Quant à la déclaration obligatoire des revenus, elle suscite une vive levée de boucliers relayée par les notables locaux et les conseils généraux. On crie à l'inquisition fiscale, et le Sénat déclenche l'assaut par des votes de défiance répétés qui aboutissent à la démission du cabinet." (p.224-225)

    "La France devient un pays d'immigration: de 1872 à 1886, on note un doublement de la population étrangère, qui atteint 1.2 million de personnes. Cette accélération des flux s'explique en partie par la facilité des communications, mais elle est surtout la contrepartie d'un modèle social républicain fondé sur la petite exploitation paysanne et sur la faible natalité. Pour le dire autrement, la France manque de bras, principalement pour ses usines. Elle doit compter sur l'apport traditionnel d'une main-d’œuvre belge réputée docile, dure à l'effort et bon marché. Vers la fin du siècle, ce sont toutefois les Italiens, venus en nombre participer à la construction du chemin de fer, qui forment la première communauté étrangère, tandis que des immigrés d'Arménie ou d'Europe orientale fuient la misère ou les persécutions et trouvent refuge en France.
    Franchie en 1881, la barre du million d'étrangers suscite de premières réactions hostiles qui se développent avec la crise économique. Ces incidents isolés peuvent dégénérer, comme le montre l'exemple des "vêpres marseillaises" de juin 1881, qui font trois morts parmi les ouvriers italiens. Dans un contexte de rivalité coloniale exacerbée, cette affaire fait l'objet d'une lecture politique: pour la presse républicaine, l'immigration devient un vrai sujet d'inquiétude ; on n'hésite plus à accabler l'étranger -voleur, barbare, sinon espion- de tous les maux. A Lyon comme dans d'autres villes, l'annonce de l'assassinat du président Carnot par un anarchiste italien déclenche des violences qui émaillent le mois de juillet 1894. Port cosmopolite par excellence, Marseille voit s'installer une légende noire qui l'érigera bientôt en "capitale du crime" livrée aux
    nervi italiens.
    Les tensions xénophobes se multiplient: l'historien Laurent Dornel en recense une vingtaine dans les années 1870, une soixantaine pour la décennie suivante et plus de cent dans les années 1890. Dans les mines du Pas-de-Calais, où les ouvriers français reprochent aux Belges de travailler pour des salaires dérisoires, un grand mouvement de foule part de Drocourt, en août 1892, semant la panique dans les corons et poussant plusieurs centaines de Belges à la fuite. Un an plus tard, le 17 août 1893, au moins huit Italiens sont massacrés à Aigues-Mortes, où les "macaroni" travaillant aux Salines du Midi dans des conditions effroyables étaient haïs des ouvriers français. Si l'affaire déchaîne un tollé diplomatique, elle se solde par un acquittement général qui témoigne de la banalisation du discours xénophobe.
    Le fait est nouveau dans une République bâtie par un naturalisée, Gambetta, et par d'anciens exilés politiques. Dès 1883, le conservateur Adolphe Pieyre puis le radical Christophe Pradon déposent des projets de lois pour taxer le travail des étrangers. Rejetée par les libéraux, tant en vertu des droits de l'homme qu'au nom des intérêts du patronat, l'idée revient régulièrement sur les bancs de la Chambre.
    " (p.233-234)

    "La naturalisation est également facilitée -environ un million d'étrangers en profitent avant 1914.
    Les Belges -et les autres- acceptent d'autant plus facilement la nationalité française qu'ils sont victimes de nouvelles discriminations légales. Des mesures limitant l'emploi des étrangers sont en effet adoptées pour les professions médicales, puis élargies à de nombreux autres secteurs par les décrets Millerand de 1899. Tenus à l'écart des avantages syndicaux, traités à part dans la loi sur les accidents du travail (1899), les étrangers font également l'objet d'une surveillance particulière qui leur impose de déclarer leur résidence en mairie et d'obtenir un permis de travail.
    " (p.235)

