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    Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire

    Johnathan R. Razorback
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    raymond - Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire Empty Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 20 Fév - 22:04

    "Pour que l'histoire soit objective, il nous faut croire à l'existence de valeurs universelles." -Raymond Aron, La philosophie critique de l'histoire, p.184.

    "A André Malraux et Eric Weil." (p.Cool

    "H.-I. Marrou devait en avril 1939 signer [une critique] dans Esprit sous le nom de H. Davenson ["Tristesse de l'historien", 18 avril 1939]." (p.III)

    "C'est seulement une fois déconstruites les illusions spéculatives en leur prétention à détenir a priori le sens global du devenir, qu'est libérée la possibilités même d'une connaissance historique, certes moins ambitieuse, mais plus soucieuse de certitude." (p.V)

    "La fécondité de l'Introduction pourrait bien se mesurer avant tout à son aptitude à mettre en question successivement les naïvetés et les excès de deux climats intellectuels aussi dissemblables que possible." (p.VIII)
    -Note sur la présente édition.

    "Nous faisons abstraction des préférences individuelles de l'historien, nous considérons, pour ainsi dire, un historien idéal. Objectivité ne signifie pas impartialité, mais universalité. Étant donné un certain état de nos connaissances expérimentales, une loi physique s'impose à tous. Peut-on prêter la même validité, en fonction d'un certain état de l'érudition, à une reconstitution historique ?
    Nous excluons de notre enquête tout ce qui touche à l'établissement des faits et à la critique des textes. Nous admettons par hypothèse le caractère rigoureusement scientifique de ces démarches préliminaires. Pour reprendre des expressions commodes, notre étude porte sur la seule synthèse (choix, interprétation, organisation des matériaux)
    ." (p.9)

    "Notre propos n'est pas de mesurer le savoir historique à un critère a priori. Nous ne tâchons pas de le ramener à un type de science proclamé à l'avance seul véritablement scientifique. Tout au contraire, nous suivons le mouvement naturel qui va de la connaissance de soi à celle du devenir collectif. Nous utilisons une méthode descriptive ou, si l'on veut, phénoménologique." (p.10)

    "Quant à la critique précise des limites de l'objectivité, elle se confond avec la question critique ou transcendantale. Mais, au lieu de la formule kantienne: "A quelles conditions une science historique est-elle possible ?", nous nous demanderons: "Une science historique universellement valable est-elle possible ? Dans quelle mesure l'est-elle ?" Faute d'une science historique dont l'existence serait indiscutée, nous substituons la recherche des limites à celle des fondements." (p.10)

    "Nous nous demandons si la science historique, comme la sciences de la nature, se développe selon un rythme d'accumulation et de progrès ou bien si, au contraire, chaque société récrit son histoire parce qu'elle se choisit, recrée son passé." (p.11)

    "L'histoire est pour l'homme non pas quelque chose d'extérieur, mais l'essence de son être." (p.12)

    "Au point de vue épistémologique, nous cherchons à distinguer les démarches rigoureusement objectives, soumises aux seules règles de la logique et de la probabilité, des démarches subjectives, qui expriment une individualité ou une époque. Distinction décisive contre le positivisme, puisqu'elle permet de tracer les frontières du savoir universellement valable et de réserver, au-delà de la science, les droits non de la croyance mais de la philosophie." (p.12)

    [Section I. "Le passé et les concept d'histoire"]

    "L'histoire, au sens étroit, est la science du passé humain. Au sens large, elle étudie le devenir de la terre, du ciel et des espèces aussi bien que de la civilisation. [...]
    Nous prendrons pour point de départ la doctrine de Cournot qui tout entière porte sur l'histoire tant naturelle qu'humaine (paragr. 1). Nous nous efforcerons ensuite de marquer l'opposition méthodologique (paragr. 2) et réelle (paragr. 3) entre les diverses histoires.
    Nous en viendrons ainsi à délimiter le cadre de notre étude. L'originalité de la dimension historique dans l'ordre humain exclut la confusion des sciences et l'assimilation des règnes.
    " (p.17)

    [I. Théorie et Histoire (ordre et hasard)]

    "Cournot distingue deux catégories de sciences, sciences théoriques et sciences historiques. D'une part, nous organisons le système des lois selon lesquelles s'enchaînent les phénomènes, d'autre part nous remontons de l'état actuel de l'univers aux états qui l'ont précédé et nous tâchons de reconstituer l'évolution.
    Cette opposition, au premier abord, est claire et nous pouvons lui donner une première signification, en faisant abstraction du concept fondamental de Cournot, l'ordre. En effet, supposons qu'une pierre tombe: ou bien nous envisageons le fait comme susceptible de répétition afin d'analyser les lois selon lesquelles tombent tous les corps (soit à la surface de la terre, soit même en tout lieu) ; ou bien, au contraire, nous nous attacherons aux caractères singuliers de cette chute, la pierre est tombée de tel rocher, tel mouvement en a été cause, etc. Plus nous nous rapprocherons du concret absolu, de cette chute localisée, décrite exactement, moins l'événement sera séparable de l'ensemble spatio-temporel auquel il appartient, moins il sera légitime de discerner singularité (qualitative) et unicité (temporelle). Car les caractères singuliers de l'événement ne s'expliquent que par toutes les circonstances qui l'ont conditionné. [...]
    Cette première définition, en tout état de cause, est insuffisante. Le réel passé ne représente pas le but de la construction scientifique, il ne suggère pas l'idée d'une discipline achevée. Au reste, cette définition ne coïncide pas avec la pensée de Cournot, car celui-ci n'oppose pas l'une à l'autre deux directions de la recherche, pas davantage le donné sensible aux lois, il sépare deux secteurs différents de l'univers, la nature et le monde (cosmos). Toute succession n'est pas historique, il faut encore qu'elle ne s'explique pas intégralement par des lois. Le fait historique est, par essence, irréductible à l'ordre:
    le hasard est le fondement de l'histoire.
    On connaît la définition du hasard que propose Cournot: rencontre de deux séries indépendantes ou rencontre d'un système et d'un accident. Qu'une tuile soit décrochée d'un toit par le grand vent est intelligible en fonction de lois connues, que telle personne passe sous le toit pour se rendre sur la personne est une rencontre à la fois nécessaire et irrationnelle. Nécessaire, puisqu'elle résulte des déterminismes qui gouvernent les séries ; irrationnelle, puisque, même pour un esprit divin, elle n'obéit à aucune loi. [...] Ainsi l'histoire s'intéresse aux événements essentiellement définis par leur localisation spatio-temporelle, au contraire les sciences théoriques établissent des lois, abstraites du réel et valables pour des ensembles isolés. Nous aboutissons ainsi à un deuxième concept d'histoire: non plus l'univers concret dans son devenir, mais les événements qu'on appellera accidents, hasards ou rencontres, qui se produisent plutôt qu'ils ne sont et qui échappent définitivement à la raison." (p.19-20)

    "L'histoire commence lorsque notre intérêt s'attache à des réalités individuelles (nous entendons par là non des choses indivisibles, mais simplement des choses qualifiées, distinctes des autres phénomènes de même espèce). Il y a une histoire de la terre et une histoire du ciel, mais non des phénomènes physiques." (p.34-35)

    "L'historien s'intéresse à des individus, et non pas comme le biologiste aux exemplaires d'une espèce, à des événements exactement localisés, et non pas seulement à des phénomènes astronomiques, géologiques ou géographiques, qui se sont répétés ou qui ont duré, et qui n'ont de signification que dans leurs traits généraux. L'historien est capable de comprendre directement, et non par l'intermédiaire des lois, une succession de faits. Il suffit, pour comprendre une décision de César, de lui attribuer une intention, comme nous en attribuons une aux gestes ou aux paroles de ceux qui nous entourent. Or, l'activité humaine laisse des traces du fait qu'elle produit des œuvres. Pour ranimer le passé humain, nous n'avons pas besoin de science, mais seulement de documents et de notre expérience." (p.37)

    [III. Histoire Naturelle et Histoire Humaine]
    "Notre but limité est toujours de répondre à la question: est-il possible, est-il nécessaire de définir l'histoire de l'homme à partir du concept général d'histoire ? Or, nous avons montré que celui-ci, dans la doctrine de Cournot, tenait son apparente unité d'une métaphysique qui menait à la providence. Nous avons ensuite mis en lumière les différences méthodologiques entre l'histoire naturelle et l'histoire humaine, mais ne reste-t-il pas l'argument-massue, que le bon sens suggère: l'histoire de l'homme est le prolongement de l'histoire des espèces, les transformations sociales prennent la suite de l'évolution vitale. La continuité du devenir cosmique et du passé humain n'est-elle pas ainsi évidente ? Et cette continuité n'impose-t-elle pas une théorie unique de l'histoire, qui remonterait jusqu'aux temps les plus reculés, antérieurs à la formation de notre planète, pour revenir, en dernière analyse, jusqu'au présent ?

