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    Pierre Grimal, La civilisation romaine

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Pierre - Pierre Grimal, La civilisation romaine Empty Pierre Grimal, La civilisation romaine

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 16 Juil - 18:52

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Grimal

    « Plage brillante entre les ténèbres de la préhistoire italienne et celles, presque aussi épaisses, où la décomposition de l’Empire plongea le monde occidental, Rome éclaire d’une vive lumière quelque douze siècles d’histoire humaine. » (p.9)
    « Non seulement, argumente Cicéron [dans La République], les villes maritimes sont exposées à de multiples dangers, de la part des pirates et des envahisseurs venus de la mer, dont les incursions sont toujours soudaines et obligent à monter une garde incessante, mais, surtout, la proximité de la mer compte des périls plus graves : c’est d’elle que viennent les influences corruptrices, les innovations apportées de l’étranger, en même temps que les marchandises précieuses et le goût immodéré du luxe. De plus, la mer -route toujours ouverte- invite quotidiennement au voyage. Les habitants des villes maritimes détestent demeurer en repos, dans leur patrie ; leur pensée s’envole, comme leurs voiles, vers des pays lointains, et avec elle leurs espoirs. » (p.11)
    « Sur ce site assiégé par l’élément liquide, les Romains manquaient d’eau potable. Sans doute était-il possible de s’en procurer en forant des puits profonds dans les parties basses. Ce que l’on ne manqua pas de faire, puisque les fouilles ont révélé un nombre considérables de tels forages sur le Forum. Mais, sur les collines, il fallut de très bonne heure construire des citernes, expédient coûteux et précaire. Le problème de l’eau ne fut vraiment résolu pour Rome qu’au milieu du IIIe siècle avant Jésus-Christ, quelque cinq cents ans après la fondation, lorsque l’on commença de construire des aqueducs. » (p.13)
    « Il n’y eut pas, pour Rome, d’heureuse naissance, d’épanouissement paisible, mais toujours la défiance d’un peuple en guerre contre une nature hostile, inquiet pour sa propre sécurité et retranché du monde. » (p.14)
    « Une première vague de peuples incinérants (c’est-à-dire brûlant leurs morts) et connaissance l’usage et la technique du cuivre apparaît en Italie du Nord au IIe millénaire avant Jésus-Christ. » (p.15)
    « La race latine, celle d’où est sortie Rome, n’est pas un groupe ethnique pur, mais le résultat d’une synthèse lentement réalisée où les envahisseurs indo-européens s’assimilèrent des Méditerranéens pour donner naissance à un peuple nouveau. » (p.16)
    « Conception [mythologique] de l’origine mixte du peuple latin, où les éléments « nés du sol » auraient été civilisés, vivifiés par des étrangers. » (p.17)
    « Les Romains, jusqu’à la fin de leur histoire, aimeront se dire « les Fils de la Louve » […] Il existait à Rome même un culte à une certaine Mère des Lares qui pourrait bien n’avoir été, en définitive, que l’excellente mère nourricière des Jumeaux. » (p.19)
    « Sur le Capitole, devant le temple « majeur » de la Ville, celui de Jupiter Très Bon et Très Grand. » (p.20)
    « Les Romains savaient que leur ville n’était pas seulement un ensemble de maisons et de temples, mais un espace de sol consacré (ce qu’expriment dans des cas divers les mots de pomerium et de templum), un endroit doté de privilèges religieux, où la puissance divine était particulièrement présente et sensible. » (p.21)
    « A chaque moment critique de son histoire, Rome s’interrogera avec angoisse, croyant sentir peser sur elle une malédiction. Pas plus qu’à sa naissance elle n’était en paix avec les hommes, elle ne l’était avec les dieux. Cette anxiété religieuse pèsera sur son destin. » (p.21)
    « Romulus, après avoir fondé la Ville, assuré la pérennité de sa population, organisé dans ses grandes lignes le fonctionnement de la cité en créant des sénateurs -les patres, chefs de famille- et une assemblée du peuple, puis mené à bien quelques guerres mineures, disparut un jour d’orage, devant tout le peuple réuni au Champ de Mars et la voix populaire proclama qu’il était devenu dieu. On lui rendit un culte sous le nom de Quirinus, vieille divinité qui passait pour sabine et qui avait un sanctuaire sur la colline du Quirinal. » (p.24)
    « La vallée du Forum, asséchée de très bonne heure, formait le centre de la vie sociale et de la vie religieuse. C’est là -et non sur le Palatin- que l’on trouve les plus anciens sanctuaires et les plus essentiels, notamment celui de Vesta, foyer commun auprès duquel étaient conservés les Pénates du peuple romain, mystérieux fétiches liés au salut de la Ville. A quelque distance de ce sanctuaire, un autre, appelé la Regia (c’est-à-dire le Palais du Roi), donne asile à Mars et à la déesse Ops, qui est l’Abondance personnifiée. On y conserve d’autres fétiches, des boucliers sacrés, dont l’un passe pour être tombé du ciel, et qui étaient eux aussi garants du salut commun. C’est entre ces deux lieux de culte que passait la Voie Sacrée, chemin des processions solennelles qui menaient périodiquement le Roi, accompagné de son peuple, jusqu’au rocher du Capitole où régnait Jupiter. » (p.26)
    « Aux réformes de Numa, la tradition attribue la fondation du temple de Janus, édifice mystérieux situé sur la limite nord du Forum et consacré à une divinité à double visage, sur la nature de laquelle les théologiens de Rome se sont longuement interrogés. Ce qui est assuré, c’est que Janus n’est pas un dieu de la tradition latine. En outre, Numa s’attacha à diviser les fonctions sacerdotales entre plusieurs collèges, au lieu de les laisser comme auparavant attachées à la seule personne royale. C’est à lui que l’on attribuait la fondation des flamines, desservant l’un le culte de Jupiter, l’autre celui de Mars. Ce faisant, il reprenait sans doute une tradition indo-européenne, ainsi qu’en témoigne le nom même de ces prêtres, que l’étymologie rapproche de celui des brahmanes. Mais à côté des flamines, Numa créa ou organisa le collège des Saliens, dont les danses guerrières en l’honneur de Mars sont un très vieux rite italique, attesté en diverses villes et dont les accessoires, notamment les anciles, boucliers à double échancrure, témoignent d’une lointaine influence égéenne et proviennent de la Grèce à l’âge dit géométrique. […] Numa eut soin de désigner un chef chargé de veiller à l’exact accomplissement des rites et d’empêcher, à l’avenir, l’intrusion abusive de nouveautés étrangères. Ce chef fut le Grand Pontife : le nom de pontife (pontifex) demeure pour nous mystérieux. » (pp.27-28)

    « C’est sous le règne de Numa que les Romains acquirent leur solide réputation de piété et qu’ils élevèrent un autel à la Bonne Foi (Fides), fondement de la vie sociale et aussi des relations internationales, dans la mesure où la Fides implique la substitution aux rapports de forces, de rapports fondés sur la confiance mutuelle. » (p.29)

    « [Servius Tullius] répartit les citoyens en cinq classes « censitaires », la première groupant les citoyens les plus riches, la dernière les plus pauvres. […]
    La division en centuries fut adoptée en outre lors des opérations de vote, et cela eut pour résultat pratique de donner dans la cité la prééminence à l’aristocratie de la fortune. Lors des votes, en effet, chaque centuries ne comptait que pour une voix, si bien que, dans les centuries groupant le plus grand nombre de citoyens (celles des classes les plus pauvres), la voix de chaque individu pesait moins que dans les autres. De plus et surtout, les opérations commençaient par les centuries de la première classe et cessaient lorsque avait été obtenue la majorité. Si bien que les centuries des dernières classes ne votaient jamais.
    Ce système censitaire persista jusqu’à la fin de la République et survécut même sous l’Empire. Les comices centuriates, c’est-à-dire le peuple convoqué dans ses cadres militaires, continuaient d’élire, encore sous la République, les magistrats supérieurs et de voter certaines lois importantes. » (pp.30-31)
    « Avant Servius existait un autre système qui datait du règne même de Remolus : le peuple entier y était divisé en trois tribus, portant les noms archaïques de Ramnes (ou Ramnenses), de Tities et de Luceres. […] L’origine du système était inconnue aux Romains eux-mêmes. Chaque tribu formait dix curies et l’ensemble des trente curies constituait l’assemblée du peuple. Les attributions de ces comices curiates étaient sans doute, à l’origine, fort étendues, mais après la réorganisation servienne, elles allèrent se restreignait. Comme leur rôle essentiel avait été primitivement d’investir le roi désigné à leur suffrage par l’auctoritas du Sénat et de lui conférer l’imperium, c’est toujours à eux qu’il appartint, encore sous la République, de conférer ce même imperium aux magistrats élus par les comices centuriates. On les consultait aussi pour des actions juridiques touchant à la religion, comme les adoptions. L’organisation curiate de la cité reposait en effet sur des liens religieux, la participation à un culte commun de la curie, dont le prêtre portait le nom de curion, de telle sorte qu’il existait entre les membres d’une même curie comme une fraternité sacrée.
    Un troisième système de classification des citoyens se superposa aux deux précédents lorsque, avec les progrès de la plèbe, celle-ci obtint la reconnaissance officielle de ses assemblées organiques, qui devinrent alors les comices tributes. Ces comices eurent pour cadres les tribus -non les trois tribus de Romulus, mais quatre tribus de caractère topographique instituées par Servius Tullius. Ces quatre tribus correspondaient seulement à quatre régions (nous dirions des « arrondissements ») entre lesquelles ce roi avait divisé la Ville. Plus tard, le nombre des tribus se trouva augmenté lorsqu’on créa, à côté des tribus urbaines, des tribus rustiques groupant les citoyens résidant sur leurs domaines, en dehors de Rome. » (pp.31-32)
    « Le conservatisme foncier de la pensée politique romaine n’empêchait nullement les réformes. » (p.32)
    « C’est à [Servius Tullius] que l’on attribue la création du census, opération qui consistait, tous les cinq ans, à dresser la liste des citoyens pour assigner à chacun sa juste place dans la cité, d’après son âge et sa fortune, et aussi d’après sa valeur morale. Ce « cens », qui sera plus tard effectué par des magistrats spéciaux, les censeurs, s’accompagnait naturellement de certains rites religieux dont l’essentiel consistait en une purification de tout le peuple : les citoyens, rassemblés au Champ de Mars, se formaient par centurie, à leur rang de soldats ; le célébrant, qu’il fût roi, ou plus tard censeur, faisait cheminer autour de la foule trois animaux : une truie, une brebis et un taureau, puis il sacrifiait aux dieux les trois victimes. Avec cette cérémonie commençait le lustre, ou période de cinq ans au cours de laquelle le classement établi demeurerait valable. » (p.33)
    « Rome ne fut libérée d’un joug étranger (étranger du moins aux yeux des Latins et des Sabins de la Ville) qu’avec la révolution qui mit fin au régime des rois et institua la République. » (p.37)
    « Jupiter (dont le nom indo-européen n’est que la synthèse du terme désignant le Jour et d’une épithète rituelle pater [père] appliquée dans les invocations aux grandes divinités) était déjà adoré par les Latins, et sans doute aussi par les Sabins. Dans le Latium, il possédait un sanctuaire « fédéral » au sommet du mont Albin (l’actuel Monte Cavo qui domine le lac de Nemi et celui d’Albe), où toutes les villes latines lui rendaient un culte commun. Mais Jupiter appartenait aussi, sous le nom de Tinia, au panthéon étrusque et le groupement des divinités par triades est également un trait de la religion étrusque […] Nous saisissons, avec la fondation du temple capitolin, un épisode de la lente synthèse qui donna naissance à la religion romaine de l’âge classique. » (pp.37-38)
    « En cette fin du Vie siècle avant notre ère, l’Etat romain est déjà constitué : matériellement, sa puissance a grandi ; elle domine tout le Latium. Albe, détruite depuis plus d’un siècle, a été rasée et ses habitants transportés à Rome ; les autres cités ont dû former, sous l’hégémonie romaine, une confédération latine. » (p.39)
    « Au cours des dernières années du VIe siècle avant Jésus-Christ, Rome, rapporte la tradition, se libéra du joug de Tarquin le Superbe et abolit la royauté. » (p.40)
    « Rome perdit à cette époque une partie de son rayonnement et peut-être de sa puissance. La ligue latine, dominée, semble-t-il, jusque-là par une Rome forte et étrusquisée, reprit son indépendance. Certaines citées étrusques paraissent d’autre part avoir été tentées, sinon de restaurer les Tarquins à Rome, du moins de se substituer à eux en profitant de la complicité du clan étrusque qui y était demeuré. Mais les Romains firent face au péril extérieur, liquidèrent à l’intérieur les factions dangereuses, surent maintenir de bons rapports avec plusieurs villes étrusques, telle Caeré, et briser la coalition des Latins à la bataille du lac Régille, sur le territoire de Tusculum, en 499. Pourtant, malgré les avantages remportés, Rome fait figure de ville assiégée ; la paix n’est jamais que précaire, des coalitions menaçantes renaissent sans arrêt. » (p.41)
    « Rome […] passant à son tour à l’offensive, voulut se protéger vers le nord en s’emparant de la ville étrusque de Véies, sur les bords de la Crémère. Il est possible d’ailleurs que cette tentative contre Véies ait eu moins pour but d’enrayer d’éventuelles attaques des Étrusques que de barrer aux Sabins, en établissant une base solide sur la rive droite du Tibre, toute possibilité d’envahir le Latium en empruntant la vallée du fleuve. La guerre contre Véies fut de longue durée […] elle ne fut prise que dans les premières années du IVème siècle. » (p.42)
    « Les chefs de ces familles siégeaient au Sénat, ce conseil des Anciens institué par les rois et qui survécut à la chute de la royauté. Ces patres avaient autour d’eux, pour accroître leur influence, non seulement leurs proches et leurs alliés, mais des « clients », c’est-à-dire des hommes ne possédant par eux-mêmes aucune fortune et qui s’attachaient à un riche et noble « patron » dont ils recevaient aide et protection en échange de certaines obligations définies. » (p.43)
    « Au point de vue religieux, les patriciens possèdent un privilège qui se révélera bientôt précieux : celui de prendre les « auspices », c’est-à-dire d’interpréter directement, sans le secours d’un prêtre, la volonté divine. On mesure l’importance d’un tel pouvoir si l’on songe que tout acte public doit être précédé d’une entente avec les dieux. Aussi les patriciens ne tardèrent-ils à revendiquer le monopole des magistratures qui comportaient la prise des auspices, c’est-à-dire, en pratique, le consulat et les autres magistratures majeures qui, peu à peu, en émanèrent. Cet aspect religieux de l’opposition contribua beaucoup à la durcir et à créer entre les deux moitiés de la société romaine une différence qui parut bientôt irréductible. » (p.44)
    « La plèbe, exclue du pouvoir, puisqu’elle ne pouvait avoir accès au consulat qui avait remplacé la fonction royale, menaça de faire sécession. Elle se retira en dehors du pomerium, sur sa colline, l’Aventin, au pied duquel se dressait le temple de Cérès, qui était par excellence la déesse des plébéiens, et déclara vouloir fonder une ville séparée de Rome. Les patriciens acceptèrent alors que fussent créés des magistrats plébéiens, chargés de protéger la plèbe contre tout abus de pouvoir des autres magistrats. Ainsi fut constitué le collège des tribuns de la plèbe, d’abord au nombre de deux, puis de cinq membres. Ces hommes jouissaient de pouvoirs extraordinairement étendus, puisqu’ils avaient le droit d’entraver l’action de n’importe quel magistrat par leur seul veto et étaient eux-mêmes inviolables dans leur personne et dans leurs biens, et c’est là une des institutions les plus curieuses de la République. Considérés comme sacrés, c’est-à-dire littéralement intouchables, ils mèneront jusqu’à l’Empire une existence à part dans la hiérarchie des magistratures, et même une fois effacées toutes les différences politiques entre patriciens et plébéiens, ils demeureront sacro-saints.
