http://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Jean_Jaur%C3%A8s
"La philosophie elle-même revêt parfois des dehors belliqueux, fourbit ses armes et se mêle au combat politique ; elle ne regarde pas seulement le ciel, mais aussi la terre."
"Comme je ne rattache pas le socialisme allemand au matérialisme de "l'extrême-gauche hégélienne", mais à ces idéalistes qui s'appellent Luther, Kant, Fichte et Hegel, je veux, non seulement atteindre les vraies sources profondes du socialisme allemand, mais encore découvrir la future évolution de ce socialisme."
"Dans les replis profonds du socialisme survit le souffle allemand de l'idéalisme."
"Les théologiens se sont mis à philosopher, à partir de Luther, en posant, comme base de la foi et presque comme la foi elle-même, la liberté d'interpréter et de commenter. Aussi l'Allemagne actuelle commence-t-elle à Luther. Au commencement du XVIème siècle, le saint Empire allemand n'était guère qu'ombre ; il était divisé en d'innombrables principautés rivales, agitées comme une poussière d'orage. Cependant, lorsqu'il engage la lutte contre les indulgences, Luther oppose toute l'Allemagne opprimée et dévorée à l'avide et cupide Italie ; selon sa propre expression, il ressuscite "l'Allemagne unie". [...]
Quant à nous, nous trouvons déjà le socialisme inclus dans la doctrine et les écrits de Luther, nous avons le droit de dire que le socialisme allemand est intimement lié et rattaché aux premiers fondements de l'Allemagne."
"Tout chrétien est prêtre. Lorsqu'à une époque récente le suffrage universel fut décrété en France, beaucoup trouvèrent cette politique trop téméraire et comme monstrueuse. Combien Luther était plus audacieux, lui qui décrétait le sacerdoce universel !"
"Celui-là seulement est libre, à dit Louis Blanc, qui non seulement à le droit, mais encore la faculté et le pouvoir d'agir."
"Dès les premières prédications de Luther, le peuple allemand tout entier, toute la plus misérable populace de l'Allemagne se prit ardemment à désirer et à espérer l'avènement d'une justice parfaite même sur la terre. Elle frappait surtout de sa haine farouche les usuriers. Luther avaient envoyé à tous ses porteurs son libellé sur les usures, afin que partout ils condamnassent le prêt à intérêt et invitassent les usuriers à la restitution."
"Dès la découverte du Nouveau-Monde, cette société si calme et presque endormie commença à se désagréger. Les mines du nouveau monde regorgeaient d'argent et presque tous se mirent à désirer de nouvelles richesses et furent pris d'appétits nouveaux."
"Les philosophes allemands, comme Kant, Fichte, qui ont vécu et écrit à la fin du XVIIIème siècle se sont efforcés de concilier deux cités idéales pour ainsi dire contradictoires, dont l'une dérivait de la philosophie française, et l'autre de la monarchie prussienne elle-même."
"Kant accepte et reprend la distinction d'abord décrétée par les législateurs de la Révolution entre les citoyens actifs et les citoyens passifs."
"Fichte m'apparaît comme l'image agrandie, amplifiée de Kant."
"Qu'est-ce encore que ces Juifs, étroitement alliés entre eux, qui sont séparés des autres hommes comme d'ennemis et qui s'en écartent effectivement par le sang, la religion, la profession lucrative, qui accaparent toutes les affaires, toutes les richesses, qui courbent tous les hommes libres sous le joug de l'argent ?"
"La valeur de chaque chose dépend et des dépenses et du temps nécessaires à sa production. [...] Proudhon l'a dit, la théorie de la valeur est pour ainsi dire la pierre angulaire du socialisme. Fichte, le premier, a esquissé la théorie de la valeur, développée ensuite par Marx. [...]