    Von Gottl-Ottilienfeld, qui a réfléchi sur ce problème, s'est efforcé de réfuter cette prétendue continuité
    ." (p.39)

    "La Pensée serait à l'origine, bien que la pensée humaine ne se manifeste qu'au terme du mouvement. Car celui-ci tout entier serait la manifestation d'un élan créateur, d'essence spirituelle, qui dans l'homme atteindrait à la lucidité. [...]
    Solution [idéaliste] à la fois facile et vague. [...]
    Certes, lorsque l'on dispose d'un élan spirituel, capable de créer, d'innover subitement, peu importe l'hétérogénéité des êtres rapprochés dans une série évolutive. La continuité est alors aussi facile à affirmer que difficile à démontrer et impossible à réfuter. Pour la science positive, la continuité véritable impliquerait la réduction du supérieur à l'inférieur, ou du moins l'explication de celui-là par celui-ci. Or le mécanisme de l'évolution des espèces nous reste mystérieux, nous ne comprenons pas davantage le surgissement de la vie à partir du non-vivant. Pas davantage la naissance de l'homme ou de l'intelligence. Dans ces conditions, même si l'on admet le fait de la succession, la vision historique n'impose ni n'implique aucune conséquence philosophique. Chacun a le droit d'interpréter le passé dont nous recueillons les traces et fixons les moments.
    " (p.41)

    "L'affirmation que l'homme a une histoire ne se borne pas à constater l'existence d'une discipline scientifique ou le fait que les sociétés humaines se transforment et se succèdent. Une telle affirmation va plus loin, elle implique une certaine manière de concevoir la conservation du passé dans le présent et suggère que l'histoire est inséparable de l'essence même de l'homme. Admettons que les espèces soient sorties les unes des autres le singe est resté singe après avoir donné naissance à l'homme. Pour une espèce animale, l'histoire consiste à naître, à se répandre, puis à disparaître. Que, par le fait des mutations germinales ou sous l'influence du milieu, il se forme un groupe nouveau, c'est là un événement. Mais les individus n'en resteront pas moins naturels et non historiques, car ceux qui sont restés les mêmes comme ceux qui sont devenus autres, n'auront rien appris les uns des autres, rien créé les uns pour les autres.
    Au contraire, l'homme a une histoire parce qu'il devient à travers le temps, parce qu'il édifie des œuvres qui lui survivent, parce qu'il recueille les monuments du passé. L'histoire-réalité et l'histoire-science existent authentiquement à partir du moment où les hommes se transmettent leurs conquêtes communes et progressent par cet enchaînement. Car la reprise de ce qui a été vécu ou pensé introduit la double possibilité de revivre inconsciemment le passé ou de le reconnaître pour l’accueillir ou le rejeter. Dès lors, maîtresse de son choix, l'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche une vocation
    ." (p.43)

    "Seul l'homme a une histoire parce que son histoire fait partie de sa nature, ou mieux, est sa nature.
    Même si, selon une certaine métaphysique, on définissait l'homme comme un animal qui construit des outils, on aurait implicitement reconnu cette originalité. Car l'acte par lequel l'homme a déterminé ses conditions d'existence en créant ses moyens de production, acte premier de l'histoire, exige de l'acteur aussi bien que de ses compagnons une manière d'intelligence. Et c'est pourquoi on peut dire, sans que cette définition mène à un spiritualisme opposé au matérialisme, que l'histoire humaine implique entre les individus un lien spirituel. L'histoire est toujours celle de l'esprit, même lorsqu'elle est celle des forces de production
    ." (p.44)

    "L'impossibilité de déduire la conscience est évidente, car cette déduction implique la conscience elle-même. Le premier terme de la déduction suppose déjà sa prétendue conséquence. Sans doute, certains verront là une simple servitude de notre intelligence et affirmeront sans hésiter que la biologie retrace la genèse de la conscience. Mais il y a là une illusion sur la signification des résultats scientifiques.
    Nous avons admis le fait de la succession, nous ne mettons pas en doute que l'homme ne soit apparu à une certaine date. Et l'apparition de l'homme coïncide temporellement avec celle de la conscience. Mais, à supposer que l'on découvre le mécanisme de cette apparition, on n'aurait pas expliqué encore la formation de l'esprit. La biologie, par principe de méthode, ne connaît pas la conscience elle-même, ou bien elle la connaît comme une chose entre d'autres, comme une forme de comportement ou un ensemble de signes. Elle néglige donc, et ne saurait dissoudre, ce que la conscience est en soi et pour elle-même. Nous ne prétendons pas que l'homme a toujours existé, mais que l'ordre spirituel est transcendant aux réalités qu'explorent les sciences de la nature
    ." (p.45)

    [IV. Le Temps et les concepts d'histoire]
    "Nous avons, dans les pages précédentes, dégagé trois concepts d'histoire. Les deux premiers, formels, nous sont apparus dès le début: l'un, lié à la notion de hasard, implique la discontinuité de la trame causale, l'autre rattaché à la notion d'évolution implique, au contraire, un mouvement global et orienté. D'autre part, nous avons opposé à toute histoire naturelle l'histoire humaine définie par la conservation et la reprise consciente du passé.
    Nous voudrions montrer que les deux premiers concepts valent pour toutes les histoires, mais qu'ils prennent, selon qu'ils s'appliquent à la nature ou à l'humanité, une valeur différente. Ils définissent la réalité du temps, mais seule la reprise consciente du passé permet de définir l'
    historicité authentique." (p.47)

    "Seule l'irréversibilité, et non l'unicité et la régularité, du cours temporel intéresse l'historien. Or, il semble que nous concevions inévitablement l'univers comme temporellement orienté en même temps que déterminé: en effet, nous ne pensons successifs deux états différents qu'en les rattachant l'un à l'autre par un rapport de causalité. La règle du déterminisme constitue l'ordre de la durée. La chaîne pourrait-elle, en se dévidant, ramener à l'origine ? Pour répondre, demandons-nous quelles représentations sont possibles d'une suite réversible. Il faut supposer des assemblages d'actions et de réactions tels que des cycles se reproduisant exactement, le terme dernier d'un cycle ramenant l'état initial. Un mécanisme idéal échapperait au devenir: c'est dire, en d'autres termes, qu'un mécanisme réel se transforme du fait des influences multiples auxquelles il est sans cesse exposé. Le temps participe de l'irréversibilité du déterminisme lacunaire et tout déterminisme, projeté dans la nature, est inévitablement lacunaire, composé de séries et d'ensembles relativement isolés -ce qui implique des rencontres fortuites, aux conséquences qui se prolongent. Sans doute est-ce là une certaine représentation du réel, obtenue en donnant une valeur objective à une certaine expérience, perceptive ou scientifique. Mais celle-ci ne semble guère pouvoir être démentie, car toute connaissance positive, analytique et partielle par essence, isole un fragment du monde. Or, si certaines lois suppriment d'un certain point de vue l'histoire, elles impliquent aussi une trame causale discontinue qui exclut l'exacte répétition d'un état de l'univers total. En tout cas, à notre échelle, si nous considérons les unités relatives et provisoires que représentent les choses et les êtres, nous constatons une multiplicité réelle qui entraîne, en même temps que l'opposition des hasards et des évolutions, l'irréversibilité du devenir." (p.49)

    "Pour être conservé en tant que naturel, un événement a besoin d'être élaboré, inséré à l'intérieur d'un déterminisme. [...]
    Au contraire, l'événement humain peut être conservé sans être traduit en termes de causalité, parce qu'il est en tant que tel compréhensible. La chute de pluie, événement naturel, deviendra un fait historique: à un moment déterminé, la condensation de vapeur d'eau a entraîné la précipitation, condensation elle-même suite d'un refroidissement dû à telles masses d'air, etc. En revanche, ma réaction à cet événement, si instantanée et évanouissante qu'on la suppose, est saisissable dans son devenir fugitif, dans la mesure où elle est raisonnable. La conduite d'un fou n'est pas intelligible aux autres: comme l'événement naturel, elle exigerait la construction d'un déterminisme. L'acte d'un esprit est, en tant qu'acte, accessible au seul sujet, en tant que raisonnable, accessible à tous.
    " (p.50-51)

    "Tout ce développement est dirigé contre l'illusion réaliste selon laquelle l'historien travaille sur des "faits bruts" dont il viserait seulement la "reproduction". [...] De ces deux directions de la construction du fait historique (en tant que naturel, en tant que proprement humain), résulte l'exigence de combiner démarche explicative et démarche compréhensive (mécanisme et finalité)." (note 1 p.21, p.471)

    "Tous les hommes, comme les animaux, vont vers le néant. Mais cette fois, au niveau supérieur, s'ouvrent des horizons indéfinis. C'est en s'élevant à la totalité que se découvre l'essence du devenir humain. Seule l'espèce humaine est engagée dans une aventure dont le but n'est pas la mort, mais la réalisation d'elle-même." (p.52)

    "Puisque l'histoire humaine est essentiellement distincte, nous l'envisagerons seule. Puisque la connaissance du passé est un aspect de la réalité historique, nous ne séparerons pas réflexion sur la science et description du devenir." (p.53)
    -Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première édition), 521 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mer 6 Mar - 11:55, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    raymond - Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire Empty Re: Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 4 Mar - 17:09

    [Section II. "Le devenir humain et la compréhension historique"]

    "Il y a lieu de distinguer entre la compréhension, qui tend à la mise au jour d'une relation immanente au réel, et l'explication du monde inorganique ou organique. Nous comprenons les lois de Kepler, mais nous expliquons la nature. L'homme se comprend lui-même et comprend ce qu'il a créé.
    Telle est, en quelques mots, la distinction fondamentale que nous proposerions entre les deux types de savoir. Nous n'aurons d'ailleurs pas à l'utiliser, seule nous importera la différence entre
    compréhension (saisie d'une intelligibilité objectivement donnée) et causalité (établissement de règles causales selon la régularité des successions). [...]
    Considérée comme une psychologie nouvelle, la théorie du
    Verstehen [compréhension] peut être rattachée à Dilthey, à Jaspers, à Freud, même à Spranger."(p.57)

    "La compréhension désigne la connaissance que nous prenons de l'existence et des œuvres humaines si longtemps que celles-ci restent intelligibles sans élaboration de régularités causales. [...] Tout contenu idéal, tout objet d'une intentionnalité sera, à nos yeux, une signification. [...] Nous parlons de compréhension lorsque la connaissance dégage d'une signification qui, immanente au réel, a été ou aurait pu être pensée par ceux qui l'ont vécue ou réalisée." (p.59)

    "Le monde de l'historien est celui de notre vie quotidienne, dans sa totalité immédiate." (p.60)

    [Première partie: De l'Individu à l'Histoire]

    [I. La connaissance de soi]

    "Chacun est pour soi-même l'être à la fois le plus proche et le plus mystérieux. [...]
    La connaissance de soi est le type de connaissance à la fois le plus incontestable et le plus difficile à penser, parce qu'elle nous impose le fait de la solidarité première entre le sujet et l'objet
    ." (p.63)