    La création des tribuns entraîna plusieurs conséquences ; pour élire ces magistrats particuliers à la plèbe et leurs assistants, les édiles plébéiens, il fallut légaliser une assemblée nouvelle, le conseil de la plèbe (concilium plebis), qui se réunit dans le cadre des tribus. Depuis le temps de Servius, de nouvelles tribus avaient été ajoutées aux quatre anciennes. Il y en avait maintenant dix-sept, que l’on appelait rustiques parce que leur territoire s’étendait hors de Rome, dans la campagne latine. Très vite, le concilium plebis, non content d’élire les magistrats plébéiens, vota des motions de portée générale qui, naturellement, n’avaient pas force de loi mais tendaient à concurrencer les décisions des comices centuriates où les patriciens, par leur fortune et le jeu de la hiérarchie censitaire, exerçaient la prépondérance.
    En face d’une plèbe ainsi organisée, les privilèges légaux des patriciens ne pouvaient se maintenir longtemps. En fait, les plébéiens réclamèrent très vite le droit de devenir consuls. Les patriciens leur objectèrent que cela était impossible, puisqu’un consul devait prendre lui-même les auspices, et que cette fonction ne pouvait être assumée que par un patricien. Enfin, après bien des difficultés, on adopta un compromis : le consulat serait remplacé par un tribunat militaire à pouvoirs consulaires, auquel seraient éligibles les plébéiens. Encore cette solution ne fut-elle pas définitive ; certaines années, il y avait des consuls patriciens ; on ne recourait à l’expédient des tribuns militaires que les années où la plèbe, particulièrement remuante, imposait des concessions aux patriciens.
    C’est au milieu du Ve siècle que la tradition place la rédaction d’un code des lois qui, jusque-là, étaient restées secrètes, connues seulement des pontifes et des magistrats patriciens. Une commission de dix juristes, naturellement patriciens, les decemviri, qui pendant deux ans exerça le pouvoir de fait dans la Ville, fut chargée de ce travail. Le résultat fut la publication de douze tables de lois, qui demeurèrent à la base de toutes les lois futures. » (pp.44-46)
    « Rome évoluait donc lentement vers un régime plus largement démocratique, en dépit des égoïsmes de classe et aussi des entraves apportées par la religion, prudemment traditionaliste, lorsque survint une catastrophe qui, un moment, parut devoir mettre fin à son existence même. Depuis les dernières années du Ve siècle, des bandes celtiques avaient pénétré en Italie du Nord, d’où elles avaient entrepris de déloger les Étrusques. L’une de ces bandes, formée de Sénons, se lança hardiment vers le sud et parvint jusqu’à Rome […] La rencontre eut lieu à quelque distance de Rome, sur les bords de l’Allia. Saisis de panique, les Romains s’enfuirent. La route de Rome était libre. Les Gaulois, méfiants, avancèrent avec prudence. Ils s’attendaient à une forte résistance, mais bientôt ils durent se rendre à l’évidence : portes ouvertes, murailles dégarnies, Rome ne se défendait pas. Alors l’ennemi se répandit dans toute la ville, pilla, incendia les maisons et les temples. Les quelques défenseurs, avec les femmes et les vieillards, s’étaient retranchés sur le Capitole, dans la citadelle. Mais assiégés, pressés par la famine, ils durent acheter le retrait des Gaulois moyennant une lourde rançon. » (p.46)
    « Les lois liciniennes, votées en 366 […] marquèrent un nouveau progrès de la plèbe. Désormais, l’un des deux consuls pourrait être plébéien ; bientôt même, cette possibilité devint une obligation et les deux moitiés de la cité furent régulièrement représentées à la magistrature suprême.
    L’établissement des cadres de la vieille cité eut un résultat immédiat : puisque les patriciens n’avaient plus le monopole du consulat, celui-ci devenait accessible aux nouveaux venus dans la cité romaine, et les villes qui accepteraient de lier leur sort à celui de Rome pouvaient se voir traiter en égales. » (p.47)
    « Les cités latines fédérées finirent par être purement et simplement annexées. Au même moment, Rome, de plus en plus inquiète de la menace que continuent à faire peser sur les plaines les peuples sabelliques, est amenée à intervenir en Campanie où l’appelle d’ailleurs l’aristocratie locale. C’était pour elle une occasion inespérée de consolider sa conquête de la côte latine et de couvrir ses colonies. Ainsi se trouva créé, vers 340, un Etat romano-campanien, dans lequel les chevaliers de Capoue -c’est-à-dire la noblesse- obtenaient le droit de cité romaine. Cette nouvelle situation n’avait pas que des avantages pour Rome ; elle lui créait l’obligation impérieuse de mener dorénavant la lutte contre les Samnites, ce qui l’engagea dans une guerre qui dura près de soixante-dix ans et qui fut marquée par de terribles revers, comme la capture d’une armée romaine dans la passe de Caudium (les Fourches caudines).
    Les guerres samnites furent une rude école pour l’armée romaine, qui en sortit beaucoup plus solide, plus maniable, entraînée à supporter des opérations de longue durée bien différentes des expéditions organisées contre des villes voisines de Rome. » (p.48)
    « La guerre contre Pyrrhus préfigure à bien des égards la longue série de luttes qui occupent la seconde moitié du IIIe siècle et ne trouveront leur conclusion définitive qu’en 146 avec la destruction de Carthage. » (p.52)
    « Rome, lassée, construisit une flotte nouvelle avec laquelle le consul C. Lutatius Catulus remporta sur les Carthaginois la victoire décisive des îles Aegates, au printemps de 241. Carthage, épuisé par une lutte qui durait depuis vingt-trois ans, n’insista pas et fit la paix. Les Carthaginois évacuaient la Sicile et s’engageaient à payer une lourde indemnité de guerre. Bientôt, les Romains ajoutèrent d’autres exigences : les Carthaginois devaient leur abandonner la Sardaigne et la Corse -ce qu’ils firent. » (p.53)
    « Les Illyiens, effrayés, reconnurent le protectorat de Rome : celle-ci devenait une puissance prépondérante en Adriatique et acquérait une tête de pont dans la péninsule Balkanique. Des ambassadeurs romains purent annoncer officiellement, à Corinthe, la fin du cauchemar illyrien, et les Corinthiens, en remerciement, accordèrent à Rome le droit de participer aux jeux Isthmiques, qui se déroulaient sur leur territoire. Rome se trouvait intégrée, symboliquement, à la communauté religieuse des cités helléniques.
    Vers le même temps les armées romaines pénétraient plus avant en Italie du Nord, où étaient installés les envahisseurs gaulois. Elles brisèrent une offensive gauloise et occupèrent Mediolanum (Milan) en 222. Peu de temps après étaient fondées les deux colonies de Crémone et de Plaisance, postes avancés de l’occupation romaine en Gaule cisalpine.
    Rome semblait en bonne voie d’achever la conquête de l’Italie lorsque la volonté d’Hannibal, le fils d’Hamilcar, vint tout remettre en question. » (p.54)
    « Les opérations militaires commencèrent à la suite d’une provocation consciente d’Hannibal qui, en 219, franchit le Jucar et attaqua Sagonte. Le Sénat demanda réparation à Carthage de cette violation du traité. Les Carthaginois ne voulurent pas désavouer le Barcide et celui-ci se mit en marche, à la tête d’une formidable armée, le long des côtes espagnols. Quelques engagements, mais surtout la terreur qu’il inspirait, lui ouvrirent le passage. […]
    Au printemps de 217, Hannibal, dévalant l’Apennin, surgit dans l’Italie centrale. L’un des consuls, C. Flaminius, l’attendait dans la région d’Arretium (Arezzo), mais il laisse surprendre sur les bords du lac Trasimène, et son armée fut anéantie. La route de Rome était libre. Pourtant Hannibal se garda -comme autrefois Pyrrhus- d’attaquer de front le Latium. Il gagne la côte de l’Adriatique, et de là essaya, par la persuasion ou la force, de rallier à sa cause les populations récemment soumises par Rome et tout particulièrement les Campaniens. Cette politique donna quelque répit aux Romains qui eurent le temps de confier une armée à Q. Fabius, l’un des plus traditionalistes parmi les aristocrates. Fabius, par sa tactique prudente de temporisateur, aurait peut-être redressé la situation si l’un des consuls de 216, C. Terentius Varro, n’avait cédé à la tentation de livrer une bataille sur les bords de l’Aufide. De nouveau, Hannibal fut vainqueur, cette fois sur le champ de bataille de Cannes. Cette défaite, un désastre sans précédent pour Rome, acheva de lever les hésitations des Campaniens ; toute l’Italie du Sud se déclara pour Carthage. Capoue abandonna son alliée.
    Les Romains, cependant, ne se laissèrent pas décourager. Ils opposèrent à Hannibal une stratégie de la terre brûlée. Le Punique, éloigné de ses bases, avait grand-peine à se ravitailler. Cependant les armées romaines avaient choisi Capoue comme objectif, et, lentement, refermaient le cercle autour d’elle. La ville fut prise en 211 ; l’aristocratie fut massacrée, la plèbe vendue en esclavage, les maisons elles-mêmes abandonnées sans qu’Hannibal ait rien pu tenter pour sauver son alliée.
    Après la prise de Capoue, Hannibal songea à élargir le conflit ; se tournant vers le monde grec, il négocia une alliance avec le roi de Macédoine, Philippe V. […]
    Le sort de la guerre se joua ailleurs qu’en Italie. C’est en Espagne, où les Barcides continuaient de rassembler des renforts, que le premier coup leur fut porté. Un tout jeune homme, P. Cornelius Scipion, obtint du peuple d’être chargé des opérations en Espagne, où son père et son oncle venaient d’être tués. En quelques mois, il renversa l’équilibre des forces, s’empara de Carthagène, mais ne put empêcher Hasdrubal, le frère cadet d’Hannibal, de franchir les Pyrénées avec une armée. Hannibal se préparait à marcher vers le nord, du Bruttium où les légions romaines le tenaient en respect. Rome semblait sur le point de succomber à ce double assaut, mené simultanément par les deux frères. Mais il se produisit un véritable miracle, qui sauva Rome. Les messagers d’Hasdrubal furent capturés par des soldats romains. Le consul Claudius Néron, qui avait pour mission de surveiller Hannibal en Apulie, apprit l’arrivée des renforts venant d’Espagne. Hardiment, il se porta au-devant d’eux et, ne laissant qu’un rideau de troupes face à Hannibal, opéra sa jonction avec son collègue, Livius Salinator, sur les rives du Métaure. Les deux armées romaines écrasèrent Hasdrubal qui, de désespoir, se fit tuer dans la mêlée (207). Quelques jours plus tard, sa tête, message funèbre, lancée par les Romains, roulait aux pieds d’Hannibal, dans son camp.
    Désormais, l’initiative appartenait à Rome. Scipion obtint du Sénat l’autorisation de passer en Afrique et, en 204, il débarquait en vue d’Utique. Hannibal dut quitter l’Italie pour secourir sa patrie, mais tout son génie ne put éviter la défaite de Zama qui, en 202, mit fin à la guerre.
    Rome sortait de la seconde guerre punique meurtrie, mais durcie et parée d’un prestige extraordinaire dans tout le monde méditerranéen. […] Une victoire décisive obtenue en 197 à Cynoscéphales permit à Rome de libérer les cités grecques du joug macédonien : aux jeux Isthmiques de 196, les villes grecques furent déclarées indépendantes et libres de s’administrer elles-mêmes. […]
    A l’intérieur, le Sénat, qui avait été l’âme de la lutte, jouissait d’un prestige renouvelé. » (pp.55-58)
    « Vers le milieu du [deuxième] siècle, la puissance romaine était installée sur tout le pourtour de la Méditerranée. Carthage, ruinée par les exigences romaines, fut assiégée et prise par Scipion Émilien, le second Africain, vers le temps où Corinthe, capitale de la Confédération achéenne révoltée, était elle prise et saccagée. En Espagne, où la résistance des populations indigènes se poursuivit longtemps, la pacification fut menée sans relâche. Elle se termine, en 133, par le terrible siège de Numance, dernier bastion des Celtibères. En Asie, le dernier roi de Pergame, Attale III, légua son royaume aux Romains, qui acceptèrent l’héritage et constituèrent ainsi le premier noyau de la province d’Asie. » (p.59)
    « Les principaux bénéficiaires des conquêtes avaient été les aristocrates, qui avaient acquis des domaines immenses où leurs esclaves, en bandes innombrables, se livraient à la culture et surtout à l’élevage. Le commerce avait enrichi, de leur côté, les chevaliers qui formaient une bourgeoisie puissante et active. En face de ces classes privilégiées, la plèbe de Rome et des campagnes demeurait dans une situation économique précaire. Le développement de l’économie capitaliste, la rapacité des affairistes et des publicains, souvent associée au conservatisme sénatorial, engendrait la misère des petits propriétaires. Dans la Ville même, l’accroissement de l’Empire avait attiré quantité d’émigrants sans ressources, Italiens déracinés, Grecs en quête de protecteurs et surtout affranchis de toutes races qui formaient une masse misérable et oisive. Cette plèbe besogneuse trouva des défenseurs au sein même de l’aristocratie, chez des hommes qu’avaient touchés des idées formulées par les philosophes grecs au nom de la justice et de l’humanité, et qui, surtout, se souvenaient que la force de Rome avait, en tout temps, résidé dans la solidité d’une classe de paysans, bien décidés à défendre leur terre, et à s’y maintenir.