Dans quelques cas, je l'avoue, dans certaines circonstances extraordinaires, la valeur n'est pas déterminée par la quantité de travail. Par exemple, si l'on offre de l'eau à des hommes altérés dans le désert, si l'on offre du pain à des hommes affamés dans une île, ils achèteront ce pain très rare, cette eau très rare, à un prix énorme. Mais ces hasards que quelques sots opposent orgueilleusement au socialisme, n'ont aucune signification, comme étant en dehors de toute règle et de l'ordre normal de la société. En effet, c'est le principal devoir de la société que par un commerce toujours en mouvement, les choses nécessaires à l'existence soient facilement mises à la portée de quiconque veut les acheter. Et il ne subsiste aucune règle, lorsque la vie elle-même de l'homme dépend non pas de la société mais d'un seul homme de telle sorte que celui-ci peut exiger, en échange d'une bouchée de pain, non seulement un prix exorbitant, mais encore la servitude du corps. Dans la société ordinaire, la vraie mesure de la valeur est la quantité de travail, non pas subordonnée mais conditionnée par son utilité."
"Marx justifie moins la nécessité du collectivisme par la légitimité de sa justice que par la fatalité historique de l'évolution sociale."
"Autrefois l'ordre économique fondé sur la terre était limité mais ferme, inébranlable ; aujourd'hui il est agité, secoué par tous les flots, les vents et tempêtes de la mer."
"Comment le socialisme est-il issu de la philosophie hégélienne ? A la vérité, Hegel a esquissé dans la société civile ce que l'on appelle socialisme d'Etat ; et du même coup il a donné force et vie aux corporations qui, réunies entre elles, aboutiraient rapidement au collectivisme. Il n'a pas précisément recommandé le collectivisme en fixant la propriété dans la sphère du particularisme et de l'individualisme. Mais le premier il a comparé l'Etat à un organisme, ce qui a été pour le socialisme un puissant argument en faveur de l'adoption pour les biens d'une forme organique unitaire. Ensuite Hegel n'a placé la liberté vraie et complète, ni dans l'individualité de la personne, l'isolement de l'individu, ni dans le prétendu libre-arbitre, mais dans l'universalité et dans l'Etat de façon à ce que l'Etat seul soit la liberté parfaite ; or cela est presque du socialisme. Puis, lorsqu'il a mis l'Etat au-dessus de la société civile et comme au-dessus de l'union extérieure apparente des citoyens, lorsqu'il a déclaré qu'ne l'Etat étaient incluses la véritable religion, la véritable philosophie, il a poussé les hommes à soumettre toute leur vie, c'est-à-dire même leurs biens, à l'unité, à la loi, à la raison divine de l'Etat. Voilà les appuis que le socialisme allemand a empruntés à la philosophie hégélienne du Droit.
Pris dans son ensemble, l'hégélianisme a favorisé le socialisme allemand non seulement par sa philosophie du droit et de l'Etat, mais encore par toute sa dialectique. De la description hégélienne des différents aspects, des divers moments de la marche progressive de l'Idée et de l'Absolu, nous concluons aisément que dans le monde, aucune forme de l'Idée, aucun moment de l'Absolu ne suffisent à eux-mêmes et ne valent pour l'éternité."
-Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, traduction par Adrien Veber de la thèse latine, in Revue Socialiste (de Benoît Malon), 1892.
https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_socialiste_de_la_France_contemporaine
Unité doctrinale du socialisme: https://jean-jaures.org/nos-productions/unite-doctrinale-du-socialisme-un-manuscrit-inedit-de-jaures-1891
"Une thèse forte et étonnante retient l’attention dès les premières lignes : contrairement aux affirmations des « partis bourgeois », pour l’auteur, la Révolution française fut une révolution socialiste. Il faut prendre en considération l’ensemble du développement pour tenter de comprendre comment Jaurès justifie cette affirmation qui sera contredite par la caractérisation célèbre de la Révolution française comme « bourgeoise » moins de dix ans plus tard, dans son Histoire socialiste de la Révolution française[8]. Une telle élucidation présente l’intérêt de permettre de comprendre ce que Jaurès, en 1891, entend par « socialisme »."