    "La conscience est en même temps conscience de quelque chose et conscience d'elle-même." (p.64)

    "Si, par grâce, un fragment du passé, dans son intégralité, était transporté dans notre conscience présente, ce miracle de la résurrection rendrait inutile la connaissance, au sens propre du terme. Nous serions à nouveau le même moi que nous avons été." (p.66)

    "Chacun, selon l'idée qu'il se fait de lui-même, se choisit son passé." (p.70)

    "Dès que l'homme veut se connaître, il se devient à lui-même objet et par conséquent inaccessible en son intégralité." (p.71)

    "Le moi, ensemble de nos manières d'être, nous échappe toujours partiellement parce qu'il n'est pas encore fixe." (p.72)

    [II. La connaissance d'autrui]

    "[La] communication des consciences est condition du savoir historique en même temps que de la vie sociale." (p.76)

    "Considérons d'abord la connaissance d'autrui qui, comparable à la conscience de soi, serait contemporaine, instantanée. De même que j'ai conscience de toutes les impressions dont la suite constitue ma propre durée, ainsi je saisis immédiatement le sentiment de cet autre que j'aperçois le visage contracté, les sourcils froncés, etc. Ou encore, j'interprète exactement le geste du receveur qui, dans le tramway, tend la main vers moi. Bien plus, j'ai au moins l'illusion de partager l'ardeur de ceux qui défilent avec moi au son de la Marseillaise ou de l'Internationale. Et je souffre un moment avec les émigrés qui me racontent leurs épreuves. Ces exemples voudraient suggérer les distinctions suivantes: il y aurait au moins trois formes de connaissance immédiate d'autrui. L'une consiste à saisir l'état d'âme dans l'expression, l'autre est anonyme, elle se borne à interpréter un geste (typique) ou des paroles, intelligibles en elles-mêmes, sans remonter jusqu'à une conscience individualisée. Ces relations impersonnelles avec tous ceux qui n'existent pour nous que par leur fonction, remplissent une partie de notre vie quotidienne parce qu'elles sont une nécessité de toute vie en commun, une caractéristique de notre civilisation rationalisée. Enfin dépasse -et quelquefois précède- la connaissance pure, la participation ou du moins la communion affective, sympathie au sens originel du terme." (p.76-77)

    "La connaissance instantanée d'autrui est bien une connaissance et non une participation. Je connais la colère, je ne la vis pas. Je n'éprouve pas le même état, je saisis directement l'état que l'autre éprouve. Nous parlons d'intuition parce que n'interviennent ni raisonnement ni construction et que la saisie du singulier déborde, par sa richesse sensible, les formules conceptuelles. On pourrait même employer le terme de perception: nous percevons la conscience d'autrui, mais c'est dire du même coup que celle-ci est pour l'observateur devenue un objet. [...] Il n'en reste pas moins que si le moi se définit avant tout par l'expérience vécue ou la coïncidence avec le vouloir, la conscience étrangère ne nous sera jamais donnée authentiquement. Objectivée, la réalité psychologique est privée d'une de ses dimensions." (p.78)

    "La même idée, pensée par plusieurs, aura en chacun une coloration différente. [...] Peu importe ici que l'individu reçoive du groupe ses concepts, ses jugements de fait et de valeur, ses préférences. Il n'en reste pas moins que les consciences, si on les considère dans leur totalité concrète, sans les dissocier en vertu des critères métaphysiques, sont éternellement séparées les unes des autres." (p.80)

    "Toutes les relations humaines complexes impliquent cette compréhension d'autrui par l'intermédiaire de signes qui traduisent des pensées. Quelle que soient les complications qu'introduit ce relais, encore que les paroles et les écrits servent aux individus à se dissimuler autant qu'à se révéler, à créer et à transfigurer leur vie autant qu'à l'exprimer, c'est là que nous trouvons l'origine des échanges proprement historiques. L'esprit ne survit qu'en se fixant sur une matière." (p.81)

    "Il n'existe pas à proprement parler de fusion des consciences." (p.81)

    "Dans la vie quotidienne, nous sommes en possession des connaissances qui rendent intelligibles les démarches de ceux qui nous entourent. Mais le travail de l'historien, autre huron, consiste souvent à retrouver ces systèmes qui commandent l'existence des individus et ne sont réductibles à aucune psychologie." (p.82)

    "Si l'on décidait de se limiter aux buts explicitement conçus, on parviendrait rapidement au terme, mais il est impossible de s'en tenir là. [...] L'interprétation de l'historien ne coïncide pas et ne veut pas coïncider avec la délibération de l'acteur.
    La recherche des motifs s'élargit ainsi de proche en proche jusqu'à embrasser le milieu lui-même. Les antécédents nous entraînent vers les origines, sans que jamais se présente un commencement absolu
    ." (p.83)

    "Le biographe comme le familier découvre une partie d'un homme inaccessible en sa totalité.
    Cette pluralité des images, variable avec les observateurs, sans doute la reconnaîtra-t-on évidente en fait, paradoxale en droit. Comment nier qu'il existe une réalité, et par suite une idée vraie, de chaque personne ? Pourtant, nous voudrions maintenir ce paradoxe. Pas plus que nous ne saisissons l'intention dernière d'un acte, nous ne connaissons le principe ultime d'un individu. La seule construction qu'on puisse dire universellement valable en fonction d'une certaine théorie est celle du psychologue: elle est conforme à la fois aux faits et à des généralités établies. Au-delà de cette interprétation, par essence limitée, nulle vérité n'est même concevable. Dieu seul pourrait peser la valeur de tous les actes, mettre à leur place les épisodes contradictoires, unifier le caractère et la conduite. Avec la théologie doit disparaître la notion de cette vérité absolue. Il ne s'agit pas de souligner l'impuissance de l'esprit, mais d'écarter une fiction pour décrire le conflit de perspectives et le dialogue du moi et des autres. La connaissance d'autrui n'est ni plus, ni moins privilégiée que la connaissance de soi: elle chemine vers un but situé à l'infini, mais, à la différence des sciences positives, elle est sans cesse remise en question. Comme chacun transfigure son passé, ainsi le peintre transfigure le modèle, le biographe son héros
    ." (p.85)

    [III. Esprit objectif et réalité collective]

    "Pour que la signification des signes soit connue de celui qui écoute comme de celui qui parle, il faut un accord explicite ou tacite, une croyance commune. [...] Les communications entre les hommes se déroulent à l'intérieur de collectivités qui pénètrent et commandent les relations élémentaires. [...]
    Il nous importe seulement indiquer dans quelle mesure cette dimension de la réalité transforme l'objet de l'histoire et, par suite, l'intention de l'historien
    ."(p.87)

    "Un fait est pour nous nous fondamental: la communauté créée par la priorité en chacun de l'esprit objectif sur l'esprit individuel est la donnée historiquement, concrètement première. Les hommes arrivent à la conscience en assimilant, sans le savoir, une certaine manière de penser, de juger, de sentir qui appartient à une époque, singularise une nation ou une classe. Avant de se détacher et de s'isoler, les esprits ont été ouverts au dehors, ils sont semblables, si l'on peut dire, avant d'être différents. En tant que sociaux, ils partagent spontanément des évidences et des convictions. L'individualité biologique est donnée, l'individualité humaine de la personne est construite à partir d'un fond commun." (p.88-89)

    "L'objet historique [...] n'est pas uniquement d'événements psychiques, mais d'esprit objectif, d'institutions et de systèmes, qui ordonnent l'infinie pluralité des actes individuels." (p.89)

    "Une société n'est jamais tout entière contemporaine d'elle-même. Mœurs, règles de droit ou de religion, constituent un passé vivant, puisqu'elles se transmettent à ceux qui, de génération en génération, ont la charge de les entretenir. Dès lors, nous agissons sans comprendre les institutions qui nous font agir (du moins leur sens primitif nous échappe). On s'explique ainsi le précepte de Durkheim: traiter les faits sociaux comme des choses. Ces faits sont immanents à chacun, constitués par des conduites volontaires, souvent cristallisés par l'habitude ou imposés par des idées ou des convictions à peine conscientes. Mais ces conduites, depuis l'acte de saluer jusqu'aux formalités de l'état civil, nous les adoptons spontanément, nous savons leur utilité ou leur fonction pour nous, elles nous mettent en accord avec les autres et avec les commandements sociaux, mais nous en ignorons l'origine et l'histoire." (p.89)

    "Si transcendants soient-ils par leur étrangeté ou leur puissance, les faits sociaux de type institutionnel conservent le privilège des événements psychiques ; ils sont compréhensibles, ils ne sont pas comparables à des phénomènes naturels qu'il faudrait assembler selon les régularités ou reconstruire, mais à des œuvres ou des actes humains, qu'il convient d'interpréter à la manière d'un texte littéraire ou philosophique." (p.90)

    "Dans et par les individus, les représentations communes arrivent à la clarté, dans et par eux se réalisent les communautés qui toujours les précèdent et les dépassent. La description ne justifie aucune métaphysique, ni celle des âmes nationales, ni celle d'une conscience collective, mais elle confirme l'existence d'une réalité à la fois transcendante et interne aux hommes, sociale et spirituelle, totale et multiple." (p.94)

    [IV. La connaissance historique]

    "Jusqu'à présent, nous avons retenu toutes les formes que prend la science ou la compréhension d'événements humains. Il importe maintenant de tenir compte du fait que l'objet de l'histoire appartient au passé, qu'il est en devenir et qu'il participe de la réalité collective et spirituelle, à la fois immanente et transcendante aux consciences individuelles. [...]
    [L'enquête historique] dérive à la fois de la connaissance de soi et de celle d'autrui.
    " (p.95)

    "Dès la connaissance de soi, nous avons aperçu le décalage typique entre l'expérience vécue et la rétrospection, qui n'est jamais résurrection et toujours reconstruction conceptuelle." (p.95)