    En 133, Tibérius Gracchus, petit-fils par sa mère de Scipion le premier Africain, fut élu tribun de la plèbe, et aussitôt il prit en main la cause des pauvres. Il déposa une loi agraire, demandant qu’on limitât le droit d’occupation de l’ager publicus par les grands propriétaires et que l’on attribuât aux citoyens démunis des lots de terre inaliénables. Les oligarques irréductibles soulevèrent contre lui une émeute où il périt. Son programme fut alors repris par son frère, Caius Gracchus, avec une ampleur nouvelle. Comprenant que l’on ne pouvait obtenir de résultat sérieux qu’au prix d’une réforme profonde de l’Etat, il essaya de limiter par diverses mesures les pouvoirs du Sénat et d’appeler au droit de cité les masses italiennes. […] Mais lui aussi, comme son frère, tomba victime de la violence. Pourtant, l’œuvre des Gracques, assez mince si l’on considère les seuls résultats pratiques, se révéla fort importante en provoquant la formation d’un parti populaire dont les chefs harcèleront, jusqu’à la fin de la République, le parti sénatorial. Et, le malaise grandissant, bientôt éclata une crise qui ébranla les fondements mêmes de la puissance romaine.
    Les Italiens, en effet, mécontents d’être exclus de la cité romaine, menacés de voir leurs territoires occupés par des colons à la suite des lois agraires, se soulevèrent en 91. Les vieilles haines flambèrent de nouveau. Les plus acharnés parmi les insurgés furent les peuples samnites, qui fondèrent une capitale au nom symbolique, Italica, et tentèrent d’entraîner avec eux Campaniens et Étrusques. La peur arracha à la noblesse romaine les concessions refusées jusqu’alors. La guerre sociale se termina à l’avantage de Rome, et l’Italie en sortit transformée : le vieil Etat-cité est en train de devenir une nation, la nation italienne. Dans l’ensemble des municipes, désormais organisés sur le modèle de la métropole, tous les habitants jouissent intégralement des droits reconnus aux citoyens de Rome même : si, éloignés de la capitale, ils ne les exercent pas, en temps ordinaire, ne participent pas, en fait, aux élections et au vote des lois, ils ont toujours la possibilité de faire le voyage, si quelque circonstance grave se présente, et leur présence est de nature à changer les majorités. C’est ce qui se produira plusieurs fois au temps de Cicéron.
    Mais de nouveaux troubles bouleversent Rome. La guerre sociale à peine achevée, voici que s’ouvre l’ère des guerres civiles. » (p.60)
    « Le premier épisode des guerres civiles fut la lutte entre Marius, champion du parti populaire, et Sulla, vainqueur en Orient du roi du Pont, Mithridate (121-64). Marius, dont Salluste a retracé les brillants débuts pendant la campagne contre Jugurtha, avait ensuite sauvé Rome d’une double invasion barbare, en triomphant des Teutons et des Cimbres à Aix-en-Provence et à Verceil (100-101). Sulla était porté par la faveur des aristocrates. C’est lui qui remporta finalement l’avantage, mais sa victoire coûta beaucoup de sang. Plus grave encore, il fallut, pour ramener la paix, suspendre le jeu normal des institutions républicaines et attribuer à Sulla des pouvoirs extraordinaires qui firent de lui un roi sans le titre et lui permirent de procéder impunément à des proscriptions, c’est-à-dire de faire assassiner ses ennemis politiques, qui étaient ceux de l’oligarchie sénatoriale. C’est à restaurer la puissance du Sénat que Sulla s’employa, abattant les obstacles qui s’étaient opposés jusque-là, depuis une quarantaine d’années, au gouvernement des aristocrates. Il décida, par exemple, que les tribunaux seraient uniquement composés de sénateurs, à l’exclusion des chevaliers -ce qui assurait automatiquement l’impunité aux gouverneurs de provinces prévaricateurs, certains de connaître, s’ils étaient accusés, devant leurs pairs dont l’indulgence leur était acquise, à charge de revanche. Les pouvoirs des tribuns furent restreints, et la plèbe eut l’impression que des siècles de lutte se trouvaient abolis et que l’on revenait aux temps les plus sombres de l’oppression du peuple par les nobles.
    Ses réformes accomplies, Sulla abdiqua la dictature (79). » (p.63)
    « Plusieurs des problèmes que Sulla s’imaginait avoir résolus se posent de nouveau, après lui, avec acuité. Le dictateur avait cru unifier l’Italie en imposant partout le même type de constitution municipale. Or, en Espagne, un Italien, Sertorius, se proclamait le défenseur de ses compatriotes contre la tyrannie romaine. Dans le sud de l’Italie, les esclaves révoltés se groupaient autour du Thrace Spartacus, et dix légions furent nécessaires pour les réduire. La plèbe continuait cependant son agitation et réclamait des terres et des distributions de blé. Le ravitaillement de la Ville n’était en effet pas assuré avec une suffisante régularité : Rome, tributaire pour sa consommation de blé des provinces lointaines, ne pouvait subsister que si les communications maritimes étaient assurées. Or, toute la Méditerranée était parcourue par des pirates qui interceptaient les convois.
    Toutes ces difficultés, dont aucune prise à part ne semblait dépasser les forces de Rome, finirent en se conjuguant par créer une menace mortelle, surtout lorsque le roi Mithridate, reprenant la lutte après deux guerres malheureuses, essaya de coordonner les efforts des ennemis de Rome. […] Sous la pression non seulement de la plèbe mais des chevaliers, et, plus généralement, de toute la bourgeoisie possédante, le Sénat dut accepter des concessions de plus en plus graves. On rendit aux tribuns leurs attributions anciennes, on ouvrit à nouveau les tribunaux aux chevaliers (le scandale de Verrès ne fut pas étranger à cette mesure), et surtout on dut confier à un seul homme un vaste commandement, dépassant les attributions d’un magistrat. Cet homme, Pompée, qui jouissait de la confiance des chevaliers et plus particulièrement des publicains (lesquels avaient la charge et le précieux privilège d’affermer la perception des impôts dans les provinces), était un ancien lieutenant de Sulla et l’un des vainqueurs de Sertorius. En quelques mois il vient à bout des pirates ; puis, très rapidement, il pacifie l’Orient, et met fin à la guerre contre Mithridate. Achevant l’œuvre commencée un siècle plus tôt, il chasse de Syrie les derniers Séleucides et transforme le pays en province. Désormais, sur les côtes de la Méditerranée, il n’y a plus qu’un royaume libre : l’Égypte.
    Pourtant, ces victoires extérieures ne résolvaient pas tous les problèmes de l’Etat, et en particulier la grave crise économique qui, par suite du développement du commerce avec l’Orient, drainait la plus grande partie du numéraire dans les entreprises d’importation et rendait le crédit plus cher pour les petits et moyens propriétaires fonciers. Les mécontents de toute sorte se groupèrent autour de Catilina, un aventurier non dénué de prestige, et, en cette année 63, sans la vigilance du consul Cicéron, le régime eût succombé dans l’incendie et les massacres. De simples mesures de police prise à temps déjouèrent la conjuration, mais il fallut une bataille rangée pour venir à bout du soulèvement qu’elle entraîna, en Étrurie, parmi les anciens vétérans de Sulla. » (pp.64-65)

    -Pierre Grimal, La civilisation romaine, Flammarion, 1981 (1960 pour la première édition), 478 pages.




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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 19 Juil - 13:30

    "« Dès 60, trois hommes : Pompée, César et Crassus (le plus riche personnage de son temps), s’unirent secrètement pour dominer la vie politique et conduire l’Etat à leur guise. Ils conclurent cette alliance, que l’on appelle le Premier Triumvirat, en dehors de toute légalité, et au seul profit de leurs intérêts particuliers. Fort de l’appui de ses deux complices, César obtint le consulat pour l’année 59, et aussitôt, reprit la vieille politique des « populaires ». Il fit voter deux lois agraires, limita les privilèges des gouverneurs de provinces, puis, afin de reconstituer sa fortune tarie par ses prodigalités, se fit attribuer pour l’année suivante le gouvernement des deux Gaules : la Gaule cisalpine et la Gaule transalpine. Mais avant son départ, il avait laissé à l’un de ses partisans, le démagogue Clodius, toute liberté d’action. Clodius s’en prit d’abord à Cicéron, qu’il fit exiler, et obtint ensuite le vote de lois qui accordaient, en fait, la prédominance aux assemblées populaires.
    Mais, tandis que César, entraîné dans une aventure dont il n’avait peut-être pas dès l’abord mesuré toute l’ampleur, réduisait une à une les cités gauloises […] et enfin Alésia où capitulera Vercingétorix à l’automne 52 […] Crassus, le troisième triumvir, engagé dans une expédition contre les Parthes, se faisait tuer sur le champ de batailles de Carrhes, en 53. Entre les deux survivants, la rivalité grandit alors chaque jour. Et il finit par apparaître aux aristocrates -ce qui était sans doute, au fond, une illusion- que Pompée représentait encore le meilleur garant de la légalité républicaine en face de César, conquérant heureux, mais fort de la seule puissance de ses armes.
    Le conflit devint aigu au début de l’année 49, lorsque le Sénat décida d’ôter à César son commandement en Gaule. César, refusant d’obéir, franchit le Rubicon (la petite rivière qui marquait la limite de sa province, entre Ravenne et Rimini) et marcha vers le Sud. Poursuivant Pompée, qui se dérobe et finit par passer en Grèce accompagné de la plupart des sénateurs, il occupe Rome, se fait décerner la dictature par le peuple, puis le consulat (dans les formes légales) et commence la « conquête » de l’Empire. En quelques campagnes foudroyantes, il réduit l’Espagne, écrase Pompée et l’armée sénatoriale à Pharsale. Pompée, vaincu, s’enfuit en Égypte où un eunuque du Roi le fait assassiner. Après avoir pacifié l’Orient, voici de nouveau César à Rome, puis en Afrique, et de nouveau en Espagne où il anéantit les dernières armées républicaines qui s’étaient reformées. […] Bousculant les traditions, on le voit, par exemple, appeler au Sénat des hommes nouveaux, originaires des provinces, accorder largement le droit de cité romaine à des peuples entiers, comme les Gaulois cisalpins, fonder des colonies hors d’Italie pour accueillir une partie de la plèbe, et, en même temps, former des noyaux de romanisation, restaurer ailleurs l’autonomie municipale dans les villes provinciales, règlementer les associations privées (les collèges) qui, à Rome, avaient de tout temps provoqué des désordres, protéger les provinciaux contre les excès des gouverneurs et, surtout, des publicains. Bref, il tente de mettre partout l’ordre et la justice. Mais la réalisation de ces vastes desseins reposait sur sa seule autorité. […] Mais les nobles romains avaient trop la haine des rois, et le 15 mars 44, César fut tué par une poignée de conjurés.
    Le meurtre de César fut le geste d’une minorité d’aristocrates, persuadés que la personne du « tyran » était le seul obstacle qui empêchât le retour à l’état politique antérieur. Inconscients de la profondeur de la crise, ils attribuaient à l’ambition perverse de César ce qui était en réalité un ajustement politique indispensable, imposé par des facteurs que personne ne pouvait contrôler. Aussi les ides de mars ne changèrent-elles pas grand-chose au cours de l’histoire ; tout au plus prolongèrent-elles l’anarchie et les guerres civiles de quelques quinze années. » (pp.66-68)
    « Un lieutenant de César, Antoine, qui était alors consul, s’efforça de sauver ce qui pouvait l’être de l’œuvre entreprise ; il obtint sans grand mal la validation des actes de César, c’est-à-dire leur ratification par le Sénat. Ainsi le césarisme survivait aux ides de mars. Peut-être serait-on parvenu à un compromis entre les aristocrates et les césariens, qui avaient l’appui total du peuple, de l’armée et des anciens soldats démobilisés de César, si une ambition nouvelle n’était pas venue se faire jour et ajouter à la confusion. L’année précédente, César avait adopté son neveu, C. Octavius, qui après son adoption avait pris le nom de C. Julius Caesar Octavianus : héritier légal du dictateur assassiné, Octave […] revient d’Apollonie, où il présidait aux préparatifs de l’expédition en Orient méditée par son oncle. Il n’avait encore que sa dix-neuvième année, mais n’écoutant que son ambition, il n’hésita pas à se poser en rival d’Antoine. Très habilement, se présentant comme un allié des sénateurs -et notamment de Cicéron, qu’il joua sans scrupules-, il finit par s’imposer à Antoine. Tous deux, avec l’aide de Lépide, l’ancien de cavalerie de César, contraignirent les conjurés de mars à s’exiler en Orient. Et la guerre civile reprit, dans des conditions analogues à celle de 49. De nouveau les Républicains furent vaincus -cette fois à Philippes- au mois d’octobre 42.
    L’histoire semblait se répéter. Octave, Antoine et Lépide avaient, pour lutter contre les Républicains, formé eux aussi un triumvirat, mais cette fois ce n’était plus une association privée comme celle de César, Pompée et Crassus, le titre avait été pris au grand jour ; les triumvirs s’étaient attribuer une mission officielle, doter Rome d’une constitution nouvelle, et, pour ce faire, ils avaient tous les pouvoirs.