"Sa dynamique interne menait tendanciellement au socialisme[9]. Plusieurs éléments du texte vont dans ce sens : d’abord l’exposé des « origines intellectuelles » de la Révolution. Pour Jaurès, le rationalisme scientifique, sous le patronage de Roger Bacon et de Descartes, porterait en lui le socialisme car croire au pouvoir de la raison humaine, croire au progrès conduisent à viser l’abolition de l’ignorance et de la misère pour l’ensemble de l’humanité. Sur le plan des sources directement politiques, l’auteur tente de la même manière de montrer que les inspirateurs de la Révolution auraient peu ou prou prôné le socialisme. Pour cela, il reprend le canevas de l’argumentation de Babeuf au procès des Égaux. En effet, en 1797, après que sa conjuration visant à établir la communauté des biens dans la République a avorté, Babeuf, amené à se défendre devant un tribunal d’accusateurs à Vendôme, cite Rousseau, Mably, Diderot parmi ses inspirateurs[10]. Dans son sillage, Jaurès affirme que, par ses figures tutélaires, la Révolution, et notamment sa période jacobine, aurait clairement placé son œuvre sous le signe du socialisme.
Chez Babeuf, l’invocation de Rousseau et de Diderot (auteur présumé à l’époque du Code de la Nature, en réalité écrit par Étienne-Gabriel Morelly[11]) entre dans le cadre d’une stratégie visant à atténuer la spécificité de sa propre doctrine par rapport à celle de ces grands noms des Lumières, quitte à prendre consciemment quelques libertés avec la vérité. En effet, sa plaidoirie trahit notamment le fait qu’il est loin de considérer Rousseau comme un véritable « égal » et qu’il cherche essentiellement à se couvrir de son autorité. La perspective de Jaurès est un peu différente, même si les considérations stratégiques ne semblent pas non plus en être absentes. Il cherche à démontrer que, par leur critique radicale du droit de propriété, Rousseau et Diderot ont insufflé à la Révolution une trajectoire socialiste, même si cette trajectoire a finalement été brisée par la chute de Robespierre en thermidor an II (juillet 1794). Il est frappant de ce point de vue de constater que l’auteur du manuscrit, pour le démontrer, ne s’embarrasse pas d’une lecture rigoureuse des textes : il considère Rousseau comme un auteur d’« utopies communistes », sans que les écrits de ce dernier offrent une réelle base à cette affirmation[12]. De même, bien que la véritable paternité du Code de la Nature ait été rétablie dans l’édition de Villegardelle en 1841, qui honore la mémoire de Morelly[13], Jaurès estime suffisant, pour revendiquer le « socialisme » de Diderot, que celui-ci soit passé au XVIIIe siècle pour l’auteur du Code !"
"L’auteur du manuscrit introduit une distinction très nette entre le « communisme » des utopies prérévolutionnaires, ascétique et peu soucieux des libertés individuelles, et le « socialisme » issu du processus révolutionnaire, beaucoup plus « vivant » et « varié », qui aurait triomphé si… les « réactions bourgeoises, cléricales et césariennes » ne l’en avaient empêché. Il est à noter que le sens de la distinction établie ici par Jaurès entre communisme et socialisme est très proche de celui que l’on retrouvera dans le cours de son ami Durkheim sur le socialisme, professé en 1895-1896 à Bordeaux et publié par Marcel Mauss à titre posthume en 1928."
"Il y a eu le socialisme idéaliste et politique de la Révolution française, le socialisme religieux de la période Saint-Simonienne et enfin le Socialisme scientifique et historique représenté en France avec bien des mélanges, par Proudhon d’abord, et en Allemagne dans toute sa rigueur par Marx et Lassalle. Je voudrais montrer qu’il n’y a pas eu élimination totale de formes surannées du socialisme par des formes nouvelles, mais qu’en droit et en fait il subsiste dans le socialisme actuel quelques éléments vivants, inaltérables, des conceptions socialistes successives. Il y a donc une doctrine socialiste, et c’est avec toutes les forces de la pensée humaine depuis un siècle que nous pourrons agir sur la société présente pour la transformer."