    "Entre les individus qui appartiennent à d'autres époques, à d'autres civilisations, la communication reste strictement intellectuelle. Nous reconstituons le système de pensée, le système de valeurs, nous expliquons l'un et l'autre par les circonstances, mais nous parvenons rarement à rendre la vie à l'homme qui s'exprimait dans cet univers, ou du moins cette réussite est-elle la récompense d'une longue familiarité, le privilège de l'art et du grand historien." (p.96)

    "L'historien au fond ne découvre les consciences qu'au travers des idées, celles des œuvres qu'il s'efforce de repenser, celles qui viennent de nous et qu'il substitue aux expériences vécues pour rendre celles-ci intelligibles." (p.97)

    "La biographie n'est pas un genre historique [...] Le biographe s'intéresse à l'homme privé, l'historien avant tout à l'homme public. L'individu n'accède à l'histoire que par l'action qu'il exerce sur le devenir collectif, par son apport au devenir spirituel. [...] Sans doute existe-t-il des biographies historiques: homme privé et public, individu et être historique devraient apparaître également dans leur inséparable unité. Pourtant, même en ce cas, l'opposition subsiste au moins partiellement. Une biographie saisit une époque en même temps qu'un homme, mais elle est orientée vers celui-ci ; l'historien, en dernière analyse, vise, au-delà de l'homme, l'époque. Les fins demeurent contraires, alors que les objets tendent à se confondre." (p.97)

    "La connaissance historique est partie, elle est moyen de la connaissance de soi. Le passé de ma collectivité, je le découvre partiellement en moi-même: quand je m'intéresse à lui, je n'obéis pas à une simple curiosité, je ne quête pas des souvenirs ou des images, je m'efforce de découvrir comment ma collectivité est devenue ce qu'elle est, comment elle m'a fait ce que je suis. D'autre part, si je suis, d'abord et avant tout, tel que mon entourage et mon milieu m'ont formé, si spontanément je ne distingue pas entre les idées reçues et mes idées, je suis condamné à explorer le monde humain pour dégager ce qui peut-être me rend unique, ce qui, en tout cas, est mien essentiellement parce que je l'ai consacré par mon choix." (p.100)

    "La connaissance de soi comme d'un être singulier succède inévitablement à la découverte et à l'approfondissement des autres êtres. Chacun se définit en s'opposant, une époque à son passé, une culture ou une nation à une autre, une personne à son époque ou à son milieu. A tous les niveaux, la connaissance de soi est dernière, elle marque l'achèvement de la connaissance d'autrui." (p.101)

    "La compréhension sera pour nous la reconstruction de la conscience d'autrui ou des œuvres émanées des consciences." (p.103)

    "Un signe ne relève proprement de la compréhension que s'il représente une idée ou, au moins, manifeste une intention." (p.104)

    [Deuxième partie: Les univers spirituels et la pluralité des systèmes d'interprétation]

    "L'événement humain, tel qu'il passe dans les consciences, est inaccessible. Après coup, nous reconstruisons le vécu. Quelles sont les incertitudes ou les équivoques de cette reconstruction ? Dans quelle mesure est-elle séparable de la situation et de l'intention de l'historien ? Susceptible d'une valadité universelle ?" (p.108)

    "La vérité est menacée [...]
    L'universalité de la compréhension serait condamnée ou par la structure de la réalité historique, toujours inachevée et riche de significations nouvelles, ou par l'activité de l'historien qui, solidaire de l'évolution historique, resterait extérieur au passé
    ." (p.107)

    [I. La pluralité des systèmes d'interprétation]
    "Même si, en dernière analyse, on vise la conscience des êtres disparus, on passe par l'intermédiaire des relations intelligibles. Or nous constatons la pluralité des relations susceptibles d'être utilisées.
    Soit à comprendre Rousseau dans son ensemble, c'est-à-dire à montrer l'unité de ses différents ouvrages: nous tâcherons d'imaginer à la fois le citoyen de Genève, l'utopiste qui rêve d'une politique juste, d'une pédagogie renouvelée, le promeneur solitaire, etc. La contradiction ou la non-contradiction des idées nous importerait moins que la cohérence affective des différents thèmes. Au contraire, si l'on étudie le
    Contrat social, en lui-même ou dans l'évolution de la théorie politique, l'interprétation devrait être non contradictoire au sens strict: la religion civile est-elle conciliable avec le panthéisme des lettres à M. de Malesherbes, avec le culte de la liberté ? Selon le but qu'il poursuivit, l'historien établit entre les éléments des liens différents, il emploie d'autres concepts: or ce but, c'est lui-même qui se l'assigne. [...]
    On peut dire que la théorie précède l'histoire, si l'on entend par théorie à la fois la détermination d'un certain système et la valeur prêtée à un certain type d'interprétation." (p.111)

    "Examinons certaines formes d'interprétations externe, par exemple les variétés de la méthode dite matérialiste. [...]
    Avant de chercher les causes d'une idée, encore faut-il savoir ce qu'elle signifie, c'est-à-dire au fond
    ce qu'elle est." (p.112)

    "Bien loin de la remplacer, l'explication suppose la compréhension." (p.114)

    "La compréhension d'une œuvre par rapport à sa fin est toujours transcendante à l'établissement des causes ou des circonstances psychologiques ou sociales." (p.115)

    [II. La compréhension des idées]
    "La pratique de Weber ne correspond pas aux principes qu'il formule logiquement [...]
    Seules les relations causales faisaient, à ses yeux, partie intégrante de la science. Les types idéaux, instruments nécessaires pour découper un champ d'investigation, sélectionner les données ou établir les règles de la connaissance, n'étaient que moyens et jamais fin de la connaissance. [...]
    On finit [...] par exclure de la science le travail effectif du savant: dans le chapitre de sociologie juridique de
    Wirtschaft und Gesellschaft, rares sont les rapports nécessaires qui, théoriquement, constitueraient le tout de la science." (p.118)

    "L'histoire n'est pas en quête d'une signification qui préexisterait. [...]
    Au lieu de l'antithèse objet historique - sujet de la science, nous revenons à la situation authentique: effort d'un être dans l'histoire pour repenser l'expérience d'autres êtres
    ." (p.118)

    "Une civilisation curieuse de tout le passé, comme la nôtre." (p.124)

    "L'historien qui va au-delà de l'établissement des faits et des dates, n'esquive pas l'incertitude des significations, parce que celles-ci constituent l'être même que l'on s'efforce de saisir. Les représentations de l'art existent pour des consciences et, selon les consciences et leur univers, elles deviennent autres. La pluralité des images ne dissimule pas, elle définit l'essence de l’œuvre." (p.124)

    [III. La compréhension des hommes]

    "Les récits historiques enchaînent des événements, mais les faits eux-mêmes ne sont intelligibles que par les motifs, au moins immédiats, des hommes. Les mouvements des troupes, si on ignorait l'organisation militaire, les buts et instruments de la guerre, ne constitueraient qu'un chaos de perceptions absurdes. La compréhension des actes, encore qu'elle soit décisive pour l'historien, suppose donc la compréhension des consciences." (p.126)

    "La compréhension d'un acte consiste [...] à saisir le but poursuivi." (p.126)

    "L'homme public, ministre ou dictateur, peu importe, ne se confond avec sa fonction qu'aussi longtemps que les buts de sa conduite sont d'ordre supra-individuel. Il faut sans doute pour comprendre la diplomatie de Richelieu connaître sa conception de la politique française, c'est-à-dire les fins qu'il lui assignait ; une fois la doctrine posée, l'individu n'intervient plus, seul le ministre apparaît. Au contraire, si on estime que Mussolini visait sa seule gloire, l'ivresse de la puissance et du risque, la décision cesse d'être anonyme. Elle est peut-être rationnelle encore, si elle constituait la seule ou la meilleure manière d'atteindre le but (celui-ci fût-il égoïste), mais cette rationalité doit être mesurée aux préférences et au savoir de l'acteur. Nous parlerons d'interprétation rationnelle partielle, si l'on évite cette analyse de la personnalité, d'interprétation rationnelle totale, lorsque l'on tend à embrasser une personnalité tout entière." (p.127)

    "Pratiquement, l'histoire va au-delà de l'interprétation rationnelle, surtout dans trois hypothèses: ou bien les motifs sont incertains (qu'a-t-il voulu ?), ou bien ils semblent peu raisonnables (il n'aurait pas dû agir ainsi), ou le personnage historique, par lui-même, intéresse (le grand homme)." (p.128)

    "Il ne s'ensuit pas qu'une décision particulière, par exemple celle prise par Robespierre de mettre Danton en accusation, s'explique sans ambiguïté. Si nous dépassons l'interprétation rationnelle, si nous n'admettons pas que la décision traduise seulement la volonté de défendre la révolution en éliminant les traîtres et les corrompus, nous imaginons immédiatement un mobile: la rivalité des chefs révolutionnaires. Dans la plupart des cas, de même, un mobile vraisemblable ne nous fait pas défaut. Comment transformer cette vraisemblance en vérité ? En montrant qu'elle est conforme aux documents ? Sans doute, mais les documents ne nous livrent pas un mais des mobiles. [...]
    Plus encore que les motifs les mobiles sont toujours multiples, insaisissables même à l'acteur. A la faveur de cette incertitude, les préférences des historiens se manifestent naïvement ; l'histoire que l'on enseignait était pleine de personnages dignes de romans populaires, héros et traîtres, bons et méchants défilent sur la scène, les un chargés de crimes, les autres de vertus. L'historiographie récente, dite scientifique, de la Révolution française, est traversée de tels conflits dont le plus célèbre oppose les "dantonistes" et les "robespierristes". Le favori agit dans l'intérêt de l'idée révolutionnaire (type d'interprétation rationnelle qui tend vers l'anonymat, ou grandit l'individu que l'on représente serviteur d'une cause). Le méchant obéit toujours à ses passions ; même lorsque sa conduite fut opportune et efficace, on incrimine des mobiles personnels.
    Un des arguments les plus frappants de ceux qui critiquent la science historique se fonde sur cette impossibilité de connaître les consciences des acteurs, c'est-à-dire, ajoute-t-on, d'expliquer les actes qui se confondent avec les événements.
    En réalité, cette ignorance est loin d'être aussi grave qu'on ne l'imagine communément. Tout d'abord, l'historien ne rencontre pas si souvent ces décisions dont il cherche vainement l'origine. La majorité des actes qui prennent place dans le récit poursuivent des buts connus de tous. Les intentions du général, du soldat, du marchand, de tous ceux qui accomplissent une fonction sociale, exercent une activité spécialisée, sont immédiatement claires. La conduite économique apparaît comme le type d'une conduite intelligible à partir d'une certaine fin. L'interprétation rationnelle se déroule sans rencontrer d'obstacles si longtemps que l'
    autre reste anonyme ou rationnel.
    Certes, on objectera avec raison que les individus ne s'adaptent pas toujours aux circonstances, qu'ils ne subissent pas passivement la pression des autres et des événements. Impossible d'interpréter la conduite incohérente de Louis XVI, entre la réunion des Etats Généraux et le 10 août, sans pénétrer le mélange de lâcheté et de patience, de machiavélisme et de soumission, qui se manifeste dans ses attitudes contradictoires. Et si l'on prend une de ses décisions (celle, par exemple, d'opposer le veto à un décret de la Législative), on aura le choix sans doute entre les
    interprétations rationnelles (et encore davantage entre les mobiles). L'histoire de la politique se heurte sans cesse à de telles décisions qui expriment la personne plus que le milieu." " (p.129-131)