    "De la "défense républicaine" de 1899 aux élections de combat (1902 et 1906), l'aube du XXe siècle est marquée par une exacerbation des passions politiques -une radicalisation, puisque c'est désormais le parti radical qui domine la scène politique, gouvernant avec les modérés et avec le soutien fragile des socialistes. Pour la première fois depuis bien longtemps, la République n'a -presque- plus d'ennemis à gauche. Rien n'illustre mieux ce coup de barre que le parcours étonnant de Francis de Pressensé: chroniqueur diplomatique, ce conservateur bascule avec l'affaire Dreyfus, entre dans la vie politique et se fait élire député socialiste. Le "Ravachol du Temps", selon l'un des nombreux surnoms qui lui sont donnés, témoigne des recompositions déclenchées par l'Affaire.
    Cette nouvelle gauche, élargie et gouvernementale, se regroupe sous la bannière fédératrice de l'anticléricalisme, mais elle engage aussi un mouvement de démocratisation et suscite même un élan libéral -contrarié- qui mérite attention. Il faut en effet restituer à cette période trop souvent caricaturée son indétermination -la victoire n'a jamais semblé évidente- et sa complexité: derrière le "petit père Combes-, se profile la barbe blanche du président Loubet, qu'une "peur invincible du radicalisme", écrit Combes lui-même, conduit au compromis et au consensus.
    " (p.253-254)

    "Le législateur durcit donc la répression, notamment par la loi du 7 juillet 1904 qui interdit aux religieux "l'enseignement de tout ordre et de tout nature". Visés par la loi, les Frères des écoles chrétiennes doivent fermer plus de 2000 écoles. Si certains des 150 000 enfants concernés rejoignent l'enseignement laïque, la plupart entrent des d'autres écoles privées, plus ou moins laïcisées. Dans le Nord, beaucoup -comme le jeune Charles de Gaulle- suivent les écoles congréganistes qui ont déménagé de l'autre côté de la frontière belge." (p.266)

    "Au-delà des principes, ce sont donc les détails de la loi qui font débat quand s'ouvre, le 21 mars 1905, l'une des plus longues discussions parlementaires de la Troisième République. Sont en effet déposés 320 amendements, "320 rochers à travers lesquels il a fallu conduire la barque", dira Briand, qui tient la tribune avec talent, tirant profit de l'important travail préparatoire mené avec une équipe au sein de laquelle se distingue un jeune protestant, Louis Méjan. Souvent cités, les débats font preuve d'une hauteur de vue et d'une éloquence qui témoignent tant de l'importance des enjeux que de la maturité du régime.
    A droite et à gauche, deux minorités font bloc contre le projet. Pour les députés de l'Action libérale populaire, Groussau en tête, la séparation est une "espèce de persécution religieuse mieux organisée" et un "obstacle absolu à la tranquillité du pays". Tout aussi déterminée, une frange de libres-penseurs se réunit autour d'Édouard Vaillant et de Maurice Allard pour demander une "vraie séparation", la substitution des fêtes civiques aux fêtes religieuses, la remise des églises aux municipalités, qui en feront "des bibliothèques, des cours, des œuvres sociales".
    Les modérés débattent principalement de l'article 4, qui prévoit, sur la suggestion de Francis de Pressensé et de Jean Jaurès, la mise en place d'associations cultuelles auxquelles reviendront les biens du clergé et la jouissance des lieux de culte. "Nous ne devons rien faire qui soit une atteinte à la libre constitution de ces églises", estime Briand, à qui l'on reproche de favoriser des schismes et de vouloir briser l'unité catholique. Les garanties qu'il offre, avec l'appui de Jaurès, inquiètent les radicaux -Clemenceau et Pelletan dénoncent "une loi qui consacre l'asservissement des fidèles au joug du pape romain" -et rassurent les modérés et la droite catholique. "Il est de toute nécessité que la presse catholique ne fasse pas état du succès obtenu, ce serait de mauvaise politique", note le cardinal Merry del Val, habile stratège qui s'inquiète en revanche de l'article 6, qui fait du Conseil d'Etat l'arbitre des conflits à venir.
    "Je n'ai pas reculé devant les concessions nécessaires", conclut Aristide Briand, qui appelle chacun à reconnaître l'équilibre du compromis. De fait, l'abbé Lemire vote contre sans cacher qu'il le fait "avec des arguments qui font qu'il pourrait être pour" (sic)... Avec 341 voix contre 233, la majorité dépasse les espérances. A son tour, le Sénat vote la loi, qui définitivement adoptée le 6 décembre 1905. Alors qu'apparaissent de nouveaux sujets d'inquiétude sur le front international, la question religieuse semble apaisée.
    " (p.276-278)