    Après la victoire de Philippes, les triumvirs se partagèrent le monde. Antoine obtint l’Orient, où il espérait mener à bien les projets ambitieux de César ; Lépide eut l’Afrique, Octave le reste de l’Occident. Puis tandis que Lépide se laissait oublier, Octave se prépara, en organisant l’Occident, à éliminer Antoine. […] L’épreuve décisive eut lieu à Actium le 2 septembre 31 […] Octave était désormais le seul maître du monde. » (pp.68-70)
    « Il rassembla autour de lui les débris du parti sénatorial, et lorsqu’il fallut bien préciser sa propre position, il n’accepta que le titre d’Augustus, et non celui de roi que des partisans maladroits (ou perfides) lui proposaient ouvertement. L’épithète d’Augustus était un vieux mot du rituel qui exprimait le caractère « heureux » et fécond de la personne même d’Octave. Le mot, apparenté au terme religieux d’Augur, signifiait que le nouveau maître avait le pouvoir divin de commencer toute chose sous d’heureux auspices. Sans rien préjuger de la forme même du régime, il avait le mérite d’isoler dans l’idée de Roi ce que les Romains avaient toujours regretté en elle, et ce que les magistratures républicaines avaient tenté de conserver, le caractère irremplaçable et quasi sacré de la personne royale. La séance du Sénat tenue le 16 janvier 27, au cours de laquelle Octave fut appelé pour la première fois Augustus, prend ainsi comme la valeur d’une seconde Fondation : un nouveau pacte est conclu entre la Cité et ses dieux, pacte incarné dans la personne sacrée du Prince. » (p.71)
    « Les tentatives de Tibère pour restaurer l’autorité du Sénat avaient fait faillite, et l’on découvre dans la succession des règnes, jusqu’à la mort de Néron (68), le dernier des descendants d’Auguste, à quel point cette décadence de l’aristocratie romaine était irrémédiable. […] L’administration des provinces n’en était que mieux assurée, et, si l’on met à part quelques soulèvements dans des régions encore peu romanisées comme la Bretagne, la paix et la prospérité faisaient partout sentir leurs bienfaits. » (p.73)
    « Cette revanche de l’Est est fort sensible en bien des domaines ; les Empereurs eux-mêmes donnent l’exemple. Caligula est dévot des divinités égyptiennes et s’inspire, jusqu’à dans sa vie, des coutumes lagides. Néron subit lui aussi l’attrait de l’Égypte et, de plus, se fait initier par un prince arménien à la religion mazdéenne et prétend s’assimiler au Soleil-Roi. » (p.73)
    « En Gaule, un Batave, Julius Civilis (dont le nom dit que sa famille devait le droit de cité à l’un des premiers empereurs), donna le signal de la révolte, et le mouvement, exploité par les druides, s’amplifia de telle sorte que les insurgés se proclamèrent indépendants et fondèrent un empire des Gaules : tentative curieuse, qui prouve la persistance d’un nationalisme gaulois plus d’un siècle après la conquête. Il n’est d’ailleurs pas improbable que ce nationalisme ait dû à l’unification romaine d’avoir pris de lui-même une conscience aussi claire. » (p.75)
    « Les tentatives de monarchie théocratique, initiées par Caligula et Néron, avaient provisoirement échoué. » (p.76)
    « Les Antonins, qui apparemment firent le bonheur du monde romain, étaient en fait des souverains absolus, aussi enclins que Néron ou Domitien à se faire adorer comme des dieux. » (p.77)
    « [Dès lors, l’Imperator est] une divinité que l’on invoque dans les difficultés de la vie quotidienne, et par laquelle on redoute de jurer. » (p.78)
    « Il est bien significatif que l’empereur Marc Aurèle, dont la famille était d’origine espagnole, ait rédigé en grec son livre de Pensées : un siècle auparavant, Sénèque, lui aussi espagnol, stoïcien et homme d’Etat, fut un grand écrivain de langue latine. Il semble que la pensée vivante, au IIe siècle, ne puisse vraiment s’exprimer que dans la grande langue culturelle de l’Orient. » (p.79)
    « Les Romains, comme il arrive, avaient peu à peu désappris à aimer le métier des armes. La prospérité matérielle du « siècle d’or » est en bonne part responsable de cette désaffection. […] Aussi les armées, formées entièrement d’hommes dont c’était là le métier, en vinrent-elles à constituer une véritable classe sociale : indispensables pour assurer la protection des frontières, elles prétendirent de plus en plus intervenir dans la vie politique. […] Ce qui incitait les Princes à éviter les concentrations militaires, à diluer les effectifs postés le longs des frontières pour éviter les risques de soulèvement militaire. » (p.83)
    « Sous les Sévères (193-238), puis pendant tout le IIIe siècle, désordres et menaces vont s’amplifiant. » (p.84)
    « Le régime tend à devenir une royauté égalitaire tandis que la bourgeoisie s’amenuise. » (p.84)
    « Les Sévères, dont les attaches syriennes expliquent le mysticisme et leur affection particulière pour le dieu Soleil d’Émèse. » (p.85)

    « Les Romains témoignèrent toujours de très hautes exigences morales […]
    Cette vertu romaine est faite de volonté, de sévérité (la gravitas, le sérieux, exempt de toute frivolité), de dévouement à la patrie. » (p.92)
    « Les dieux romains n’ont jamais promulgué de décalogue, ni la société pris ce détour afin d’imposer ses impératifs. La religion, pourtant, est loin d’être absente de la vie morale, mais elle intervient comme un élargissement de la discipline, une prolongation de la hiérarchie. Les dieux n’ordonnent pas aux hommes de se conduire, quotidiennement, de telle ou telle façon ; ils n’exigent que l’accomplissement des rites traditionnels. A ce prix, ils promettent de maintenir leur action bienfaisante : Jupiter enverra la pluie et inspirera les magistrats de la Cité, Ops assurera l’abondance dans les champs, Cérès fera pousser le blé, Liber Pater mûrir le raisin et fermenter le vin, Mars protégera les armées, combattre du côté des Romains, enflammera le cœur des soldats. Mais surtout cette action divine se révélera efficace pour détourner les mille dangers qui menacent à chaque instant les activités humaines. Robigo, convenablement priée, épargnera aux blés la rouille, la déesse Fièvre assurera la bonne santé, Cloacina purifiera la ville des miasmes, Faunus et Palès chasseront les loups et les éloigneront des troupeaux. » (p.96)
    « La vie religieuse des Romains était infiniment plus complexe que ne le disent ceux qui ne considèrent que la religion officielle et rejettent dans l’ombre les manifestations quotidiennes extrêmement nombreuses d’un sens du sacré qui, jamais, n’a fait défaut aux Romains. » (p.97)
    « En certaines circonstances, les morts revenaient officiellement. C’est ainsi qu’ils apparaissaient dans les cortèges qui accompagnaient les défunts au bûcher, figurés par des acteurs revêtus des masques des ancêtres, et parfois même ceux des ancêtres de familles alliées. C’étaient les morts qui accueillaient le nouveau venu ; celui-ci, d’ailleurs, était aussi présent. La coutume voulait -au moins depuis le temps d’Auguste, mais sans doute aussi, sous quelque forme, dès une époque plus ancienne- qu’un acteur, la figure dissimulée derrière le masque du défunt, précédât le brancard où l’on portait le cadavre en imitant la démarche du mort, ses manières, et en quelque sorte prolongeant sa vie jusqu’à la destruction finale du corps.
    Aux champs, la vie quotidienne était, plus encore peut-être qu’à la ville, imprégnée de religion. La cité ne s’interposait pas entre l’homme et les divinités et c’était au paysan lui-même d’accomplir personnellement les gestes destinés à maintenir la paix avec le monde surnaturel. On imaginait qu’autour du domaine allaient, tourbillonnant sans cesse, deux dieux lares que l’on représentait sous la forme de jeunes gens aux mains pleines de fruits. Leur ronde écartait les démons maléfiques et assurait la prospérité à l’intérieur du patrimoine. Aussi ne manquait-on pas de leur offrir, chaque mois, des gâteaux de farine et de miel, du lait, du vin, des fleurs, récompenses de leurs bons offices. La maison elle-même possédait son genius, comme en possédait chaque lieu, démon protecteur personnifiant chaque fois le divin dont on soupçonne ou redoute la présence. Et ce génie recevait lui aussi des offrandes sur l’autel domestique. En dehors de la maison et du domaine, la présence du surnaturel n’était pas moins familière. » (pp.98-99)
    « Les Romains désignaient sous le nom de pietas l’attitude qui consistait à observer scrupuleusement non seulement les rites mais les rapports existants entre les êtres à l’intérieur même de l’univers : la pietas est d’abord une sorte de justice de l’immatériel, maintenant les choses spirituelles en leur place, ou les y remettant chaque fois qu’un accident a révélé qu’un accident a révélé quelque trouble. Le terme est en rapport étroit avec le verbe piare, qui désigne l’action d’effacer une souillure, un mauvais présage, un crime. Dans l’ordre intérieur, la pietas consistera, pour un fils, à obéir à son père, à le respecter, à le traiter en conformité avec la hiérarchie naturelle. Un fils qui désobéit à son père, qui le frappe, est un monstrum, un prodige contraire à l’ordre naturel. Son acte doit être expié religieusement pour que cet ordre soit rétabli. L’expiation, à l’ordinaire, consistait en la mise à mort du coupable, qui était déclaré sacer […]
    Il est donc une pietas envers les dieux, mais aussi envers les membres des divers groupes auxquels on appartient, envers la cité elle-même, et, au-delà de celle-ci, finalement envers tous les êtres humains. Cette ultime extension de la pietas ne fut pas aussi lente et tardive qu’on le dit parfois. Elle se manifesta de bonne heure par la notion juridique du jus gentium (le « droit des gens »), qui imposait des devoirs même envers les étrangers. Mais il est certain qu’elle ne s’épanouit pleinement que sous l’influence de la philosophie hellénique lorsque se dégagea avec clarté la conception de l’humanitas, l’idée que le seul fait d’appartenir à l’espèce humaine constituait une véritable parenté, analogue à celle qui liait les membres d’une même gens ou d’une même cité et créant des devoirs de solidarité, d’amitié ou tout au moins de respect. Pour nous, l’humanitas fait son apparition, dans les textes littéraires, avec un mot fameux de Térence qui, dans l’Heautontimoroumenos (le bourreau de soi-même), fait dire à l’un de ses personnages : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». » (pp.99-100)
    « L’une des manifestations les plus primitives de la pietas était le respect des engagements, la fides. […] [La déesse] porte officiellement le titre de Fides Populi Romani (la Bonne Foi du Peuple Romain), et, de même que le dieu voisin, Terminus, garantit le maintien des bornages (frontières de la cité, limites des champs, et tout ce qui doit rester en sa place pour que soit sauvegardé l’ordre des choses), Fides garantit les rapports des êtres, aussi bien dans les contrats que dans les traités, et plus profondément encore dans le contrat implicite, défini par les différentes coutumes, qui lie les citoyens entre eux. « O Fides Quiritum ! » (ô Bonne Foi des Citoyens ! ») crient les personnages du théâtre comique lorsque s’abat sur eux quelque catastrophe. Cet appel au secours invoque la solidarité que se doivent les membres de la cité. » (p.101)
    « La religion garantit ces vertus cardinales, mais elle ne les fonde pas. Tout se passe comme si la morale était déduite logiquement des impératifs nécessaires au maintien de l’ordre dans tous les domaines, à la pérennité de ce qui existe et que menace le temps. » (p.102)
    « Rien n’importe autant à un Romain que de posséder de son vivant une bonne réputation, et de laisser après sa mort un renom de vertu. […] Ce souci de gloire, de renom éternel, est sans doute la revanche de l’individu que la société a, lorsqu’il vivait, contraint de mille manières. » (p.103)
    « Cette armature de la morale romaine sera solide jusqu’à la fin ; elle résistera à toutes les tentatives de critique. Bien plus, elle finira par s’assimiler même les doctrines des philosophes et les renouveler, en dépit de toutes les divergences de principes. » (p.103)
    « Les parvenus, au temps de Domitien et de Trajan, Pline le Jeune et Tacite, deux Cisalpins (l’origine du premier est certaine, celle du second seulement objet de conjecture), se montraient plus intransigeants dans le respect de la tradition que les derniers représentants des familles célèbres depuis le temps d’Hannibal. » (p.109)
    « Les épicuriens eux-mêmes, que l’on accuse à tort d’athéisme, en font [des dieux] les symboles du bonheur suprême et pensent que leur contemplation sereine peut contribuer à conduire l’âme vers la félicité. » (p.110)
    « A côté des élites de la capitale et des provinces, la grande masse des habitants de l’Empire -même si l’on ne fait pas entrer en ligne de compte les paysans qui menaient souvent une vie quasi sauvage- devait trouver ailleurs que dans la vie intellectuelle ses raisons de vivre et d’espérer. C’est sur cette masse surtout qu’agirent les religions orientales, c’est-à-dire les croyances et les pratiques originaires d’Égypte, de Syrie, d’Asie Mineure, des provinces danubiennes qui promettaient aux fidèles, en récompense de leur foi, la prospérité en ce monde et le salut dans l’autre. Ces cultes, antérieurs à la conquête romaine, avaient continué leur existence dans les provinces orientales. L’immense brassage de population provoqué par l’unité de l’Empire avait disséminé les fidèles qui, en s’installant à l’étranger, avaient apporté leurs dieux. Isis l’Égyptienne fut introduite à Rome au temps de Sulla, et il se forma dès cette époque une première communauté isiaque qui ne tarda pas à se développer. Bientôt elle eut son temple au Champ de Mars, en dépit des mesures prises contre elle en plusieurs circonstances. Mais dès le début de l’Empire, peut-être même dès le règne d’Auguste, Isis est définitivement adoptée par Rome.
    Ses fidèles se recrutèrent d’abord naturellement parmi les Égyptiens établis en Italie, mais aussi parmi les femmes, surtout les affranchies, souvent elles-mêmes d’origine orientale, qui étaient particulièrement sensibles à tout ce qui, dans le culte de la déesse, s’adressait à l’affectivité. Isis aimait par-dessus tout les lentes processions, les hymnes, la musique envoûtante de la flûte et des sistres, le rythme des tambourins, l’odeur des aromates qui brûlent. Et puis elle avait ses prêtres, vêtus de lin, la tête rasée, possesseurs de secrets venus du fond des temps, maîtres des démons, initiés aux mystères les plus sacrés de l’univers. On les disait inaccessibles aux faiblesses humaines ; ils s’abstenaient de chair, de tout ce qui avait eu une âme, ils refusaient les plaisirs amoureux et les fidèles eux aussi devaient, à certains jours, demeurer purs pour avoir le droit de se présenter à la déesse. Et pourtant Isis, comme les mortelles, avait connu la douleur de perdre celui qu’elle aimait, et chaque année le pleurait avant de retrouver son corps embaumé dans le cèdre. Mère des Douleurs, elle était accueillante aux pécheresses qui connaissaient, auprès d’elle, les voluptés de la pénitence et de la rédemption.
    Vers la fin du Ier siècle après Jésus-Christ commença à se répandre dans l’Empire la religion de Mithra. » (pp.112-113)
    « Dans l’Empire romain, on trouve des Syriens partout, installés dans tous les comptoirs et dans les villes commerçantes. Et avec eux leurs divinités. Outre Atargatis et Hadad, se répandit ainsi en Occident le culte d’Adonis, Seigneur de la vie et dieu de la végétation dont les femmes, à chaque printemps, pleuraient la mort et chantaient la résurrection. Par les Syriens également fut popularisée l’astrologie chaldéenne, que les philosophes d’inspiration néopythagoricienne avaient déjà tenté de fonder scientifiquement en raison, mais dont les pratiques atteignirent toutes les couches sociales au point que les Empereurs durent prendre, à maintes reprises, de sévères mesures contre les mages et ceux que l’on appelait les Chaldéens. Non que les Empereurs aient voulu protéger le peuple de l’erreur, mais parce que, persuadés eux-mêmes de la vérité de cette science astrologique, ils en redoutaient les effets et entendaient la réserver à leur propre usage.