    "On imagine en général que l'intéressé aurait pu nous dire la vérité absolue. En fait, l'acteur reconstruit après coup, comme l'historien, la durée de sa conscience. [...] Du même coup, on aperçoit que, dans les cas où les témoignages ne nous manquent pas, l'incertitude ne marque pas un échec de la science mais reproduit une sorte d'ambiguïté, liée à l'essence de la conscience humaine et à l'intervalle qui sépare toujours la connaissance de la vie." (p.131)

    "L'interprète [...] s'engage dans l'interprétation qu'il propose, parce que les idées n'existent que par un esprit et que deux esprits ne parviennent jamais à coïncider." (p.133)

    [IV. La compréhension des faits]

    "Une bataille a la même structure que l'histoire dans sa totalité. Faite à la fois d'intentions raisonnables, de rencontres imprévisibles, de forces matérielles, elle apparaît tour à tour intelligible comme une conduite ou une oeuvre humaine, et absurde ou du moins déterminée, comme le choc des pierres ou la lutte des animaux. Elle est ou non compréhensible, selon le niveau où l'on se place. A l'incohérence des mouvements individuels succède, grâce à la discipline des troupes ou l'éloignement de l'observateur, la vision ordonnée du chef ou de l'historien. Mais ces événements, déjà organisés, ne se déroulent pas constamment selon un plan, à nouveau des accidents se produisent, en dernière analyse les hommes s'affrontent et le courage, les moyens matériels ou la Fortune décident. Certes, on retrouve encore, à ce niveau, une logique. Mais parfois, l'ordre se dissout dans le chaos, la panique s'empare de la foule. Et on se demande si les faits microscopiques et les hasards, négligés au profit de l'ensemble, ne constituent pas la réalité authentique, efficace. Partout on aperçoit des volontés ou des réactions raisonnables, et l'issue, que personne n'a voulue telle, surprend. Le mystère est à la fois à la racine et au sommet. L'élément et la totalité restent insaisissables, mais entre ces deux termes s'édifie la connaissance objective." (p.141)

    "Totalement objectivé, un événement cesse d'être historique, parce que, en tant qu'historique, il ne se confond jamais avec ses traces matérielles. Il se prolonge par son retentissement sur les consciences. Les suites, politiques et sociales, de la fuite du roi sont partie intégrante du fait, de telle sorte qu'on parvient difficilement à tracer les limites de celui-ci." (p.145)

    "Dissolution de l'objet. Il n'existe pas une réalité historique, toute faite avant la science, qu'il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité. La réalité historique historique, parce qu'elle est humaine, est équivoque et inépuisable. [...]
    Le
    fait construit, limité à ses traits saisissables de l'extérieur, échappe à toute incertitude, mais cette objectivité est pensée, non pas donnée." (p.147)
    -Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première édition), 521 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Jeu 7 Mar - 17:46, édité 1 fois


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    raymond - Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire Empty Re: Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 7 Mar - 15:49

    [Troisième partie: L'évolution et la pluralité des perspectives]

    "La considération de l'évolution pose deux questions: en quel sens le passé est-il rapporté au présent ? Cette référence au futur est-elle principe de relativité et d'incertitude, ou bien, au contraire, permet-elle de dégager, postérieurement à la vie, la vérité de l'histoire ?" (p.150-151)

    [I. L'Histoire des idées]

    "Si nous appelons perspective la vue du passé commandée par le rapport au présent, l'histoire de la science (en tant que telle) connaît les perspectives multiples et changeantes. L'histoire -reconstitution de la science antérieure- est solidaire de l'histoire -devenir de la science. La conscience qu'une discipline prend de son passé n'est qu'une forme de la conscience qu'elle prend elle-même." (p.156)

    [II. L'histoire des faits et des institutions]

    "La sélection ne consiste pas tant à écarter certaines données qu'à constituer l'objet, à analyser les valeurs, à définir des types idéaux, en un mot, à analyser les valeurs, à définir des types idéaux, en un mot, à organiser le monde historique en fonction de certaines interrogations concrètement définies. L'erreur de Weber est d'avoir admis une distinction radicale et simpliste entre deux démarches, la sélection et la causalité, de manière à maintenir la fiction d'une entière objectivité." (p.163)

    "Vieille formule [de Marx]: les hommes font leur histoire, mais ils ne savent pas l'histoire qu'ils font." (p.168)

    [III. Explication d'origine et rationalité rétrospective]

    "Une œuvre se définit par sa fin plus que par ses causes." (p.172)

    [IV. L'évolution humaine]
    "Considérée objectivement, une société se décompose en institutions qui sans doute se combinent, mais qui ne recèlent pas un principe d'unité impératif ou exclusif. Politique et économie sont toujours enchevêtrées l'une dans l'autre à l'intérieur d'une collectivité. Selon les cas, on part plus commodément de l'une ou de l'autre, on montre comment la hiérarchie d'autorité s'adapte aux rapports de richesse, mais sociologiquement, il n'y a ni une manière unique d'envisager les organisations, ni encore moins une manière unique de les subordonner les unes aux autres ou de suivre leurs transformations, solidaires ou autonomes." (p.179)

    "Dans la pensée occidentale, le sens de l'histoire dérive du christianisme [...] Sécularisée dans l'idée du progrès." (p.182)

    "Entre une société communautaire, qui se donne elle-même pour valeur absolue, et une société libérale, qui vise à élargir la sphère de l'autonomie individuelle, il n'y a pas de commune mesure. La succession de l'une à l'autre ne saurait être appréciée, sinon par référence à une norme qui devrait être supérieure aux diversités historiques. Mais une telle norme est toujours la projection hypostasiée de ce qu'une collectivité particulière est ou voudrait être." (p.183)

    "Une philosophie de l'évolution [par exemple hégélienne ou marxiste] implique l'unité essentielle et l'unité finale de l'histoire. Une philosophie du devenir [par exemple spenglerienne] consent à la juxtaposition anarchique des diversités. Prisonnier d'une époque, intégré à une société, l'homme se définit en se situant et en se délivrant de la tyrannie du passé par le choix de son avenir. Mais cette décision nécessaire pour celui qui vit comme pour celui qui réfléchit sur l'histoire de la philosophie ou la philosophie de l'histoire, est-elle, à l'image des préférences personnelles, arbitraires, ou prétend-elle à l'universalité du vrai ? Interrogation dont dépend la modalité de la connaissance que l'individu acquiert de la destinée collective, c'est-à-dire de lui-même." (p.187)

    "En droit l'identité des logiques spirituelles ou de la nature humaine, si formelle que soit la communauté ainsi créée, autorise une compréhension intégrale. Mais il reste à surmonter les limitations de l'esprit individuel et de chaque moment historique." (p.191)

    [Section III. Le devenir humain et la pensée causale]

    "[La compréhension] s'attache à l'intelligibilité intrinsèque des motifs, des mobiles et des idées. [La causalité] vise avant tout à établir des liens nécessaires en observant des régularités." (p.197)

    [Première partie: "Les événements et la causalité historique"]

    "Un fait a toujours une multiplicité d'antécédents. Comment déterminer la cause véritable ? Pratiquement, dira-t-on, nous choisissons en fonction de la curiosité ou de l'intérêt. Mais un tel choix n'est-il pas arbitraire ? A quelle conditions prend-il valeur scientifique ?
    D'autre part, si nous considérons un événement dans toute sa complexité, nous ne saurions le détacher du moment où il s'est produit. Il est unique et singulier. Comment fixer la cause d'un phénomène qu'on ne saurait comparer à aucun autre, qu'on n'observe qu'une seule fois ? La nécessité de simplifier l'effet rejoint donc la nécessité d'une sélection des antécédents
    ." (p.199)

    [I. Le schéma de la causalité historique]