    "Jaurès associait, en 1902, la question cléricale à la question sociale. La moitié du travail est accomplie, mais l'autre reste en friche. Aux obsèques de Louise Michel, inhumée en janvier 1905, au moment même où Combes démissionne, puis lors des grandes grèves qui marquent l'année 1906, s'expriment "des forces de protestation sociale que même la plus à gauche des Républiques ne pouvait toutes canaliser" (Maurice Agulhon)." (p.285)

    "Vers 1914, 42% des défunts détiennent 0.3% du patrimoine national, tandis que 1% des héritages représentent 55% de la valeur des successions. Ces valeurs ont-elles évolué depuis que la République est installée ? A Lille, en 1872, l'écart entre les successions des industriels et celles des ouvriers était de 1 à 20 000 ; en 1912, il n'est plus que de 1 à 10 000. Convenons, avec Ernest Labrousse, qu' "il n'y a pas là de mutation qualitative". Comme le montre Thomas Piketty, il est impossible, contrairement à ce qu'affirment Paul Leroy-Beaulieu et les économistes libéraux, de prouver une quelconque réduction des inégalités.
    Encore bien imprécises, ce qui témoignent d'une certaine myopie républicaine, ces statistiques ont gagné en précision grâce à la loi de 1901 sur la fiscalité des successions. L'administration peut désormais recueillir des informations qui montrent l'ampleur des inégalités. Comme l'admet en 1907 le ministre des Finances, Joseph Caillaux, "le fait est qu'un nombre fort restreint de personnes détiennent la plus grande partie de la fortune du pays".
    " (p.288)

    "En l'espace d'une génération, les conditions de vie et la culture ouvrières ont évolué, moins en raison des rares avancées législatives que par l'effet d'une inversion de la conjoncture. La reprise économique se manifeste dès 1896 et plus encore après 1905: le succès de l'Exposition de 1900 est révélateur d'un climat d'euphorie retrouvé. La question cruciale de l'intégration républicaine des 6.6 millions d'ouvriers entre par conséquent dans une nouvelle phase.

    Avec 222 700 grévistes recensés en 1900, l'Office du travail enregistrait un record qui est battu dès 1904 (271 000), puis encore en 1906 (438 500). Cette forte poussée s'explique, en partie du moins, par le raidissement du mouvement social. Après l'espoir et les déceptions du ministère Millerand, la CGT adopte une position plus dure dont témoigne l'avènement, à sa tête, de sa frange la plus révolutionnaire: Victor Griffuelhes, Émile Pouget, Georges Yvetot, incarnent une ligne intransigeante qui bataille pour l'émancipation ouvrière. Ne croyant guère aux sirènes de l'action parlementaire, ils défendent un "syndicalisme d'action directe" qui se traduit, dans les usines, par un surcroît de combativité: composée par Eugène Pottier en 1871,
    L'Internationale se diffuse dans l'ensemble du pays au cours des années 1890.
    Le plus souvent spontanées, les grèves obéissent néanmoins à des logiques conjoncturelles, comme le montre l'exemple de Courrières, au printemps 1906.
    " (p.289)

    "La tension n'a pas le temps de retomber en ce terrible printemps 1906. La CGT organise en effet un "premier mai de combat" qui doit mobiliser ses troupes en faveur de la journée de huit heures [...] "comme s'ils n'ont pas déjà assez de temps pour boire !" ironise quand à lui le président de la chambre de commerce de Lyon... La grève est un réel succès, bien qu'inférieur aux espérances. [...]
    Surnommé "le premier flic de France" et "le briseur de grèves", Clemenceau joue sur plusieurs tableaux. S'il fait voter la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire, il ordonne surtout l'arrestation de plusieurs dirigeants cégétistes, auxquels il adjoint quelques nationalistes afin de réveiller le réflexe de défense républicaine contre le péril d'une conjonction des extrêmes. Mais le climat social reste profondément troublé, marqué par la révolte du Midi [...] et par la multiplication des conflits ouvriers. Paris prend peur -ou espoir, c'est selon- avec la grève des électriciens qui plonge la capitale dans l'obscurité, le 8 mars 1907
    ." (p.291)
    -Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914), La France contemporaine vol. 4, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 2014, 470 pages.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914) Empty Re: Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914)