    Rome, depuis les origines, connaissait la magie puisque dans les douze Tables figure une loi interdisant le malum carmen, l’incantation maléfique. Sur ce terrain favorable, les pratiques de la magie orientale ne pouvaient que prospérer. Ce furent surtout les femmes qui se livrèrent à ce métier -fort lucratif, semble-t-il. […]
    Astrologues, sorcières, devins de toute sorte dominaient, sous l’Empire, la vie religieuse quotidienne. » (pp.116-117)
    « La religion d’Etat, contrôlée par les collèges sacerdotaux officiels, était moins rigide qu’on ne le dit souvent. Elle sut admettre, surtout en période de crise, les innovations les plus hardies. C’est ainsi qu’au temps d’Hannibal elle accepta d’introduire à Rome le culte de la déesse phrygienne Cybèle, culte de caractère violemment orgiastique, célébré par des prêtres eunuques qui, dans l’enthousiasme de leurs danses sacrées, se mutilaient à coups de fouet et de poignard et faisaient couler leur sang. Rien ne pouvait s’opposer plus directement à l’antique discipline de la virtus. Mais une nécessité plus haute imposa l’adoption de Cybèle, comme si en ces années sombres de la guerre d’Hannibal, les divinités traditionnelles n’étaient plus assez chargées de puissance sacrée et qu’il fallût reprendre un contact direct avec les forces orgiastiques. On alla donc en grande pompe chercher à Pessinonte, en Phrygie, la pierre sainte qui figurait la déesse et on l’installa sur le Palatin, au cœur même de la cité romuléenne. Pourtant, le Sénat ne permit pas que le culte barbare fût célébré dans toute sa violence ; un clergé hiérarchisé fut institué, les pratiques adoucies, les fêtes solennisées : le bénéfice du transfert se trouva ainsi acquis, sans les dangers qu’il comportait. » (pp.117-118)
    « De temps à autre, une vague de mysticisme parcourait la péninsule. […] Ce fut le cas, demeuré célèbre, de la religion dionysiaque qui, au début du IIe siècle avant Jésus-Christ, se répandit de façon inquiétante dans les campagnes et les villes. Les initiés se réunissaient, hommes et femmes, et s’abandonnaient aux transports des Bacchants, allant peut-être même jusqu’à consommer des sacrifices humains. La réaction du Sénat romain fut impitoyable. Un sénatus-consulte défendit, sous peine de mort, de former des associations dionysiaques. Mais le culte du dieu lui-même ne fut pas interdit, à condition d’être célébré ouvertement et par un clergé soumis à la surveillance des magistrats. On ne saurait cependant parler ici de tolérance romaine. Le sentiment qui animait les sénateurs n’était nullement le respect de la liberté de conscience, mais une élémentaire prudence devant ce qu’ils considéraient comme une manifestation évidente du divin. Conscient de la richesse infinie de celui-ci, ils n’ignoraient point que la religion officielle ne l’épuisait pas et ils étaient prêts à assurer à l’Etat le bénéfice de toute nouvelle théurgie. En revanche, ils entendaient que les pratiques tolérées ne missent point en péril l’équilibre et la discipline de la cité.
    Cet état d’esprit, qui persista jusqu’à la fin de Rome, explique en bonne partie la politique suivie par les Empereurs à l’égard du christianisme. Il n’y avait, dans celui-ci, rien qui pût choquer profondément la conscience religieuse des Romains […] ni Mithra ni Isis n’encoururent de persécution. La prédication chrétienne, dit-on parfois, risquait de compromettre l’organisation sociale, en prêchant l’égalité de tous les hommes devant Dieu. Mais de telles idées sont bien souvent exprimées par les philosophes, et l’évolution sociale, sous l’Empire, tendait par elle-même à effacer les barrières traditionnelles entre conquérants et conquis, entre hommes libres et esclaves. Les raisons des persécutions dirigées contre les chrétiens furent différentes ; elles résident d’abord dans l’intolérance chrétienne, étrangère aux autres cultes orientaux. Bien souvent, ce furent les chrétiens qui se montrèrent les agresseurs, refusant d’accepter ce qui était devenu le principe essentiel de la vie politique, la divinité de l’Empereur, refusant aussi le serment militaire qui était d’essence religieuse. Mais lorsque les Empereurs firent cesser la lutte entre le paganisme officiel, aux formes si variées, et le christianisme, ils le furent au nom du principe qui avait autrefois animé les rédacteurs du sénatus-consulte sur les Bacchanales. » (pp.118-120)
    « Le pater familias peut, à son gré, reconnaître les enfants que lui donne sa femme (alors, au moment de la naissance, il prend l’enfant dans ses bras et l’élève dans un geste qui confère à celui-ci la légitimité), ou bien les exposer hors de la maison, les abandonnant à qui les voudra, ce qui, en pratique, revenait à les condamner à mort ou, au mieux, à l’esclavage. » (p.121)
    « A partir du IIe siècle avant Jésus-Christ se forma une procédure d’émancipation qui soustrayait en pratique les bénéficiaires à la tutelle du père : le fils (ou la femme) émancipé ne cessait pas de faire partie de la famille, mais il acquérait le droit de posséder personnellement et d’administrer ses biens de façon autonome. » (p.121)
    « Le mariage était décidé par le père de famille, les inclinations des intéressés n’étaient guère consultées. D’autres considérations regardées comme plus importantes déterminaient le choix. Les alliances politiques y jouaient un grand rôle, au moins dans l’aristocratie. Des fiançailles étaient célébrées : elles constituaient un engagement solennel et religieux entre les familles. Les dieux consultés et les augures étant favorables, on échangeait des anneaux, qui avaient une valeur symbolique. […] Tous les amis de la famille étaient présents aux fiançailles : ils étaient les témoins de l’engagement. La présence aux fiançailles faisait partie des multitudes officia du Romain, les obligations de la vie sociale auxquelles on ne pouvait se dérober sans manquement grave. En même temps que l’échange des anneaux, on procédait à la signature du contrat de mariage stipulant la nature et le montant de la dot apportée par la jeune femme. Ces fiançailles entraînaient des conséquences juridiques : si le mariage n’était pas dûment célébré par la suite, celle des deux parties qui n’avait pas obtenu satisfaction pouvait intenter contre l’autre une action en réparation pour le dommage causé. » (pp.121-122)
    « Les citoyens romains avaient seuls le droit de contracter mariage aux yeux de la loi. Le jus connubii est l’un des privilèges inhérents à la cité romaine. […] Théoriquement, les jeunes gens étaient considérés comme aptes à se marier dès l’âge de 14 ans, les filles comme nubiles à 12 ans. Mais on a pu montrer qu’en fait de véritables mariages étaient conclus et consommés alors que la jeune épousée n’avait pas encore atteint sa douzième année ni la puberté. » (p.123)
    « Le mariage ne pouvait être célébré qu’à certains jours réputés fastes. » (p.124)
    « Il existait une troisième forme, dérivée de la coemptio, le mariage per usum, qui résultait d’un état de fait : si une femme vivait pendant une année dans la maison d’un homme, elle était réputée être son épouse à l’expiration de cette période, mais il fallait que la cohabitation eût été continue ; trois nuits consécutives d’absente entraînaient la nullité. » (p.126)
    « Comme tous les autres contrats, le mariage était révocable. […] Ce fut à partir de la seconde moitié du IIe siècle avant Jésus-Christ que les mœurs se transformèrent au point que, vers la fin de la République, le divorce était devenu extrêmement fréquent et constituait une sérieuse menace à la stabilité des familles. » (p.127)
    « Un magistrat à Rome est à la fois un juge et un personnage qui détient d’autres pouvoirs […] rangés les uns dans la catégorie de l’exécutif, les autres dans celle du législatif. » (p.131)
    « Le consul, d’autre part, a des pouvoirs de police très étendus ; il peut, sous sa seule responsabilité, expulser de Rome tel ou tel individu, lever des troupes, etc., s’il le juge utile pour exécuter la mission que comporte sa charge. Ni en matière civile ou criminelle ni en matière constitutionnelle, il n’existe de code écrit, mais seulement des coutumes, qui ont force de loi, bien qu’elles n’aient jamais fait l’objet d’un vote populaire. » (p.134)
    « Pax deorum, le bon accord avec les dieux. » (p.135)
    « Les douze Tables étaient considérés par les Romains comme la source et l’origine de tout le droit civil, et avec raison. Nous y trouvons déjà formulées les dispositions fondamentales qui le régiront jusqu’à la fin de Rome, et même au-delà. D’abord un principe qui demeure encore vivant, l’interdiction des privilegia, c’est-à-dire des lois visant un individu particulier. La loi doit avoir un caractère universel -ce qui est le fondement même de la liberté et de l’égalité juridique. De plus, ce code affirmait le droit pour tout citoyen de faire appel à l’assemblée du peuple de toute décision d’un magistrat à son égard comportant une peine capitale (la mort ou l’exil). Ce droit d’appel (jus provocationis) constituait une limitation fort importante de l’imperium des magistrats. » (p.139)
    « Le jus provocationis ne s’exerçait que dans la Ville et inter togatos (dans la vie civile). Dès que le magistrat devenait chef d’armée, il retrouvait l’exercice de l’imperium dans toute sa rigueur, et, avec lui, le droit de vie et de mort sur le citoyen enrôlé. […] Le chef d’armée ne pouvait pénétrer à l’intérieur du pomerium sans perdre sa qualité. Les auspices du général ne sont pas du même ordre que les auspices urbains. Inversement, la valeur des signes envoyés par les dieux que l’on a consultés à propos d’un acte de la vie urbaine cesse automatiquement une fois le pomerium franchi. Les auspices pris sur le Capitole ou au Comitium ne sont pas valables au Champ de Mars. Quoi qu’il en soit, ce droit d’appel au peuple, de grande conséquence pour la vie juridique, garanti par les rites religieux, continua d’être appliqué jusqu’au début de l’Empire ; c’est seulement avec le développement monarchique du pouvoir impérial qu’il tomba en désuétude. » (p.140)
    « L’honos, ou charge du magistrat. » (p.144)
    « L’édit du préteur finit par constituer l’essentiel du droit civil. Sous Hadrien, il devint perpétuel : le juriste C. Salvius Jalianus fut, en 129 après Jésus-Christ, chargé de lui donner une forme définitive. Ainsi se trouvait accueillie dans la législation officielle une œuvre immense, celle des jurisconsultes qui, à titre privé, avaient depuis des siècles travaillés à l’élaboration du droit et préparé les codifications ultérieures. Ce fut la fin de l’activité législative des magistrats. Désormais l’initiative appartient aux seuls Empereurs dont les édits et les rescrits jouèrent, dans l’évolution du droit, le rôle qui avait autrefois appartenu aux préteurs. » (p.146)

    -Pierre Grimal, La civilisation romaine, Flammarion, 1981 (1960 pour la première édition), 478 pages.




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    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 1 Aoû - 20:08

    « Il est remarquable que ce soit le IIe siècle avant Jésus-Christ qui ait vu le début de cet assouplissement du droit civil dont nous venons de retracer le mécanisme. Le droit participa à cette ouverture de la cité qui nous a déjà paru caractéristique de cette époque. […] Ce sont les doctrines des penseurs grecs qui apportent les solutions aux problèmes posés par les transformations matérielles ; celles-ci, à elles seules, auraient été bien incapables de suggérer les voies nouvelles où s’engagèrent les juristes. On commença à concevoir que le droit existant, matérialisé par les lois et les coutumes, n’est que l’image imparfaite (donc perfectible) d’un droit naturel d’origine divine, en ce qu’il appartient à la nature même de la création et appartient à l’ordre du monde. Des facultés que possède l’être humain, il en est une, la raison, qui le met à même de comprendre ce plan de la création, et le droit, comme la morale, doit donc être fondé en raison : à la limite, tout le droit est déductible a priori de principes abstraits, que dégage la philosophie. […] La raison, faculté humaine par excellence, est universelle, et le droit, s’il en émane, doit lui aussi être universel dans ses applications comme dans ses principes. Il cesse d’être lié à une cité particulière, à tel ou tel groupes d’hommes, pour s’étendre à l’humanité entière. Au regard de la raison, il n’y a plus ni citoyens, ni pérégrins, ni hommes libres, ni esclaves, mais des êtres ayant des exigences semblables.
    Cela ne revient pas à dire que l’on doive faire table rase de toutes les distinctions existantes. Dans l’intérêt même des individus, le souci de la conservation de la société doit primer […] non [pas] parce que la société demeure une fin en soi, simplement parce que la vie sociale est par elle-même l’une des grandes fonctions de l’organisation naturelle, sans laquelle l’homme ne réaliserait pas pleinement sa nature. » (p.146-147)
    « Le traité qui met fin à la guerre (foedus) doit être observé par les contractants en toute bonne foi (fides), celle-ci, la fides, devant permettre de régler tout ce qui, dans les rapports entre les deux peuples, n’est pas explicitement prévu par la lettre du traité. Il détermine avec précision le statut du vaincu, à qui il laisse le plus souvent une très large autonomie. Ses terres sont en principe déclarées ager romanus, mais une partie est rétrocédée aux premiers possesseurs, non à titre de propriété, mais de possessio, soumise au paiement d’un tribut annuel. Les villes continuent de s’administrer elles-mêmes conformément à une charte (lex) qui leur est octroyée. On voit que le fondement de l’Empire réside dans le foedus plutôt que dans le droit de conquête, et comme les stipulations du foedus sont modifiables d’un commun accord entre les contractants, la porte est ouverte à une évolution de la condition juridique des sujets qui finir graduellement par devenir identiques à celle des conquérants. Cette évolution, jamais interrompue, se trouva terminée en 212 après Jésus-Christ, lorsque l’édit de Caracalla étendit à tous les habitants libres de l’Empire le droit de cité romaine. » (p.149)
    « Aux comices centuriates, par exemple, la décision de la centurie appelée à voter la première acquérait une valeur de présage (omen) et les autres avaient coutume de s’y conformer. Les séances des assemblées étaient précédées de la prise des auspices par le magistrat qui les convoquait, en vertu de son imperium : toutes les précautions religieuses étaient prises pour que les dieux pussent faire entendre leur voix et l’on était fort attentif à tous les signes défavorables par lesquels ils pouvaient indiquer leur refus de parler. Un coup de tonnerre qui retentissait soudain, un éclair, une crise d’épilepsie saisissant un citoyen, tout cela entraînait la nullité des opérations commencées, et l’assemblée était renvoyée au prochain jour « faste ».