    "Si je dis que la décision de Bismarck a été cause de la guerre de 1866, que la victoire de Marathon a sauvé la culture grecque, j'entends que, sans la décision du chancelier, la guerre n'aurait pas éclaté (ou du moins n'aurait pas éclaté à ce moment), que les Perses vainqueurs auraient empêché le "miracle" grec. Dans les deux cas, la causalité effective ne se définit que par une confrontation avec les possibles. Tout historien, pour expliquer ce qui a été, se demande ce qui aurait pu être. [...]
    Si nous cherchons la cause d'un phénomène, nous ne nous bornons pas à additionner ou à rapprocher les antécédents. Nous nous efforçons de peser l'influence propre de chacun. Pour opérer cette discrimination, nous prenons un des antécédents, nous le supposons, par la pensée, disparu ou modifié, nous tâchons de construire ou d'imaginer ce qui se serait passé dans cette hypothèse. Si nous devons admettre que le phénomène étudié aurait été autre en l'absence de cet antécédent (ou bien au cas où celui-ci aurait été différent), nous conclurons que cet antécédent est une des causes d'une partie du phénomène effet, à savoir de la partie que nous avons dû supposer transformée. Si les Grecs étaient tombés sous la domination perse, la vie grecque postérieure aurait été partiellement autre qu'elle n'a été. La victoire de Marathon est une des causes de la culture grecque.
    Logiquement la recherche comprend donc les opérations suivantes: 1° découpage du phénomène effet ; 2° discrimination des antécédents et séparation d'un antécédent dont on veut estimer l'efficace ; 3° construction d'évolutions irréelles ; 4° comparaison des images mentales et des événements réels.
    "(p.202-203)

    "L'explication causale d'un événement, la mesure des efficaces consiste à préciser ces jugements d'adéquation et de contingence. Examinons le cas de la Révolution de 1848: elle a eu pour cause immédiate, selon l'expression courante, les coups de feu sur les boulevards. Nul ne met en doute cette consécution. Mais certains diminuent l'importance des derniers incidents en affirmant que si ceux-ci n'avaient pas eu lieu, la Révolution n'en aurait pas moins éclaté. Cette affirmation, exprimée rigoureusement, équivaut à la proposition: en supprimant (par la pensée) les coups de feu, les autres antécédents, dans leur ensemble, sont cause adéquate d'une révolution. Au contraire, si un historien pense que la situation rendait possible, mais non probable, une révolution, l'efficace des coups de feu en grandira d'autant (en termes précis, elle conduisait à la révolution dans un nombre moyen mais non très grand de cas, en ce sens on dirait encore qu'elle favorisait plus ou moins, augmentait plus ou moins le nombre des cas favorables). Enfin, la révolution sera accidentelle par rapport à la situation si, dans le plus grand nombre des cas, elle ne se produit pas. Naturellement, ces cas sont fictifs et n'existent que dans et par notre pensée. Ces jugements n'en sont pas moins susceptibles de validité ou du moins de vraisemblance." (p.203-204)

    "Si la probabilité est subjective, il s'agit d'une subjectivité transcendantale et non individuelle. Elle surgit fatalement, lorsqu'un savant veut prévoir ou expliquer un fait singulier. Quant à la probabilité qui naît du caractère partiel des analyses historiques et des relations causales, elle est dans notre esprit et non dans les choses. On peut imaginer un esprit infini qui saisirait le déterminisme intégral du devenir. Mais une telle utopie n'a ni intérêt ni signification pour la logique. Car l'esprit infini saisirait à chaque instant le déterminisme des événements dans sa particularité. Or nous nous demandons si les relations générales sont probables par suite de notre ignorance ou dans le monde historique lui-même. Rien de prouve que certaines consécutions partielles soient assez isolées de l'ensemble pour se dérouler automatiquement, dès que le premier terme en est donné. Qu'on n'invoque pas le principe du déterminisme, car celui-ci relie l'antécédent total au conséquent total: le réel à un moment t est cause du réel au moment t'. Il ne s'ensuit pas que des rapports obtenus par découpage, simplification, ou organisation des données à un niveau macroscopiques, soient nécessaires." (p.207-208)

    [II. Causalité et responsabilité]

    "Le moraliste vise les intentions, l'historien les actes, le juriste confronte intentions et actes, et les mesures aux concepts juridiques. Est responsable historiquement celui qui, par ses actes, a déclenché ou contribué à déclencher l'événement dont on recherche les origines. Un tel jugement ne devrait avoir aucune portée morale ; au regard de l'historien en tant que tel, la guerre et la révolution ne sont à aucun degré des crimes, mais des faits, entre d'autres, d'une fréquence variable selon les siècles, observés dans toutes les cultures et toutes les époques." (p.209)

    "On éprouve la liberté tant que l'on reste contemporain de son acte. Après coup, on explique la décision en la rapportant à ses antécédents, comme si elle avait été déterminée." (p.216)

    [III. Causalité et hasard]

    "Les jugements de causalité historique se ramèneraient à des calculs rétrospectifs de probabilité." (p.218)

    "Les affirmations indémontrables du déterminisme naissent spontanément de la perspective historique. On reconnaît d'abord des occasions, saisies ou perdues, des instants décisifs, mais, toujours et partout, qu'il s'agisse d'une victoire militaire ou de l'écroulement d'un empire, on découvre des raisons lointaines et valables qui, après coup, confèrent une apparente nécessité à l'issue effective. On oublie que l'issue contraire aurait peut-être comporté une explication aussi satisfaisante. En d'autres termes, la rétrospection crée une illusion de fatalité." (p.223-224)

    "Supposons, au contraire, qu'on se place à un niveau élevé. [...] Sans le protestantisme, le capitalisme que nous connaissons existerait-il ? [...] cette question excède définitivement notre savoir et peut-être n'a-t-elle pas de sens ; car il faudrait préciser quel capitalisme, quels aspects du capitalisme. Par la formule de la question, on substitue la totalité globale aux événements analysés, mais, avec l'analyse, la pensée causale ne disparaît-elle pas ? On peut tâcher de suivre les conséquences de l'antécédent que l'on étudie: mais, à supposer qu'aucune donnée actuelle ne se rattache directement au protestantisme, il ne s'ensuit pas que l'action de celui-ci soit épuisée, car l'entrelacement des causes rend inextricable le réseau des influences, et, ce qui serait advenu sans ce lointain phénomène religieux, personne ne le sait ni ne le saura jamais." (p.228)

    "Les constructions irréelles doivent rester partie intégrante de la science, même si elles ne dépassent pas une vraisemblance équivoque, car elles offrent le seul moyen d'échapper à l'illusion rétrospective de fatalité." (p.230)

    "L'analyse historique est d'autant plus précise qu'elle utilise une sociologie plus élaborée." (p.233)

    [Deuxième partie: "Les régularités et la causalité sociologique"]

    "La sociologie se définit, ou bien par opposition aux autres sciences sociales, ou bien par opposition à l'histoire. Dans le premier cas, elle apparaît comme une discipline spécialisée dont l'objet serait soit le social en tant que tel, soit l'ensemble de la société. Dans le deuxième cas, la sociologie se caractérise par l'effort pour établir des lois (ou du moins des régularités ou des généralités), alors que l'histoire se borne à raconter des événements dans leur suite singulière." (p.235)

    [I. Causes naturelles]

    [II. Causes sociales]

    "Durkheim [...] pose une autre question, proprement historique, à savoir: comment est-on passé des groupements primitifs à la division du travail ? Comme si, d'avance, il était certain que toutes les sociétés ont passé par les mêmes phases, obéi aux mêmes lois. Comme si l'on pouvait, scientifiquement, mettre au jour la cause de l'évolution historique dans sa totalité. Manifestement Durkheim est prisonnier des anciennes philosophies de l'histoire qu'il prétend remplacer par la science, mais dont il conserve les prémisses, étrangères à la pratique scientifique. L'alternative individu ou société est aussi arbitraire que l'alternative histoire ou société.
    Ainsi, dans sa théorie comme dans sa pratique, Durkheim est prisonnier d'une sorte de réalisme, presque métaphysique. La totalité sociale doit avoir toutes ses causes en elle-même. L'évolution historique, dans son ensemble, doit s'expliquer par un facteur primaire. Alors que, en fait, la science surtout causale commence par l'analyse, c'est-à-dire la décomposition des touts en éléments dont ensuite on cherche à établir la solidarité.

    Nul n'a affirmé avec autant d'énergie que Max Weber cette nécessité de la sélection que nous venons de reconnaître. (Nous entendons ici par sélection l'organisation, la construction des termes unis par des rapports de causalité)
    ." (p.252)

    [III. Causes sociales et conditions individuelles. Limites de la causalité statistique]

    "Le célibat ou le veuvage augmente la fréquence des suicides, le mariage, les enfants la diminuent. [...] Les guerres, les révolutions amènent un abaissement des taux." (p.259)

    "M. Halbwachs se refuse à admettre qu'il y ait deux types de suicide (il utilise l'argument curieux qu'en ce cas, on ne les désignerait pas par le même concept, comme si les caractères communs à toute mort volontaire ne suffisaient pas à justifier l'usage). Il fait justement observer que la santé nerveuse dépend, au moins partiellement, de la vie sociale (qui multiplie les maladies mentales, sélectionne les individus d'un certain tempérament, etc.) Mais de quel droit passer de la solidarité à la confusion des causes ? M. Halbwachs invoque alors l'identité de l'état mental chez tous ceux qui renoncent à la vie: le suicidé est un isolé, il est exclu de toute communauté, peu importe que cette solitude vienne de la maladie de l'état mental, à supposer que le sociologue décrive exactement ce qui se passe dans les consciences, ne supprime ni ne résout le problème posé, car le même état (ou plus exactement un état analogue) peut provenir de causes diverses. Or, la question était de savoir si cette solitude venait de causes internes ou d'accidents extérieurs. Et, sur ce point, nous ne sommes pas plus avancés, à moins qu'une fois encore on affirme qu'un même état provient inévitablement d'une seule cause. Affirmation singulièrement contestable, car, en première apparence, l'individu exclu d'un groupe par un jugement moral ne se confond pas avec un anxieux qui, égaré par sa détresse, oublie le groupe prêt à l'accueillir." (p.263)

    [IV. Cause et premier moteur. (De la causalité à la théorie)]

    "Étant donné le retentissement de l’œuvre de Simiand, nous ne pouvions négliger de confronter nos idées avec les textes essentiels, articles de jeunesse et introduction du Salaire." (p.268)

    [Troisième partie. Le déterminisme historique]

    [I. Causalité historique et causalité sociologique]