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 5 Fév - 18:37

    "Méfiance avec laquelle les socialistes observent "la croisade des ménagères" qui marque l'automne 1911 dans de nombreuses petites villes ouvrières: Saint-Quentin, Creil, Troyes, Brest, etc. Les mauvaises récoltes et la spéculation provoquent en effet une hausse des prix alimentaires. Détournant les paroles de L'Internationale pour revendiquer "le beurre à quinze sous", des cortèges très féminisés s'attaquent aux marchés et font face aux forces de police. Sans succès: "défenseur naturel des producteurs", le ministre de l'Agriculture, Pams, refuse d'abaisser les tarifs douaniers et de favoriser l'introduction des viandes frigorifiées -dont il redoute, outre les dangers sanitaires, le "manque de saveur". Qu'importe la "vie chère": la République reste avant tout paysanne." (p.292-293)

    "Il faut rappeler le poids du travail à domicile, qui concerne encore au moins un million de femmes -sans doute plus si l'on tient compte du flou statistique. Exclues du bénéfice des lois réglementant le travail, ces ouvrières travaillent souvent sans chauffage ni éclairage, pour des salaires dérisoires qui n'en constituent pas moins un complètement de revenu indispensable au budget familial.
    Inventée en France, perfectionnée aux Etats-Unis par la marque Singer, souvent fabriquée en Allemagne, la machine à coudre reste chère -200 francs vers 1900, soit près de six mois de salaire. Acheté à crédit, l'engin rive davantage encore la travailleuse à son métier. Mais il fait figure de grand progrès aux yeux des élites, qui y voient un moyen de concilier le travail et le foyer. Ainsi Jules Renard fait-il l' "éloge du XIXe siècle et la République" auprès des femmes qu'il croise en leur parlant des machines à coudre. Plus lucide, peut-être, Albert de Mun défend un projet de loi sur le "minimum d'existence" qui s'inspire du modèle britannique. Après de nombreuses enquêtes préparatoires, l'idée est adoptée par la Chambre, en 1913, puis par le Sénat, en 1915: seules sont concernées les ouvrières du textile travaillant à domicile, qui bénéficient désormais d'un cadre légal renforcé
    ." (p.294)

    "Le débat se cristallise en 1907 autour de la peine de mort, dont le président Fallières est un adversaire comme, du reste, bon nombre de parlementaires. Alors que la commission du budget envisage tout bonnement d'amputer les crédits du bourreau, décision est prise d'avancer un solennel projet de loi d'abolition, qui est défendu par Briand. C'est compter sans une sordide affaire, qui défraye la chronique: assassin de la petite Marthe, qu'il avait enlevée, Albert Soleilland déchaîne une incroyable colère publique. En commuant sa condamnation à mort, en 1907, Fallières s'expose à une tempête médiatique sans précédent qui pousse la Chambre à sauver la guillotine, malgré un ultime plaidoyer de Jaurès. Après trois ans d'abolition de fait, le couperet retombe donc, le 11 janvier 1909, sur les quatre têtes des "bandits d'Hazebrouck"." (p.300)

    "La société rurale diffère profondément de ce qu'elle était une génération plus tôt. Ainsi de l'ouverture des campagnes qui franchit un nouveau cap: 25 lettres par an et par habitant en 1903, 40 en 1914." (p.302)