    Dans un pareil système, la volonté populaire n’a guère de place ; il peut nous sembler que les élections ne sont qu’une vaste supercherie montée par la classe dirigeante -le Sénat, dont sont membres les magistrats chargés de présider les comices centuriates- et destinée à donner les apparences de la démocratie. […] La volonté du peuple n’est pas à elle seule la source de l’imperium ; l’assemblée n’a aucune initiative, elle ne peut voter que sur les noms de candidats acceptés par le magistrat qui la préside et, plus grave encore, celui-ci a même le droit de refuser le résultat du vote en ne procédant pas à la proclamation (renuntiatio) du nom de l’élu qui, seule, confère à celui-ci la qualité de magistrat désigné (designatus). Mais en revanche il n’est pas moins nécessaire que le peuple se soit prononcé pour que la renuntiatio soit possible.
    Nous avons d’autres témoignages qui montrent ce rôle essentiel de l’acclamation populaire dans la collation de l’imperium. Le plus significatif est sans doute la « salutation » que les soldats, qui ne sont autres que les citoyens, la cité même dans ses cadres militaires, adressent à leur général victorieux sur le champ de bataille. Cette proclamation par les soldats de leur chef comme imperator peut sembler superflue puisque celui-ci est déjà un magistrat en exercice, investi par le Sénat de son commandement. Mais la gratuité même de la coutume garantit son antiquité. Elle nous apparaît comme la survivance du temps où la « voix populaire » revêtait la valeur d’un présage, d’un omen témoignant de la volonté divine.
    Il semble que le fondement de l’imperium, son caractère juridique essentiel d’où se déduisent les autres, soit le droit de consulter les dieux, ce que l’on appelait le droit d’auspices. Lorsque le magistrat suprême (le roi d’abord, puis les consuls) vient à disparaître, « les auspices reviennent aux Pères » : chacun des sénateurs exerce alors à tour de rôle, pendant cinq jours, l’interregnum. De cette façon, l’imperium n’est jamais vacant. […] On comprend aussi pourquoi, nous l’avons déjà signalé, les patriciens résistèrent si longtemps à la pression de la plèbe exigeant le droit d’accéder au consulat : comment aurait-on admis à l’imperium un plébéien qui était, à cette époque, tenu pour religieusement incapable d’en assumer la fonction essentielle, la prise des auspices ? L’expédient temporaire imaginé pour résoudre ce problème de droit religieux, la création de tribuns militaires « à pouvoir consulaire », mais sans imperium, situe très exactement le débat sur son vrai terrain, celui des rapports avec les dieux. » (pp.152-154)
    « Dépourvus d’imperium (ce qui était naturel puisqu’ils étaient plébéiens et ne jouissaient donc pas du droit d’auspices), [les tribuns] avaient comme arme le jus intercessionis, c’est-à-dire le droit de s’opposer à l’exécution d’un ordre donné par un autre magistrat, même le consul. Ce droit existait déjà à l’intérieur du collège consulaire, puisque chacun des deux consuls pouvait, s’il le désirait, frapper de nullité les actes de son collègue. […] Quel pouvait bien être ce pouvoir des tribuns, qui s’interposait devant l’imperium et en annulait les effets ? Tout nous indique qu’il est bien, dans son essence, religieux comme l’imperium lui-même. Les tribuns de la plèbe, placés sous la protection de Cérès, la déesse plébéienne de l’Aventin, étaient inviolables : quiconque les touchait contractait une souillure ; quiconque leur résistait était immédiatement exécuté. » (p.156)
    « La déesse Concordia reçut de très bonne heure un temple sur les pentes du Capitole, non loin du Comitium. Et surtout, le pouvoir tribunicien ne pouvait s’exercer qu’à l’intérieur du pomerium (et plus tard à l’intérieur d’une étroite bande concentrique d’un mille de large autour de celui-ci). L’imperium reprenait tous ses droits sur le reste du territoire et, naturellement, à l’armée. Longtemps, une mobilisation générale fut le plus sûr moyen de mettre fin à l’agitation politique -et les magistrats patriciens ne se firent pas faute d’en user. » (p.157)
    « Les censeurs, au nombre de deux, sont élus pour cinq ans, mais la coutume veut qu’ils se démettent de leur charge au bout de dix-huit mois. Ils ont mission de recenser les citoyens et les biens, de façon à procéder au classement systématique de chacun d’après son « cens », c’est-à-dire sa fortune. Mais ils possèdent aussi une juridiction morale. Ils peuvent « noter d’infamie » qui ils veulent, en raison de sa conduite privée. Leur pouvoir à cet égard est quasi discrétionnaire ; aussi la tradition voulait-elle que l’on choisît comme censeurs des personnages unanimement respectés, parvenus au terme de leur carrière politique et revenus des inimitiés personnelles. Ce sont eux, à l’époque classique, qui dressent la liste des sénateurs et celle des chevaliers ; ils déterminent, pour la durée de leur magistrature, le montant des impôts et procèdent aux grandes adjudications de travaux publics. Ces multiples tâches achevées, les censeurs, au bout de dix-huit mois, rassemblaient les citoyens du Champ de Mars et les purifiaient selon un rite spécial, le lustrum. Après quoi ils redevenaient simples citoyens.
    A ces magistrats fondamentaux s’en ajoutèrent d’autres, à mesure que la complication des affaires et l’accroissement du territoire administré multipliaient les missions. On créa, pour aider les consuls, des magistrats chargés des questions financières (recouvrement des revenus de l’Etat, entretien des armées, garde des caisses publiques). Ce furent les questeurs. D’autres part, à côté des édiles plébéiens, furent élus deux édiles « curules » (c’est-à-dire patriciens ; seuls les patriciens pouvaient siéger pendant leur magistrature sur le « siège curule ») qui partagèrent avec leur collègues plébéiens la police de la ville, l’entretien des édifices publics, la surveillance de l’approvisionnement et aussi l’organisation matérielle des jeux. Cette dernière fonction était fort onéreuse, car la coutume voulait que les édiles contribuent personnellement à la splendeur de la fête -ce qu’ils faisaient volontiers, aidés par leurs amis, en raison de la popularité que leur valait leur munificence. Mais la tentation était forte de récupérer ensuite l’argent dépensé, une fois que la faveur du peuple les avait appelés à de plus hautes fonctions.
    Tels sont les magistrats ordinaires, élus selon un rythme périodique -annuel pour la plupart, quinquennal pour les seuls censeurs. Mais il existait aussi une magistrature dont l’histoire est loin d’être claire, qui avait un caractère exceptionnel et, après être longtemps tombée en désuétude, finit par être ressuscitée à titre d’expédient lors des troubles politiques qui amenèrent la chute de la République. Cette magistrature, appelée la dictature (dictatura), confère l’imperium à son titulaire. Celui-ci est choisi et investi par le consul -ce qui est nécessaire étant donné que seul un magistrat ayant l’imperium peut transmettre ce pouvoir à un autre- mais à l’instigation du Sénat. Seule de toutes les magistratures romaines, la dictature échappe à la collégialité. Il n’y a qu’un seul dictateur, qui se choisit pour lui-même un subordonné, le maître de la cavalerie (magister equitum). » (pp.158-159)
    « La dictature apparaît comme très proche d’une sorte de royauté et la valeur religieuse de la fonction est indéniable puisque même en dehors de toute période de crise, on avait coutume de désigner un dictateur chargé d’une mission très spéciale, par exemple de planter rituellement un clou dans une paroi du Capitole. Ce geste, dont la signification nous échappe, ne pouvait être accompli par personne d’autre qu’un dictateur -et cela certainement parce que ce titre était celui d’un personnage disparu, dont seuls les dieux avaient gardé le souvenir. » (p.160)
    « Le dernier en date des dictateurs régulièrement investis fut Q. Fabius Maxumus le Temporisateur, chargé de rétablir la situation en face des victoires d’Hannibal, en 216 avant Jésus-Christ. C’est seulement Sulla, quelque cent vingt ans plus tard, qui reprendra le titre, mais celui-ci ne fera plus guère que couvrir une tyrannie de fait imposée par les armes. Et il en ira de même pour la dictature que César se fera décerner en 49 avant Jésus-Christ, pendant la guerre civile. » (p.160)
    « Avec la multiplication des théâtres d’opérations militaires et leur éloignement, on dut augmenter le nombre des magistrats pourvus de l’imperium ; il suffit pour cela de proroger les consuls et les préteurs en charge, en limitant leur imperium à une mission déterminée (ce que l’on appelait une provincia). Ces magistrats prorogés prenaient le titre de proconsuls ou propréteurs. » (p.161)
    « Consuls et préteurs, lorsqu’ils paraissent en public dans l’exercice de leurs fonctions, sont précédés de lecteurs portant sur l’épaule un faisceau de verges, symbole terrible du pouvoir dont ils sont les agents d’exécution. Hors du pomerium, des faisceaux sort un fer de hache. » (p.162)
    « Avec les années obligatoires d’intervalle entre les charges, il était impossible d’être consul avant l’âge de 42 ans. Ces précautions se révélèrent comme une barrière assez peu efficace contre les ambitions : en fait, de Scipion à Pompée, des hommes réussirent à obtenir des magistratures en dehors du moment prévu. » (pp.162-163)
    « Le consul le plus ancien était le premier en dignité ; inscrit en tête de la liste (l’album senatorium), il avait le titre de princeps senatus et c’est lui qui donnait le premier son avis dans les délibérations. » (p.164)
    « Le schéma d’un sénatus-consulte est invariable. En tête vient le nom du magistrat (généralement le consul) qui a réuni le Sénat, puis l’indication de la question qui a fait l’objet de l’ordre du jour, enfin l’avis qui a prévalu est formulé comme un conseil donné au magistrat à qui il appartient de décréter (par édit, en vertu de son imperium, par exemple) la mesure souhaitée. Le texte en est rédigé par des secrétaires de séance désignés par le président, qui veillent à la fidélité de la rédaction et en assument la responsabilité. Légalement, rien n’oblige le magistrat à s’incliner, mais la coutume, le bon sens même, l’invitent à agir dans le sens où le veulent les sénateurs. » (pp.165-166)
    « Conseil permanent du consul, [le Sénat] reçoit les ambassadeurs étrangers -ou refuse à son gré de les recevoir. C’est dans son sein qu’il choisit les legati, qui seront les envoyés officiels de Rome auprès des puissances étrangères. Disposant souverainement des finances de l’Etat, il peut s’il le désire « couper les vivres » à tel général ou tel gouverneur dont la conduite lui a déplu, et l’on vit souvent des magistrats mendier auprès de lui des subsides. […] En fait, le Sénat est maître du budget de l’Etat, et cela lui donne des moyens d’action considérables. Par exemple, aucun projet de fondation de colonie ne peut se passer de son approbabtion, car, administrateur de l’ager publicus, il doit autoriser les partages de terre aux colons qui constituent une aliénation du bien public. Ce qui explique, entre autres, pourquoi la Campanie, terre particulièrement fertile occupée par des possessores qui étaient sénateurs, ne put jamais être choisie comme lieu de colonie aussi longtemps que dura la République.
    Pourtant, cette position privilégiée qui donne au Sénat la haute main sur la politique extérieure, la conduite des guerres, l’administration des provinces, la gestion des fonds publics- et, longtemps aussi, la justice car les juges des quaestiones perpetuae (tribunaux permanents compétent en matière criminelle, qui apparaissent à partir du IIème siècle avant Jésus-Christ) sont tirés au sort parmi les sénateurs -tous ces privilèges ne reposent que sur la coutume et légalement rien n’empêche un magistrat, une assemblée populaire, de passer outre. Ce qu’ils firent parfois. En ces conditions, le Sénat s’inclinait avec sagesse, attendant que, l’habitude aidant, tout rentrât dans l’ordre. » (pp.166-167)
    « L’Etat n’est pas entre les mais d’hommes d’affaires mais entre celles de grands propriétaires dont les attaches avec la terre n’ont jamais été complètement rompue. » (p.167)
    « Étaient astreints au service militaire tous les citoyens, à l’intérieur de certaines limites d’âge. Le jour fixé pour la levée (dilectus), les hommes mobilisables se rassemblaient au Capitole ; là, 24 tribuns militaires (tribuni militum) préalablement désignés (les uns par voie d’élection, les autres à la diligence du consul appelé à prendre le commandement de l’armée) étaient répartis entre les quatre légions que l’on voulait former et qui constituaient l’effectif normal d’une levée. Comme il y avait naturellement beaucoup plus d’hommes mobilisables que n’en comportaient les quatre légions (au temps de Polybe une légion comprenait normalement 4200 hommes, exceptionnellement 5000), on tirait au sort une tribu où seraient pris les futurs soldats. […] Après quoi les tribuns prêtaient serment au général et recevaient eux-mêmes le serment des soldats : ce serment (sacramentum) était le fondement juridique de la condition du soldat. Il constituait un lien personnel de nature religieuse entre celui-ci et son chef ; si, au cours de la campagne, le chef venait à changer, il fallait procéder à une nouvelle prestation de serment. […] Le sens général du serment nous a été conservé : le soldat s’engageait « à suivre les chefs sous lesquels il serait appelé à combattre, contre n’importe quel ennemi, à ne pas abandonner les enseignes, à ne commettre aucune action contraire à la loi ». Manquer au sacramentum méritait la mort. » (pp.176-177)
    « C’est aussi à Marius que l’on doit l’institution de l’enseigne légionnaire. […] Cette aigle était entourée d’une religion ; on lui offrait des sacrifices et elle avait sa chapelle dans le camp, non loin de la tente du général. » (p.183)
    « Le triomphe est une cérémonie extrêmement pittoresque qui, de tout temps, a frappé les imaginations. D’abord action de grâces de l’imperator qui, suivi de ses soldats victorieux, montait au Capitole remercier Jupiter Très Bon et Très Grand pour la protection accordée durant la campagne, il s’entoura très vite de toute une législation fort complexe, imposée par la jalousie et la prudence tatillonne du Sénat. Le cortège triomphal n’est évidemment pas sans parenté avec la pompa circensis, la procession qui précédait les jeux. Comme les jeux, il marque l’un des grands moments où les dieux interviennent dans la vie de la cité, et il est fort probable que l’influence du rituel étrusque a contribué à régler son ordonnance. Le triomphateur revêtait le costume de Jupiter : avec la tunique pourpre brodée d’or, la toge, elle aussi de pourpre, rehaussée d’or (toga picta), les souliers dorés, le sceptre d’ivoire surmonté d’un aigle (l’oiseau sacré de Jupiter), la couronne de laurier, la figure fardée de rouge (à la manière des statues étrusques), il était vraiment Jupiter personnifié qui remontait solennement dans sa demeure capitoline.