"Le socialisme est beaucoup plus éloigné de la production du Moyen Âge que de la production capitaliste moderne : celle-ci est une étape nécessaire vers le socialisme, et en abolissant tout ce qui restait de l’économie du Moyen Âge, la Révolution a rapproché l’avènement du socialisme. Il n’est réalisable que par le développement de la grande industrie et du grand commerce par la concentration préalable des moyens de production et d’échange. Une société où seraient juxtaposés le régime capitaliste des manufactures et le régime des corporations du Moyen Âge, de la petite production réglementée et privilégiée serait beaucoup plus réfractaire au collectivisme que la société homogène créée par la Révolution et où la puissance du Capital se déploie sans obstacle. Il n’y a aucun rapport entre l’ancienne corporation et l’organisation socialiste."
"La corporation ancienne est née du morcellement du territoire et des antagonismes innombrables des intérêts et des forces : chaque ville, chaque commune avait ses corporations, qui se défendaient jalousement contre l’étranger, c’est-à-dire contre le citoyen de la ville voisine. De plus, c’est pour se protéger contre les seigneurs et les évêques que les artisans, producteurs et marchands se groupaient et se liaient les uns aux autres par des règlements étroits. Au contraire, l’organisation socialiste suppose la fusion de tous les éléments du pays, l’unité nationale absolue, la disparition de toutes les barrières entre les cités et entre les classes."
"Ceux qui ne retiennent de la Révolution que la condamnation portée par elle contre les groupements professionnels se méprennent étrangement. Elle ne songeait guère qu’aux corporations, et elle voulait avant tout que l’individu libéré n’ait en face de lui que la Nation et le Droit. Mais cela même est le socialisme. Les syndicats ouvriers ne sont pas le socialisme : ils n’en sont pas la forme définitive : ils sont un moyen de préparer le socialisme. Ils disparaîtront dans leur triomphe : car il n’y aura avec le socialisme ni patrons, ni ouvriers, mais des producteurs égaux et libres dont les rapports seront réglés par le droit, sous le contrôle de la nation."
"Cette idée du progrès illimité, non point banale et bourgeoise, mais grandiose et humaine puisque l’exaltation de sa puissance intérieure de pensée, est au XVIIIe siècle l’atmosphère même des esprits. Or comment espérer, comment affirmer le progrès illimité de l’homme sans affirmer, sans espérer le progrès illimité de tous les hommes ? Si l’humanité peut vaincre la nature par la science et la raison, elle doit avant tout vaincre ce qu’il y a en elle-même de nature rebelle et mauvaise, c’est-à-dire l’ignorance et la misère. Associer tous les hommes à la grandeur de l’humanité est le premier vœu et la plus belle victoire de la science. Tout homme a en lui la raison, et la raison, dirigée par une méthode exacte, peut en tout homme aboutir au vrai. L’éducation universelle sera donc une des plus grandes tâches de la science, et la science qui perce la nature comme un trait de feu devra se réfléchir en tous les esprits. Mais il est un excès de misère qui supprime dans l’homme le sentiment de la raison et le besoin de la vérité. Qui dit misère dit ignorance, et pis que cela, fatalité, éternité de l’ignorance. Guerre à l’ignorance signifiera donc aussi : guerre à la misère."
"Quelle humanité admirable et forte le XVIIIe siècle avait rêvée ! C’était là l’état d’esprit et de conscience de ces Conventionnels en qui la pensée du XVIIIe siècle respirait et combattait. Et si la Révolution française n’avait pas été plus qu’à demi-vaincue, si elle avait pu réaliser les programmes de la Convention, elle aurait accompli l’œuvre du socialisme sans que le mot même de socialisme eût été prononcé, par la seule vertu de l’idée de science identique pour elle à l’idée d’humanité : tandis que nous nous efforçons vers la justice sociale des bas-fonds de la misère, de l’ignorance et de la haine, elle y serait arrivée en suivant les hauteurs, dans la sérénité de la lumière."