    "Printemps 1907 [...] monte la colère des viticulteurs du Languedoc. "Je connais le Midi, tout cela finira en banquet", tempère Clemenceau, président du Conseil -et sénateur du Var... Le désarroi est pourtant profond dans cette région qui s'est spécialisée dans la production du vin. Avec la crise du phylloxéra, qui a bouleversé la géographie traditionnelle du vignoble, et le chemin de fer, qui en élargit l'aire de commercialisation, la vallée du Rhône et la plaine du Languedoc ont en effet abandonné la polyculture traditionnelle pour répondre à la forte demande de vin.
    La région est frappé de plein fouet par la surproduction, aggravée par la concurrence des vins algériens et de ces vins "mouillés, vinés et sucrés" qui bénéficient notamment d'adjonction de sucre. Payé 14 francs en 1900, l'hectolitre ne s'écoule plus qu'à 7 francs en 1907. Cette mévente prolongée frappe toute l'économie régionale: propriétaires, journaliers, commerçants. C'est un cafetier d'Argelliers (Aude), Marcellin Albert, qui donne le signal de la révolte, le 11 mars 1907: parti avec quelques dizaines de villageois, il voit le mouvement grossir de ville en ville, au fil des nombreuses manifestations, avant de culminer, à Montpellier, le 9 juin, avec un demi-million de participants !
    Le drapeau noir hissé sur la mairie de Narbonne, le 10 juin, témoigne de l'entrée en dissidence d'une région qui fait la grève de l'impôt et qui proteste -en français et en occitan- contre la France du Nord. On mesure encore mal l'ampleur de ces rivalités régionales, qui naissent autant de représentations biaisées que d'intérêts divergents. S'opposent France du vin et France de la betterave. Pour mieux vendre leur abondante production, les sucriers obtiennent en 1903 une détaxation qui indigne le Midi, où l'on défend le "vin naturel" contre les vins chaptalisés. Député du Gard, Gaston Doumergue s'attaque nommément aux députés du Nord: "Nous qui supportons le poids, nous savons qui nous écrase". De l'autre côté, pourtant, on reproche volontiers à la République -et surtout à la République radicale- de faire la part trop belle au Midi et de lui livrer les clés du pouvoir. Se voulant l'interprète des milieux économiques parisiens, Jules Lemaitre s'en prend dès 1903 aux mauvais gestionnaires du Sud. Nul doute que ces représentations bien ancrées ne jouent un rôle dans la cristallisation du mouvement.
    Après avoir temporisé, Clemenceau prend le dossier au sérieux. Dénonçant le soutien apporté au mouvement par Mgr de Cabrières et par les milieux réactionnaires, il fait jouer le réflexe de défense républicaine. Il s'emploie surtout à faire arrêter les meneurs, le maire socialiste de Narbonne, Ernest Ferroul, et Marcellin Albert, qu'il s'efforce de discréditer à défaut de pouvoir l'emprisonner. Plus important, il envoie l'armée, en masse. Le sang coule à Narbonne, les 19 et 20 juin 1907. A l'annonce des fusillades, qui ont fait six morts, le 17e d'infanterie met crosse en l'air à Agde: durement réprimée, cette mutinerie marque profondément les esprits. Le retour au calme est néanmoins engagé et facilité par le vote précipité de la loi du 29 juin 1907 qui surtaxe les sucres
    ." (p.303-305)

    "La féminisation -péjoratif, le mot est courant à partir des années 1890- des employés, non seulement de commerce mais aussi de bureau, est l'une des évolutions les plus marquantes de la Belle Époque. Pionnière en la matière, l'administration postale recrute précocement des receveuses, des télégraphistes, des "demoiselles du téléphone" qui incarnent une nouvelle opportunité de carrière pour les jeunes femmes. Mais c'est aussi dans les bureaux qu'elles font leur apparition, après 1900, accompagnant une véritable évolution du métier. Les expéditionnaires qui copiaient plusieurs milliers de pages par an, d'une belle écriture faite de pleins et de déliés, découvrent la dactylographie -la première Remington arrive en France en 1883. L'engin n'est pas encore réservé aux femmes, loin s'en faut, mais l'on commence déjà à associer l'art du clavier à la pratique du piano -réputée féminine." (p.307)

    "Avec un fonctionnaire pour 85 habitants en 1914, contre un pour 165 en 1870, l'encadrement administratif du pays a doublé, pour le plus grand bonheur des classes moyennes et des paysans enrichis, qui y voient une possibilité de promotion pour leurs enfants, mais au grand dam des libéraux, qui crient à la "maladie du fonctionnarisme" et exploitent les premiers chiffres établis en 1896 par le statisticien Victor Turquan. Aux élections de 1910, plus de 150 députés font figurer à leur programme la baisse du nombre de fonctionnaires, mais ils sont plus du double à proposer une réforme de leur statut. [...]
    La croissance de l'administration s'accompagne d'une diversification de ses champs d'intervention. Le fonctionnaire type n'est plus ni l'employé de bureau, ni le gendarme, mais plutôt l'instituteur ou le facteur, comme le confirment les statistiques établies en 1912 par Lucien March: avec 133 000 agents (25% des personnels civils de l'Etat), l'Instruction publique devance les PTT (115 000, soit 21.6%), les Finances (67 000, soit 12.6%) et les chemins de fer (90 600, soit 17%), dont le statut reste toutefois spécifique
    ." (p.308)