    Le cortège se formait au Champs de Mars, hors du pomerium ; il entrait en ville par le Forum Boarium et défilait le long du Grand Cirque -après qu’un hommage avait été rendu au passage à Hercule Invincible, patron hellénique des triomphateurs, dans son temple voisin de l’Ara Maxima. Puis, le Cirques une fois traversé, il cheminait sur toute la longueur de la voie Sacrée, descendant la Vélia et traversant le Forum avant de gravir la Montée du Capitole (Clivus Capitolinus). Sur son passage, toutes les portes des temples étaient ouvertes, pour que les divinités fussent présentes.
    En tête venaient les magistrats en exercice et les sénateurs. Puis des joueurs de cor précédaient une longue théorie de porteurs chargés des dépouilles enlevées à l’ennemi : ce qu’il y avait de plus précieux dans le butin, statues, vases d’or et d’argent, monceaux d’armes et de monnaies, et même des représentations symboliques du pays […] Après le butin de guerre les victimaires conduisaient les animaux destinés au sacrifice solennel, des taureaux blancs immaculés aux cornes dorées, les bandelettes rituelles (vittae) posées sur l’encolure. Avec les victimaires marchaient les camilli, des enfants qui servaient les prêtres et leur tendraient, au moment du sacrifice, les patères d’or. Derrière les victimes, c’étaient les principaux captifs, chargés de chaînes. Longtemps la coutume voulut qu’ils fussent exécutés, en prison, pendant la célébration du sacrifice ; il est fort probable qu’à l’époque primitive ils étaient immolés publiquement à Jupiter, mais depuis la victoire de Paul-Émile, en 167 avant Jésus-Christ, il arriva de plus en plus fréquemment que l’on conservât la vie aux prisonniers illustre, du moins lorsqu’ils avaient lutté courageusement et loyalement contre Rome. Les exemples demeurés célèbres de Jugurtha et de Vercingétorix, qui furent exécutés, le premier lors du triomphe de Marius, le second après celui de César, s’expliquent par les crimes (aux yeux des Romains) dont ces deux adversaires de la majesté romaine s’étaient rendus coupables : Jugurtha avait non seulement assassiné ses frères mais provoqué le massacre de nombreux citoyens et sujets romains, au mépris des traités ; quand à Vercingétorix, il portait la responsabilité des massacres analogues et, lui aussi, avait violé la foi des serments.
    Les prisonniers étaient immédiatement suivis de leur vainqueur, l’imperator triomphant, dont nous avons dit le costume. Son char, où avaient pris place ses enfants, était entouré d’une foule de ludiones, acteurs à la mode étrusque qui dansaient au son de la lyre et se livraient à diverses contorsions comiques. Enfin, suivant le char triomphal, les citoyens que l’ennemi avait fait prisonniers et que la victoire du général avait délivrés, précédaient, la tête rasée, coiffés du bonnet de l’affranchi, la foule des soldats vainqueurs. Les soldats chantaient des couplets où se mêlaient, à l’adresse de leurs chefs, éloges et remarques satiriques.
    Ces couplets satiriques trouvaient leur justification dans la religio du triomphe : celui-ci, l’un des hauts moments religieux de la cité, était par son exaltation même lourd de dangers. Les divinités sont promptes à désirer l’humiliation de qui s’élève, et le bonheur suprême est tout proche des renversements de la Fortune. Aussi, pour éloigner la jalousie des dieux, est-il nécessaire de prendre toutes les précautions possibles. Les railleries criées à l’adresse du triomphateur étaient l’un des moyens de diminuer son bonheur, de faire qu’il ne fût pas tout à fait sans mélange -coupe d’amertume offerte à Némésis. Le rire, par lui-même, possédait la vertu de détourner la malice divine : nous verrons comment la cité se préoccupait, en d’autres circonstances, de divertir ses dieux. Enfin, le triomphateur était protégé par des amulettes placées sur sa personne et suspendues sous son char ; la principale était l’image d’un sexe masculin (fascinus), remède par excellence contre le « coup d’œil » (invidia). C’était cette image que les enfants, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de prendre la toge virile, portaient enfermée dans une bulle d’or accrochée à leur cou ; c’était elle aussi que l’on plaçait dans les vergers, pour mettre en fuite les démons.
    A partir de l’Empire, le droit de triompher n’appartint plus qu’au seul Empereur : n’était-ce pas lui, et lui seul, qui était revêtu de l’imperium supérieur ? » (pp.196-199)
    « A la suite de la guerre sociale, tous les Italiens avaient acquis le droit de cité. […] Au début du Ier siècle avant Jésus-Christ, l’armée romaine n’est plus uniquement formée de soldats originaires du Latium et des colonies romaines ; elle provient de toutes les régions d’Italie (à l’exception de la Gaule cisalpine, qui n’aura le droit de cité qu’à partir de César) et se sent moins étroitement solidaire du Populus Romanus, mais liée plus solidement par les liens personnels qui l’unissent à l’imperator. Désormais, les soldats ne sont appelés pour une seule campagne ; ils s’engagent pour une durée de seize ans, et pendant toute cette période ne cessent pas d’être soldats. Ces mesures eurent pour effet de constituer une véritable classe militaire à côté du corps des citoyens. Même libérés, les anciens soldats sont soumis à certains devoirs. Leur ancien général peut les rappeler pour former des corps spéciaux de vétérans. Et les chefs, pendant les guerres, ne s’en feront point faute. » (pp.200-201)
    « Tacite […] l’esprit le plus étroitement partisan de tous les écrivains antiques et le moins apte à comprendre la complexité vraie des problèmes. » (p.204)
    « L’empire de Rome n’eut été qu’une conquête éphémère s’il n’avait fait qu’imposer au monde, par la force, une organisation politique et même des lois. Sa vraie grandeur réside peut-être [sic !] davantage dans ce qui fut -et demeure- son rayonnement spirituel. » (p.207)
    « L’exemple même de Caton le Censeur, le plus ardent adversaire de l’hellénisme, nous montre bien que c’était une résistance désespérée : Caton savait le grec, le parlait, le lisait même volontiers. Il est significatif que le premier ouvrage historique consacré à Rome ait été écrit -par un sénateur romain- en grec, dans le même temps où Plaute composait ses comédies. A ce moment la langue culturelle n’est pas encore le latin, mais le grec ; la prose littéraire latine naquit longtemps après les débuts de la poésie nationale. Les philosophes venus en ambassade en 155 avant Jésus-Christ n’eurent aucun mal à se faire entendre d’un vaste public auquel ils parlaient grec. » (p.211)
    « Tibulle a célébré le sanctuaire d’Apollon Palatin, centre de la religion augustéenne. » (p.227)
    « Les Annales de Tacite, œuvre de son âge mûr, exposent l’histoire des règnes qui se succédèrent de Tibère à Néron (l’histoire de Suétone ira de César à Domitien) et elles le font sans aucune sympathie : les événements se déroulent, menés par des hommes dont Tacite analyse les mobiles, préférant, lorsque plusieurs interprétations sont possibles, celle qui fait le moins honneur à la nature humaine. Tout est présenté comme un drame où s’affrontent les représentants de l’aristocratie sénatoriale et la cour des Princes. D’un côté, le désir de servir l’Etat ; de l’autre, la jalousie, la cupidité, les intrigues de cour détaillées avec complaisance. On sent fort peu l’ampleur des vrais problèmes, le poids dont pèsent les provinces dans l’Empire -tout ce que les historiens modernes s’efforcent aujourd’hui de comprendre. Tacite applique à l’histoire de la dynastie julio-claudienne les vieilles catégories valables lorsque Rome était une petite ville en proie aux rivalités de factions […] Sa position politique est en grande partie anachronique. Il garde les valeurs « républicaines », tout en sachant bien que le régime impérial est une nécessité. Position intellectuellement confortable. Sa critique du principat julio-claudien est d’autant plus violente qu’elle porte contre un régime déjà lointain, officiellement condamné par la doctrine politique des Antonins. » (pp.236-237)
    « Avec l’avènement de l’Empire, apparurent à Rome les premiers temples revêtus de marbre. » (p.242)
    « Temples de Baalbeck en Syrie. » (p.243)
    « Au moment où naît l’Empire, et alors que Rome est devenue la plus grande ville du monde, plus vaste que Pergame, Antioche ou même Alexandrie, Virgile ne peut concevoir bonheur plus parfait sur terre que la vie paysanne. » (p.253)
    « Jusqu’à la fin de l’Empire on célébra autour du Palatin le rite des Lupercales (peut-être, à l’origine, un exorcisme du loup), cérémonie annuelle où l’on voyait des jeunes gens courir nus, après avoir sacrifié un bouc dont la peau, dépecée en lanières, leur servait à fouetter les femmes que ce contact était censé rendre fécondes. » (p.255)
    « L’usage du vin fut en pratique fort restreint ; de plus il était interdit aux femmes, sous peine de mort. […] Le vin était considéré, dans la médecine antique, comme un abortif, ce qui expliquerait qu’il fût proscrit aussi sévèrement. […] Il est sûr que l’usage du vin était entouré de précautions religieuses ; il était l’un des quatre « liquides sacrificiels », au même titre que le lait, le sang et l’eau et on entrevoyait en lui une puissance magique. » (p.258)
    « Officiellement, les sénateurs n’avaient pas le droit de pratiquer le commerce. » (p.271)
    « L’Empire romain maintint les paysans des provinces dans un état de demi-servage. » (p.247)
    « [L]es représentations dionysiaques sont innombrables dans les jardins que nous connaissons, aussi bien à Rome qu’à Pompéi. » (p.286)
    « Cicéron, dans sa villa de Tusculum, avait deux promenades, aménagées sur deux terrasses. L’une s’appelait l’Académie, l’autre le Lycée, en souvenir, respectivement, de Platon et d’Aristote. Et une statue d’Athéna, la déesse protectrice des penseurs et des artistes, présidait aux entretiens de l’orateur et de ses amis. » (p.291)
    « La Ville (Urbs) par excellence s’identifie-t-elle avec l’Etat : on peut ajouter ou retrancher des territoires à l’Empire (imperium Romanum) sans compromettre celui-ci ; mais le sol même de la Ville est intangible et sacré. Une tradition maintes fois affirmée veut que nul envahisseur n’ait jamais réussi à occuper la totalité du sol urbain. » (p.293)
    « Schématiquement, une ville [romaine] est définie par un Capitole, un Forum et un Comitium (lieu de réunion des comices). Tout le reste n’est qu’accessoire. » (p.297)
    « Devant la Curie [où siégeait les sénateurs] s’étend le Comitium qui est un templum « inauguré ». Jusqu’au milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ, c’était le lieu de réunion des comices curiates et tributes -avant que ces derniers n’eussent été transportés au forum proprement dit par un tribun du peuple entreprenant, C. Licinius Stolon, en 145 avant Jésus-Christ. L’innovation de Licinius Stolon peut paraître mince ; pourtant c’était une véritable révolution. Si, en effet, le peuple quittait le Comitium pour se grouper dans la partie non « inaugurée » du Forum, il cessait de dépendre d’un magistrat possédant le « droit d’auspices » et devenait une assemblée religieusement et politiquement libre -dernier stade de l’émancipation par rapport au patriciat. Et de plus, car à Rome les événements ont souvent deux aspects, l’innovation de Licinius Stolon avait une conséquence pratique qui n’était nullement négligeable : le Comitium formait un rectangle d’environ 40 mètres et large de 30, ce qui est peu pour accueillir une foule ; on ne pouvait guère espérer y réunir que cinq ou six mille hommes, c’est-à-dire une petite partie seulement de la plèbe romaine au IIe siècle avant Jésus-Christ. Le Forum, au contraire, s’étendait sur près de deux hectares : c’était la plèbe entière qui pouvait désormais être présente aux comices tributes. » (pp.298-299)
    « Dans la Rome républicaine, le Forum n’était pas uniquement destiné aux activités officielles. Il était aussi un lieu de commerce, et une double rangée de boutiques le bordait au nord et au sud. » (p.301)
    « Comme il n’est aucune forme d’activité qui fût, à Rome, séparée de la religion, il n’est pas étonnant que de très bonne heure aussi le Forum ait servi à l’accomplissement de certains rites. Il était traversé dans toute sa longueur par la voie Sacrée que suivaient les processions pour se rendre du Grand Cirque au Capitole, et cette voie Sacrée primitive (avant les remaniements de l’époque augustéenne) pénétrait sur la place entre deux des sanctuaires les plus vénérables de la cité : le foyer de Vesta et la Regia. Elle aboutissait, vers l’ouest, à la Montée du Capitole (Clivus Capitolinus), dernière étape avant d’aborder Jupiter très Bon et Très Grand dont le regard embrassait toute la place où vivait son peuple. C’est sur le Forum que l’on donna pendant très longtemps les jeux funéraires et les combats de gladiateurs. En ces occasions, les spectateurs grimpaient sur le toit des tabernae et sur les terrasses des maisons voisines. […]
    Le temple de Vesta, aujourd’hui restauré en partie tel qu’il était au temps d’Auguste, n’était d’abord qu’une hutte ronde où brûlait le foyer symbolique de la cité. Son toit était de chaume, en souvenir des antiques cabanes du Latium ; au milieu, le feu entretenu par les Vestales ; mais ce temple ne contenait aucune image de la déesse : il témoignait d’un temps où la religion était encore indépendante des représentations matérielles. On y conservait pourtant divers objets, dont une très antique statue, probablement un xoanon venu d’Orient à une date très reculée. La tradition voulait que ce fût le Palladion, cette statue de Pallas tombée du ciel à Troie et enjeu de tant de luttes, qu’Enée aurait apportée avec lui en émigrant de Phrygie en Italie. Avec le Palladion, le temple de Vesta abritait les Pénates du Peuple romain, que nul ne pouvait voir sinon les Vierges Vestales et le Grand Pontife. On pensait que le salut de Rome était lié à la conservation de ces trésors.
    Le Temple de Vesta n’était, sous la République, qu’une annexe d’un ensemble plus vaste, la Maison des Vestales, connue sous le nom d’Atrium Vestae, dont l’histoire est liée à l’évolution même du Forum depuis les origines jusqu’à la fin de l’Empire. Il semble bien que, d’abord, le temple fût entouré d’un bois qui s’étendait jusqu’au pied du Palatin, et dans ce bois s’élevait la demeure des prêtresses, où résidait aussi le Grand Pontife, qui était à la fois le président de leur collège, leur protecteur et leur surveillant. […]
    Deux autres temples furent élevés en bordure du Forum, dès le début de la République : celui de Saturne et celui de Castor et Pollux. Le premier est sensiblement contemporain du temple étrusque de Jupiter Capitolin.