"Il me plaît de montrer que ce pauvre et grand Babeuf en qui la stupide histoire ne montre guère qu’un conspirateur criminel ou un fanatique imbécile se rattachait à la pensée du xviiie siècle en ce qu’elle a de plus généreux et de plus décisif."
".« Les hommes éclairés » eux-mêmes commencent à savoir que le socialisme a rompu avec le communisme, ou plutôt s’en est dégagé, et que le collectivisme n’est pas le communisme. Les utopies communistes des Mably, des Jean-Jacques, des Morelly n’avaient de valeur que comme antithèse absolue à un état social où sous le nom de propriété règne le brigandage. Si la Révolution française s’était efforcée vers l’idéal égal de Jean-Jacques, de Mably, de Babeuf, elle n’y serait certainement pas parvenue car elle aurait rencontré toutes les résistances de la liberté et de la vie. Elle aurait dû concilier dans une large synthèse l’égalité sociale avec l’individualité, la spontanéité, l’initiative des citoyens, la sévérité de la justice et les richesses de la civilisation. Les systèmes communistes les plus extrêmes et, à nos yeux, les plus impraticables et les plus absurdes ne sont donc pas dans la Révolution française une quantité négligeable. Ils sont un des pôles, un des centres d’attraction entre lesquels la Révolution se mouvait, et on en peut constater l’influence croissante dans la courbe de la pensée et de l’action Révolutionnaires. Si cette pensée et cette action n’avaient pas été contrariées et refoulées par toutes les puissances de réaction coalisées sourdement au 9 Thermidor, si la courbe, au lieu de rebrousser, avait pu se prolonger et manifester toute sa loi, c’est à un socialisme très vivant et très varié, mais au socialisme que la Révolution eût abouti ; c’est un collectivisme très souple et très libéral, mais c’est le collectivisme qu’elle eût réalisé. Ce n’est point là une hypothèse, car toutes les forces de la Révolution, consciemment ou non, tendaient là, et il suffit de les continuer par la pensée, au-delà des réactions bourgeoises, cléricales et césariennes qui ont interrompu la Révolution pour les voir converger en un socialisme puissant, civilisé et humain."
-Jean Jaurès, "Unité doctrinale du socialisme" ou "Manuscrit de 1891".
"La philosophie elle-même revêt parfois des dehors belliqueux, fourbit ses armes et se mêle au combat politique ; elle ne regarde pas seulement le ciel, mais aussi la terre."
"Comme je ne rattache pas le socialisme allemand au matérialisme de "l'extrême-gauche hégélienne", mais à ces idéalistes qui s'appellent Luther, Kant, Fichte et Hegel, je veux, non seulement atteindre les vraies sources profondes du socialisme allemand, mais encore découvrir la future évolution de ce socialisme."
"Dans les replis profonds du socialisme survit le souffle allemand de l'idéalisme."
"Les théologiens se sont mis à philosopher, à partir de Luther, en posant, comme base de la foi et presque comme la foi elle-même, la liberté d'interpréter et de commenter. Aussi l'Allemagne actuelle commence-t-elle à Luther. Au commencement du XVIème siècle, le saint Empire allemand n'était guère qu'ombre ; il était divisé en d'innombrables principautés rivales, agitées comme une poussière d'orage. Cependant, lorsqu'il engage la lutte contre les indulgences, Luther oppose toute l'Allemagne opprimée et dévorée à l'avide et cupide Italie ; selon sa propre expression, il ressuscite "l'Allemagne unie". [...]