    "La plupart des historiens évaluent à un peu moins d'un million l'effectif du groupe -un Français sur quarante. Tous rivalisent de typologies pour distinguer plusieurs strates qui conduisent insensiblement de la petite bourgeoisie à la grande bourgeoisie, en passant par la "bonne bourgeoisie". Il n'est pas nécessaire d'entrer dans ce débat d'initié pour comprendre que les frontières de la bourgeoisie restent floues, sinon poreuses. En fait-il partie, ce professeur de lycée dont le costume élimé indique le maigre traitement ? Ce patron qui fait fortune dans la charcuterie et dont les mésaventures mondaines enchantent les spectateurs de Labiche ? Ce pharmacien dont le métier sent encore un peu trop la "boutique" ? Que dire, enfin, du lieutenant sorti du rang qu'un rapport d'inspection ramène à sa place: "coupe son pain avec un couteau -ne doit pas passer capitaine". La faute de goût barre le chemin de l'élite.
    Plus que l'argent -indispensable, cela va de soi- c'est bien l'éducation qui reste la principale "barrière": "La bourgeoisie a besoin d'une instruction qui demeure inaccessible au peuple", explique Edmond Goblot. Ainsi s'expliquent l'importance symbolique du baccalauréat, "brevet de bourgeoisie", et la fermeture sociale du lycée. Avec environ 7000 lauréats par an, l'examen ne distingue en effet que moins de 2% d'une classe d'âge ! Quelques boursiers -moins d'un élève sur dix- trouvent leur place sur les bancs du lycée. Fils de fonctionnaires pour la plupart, ils gardent un statut précaire: parviennent-ils vraiment à se mêler aux enfants de la bourgeoisie ?
    Fraîchement nommé au lycée Henri-IV, Alain manie le sarcasme: "Tout serait perdu si la fille d'un préfet lisait les faibles de La Fontaine coude à coude avec la fille d'un douanier".
    " (p.311-312)

    "La bourgeoisie vit-elle séparée du reste de la population ? On pourrait le penser à la lecture du carnet d'adresses d'un jeune ménage du VIIe arrondissement. Aucune de leurs 215 connaissances ne vit dans l'est de Paris ; presque toutes sont concentrées dans les beaux quartiers, et 29 autour de Cabourg, lieu de villégiature apprécié. En province, la situation ne semble guère différente: en 1911, 90% des bourgeois épousent des femmes de leur milieu -l'endogamie est bien plus élevée que dans les milieux populaires ou les classes moyennes." (p.315)

    "Avec 300 véhicules recensés en 1895, près de 3000 en 1900 et plus de 100 000 en 1914, l'automobile constitue un autre emblème de cette révolution des transports. Son prix élevée en fait encore un objet de luxe que l'on arbore avec autant d'ostentation que de passion: mieux vaut s'intéresser à la mécanique si l'on souhaite piloter ces engins dangereux et mal réglementes, avec lesquels les Parisiens aiment surtout parcourir la campagne. En l'absence de tout code de la route, de nombreux maires cherchent à limiter la vitesse par arrêté municipal -mais comment verbaliser les nombreux chauffards qui traversent les villages à plus de 20 km/h, vitesse jugée excessive ?" (p.327)

    "La floraison de ces fantaisies qui font le premier âge d'or de la science-fiction française montre que, avant 1914 déjà, les civilisations se savent mortelles." (p.329-320)

    "806 romans, 597 pièces de théâtre et 467 recueils de poésie entrent au dépôt légal en 1909." (p.335)

    "L'âge d'or de la presse culmine vers 1910, quand est franchie la barre des dix millions de journaux vendus, dont près de la moitié en province. En trente ans, les ventes ont plus que triplé ! Les avancées techniques et les facilités de distribution favorisent cet essor qui s'accompagne d'une diversification. On respecte toujours Le Temps, vénérable quotidien de référence ; on débat autour des partis pris de la presse d'opinion: La Croix et L'Action française (après 1908) voisinent avec L'Humanité, fondée par Jean Jaurès en 1904 et qui tire à 320 000 exemplaires en 1914, en dépit d'une ligne éditoriale plutôt austère.
    Mais les principaux quotidiens sont
    Le Petit Journal, Le Petit Parisien et surtout Le Matin." (p.337)