    Élevé sur les dernières pentes du Capitole, il était consacré à une divinité dont le caractère véritable nous demeure assez mystérieux : Saturne, qui passait pour avoir autrefois régné sur le Latium, présidait, apparemment, à la fécondité de la terre. Ses fêtes, les Saturnales, se célébraient aux environs du solstice d’hiver, et, comme les carnavals du monde médiéval et moderne, s’accompagnaient d’une licence totale : les esclaves prenaient alors la place des maîtres, ce n’étaient partout que réjouissances, désordres de toute nature, comme pour encourager par ce déchaînement la nature à retrouver sa vigueur productive. Peut-être même offrait-on primitivement à Saturne des victimes humaines, remplacées plus tard par des mannequins d’osier, les Argées, que l’on promenait avant de les noyer dans le Tibre, au cours d’une procession qui avait lieu chaque année, le 16 mai. Quoi qu’il en soit, le temple de Saturne fut utilisé sous la République pour enfermer le trésor public […] A quelque distance, on rencontre […] une aire sacrée où se célébrait le culte de Vulcain, dieu du feu : cette aire, marquée en son centre par un autel, ne fut jamais remplacée par un temple -pour des raisons qui nous échappent- mais il est fort probable que le même caractère archaïque appartenait, primitivement, à la religion de Saturne.
    Le temple de Castor et Pollux, lui, fut voué au cours de la bataille du lac Régille, en 499. Il ne fut achevé et dédié que le 27 janvier 484. […] Plus tard, le temple des Castors (ainsi l’appelait-on ordinairement) fut le sanctuaire des chevaliers où se traitaient les affaires de l’Ordre, et où l’on en conservait les archives. C’est là, par exemple, qu’était déposée la tablette de bronze où était gravé l’acte accordant (depuis 340 av. J. C.) le droit de cité romaine aux chevaliers campaniens. […]
    Aux yeux des Romains aussi, le Forum, cœur de la Ville, retraçait l’évolution de la cité. » (pp.303-306)
    « Certains rites curieux sont attachés à tel ou tel monument, par exemple à une statue de Silène (appelée communément à Rome le Marsyas) qui se dressait auprès d’un enclos où poussaient trois arbres : un figuier, un olivier et une vigne. Ce Marsyas était représenté nu, chaussé de sandales et coiffé d’un bonnet phrygien. Et comme ce bonnet (pileus) était le symbole de la liberté, les esclaves nouvellement affranchis venaient toucher cette statue ou lui consacraient des couronnes de fleurs. Pour la même, les villes qui avaient obtenu le droit italique (c’est-à-dire une forme assez libérale de droit de cité) élevaient sur leur forum, elles aussi, un « Marsyas ».
    Parmi les divinités archaïques qui avaient leur sanctuaire au Forum et dont les Romains, à l’époque classique, ne comprenaient plus très bien la nature ni la fonction, il convient de faire une place au dieu Janus. A vrai dire, ce nom, en même temps qu’au dieu, s’appliquait à son temple ou plutôt à un arc voûté qui s’élevait sur l’entrée nord de la place, enjambant la rue appelée Argilète (Argiletum). La statue du dieu lui-même se trouvait à côté de l’arc, enfermée dans une chapelle à ciel ouvert. Et, fait unique dans le panthéon romain, ce dieu était figuré avec deux visages. La coutume voulait que lorsque la cité était en guerre, les portes de la chapelle fussent ouvertes, et qu’on les fermât lorsque était revenue la paix. » (pp.308-309)
    « La dernière divinité installée par le peuple romain au forum ne fut autre que le dictateur César. Après l’assassinat des ides de mars, son corps fut brûlé par la foule à l’extrémité est de la place, tout à côté de la Regia. Ce lieu n’avait pas été choisi au hasard : César, descendant de Mars, retournait ainsi à son père, le dieu de la Regia. A l’emplacement du bûcher fut élevée une colonne de marbre, ainsi qu’un autel. […] Lorsque Octave décida de reprendre à son compte l’héritage politique de son père adoptif, l’un de ses premiers actes fut de proclamer officiellement la divinisation du « martyr ». Puis il fit bâtir, devant le bûcher, un temple au nouveau dieu, Divus Julius. » (pp.309-310)
    « Tous les forums impériaux seront établis devant un temple, celui de la divinité dont se réclame plus particulièrement l’Empereur régnant.
    Le Forum de César exprime une pensée politique : la vie publique, désormais, ne se déroulera plus sous le regard de Jupiter Capitolin mais sous la protection « présente » de Vénus, mère des Énéades, patronne de la gens Julia, puisque le fondateur mythique de celle-ci, Énée, était issu de la déesse. Le plan même du Forum Julium marque l’avènement d’ambitions dynastiques, l’affirmation d’un caractère divin reconnu aux maîtres de Rome dans la cité nouvelle. […]
    Sur le champ de bataille de Philippes, [Auguste] promit d’élever un temple à Mars Vengeur (Mars Ultor), et c’est autour de ce temple qu’il établit son forum. » (p.312)
    « Vespasien, après sa victoire sur les Juifs, décida de construire un temple à la Paix, et de doter la dynastie qu’il instaurait d’un forum analogue à ceux des Julio-Claudiens. » (p.313)
    « Au sommet de la place [Forum Transitorium], Domitien, fidèle à la tradition commencée par César, édifia un temple à sa protectrice divine, la déesse Minerve. » (p.314)
    « Hadrien consacrera [sur le forum de Trajan] un sanctuaire à son prédécesseur divinisé. […] La seule [autre] présence divine au forum était celle de la déesse Liberté qui avait une chapelle dans l’abside nord-est de la basilique. » (p.315)
    « Auguste lui-même en avait aménagé deux autres [bibliothèques] dans les dépendances du temple d’Apollon sur le Palatin : l’une était consacré aux ouvrages de langue latine, l’autre aux œuvres grecques. » (p.317)
    « Apollon était le dieu des Empereurs. » (p.324)
    « C’est seulement en 264, aux funérailles de Junius Brutus, que furent donnés les premiers combats de gladiateurs […] Un siècle et demi plus tard les combats […] furent admis à figurer, mais à titre très exceptionnel, dans le programme des jeux publics, et l’aristocratie romaine, loin d’encourager le goût populaire, paraît avoir tout fait pour ne le satisfaire que le moins possible et dans des conditions d’inconfort volontairement maintenues. Mais à la fin de la République il fallut faire des concessions, et déjà les magistrats de cette époque corsaient les jeux qu’ils donnaient au peuple en présentant de nombreux couples de gladiateurs engagés dans des combats sans merci. C’est seulement en 29 avant Jésus-Christ que fut édifié, par Statilius Taurus, le premier amphithéâtre de pierre que Rome ait possédé. » (pp.329-330)
    « Même les pauvres devaient cependant prévoir le logement des deux ou trois esclaves sans lesquels un Romain se serait senti déshonoré. » (p.356)
    « Les jeux romains, dans leur essence, sont des actes religieux […] la coutume voulait que l’on assistât tête nue aux combats de l’amphithéâtre ou aux courses du cirque, comme on assistait aux sacrifices.
    Les jeux les plus anciens furent les jeux Romains (Ludi Romani), appelés aussi Grand Jeux (Ludi Magni). Ils se célébraient aux ides de septembre et duraient d’abord quatre jours, avant de s’étendre sur seize jours pleins après la mort de César. Ils commençaient par l’offrande solennelle à Jupiter d’un grand repas auquel participaient les magistrats supérieurs et les prêtres ; puis Jupiter lui-même, figuré par le consul, ou le préteur, en costume triomphal (toge brodée étincelante de pourpre, couronne de chêne), se rendait en cortège depuis le Capitole jusqu’au Cirque. Il était accompagné de la cité entière, rangée dans ses cadres civiques, les cavaliers en tête, puis les centuries de jeunes gens. Derrière eux venaient les concurrents, entourés de danseurs, de mimes, de tout un carnaval burlesque où l’on retrouvait les silhouettes de Silènes et de satyres, indécents et bariolés. […] Après les danseurs, des porteurs s’avançaient ; sur leurs épaules, des brancards étaient lourds d’objets précieux sortis pour la circonstance des trésors sacrés, de vases d’or, de jarres pleines de parfums, tout ce que la cité possédait de plus magnifique et de plus rare. Enfin arrivaient les dieux : anciennement, ils étaient figurés par des mannequins revêtus des attributs de chaque divinité ; plus tard -à partir du IIe siècle avant Jésus-Christ- on promena les statues elles-mêmes. Arrivé au Cirque, le cortège s’arrêtait, les dieux étaient installés sur le pulvinar, leur couche sacrée, surélevée, d’où ils pouvaient jouir le mieux du spectacle.
    Tel était le cérémonial des Grands Jeux, et aussi celui des jeux Plébéiens, qui ne tardèrent pas à doubler les premiers. Mais ces jeux n’étaient pas les seuls du calendrier romain. A chaque crise sous la République, plus tard à chaque avènement nouveau, d’autres venaient s’ajouter. Après les grands désastres de la seconde guerre punique, ce furent les jeux Apolliniens (en 212), qui firent une large place aux démonstrations hippiques et aux « voltigateurs » (desultores), probablement sous l’influence de Tarente.
    D’autres jeux étaient liés à des cultes agraires : jeux de Cérès, au mois d’avril, jeux de Flore, qui leur succédaient et duraient jusqu’au 3 mai. Ils mêlaient aux exhibitions ordinaires des rites particuliers dont la signification ne nous est pas toujours claire -pas plus qu’elle ne l’était aux Romains. Aux jeux de Cérès, on lâchait dans le cirque des renards à la queue desquels était attachée une torche allumée. Aux jeux de Flore, la coutume voulait que les courtisanes de la Ville s’exhibent toutes nues dans des danses lascives. Ce dernier rite est clair ; il s’agissait, au renouveau de l’année, de redonner aux forces de la fécondité leur pleine vigueur, et l’on n’aurait pas osé supprimer ce spectacle quelque indécent qu’il fût, par crainte de rendre l’année stérile.
    En 204, lorsque les Romains, sur l’ordre des Livres Sybillins, transportèrent dans leur ville la déesse Cybèle qu’ils allèrent chercher à Pessinonte, en Phrygie, ils instituèrent des jeux pour la nouvelle venue. Ce furent les Ludi Megalenses, qui furent célébrés pour la première fois selon le rite habituel des jeux romains. Mais dès 194, on y intercala des représentations théâtrales qui prirent de plus en plus d’importance. » (pp.377-379)
    « Tendance romaine qui acceptait les innovations mais voulait qu’elles fussent présentées comme de simples modifications d’un passé que l’on n’abandonnait pas tout à fait. » (p.380)
    « Le théâtre tragique contribua certainement à renforcer le sens du patriotisme, à lui conférer une signification spirituelle. » (p.383)
    « Il n’était pas rare qu’un condamné à mort prît la place de l’acteur au moment de la catastrophe. » (p.384)
    « Goût universel des masses populaires pour la cruauté. » (p.396)
    « Dès la République, le Sénat avait dû imposer des lois somptuaires qui restreignaient le luxe de la table, mais elles rentraient dans la politique générale tendant à maintenir les traditions d’austérité que l’on considérait comme nécessaires pour sauvegarder la pureté des mœurs. » (p.402-403)
    « La population de la Ville, au moins après la Révolution d’Auguste, était en somme très heureuse. […] Les Julio-Claudiens, considérant Rome comme leur protégée, se montraient généreux envers elle : travaux publics, ravitaillement, spectacles, ils prenaient tout à leur charge. Certains d’entre eux, Néron surtout, furent très aimés du peuple […] Ce qui, dans les villes provinciales, était une sorte de charité exercée spontanément par les grandes familles au profit des humbles devint, à Rome, un service public. On recueillit les orphelins, on dota les filles. Tout cela s’ajoutait aux distributions de vivres imposées par la tradition. […]
    C’était vers les villes qu’affluait la richesse et qu’elle pouvait plus aisément y refluer des possédants vers ceux qui n’avaient rien. » (pp.407-408)
    « Rome considérait comme l’un de ses devoirs primordiaux de porter secours, en cas de péril, aux cités alliées ou sujettes. […] La ville conquise continuait à jouir d’une grande autonomie, elle élisait ses magistrats, qui conservaient volontiers leur nom traditionnel […] rendaient la justice, faisaient régner l’ordre public, géraient les finances locales comme par le passé. Rome n’exerçaient qu’une sorte de tutelle et son action ne se faisait sentir que dans des cas déterminés, lorsqu’il fallait imposer des mesures d’intérêt fédéral, telles des réquisitions de matières premières pour l’armée ou la marine, de vivres pour la capitale, ou procéder à des levées de contingents auxiliaires, ou encore interdire des pratiques religieuses jugées contraires à l’ordre public. C’est ainsi que les cités alliées durent, en 189 avant Jésus-Christ, supprimer sur leur territoire toute association de Bacchants et que, plus tard, les Empereurs interdirent les sacrifices humains en Gaule et en Afrique, où les traditions locales tendaient à les maintenir. Les autorités romaines, c’est-à-dire, en pratique, le gouverneur et ses agents, se réservaient, à l’intérieur de chaque province, de régler les relations de cité à cité, jugeant les querelles, entendaient les plaintes contre les magistrats locaux et, surtout, garantissant les privilèges commerciaux ou juridiques des citoyens romains. L’armée n’intervenaient guère, lorsque, même, il y avait une armée dans la province. Sous l’Empire, seules les provinces impériales […] étaient dotées d’une garnison. » (pp.411-412)
    « L’Empire romain n’a pas connu de problème colonial. Son histoire compte très peu de rébellions inspirées par le sentiment national, et elles échouèrent toujours. » (p.414)
    « Dans l’est de la province d’Afrique (l’actuelle Tunisie) on rencontre […] des sanctuaires punico-romains consacrés à Baal-Saturne et à Junon Caelestis (Tânit). […] Le plus souvent, les temples de cette sorte étaient construits à la périphérie de la ville, tandis que les temples de type romain étaient groupés autour du forum. Nous connaissons plusieurs exemples de cette disposition, notamment à Dougga en Tunisie, et à Timgad. » (pp.424-425)
    -Pierre Grimal, La civilisation romaine, Flammarion, 1981 (1960 pour la première édition), 478 pages.




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