    "Peut-être l'issue a-t-elle dépendu de la bataille de la Marne, elle-même subordonnée à une multiplicité d'initiatives individuelles. Formulons la remarque en termes généraux: le déterminisme macroscopique établi en éliminant par des raisonnements l'action des accidents ou en dégageant l'efficace de telle ou telle donnée macroscopique, possède tout au plus, objectivement ou subjectivisme, une valeur probable, car, en lui-même, il résulte peut-être de l'accumulation de données parcellaires qui auraient pu être autres. Il néglige plutôt qu'il ne compense les hasards élémentaires." (p.290)

    "Le déterminisme n'est pas une simple application à l'histoire du principe général de causalité, mais une certaine philosophie de l'histoire." (p.292)

    [II. Les lois historiques]

    [III. La systématisation causale]

    "Que la régression, à partir de n'importe quel événement, remonte à un phénomène économique, on l'admettra volontiers. Il suffit de prolonger assez loin la recherche ; de plus, les différentes causes sont enchevêtrées pour qu'on ne se heurte pas rapidement à un antécédent économique. Mais le problème est de savoir pourquoi, comment un tel antécédent peut être dit cause véritable ou cause dernière. Nous avons analysé le mécanisme de l'enquête historique: il est inconcevable que l'on puisse, à l'avance et de manière générale, quel antécédent est cause déterminante. De quel droit s'arrête-on dans la régression ? Au-delà de l'antécédent économique, on mettrait au jour d'autres antécédents non économiques. Comment donner un sens à l'expression en dernière analyse ?" (p.308-309)

    "Nous accepterons volontiers cette notion d'action réciproque qui n'est ni spécifiquement marxiste, ni spécifiquement dialectique (l'action réciproque devient dialectique lorsqu'elle s'inscrit à l'intérieur d'une progression, lorsque l'antithèse, par réaction sur la thèse, l’œuvre par réaction sur le créateur, détermine l'accession à un terme supérieur qui réconcilie les deux premiers). La coexistence se définit par l'interaction. Si l'on considère deux ensembles -politiques d'une part, économique de l'autre-, certainement il faudra reconnaître l'échange des influences. Mais dès que l'on descend au détail, l'action réciproque devient position d'un problème: dans quel sens, à tel moment, s'est exercée l'action ? Je ne prétends pas que toujours on aboutisse à une relation de sens unique: la formule de l'interaction traduit les limites de notre savoir et de notre analyse autant que la structure du monde historique. A un niveau inférieur ou supérieur, on apercevrait peut-être le terme directeur." (p.310)

    "Pour éviter que la doctrine se dissolve en une généralisation vague de l'action causale propre à l'économie, on tentera de donner un sens rigoureux à l'idée de prédominance. Mais cette tentative est condamnée à l'échec comme l'effort pour justifier l'efficace exclusive. [...] Nous en revenons toujours à la même argumentation: on pèse l'efficace des différents antécédents dans chaque situation. Comment formuler à l'avance le résultat, unique et constant, de ces évaluations singulières." (p.311)

    "Il n'y a pas de premier moteur du mouvement historique total." (p.316)
    -Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première édition), 521 pages.



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    Johnathan R. Razorback
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    raymond - Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire Empty Re: Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 9 Mar - 21:37

    [IV. Le déterminisme historique]

    "Le conséquent, en histoire, ne répond pas à l'antécédent comme le mouvement de la boule au choc qu'elle a subi, ou l'expansion du corps à la chaleur ambiante. La consécution régulière constitue la condition indispensable et suffisante." (p.319)

    "Plus graves seraient les autres arguments, ceux qui invoquent le caractère contingent, individuel, libre des événements et, par suite, l'impossibilité de formuler des lois comparables à celles qui gouvernent la nature. Mais cette opposition est solidaire d'une épistémologie déjà dépassée. La science ne connaît plus ces règles absolues qui, semblables au décret d'un Créateur, s'imposeraient au monde. Ou bien, en effet, on s'en tient aux relations macroscopiques, construites par l'esprit, approximatives, ou bien on se représente la structure microscopique de la matière et alors, loin d'aboutir à l'atome authentique, le savant progresse de rapport en rapport, l'indétermination ultime étant celle que crée l'intervention de l'observateur. Dans les deux cas, on aboutit au rapprochement: on acceptera plus aisément le fait que toutes les relations historiques sont élaborées à l'aide d'une traduction conceptuelle. Ici et là, le fragment dernier et le tout échappent à la connaissance objective, comme si l'intelligence était condamnée à ne jamais atteindre un objet qui la satisfasse pleinement." (p.320)

    "Les limites de la causalité rendent compte des limites de l'objectivité. Puisque aucune science causale ne saurait ni saisir l'ensemble, ni s'appliquer à un devenir intégral, il faut bien que l'organisation de l'expérience, antérieure à la vérification des constances, la construction conceptuelle, inséparable de l'étude macroscopique, la synthèse des résultats incohérents, inévitable dans tout récit suivi, dans toute théorie de la société, relèvent d'autres normes, obéissent à d'autres principes. Le déterminisme historique est hypothétiquement objectif parce qu'il n'embrasse qu'une portion du réel et ne saurait rejoindre, même par un cheminement indéfini, l'objet total." (p.330)

    "Échec évident en effet si la critique de la raison historique croyait pouvoir établir les fondements de l'objectivité historique, alors qu'elle n'en déterminera, on comprend désormais dans quelle mesure, que les limites. Ces limites sont maintenant identifiables à celles de la causalité, au moins pour deux raisons:
    1) Si "le seul énoncé légitime du thème critique, lorsqu'il s'agit de la raison historique", consiste à demander "quelles parties de la science historique sont valables universellement" [...] c'est seulement dans la démarche causale que pourrait être située cette part objective de la connaissance historique: la compréhension, comme la section II l'a montré, relève davantage du dialogue entre deux subjectivités (celle de l'historien et celle de l'acteur) que d'une démarche comparable à la méthode expérimentale qui garantit aux sciences de la nature leur objectivité ; or, la tentative pour reconstruire explicativement (causalement) la totalité historique trouve précisément ses limites dans la nécessité de prendre en compte, à travers une dimension de compréhension, le rôle, inexplicable dans son intégralité, des individus dans l'histoire. Cette apparition de la compréhension aux limites (et comme limite) de la causalité va être l'objet du premier paragraphe de cette première partie de la section IV.
    2) Qui plus est, la causalité historique laisse entrevoir également des limites internes, qui viennent d'être soulignées dans la section III: le déterminisme n'étant que probabiliste ou hypothétique, l'inscription des événements dans un ordre global reste soumis à ce que la dernière page de
    Philosophie critique [...] présentait comme des "décisions philosophiques" irremplaçables et inévitables, savoir: la postulation métascientifique que chaque séquence du devenir est structurée comme un ensemble intelligible, quand bien même cette intelligibilité (conformément au schème philosophique de la "Ruse de la Raison") échapperait aux acteurs.
    L'objectivité de la démarche causale (et corrélativement celle de la connaissance historique) est donc limitée à la fois
    extrinsèquement, par la nécessité du complément que lui fournit la compréhension, et intrinsèquement, par la présence maintenue en elle des "droits de la philosophie"." (note 1 p.330, p.497-498)

    [Section IV. Histoire et Vérité]

    [Première partie. Les limites de l'objectivité historique]

    [I. Compréhension et causalité]

    [II. La structure du monde historique. (Pluralité et totalité) ]

    [III. Le devenir et l'existence]

    "On peut entendre en trois sens différents la notion de limites de l'objectivité. Ou bien au-delà d'une certaine extension les propositions scientifiques cessent d'être valables pour tous ; ou bien elles sont hypothétiquement objectives, subordonnées à une sélection arbitraire, mais vérifiées par l'expérience ; ou bien enfin, toute l'histoire est en même temps objective et subjective, conforme aux règles de la logique et de la probabilité, mais orientée dans une perspective qui est celle d'un individu ou d'une époque et qui, à ce titre, ne saurait s'imposer universellement." (p.350)

    "Le déterminisme est toujours fragmentaire: instantané s'il s'agit d'expliquer un événement, partiel de construire des régularités. [...] Il n'existe pas de systématisation causale, pas plus qu'il n'existe un primum movens de l'histoire entière.
    Les trois sens que nous avons données aux limites de l'objectivité s'appliquent donc tour à tour. Hypothétiquement objectives puisqu'elles dépendent d'une sélection décisoire, les relations légales deviennent de plus en plus incertaines et arbitraires à mesure qu'elles embrassent les mouvements plus larges. Mais la vision globale dans laquelle s'insère le déterminisme porte la marque d'une intention particulière qui commande le choix des faits, la nature des concepts, l'organisation des rapports. Cette intention, au fur et à mesure que s'élargit l'objet, tend vers un terme final auquel se réfère l'historien, en dernière analyse le présent qui, lui-même inachevé, se détermine par rapport à l'avenir qu'imaginent et ignorent les hommes destinés à le créer
    ." (p.352)

    [IV. Science et philosophie de l'histoire]

    "S'il s'agit d'événement, l'historien, selon la formule courante, doit être impartial. Mais toujours il rattache un acte à ses causes ou à ses conséquences: réponse adaptée ou inadaptée, décision efficace ou inefficace. En ce sens, il utilise le critère que suggère l'éthique historique: le succès." (p.358)

    "L'historien connaît les buts que se sont proposés tels ou tels individus, mais il ignore le ou les buts de l'histoire. Il retrace les événements, leurs suites, il observe la nécessité plus ou moins adéquates d'un mouvement global, ou au contraire, les rencontres de séries relativement autonomes. Dans l'ordre de la compréhension, il rattache un phénomène soit une impulsion (le capitalisme à une certaine forme du désir de profit), soit à un motif (le capitalisme à une conduite économique rationnelle). Plus le fait est étendu, moins on précise le degré de la détermination.
    Le philosophe a-t-il d'autres prétentions ? En dépit des préjugés, il n'en est rien. Hegel se borne à comprendre ce qui s'est réalisé, Comte à lire la loi de développement à laquelle obéit l'esprit et qui est inscrite dans la destinée collective, Marx à déchiffrer par avance l'avenir impliqué par les contradictions du monde actuel. Ou bien le but se confond avec le terme provisoire du mouvement, et alors l'historien, comme le philosophe, l'interprète, ou bien le but est transcendant au réel et suppose une intention consciente, et alors ni l'un et l'autre ne recherchent cette finalité qui se révélerait au seul confident de la Providence
    ." (p.357)