    "L'accès aux professions de prestige constitue la face visible de cette évolution souterraine. De Julie Daubié, première femme licenciée en lettres (1871), jusqu'à Léontine Zanta, première docteur en lettres (1914), en passant par Jeanne Chauvin, dont nous avons déjà évoqué le combat pour accéder au métier d'avocat, les pionnières défrayent la chronique et bravent les traditions et l'hostilité masculine. Pour n'en citer qu'un exemple, rappelons que les femmes ne peuvent entrer aux Beaux-Arts qu'après 1890 et qu'elles doivent attendre 1903 pour obtenir le droit de concourir au célèbre prix de Rome. [...]
    Dans un autre registre, tout aussi médiatisé, la société parisienne s'émeut du recrutement de femmes cochers, en 1907, tandis que le monde ouvrier accepte mal la concurrence des typographes embauchées par Marguerite Durand, dont le journal,
    La Fronde, qui paraît quotidiennement de 1897 à 1903, emploie un personnel exclusivement féminin. Il faut dire que l'éditeur Berger-Levrault prétend à son tour engager des "typotes" pour briser la grève de ses propres salariés, ce qui contribue à faire pencher la Bourse du travail dans une direction misogyne. Le dossier rebondit en 1913 avec l'affaire Couriau, du nom d'un ouvrier exclu du Syndicat du livre pour avoir laissé sa femme exercer le métier de typote.
    La Fronde se félicite de la levée progressive des barrières réglementaires: "Porte entrebâillée est porte ouverte". Dans une société qui se veut démocratique et méritocratique, l'argument de la "nature féminine" reste toutefois un dernier obstacle dont Juliette Rennes a montré la solidité. Il reste communément admis, y compris chez les femmes, que le "beau sexe" ne saurait prétendre à l'égalité complète. Avec moins de 100 femmes médecins en activité en 1903, chaque installation reste d'ailleurs un petit événement, tandis que les femmes avocates de Paris ne risquent pas de concurrencer leurs 1500 collègues masculins ! Si les portes de l'université s'ouvrent pour accueillir davantage d'étudiantes (elles étaient 25 à Paris en 1885, mais elles sont 1242 en 1914), leurs débouchés restent plus qu'étroits." (p.346-347)

    "Unies sur la question du droit de vote, les féministes se divisent, il est vrai, sur d'autres sujets. Par ses robes vaporeuses et son mode de vie mondain, Marguerite Durand contraste avec Madeleine Pelletier, qui reproche à La Fronde de rester un journal bourgeois - "Le Temps en jupons". [...] Avant-gardiste et provocatrice, elle entend dépasser la cause suffragiste et dénoncer les conventions sociales: "Dès que l'enfant est capable de comprendre", écrit-elle, "il reçoit de ses parents et du milieu social tout entier son sexe psychologique". Elle n'hésite pas à défendre le service militaire pour les femmes ou à porter des tenues masculines." (p.348)

    "Vote, le 19 avril 1898, d'une loi punissant les actes de violence commis contre les enfants." (p.352)

    "Si le divorce reste mal considéré, il amorce une lente progresion -4100 en 1885, 16300 en 1913 (soit 5.61 pour 100 mariages) -et permet d'échapper aux rets d'un mauvais mariage. [...]
    Si la transition démographique atteint toute l'Europe occidentale, la tendance est bien plus accentuée en France, où l'on ne compte déjà plus que 2.19 enfants par chef de famille. Fait majeur, l'évolution est plus rapide à Paris (1.5), mais elle touche toutes les régions (2.2 dans les communes rurales) -exception faite de quelques bastions catholiques et natalistes. Elle concerne également toutes les catégories sociales. Au début du XXe siècle, on compte 2.74 enfants par couple ouvrier marié en France, contre 3.8 en Allemagne et plus de 4 au Royaume-Uni.
    " (p.355)