Quant à nous, nous trouvons déjà le socialisme inclus dans la doctrine et les écrits de Luther, nous avons le droit de dire que le socialisme allemand est intimement lié et rattaché aux premiers fondements de l'Allemagne."
"Tout chrétien est prêtre. Lorsqu'à une époque récente le suffrage universel fut décrété en France, beaucoup trouvèrent cette politique trop téméraire et comme monstrueuse. Combien Luther était plus audacieux, lui qui décrétait le sacerdoce universel !"
"Celui-là seulement est libre, à dit Louis Blanc, qui non seulement à le droit, mais encore la faculté et le pouvoir d'agir."
"Dès les premières prédications de Luther, le peuple allemand tout entier, toute la plus misérable populace de l'Allemagne se prit ardemment à désirer et à espérer l'avènement d'une justice parfaite même sur la terre. Elle frappait surtout de sa haine farouche les usuriers. Luther avaient envoyé à tous ses porteurs son libellé sur les usures, afin que partout ils condamnassent le prêt à intérêt et invitassent les usuriers à la restitution."
"Dès la découverte du Nouveau-Monde, cette société si calme et presque endormie commença à se désagréger. Les mines du nouveau monde regorgeaient d'argent et presque tous se mirent à désirer de nouvelles richesses et furent pris d'appétits nouveaux."
"Les philosophes allemands, comme Kant, Fichte, qui ont vécu et écrit à la fin du XVIIIème siècle se sont efforcés de concilier deux cités idéales pour ainsi dire contradictoires, dont l'une dérivait de la philosophie française, et l'autre de la monarchie prussienne elle-même."
"Kant accepte et reprend la distinction d'abord décrétée par les législateurs de la Révolution entre les citoyens actifs et les citoyens passifs."
"Fichte m'apparaît comme l'image agrandie, amplifiée de Kant."
"Qu'est-ce encore que ces Juifs, étroitement alliés entre eux, qui sont séparés des autres hommes comme d'ennemis et qui s'en écartent effectivement par le sang, la religion, la profession lucrative, qui accaparent toutes les affaires, toutes les richesses, qui courbent tous les hommes libres sous le joug de l'argent ?"
"La valeur de chaque chose dépend et des dépenses et du temps nécessaires à sa production. [...] Proudhon l'a dit, la théorie de la valeur est pour ainsi dire la pierre angulaire du socialisme. Fichte, le premier, a esquissé la théorie de la valeur, développée ensuite par Marx. [...]
Dans quelques cas, je l'avoue, dans certaines circonstances extraordinaires, la valeur n'est pas déterminée par la quantité de travail. Par exemple, si l'on offre de l'eau à des hommes altérés dans le désert, si l'on offre du pain à des hommes affamés dans une île, ils achèteront ce pain très rare, cette eau très rare, à un prix énorme. Mais ces hasards que quelques sots opposent orgueilleusement au socialisme, n'ont aucune signification, comme étant en dehors de toute règle et de l'ordre normal de la société. En effet, c'est le principal devoir de la société que par un commerce toujours en mouvement, les choses nécessaires à l'existence soient facilement mises à la portée de quiconque veut les acheter. Et il ne subsiste aucune règle, lorsque la vie elle-même de l'homme dépend non pas de la société mais d'un seul homme de telle sorte que celui-ci peut exiger, en échange d'une bouchée de pain, non seulement un prix exorbitant, mais encore la servitude du corps. Dans la société ordinaire, la vraie mesure de la valeur est la quantité de travail, non pas subordonnée mais conditionnée par son utilité."
"Marx justifie moins la nécessité du collectivisme par la légitimité de sa justice que par la fatalité historique de l'évolution sociale."
"Autrefois l'ordre économique fondé sur la terre était limité mais ferme, inébranlable ; aujourd'hui il est agité, secoué par tous les flots, les vents et tempêtes de la mer."