    "Si l'Occident avait aujourd'hui encore confiance dans sa mission, on écrirait, collectivement ou individuellement, une histoire universelle qui montrerait, à partir d'aventures solitaires, l'accession progressive de toutes les sociétés à la civilisation du présent. Ce qui rend une telle histoire impossible, c'est que l'Europe ne sait plus si elle préfère ce qu'elle apporte à ce qu'elle détruit." (p.361)

    "Les interprétations qui éliminent la pluralité des séries ou la contingence des rencontres, sont définitivement hypothétiques et, au fond, inutiles, puisqu'elles répondent à l'intention du prophète qui annonce et accepte la fatalité." (p.362)

    "La relativité première est celle de la perception individuelle. [...]
    La science surmonte cette relativité en substituant à des impressions sensibles des rapports vrais. [...] Elle part de part de l'expérience et revient à l'expérience élucidée et calculée, valable universellement, mais solidaire de l'esprit humain. On triomphe de la relativité perspective, mais non de la relativité transcendantale ?
    " (p.363)

    "De cette relativité, l'histoire ne triomphe jamais complètement, parce que les expériences vécues constituent la matière de la science, et que les faits, dans la mesure où ils transcendent les individus, n'existent pas en eux-mêmes mais par et pour les conscience. L'histoire vise un objet qui, non seulement a passé (s'il s'agit d'un événement), non seulement a disparu (s'il s'agit d'un état de la nature ou de l'humanité), mais qui n'atteint à l'être que dans les esprits et change avec eux." (p.364)

    [Deuxième partie. Les limites du relativisme historique]

    [I. Le relativisme historique]

    "Les méthodes peuvent varier avec les cultures: nul n'en conclura que la validité des propositions scientifiques s'arrête aux frontières d'une collectivité particulière." (p.370)

    "Pour passer de la variabilité observée à la relativité essentielle, on se fonde sur deux arguments qu'il importe de distinguer. Ou bien on démontre que la morale, la religion, etc., dépendent de, sont solidaires de, se ramènent à une réalité sociale ou historique, à un principe irrationnel qui entraîne inévitablement ses expressions spirituelles dans un devenir sans loi. Nous désignerons cet argument par le terme de réduction. D'autre part, si nous considérons les œuvres successives à l'intérieur d'un univers, nous observons ou croyons observer une diversité foncière. Le relativisme ne reconnaît ni accumulation de vérités ni progrès, tout au plus une dialectique sans but. Philosophie du devenir, et non de l'évolution, il aboutit, même s'il ne supprime pas l'autonomie des créations humaines, à une anarchie des valeurs." (p.370)

    "Dès que la pensée se soumet aux règles de la logique formelle, de l'expérience ou de la probabilité, les résultats sont en droit universellement valables. Toutes les sciences sociales, partiellement au moins, rentrent dans cette catégorie, encore que peut-être, avant ou après les faits et les relations causales, interviennent des décisions variables avec les époques et les volontés concrètes." (p.378)

    "La réflexion sur les conditions dans lesquelles nous connaissons l'histoire n'est pas essentiellement relative." (p.379)

    "Un seul et même acte comporte des jugements multiples, en droit également légitimes." (p.384)

    [III. Philosophies de l'Histoire et Idéologies]

    [IV. La pluralité des modes de considération]

    "Qu'il s'agisse de buts ou de valeurs, l'homme choisit librement et cette liberté exclut l'universalité." (p.397)

    [Troisième partie. L'Homme et l'Histoire]

    "L'histoire est libre parce qu'elle n'est pas écrite d'avance, ni déterminée comme une nature ou une fatalité, imprévisible, comme l'homme pour lui-même." (p.404)

    [I. L'homme dans l'histoire: Choix et Action]

    "Entre l'économiste qui condamne le collectivisme parce qu'il produit à des prix de revient trop élevés, et le moraliste qui condamne un régime dont le ressort est le désir de profit, il n'y a et il n'y aura jamais de dialogue." (p.405)

    "Le vrai politique est celui qui renverse les alliances." (p.409)

    "On ne répare pas une faute par une faute en sens contraire." (p.414)

    [II. L'Homme historique: la décision]

    "Le choix d'un milieu est une décision sur moi, mais celle-ci comme celui-là sort de ce que je suis (de telle manière que se répètent ici les dialectiques de la connaissance et de la volonté, du donné et des valeurs), elle est aussi profondément historique que lui." (p.419)

    [III. L'histoire de l'homme: la recherche de la vérité]

    [IV. Temps historique et liberté]

    "Il n'y a rien, ni en deçà, ni au-delà du devenir: l'humanité se confond avec son histoire, l'individu avec sa durée." (p.431)

    "La moralité authentique surgit de l'être profond où ne pénètre pas l'intelligence." (p.431)

    "Nous avons repris l'antithèse de l'événement et des illusions rétrospectives, du se faisant et du fait. L'impression contemporaine de contingence est la donnée immédiate." (p.433)
    -Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première édition), 521 pages.

    [Compte rendu: ]
    "M. Fauconnet avoue que l'effort de M. Aron lui semble une menace contre la construction sociologique élevée par la génération précédente, et il ne devine pas si l'esprit négateur qui inspire cette impitoyable critique, et le vise lui-même, est le fait "d'un satanique ou d'un désespéré". Puis il regrette que M. Aron n'ait pas situé ses quatre auteurs les uns par rapport aux autres et dans le mouvement d'idées qu'ils représentent ; il lui oppose la méthode qui aurait consisté à prendre un certain nombre d'historiens, pour voir s'ils n'ont pas introduit plus ou moins de subjectivité suivant l'objet de leur étude. M. Aron répond qu'étant donné le problème qu'il s'était fixé, une méthode s'imposait logiquement: reconstruire le système des différents auteurs, pour retrouver par-delà leurs la démarche fondamentale de la pensée historique." (p.442)

    "M. Halbwachs demande." (p.444)

    "M. Brunschvicg, en déclarant M. Aron docteur [ès lettres] avec mention très honorable, apporte la reconnaissance officielle à cette thèse, dont M. Fauconnet avait dit qu'elle révèle "une virtuosité verbale et intellectuelle, une loyauté dans la recherche, qui classent son auteur tout à fait au premier rang." (p.445)

    [Récit de la soutenance par le père G. Fessard]
    "La soutenance a lieu le 26 mars 1938 et non le 18, comme l'imprime par erreur le Supplément, donc treize jours, plutôt que cinq, après l'Anschluss de l'Autriche, proclamé par Hitler le 13 en conclusion de l'invasion militaire qui commença dans la nuit du 11 au 12. Pour nous aujourd'hui, cette différence de huit jours n'est rien. Mais, à ce moment, pour les Français abasourdis par un tel coup de massue, elle signifiait le temps de revenir à soi et de prendre conscience, face aux réactions internationales, des perspectives menaçantes que l'événement ouvrait. En liaison avec ce contexte mondial dont le candidat docteur pouvait, grâce à ses trois ans passés en Allemagne, présager mieux que beaucoup quel processus redoutable venait de se déclencher, il faut signaler qu'il fit l'exposé préliminaire de ses deux thèses sur un mode et avec un accent personnels que ne laisse guère transparaître le compte rendu du Supplément. Pourtant, sur l'arrière-fond d'une atmosphère pesante et angoissée, ce ton direct, à propos de problèmes surgis de la pensée allemande, ne contribua pas peu à donner à l'ensemble de la soutenance un caractère d'affrontement, sans doute toujours courtois comme l'exigeaient le lieu et le rite, néanmoins assez vif pour être ressenti sur l'heure sinon comme rupture, du moins comme heurt entre deux générations." (p.447-448)

    "En germaniste très renseigné sur les mouvements d'idées outre-Rhin, Edmond Vermeil félicite Aron." (p.451)

    "J'ai appliqué la méthode de la phénoménologie au sujet qui découvre l'histoire". Elle montre que "le sujet de la connaissance historique n'est pas un sujet pur, un moi transcendantal, mais un homme vivant, un moi historique, qui cherche à comprendre son passé et son milieu". "Cette profession de rlativité n'est pas antiscientifique" ; mais elle implique que "les relations causales en sociologie ne sont pas seules. Avant et après leur position, interviennent des facteurs irréductibles à la science, parce que celle-ci, par sa méthode, s'efforce de les éliminer. Fragmentaires, les relations causales exigent une synthèse d'une autre nature: la compréhension qui comporte des éléments objectifs, mais non purement scientifiques, parce qu'une pluralité de perspectives est toujours possible et que le passé se renouvelle incessamment à mesure qu'il s'éloigne. Tel est le fondement du relativisme. En d'autres termes, on fait toujours l'histoire en fonction d'une philosophie, sinon on resterait en face d'une pluralité incohérente." (p.452)

    "L'historien tel qu'il est ou doit être, selon le manuel de Langlois et Seignobos, ne m'intéresse pas beaucoup, je le reconnais, dit Aron [à Emile Bréhier]." (p.454-455)

    "Pour ma part, au sortir de ces cinq heures d'horloge, je retirai une impression d'ensemble restée très vivace: des poules qui ont couvé un canard et le voient avec terreur se précipiter vers la mare et se mouvoir avec aisance dans un élément qui leur est inconnu. Je crois en avoir fait part sur-le-champ au nouveau docteur en même temps que je le félicitais, puisque je retrouve une lettre en réponse à la mienne où il me dit modestement: "Je n'ai pas eu l'impression que mon jury me comprenait et je ne suis pas sûr de m'être bien expliqué... Mais peut-être est-ce la loi du genre." (28 mars 1938)



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