    "Le rayonnement culturel presque intact de la France contraste avec son -relatif- recul démographique et économique. Les chiffres inquiètent: entre 1880 et 1900, la population française grimpait de 5% (25% pour l'Allemagne, 23% pour le Royaume-Uni) ; la production de charbon augmentait de 26% (89% pour l'Allemagne, 22% pour le Royaume-Uni, dont les niveaux de départ sont toutefois plus élevés) ; le commerce extérieur, enfin, progressait de 6% (53% pour l'Allemagne et 18% pour le Royaume-Uni). Parler d'un décrochage serait excessif, mais la France souffre de la comparaison." (p.364)

    "Chacun sait que la France investit moins dans son empire que dans le reste du monde.
    Le pays dispose [...] d'une puissance financière qui constitue peut-être son meilleur atout à l'heure des rivalités impériales. Selon les calculs de Maurice Lévy-Leboyer, les capitaux français investis à l'étranger représentent 42.9 milliards en 1913. Deux fois plus élevés qu'en Allemagne, ces investissements extérieurs ont quasiment triplé depuis les années 1870. Ils témoignent avant tout d'une solide culture de l'épargne dont s'amuse un banquier britannique au tournant du siècle: "Si une servante française met 100 francs de côté, elle achète des obligations de chemin de fer, tandis qu'une Anglaise achète une montre". Patiemment thésaurisé, l'argent alimente les caisses d'épargne -on l'a déjà dit- mais aussi un réseau bancaire qui s'est considérablement étendu: avec 1519 guichets ouverts en 1912, contre à peine 258 en 1890, les principales banques de dépôts -Crédit lyonnais, Société générale et Comptoir d'escompte- se donnent les moyens d'héberger près de 5 millions de comptes.
    Il n'est pas certain que l'épargne soit beaucoup plus abondante qu'ailleurs, mais elle franchit plus facilement les frontières. Le fait est régulièrement dénoncé par les industriels, Schneider en tête, qui protestent contre ce détournement de la fortune nationale. Le procès est injuste, estime cependant Alfred Broder, dans la mesure où les entreprises françaises préfèrent se financer sur fonds propres et n'offrent guère de perspectives aux capitaux nationaux. Ce serait donc le malthusianisme industriel du pays qui expliquerait que 10 millions d'épargnants français détiennent des titres étrangers: emprunts russes, chemins de fer ottomans, équipements urbains argentins, etc.
    " (p.365-366)

    "Rentrant des obsèques de Louise Michel, en janvier 1905, Marcel Sembat, "un socialiste revenant de manifester pour une anarchiste et au milieu d'anarchistes" selon ses propres mots, est convoqué d'urgence par le sous-secrétaire d'Etats aux Postes, qui sollicite son appui dans le cadre du remaniement gouvernemental. Comment mieux dire le "progrès de nos forces", écrit Sembat, mais aussi le péril de la normalisation qui guette le parti révolutionnaire ?
    La question est vivement débattue dans la salle du Globe, lors de l'unification, en avril 1905, des courants socialistes français. A la suite des congrès d'Amsterdam de 1904, l'Internationale ouvrière avait imposé la fusion des deux principales tendances -le Parti socialiste français (PSF) de Jean Jaurès et le Parti socialiste de France (PSDF) de Jules Guesde -sur une base révolutionnaire qui semble donner la victoire à ce dernier. Parmi les proches de Jaurès, 17 élus (dont Briand et Viviani) choisissent d'ailleurs de garder leur indépendance et refusent de rejoindre la nouvelle Section française de l'internationale ouvrière (SFIO), dont le guesdiste Louis Dubreuilh devient le premier secrétaire général.
    Le durcissement des conflits sociaux renforce une ligne intransigeante qui s'exprime sous la plme acérée de Madeleine Pelletier, dans
    La Guerre sociale: "Loin de penser à aider les radicaux à sauver Marianne, il vaudrait mieux commencer à envisager la possibilité de concourir à son étranglement". Jean Lorris défend presque la même idée auprès de ses camarades socialistes du Loir-et-Cher, en mai 1909: "Adversaires de la République, nous disent-ils ? Il y a dix ans, nous eussions protesté, indigné ; aujourd'hui, c'est froidement que nous demandons: de laquelle ?". Après l'impasse du ministérialisme façon Millerand et les désillusions du Bloc des gauches, le temps semble revenu d'une opposition complète à la République bourgeoise."
    -Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914), La France contemporaine vol. 4, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 2014, 470 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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