"Comment le socialisme est-il issu de la philosophie hégélienne ? A la vérité, Hegel a esquissé dans la société civile ce que l'on appelle socialisme d'Etat ; et du même coup il a donné force et vie aux corporations qui, réunies entre elles, aboutiraient rapidement au collectivisme. Il n'a pas précisément recommandé le collectivisme en fixant la propriété dans la sphère du particularisme et de l'individualisme. Mais le premier il a comparé l'Etat à un organisme, ce qui a été pour le socialisme un puissant argument en faveur de l'adoption pour les biens d'une forme organique unitaire. Ensuite Hegel n'a placé la liberté vraie et complète, ni dans l'individualité de la personne, l'isolement de l'individu, ni dans le prétendu libre-arbitre, mais dans l'universalité et dans l'Etat de façon à ce que l'Etat seul soit la liberté parfaite ; or cela est presque du socialisme. Puis, lorsqu'il a mis l'Etat au-dessus de la société civile et comme au-dessus de l'union extérieure apparente des citoyens, lorsqu'il a déclaré qu'ne l'Etat étaient incluses la véritable religion, la véritable philosophie, il a poussé les hommes à soumettre toute leur vie, c'est-à-dire même leurs biens, à l'unité, à la loi, à la raison divine de l'Etat. Voilà les appuis que le socialisme allemand a empruntés à la philosophie hégélienne du Droit.
Pris dans son ensemble, l'hégélianisme a favorisé le socialisme allemand non seulement par sa philosophie du droit et de l'Etat, mais encore par toute sa dialectique. De la description hégélienne des différents aspects, des divers moments de la marche progressive de l'Idée et de l'Absolu, nous concluons aisément que dans le monde, aucune forme de l'Idée, aucun moment de l'Absolu ne suffisent à eux-mêmes et ne valent pour l'éternité."
-Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, traduction par Adrien Veber de la thèse latine, in Revue Socialiste (de Benoît Malon), 1892.
https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_socialiste_de_la_France_contemporaine
Unité doctrinale du socialisme: https://jean-jaures.org/nos-productions/unite-doctrinale-du-socialisme-un-manuscrit-inedit-de-jaures-1891
"Une thèse forte et étonnante retient l’attention dès les premières lignes : contrairement aux affirmations des « partis bourgeois », pour l’auteur, la Révolution française fut une révolution socialiste. Il faut prendre en considération l’ensemble du développement pour tenter de comprendre comment Jaurès justifie cette affirmation qui sera contredite par la caractérisation célèbre de la Révolution française comme « bourgeoise » moins de dix ans plus tard, dans son Histoire socialiste de la Révolution française[8]. Une telle élucidation présente l’intérêt de permettre de comprendre ce que Jaurès, en 1891, entend par « socialisme »."
"Sa dynamique interne menait tendanciellement au socialisme[9]. Plusieurs éléments du texte vont dans ce sens : d’abord l’exposé des « origines intellectuelles » de la Révolution. Pour Jaurès, le rationalisme scientifique, sous le patronage de Roger Bacon et de Descartes, porterait en lui le socialisme car croire au pouvoir de la raison humaine, croire au progrès conduisent à viser l’abolition de l’ignorance et de la misère pour l’ensemble de l’humanité. Sur le plan des sources directement politiques, l’auteur tente de la même manière de montrer que les inspirateurs de la Révolution auraient peu ou prou prôné le socialisme. Pour cela, il reprend le canevas de l’argumentation de Babeuf au procès des Égaux. En effet, en 1797, après que sa conjuration visant à établir la communauté des biens dans la République a avorté, Babeuf, amené à se défendre devant un tribunal d’accusateurs à Vendôme, cite Rousseau, Mably, Diderot parmi ses inspirateurs[10]. Dans son sillage, Jaurès affirme que, par ses figures tutélaires, la Révolution, et notamment sa période jacobine, aurait clairement placé son œuvre sous le signe du socialisme.
Chez Babeuf, l’invocation de Rousseau et de Diderot (auteur présumé à l’époque du Code de la Nature, en réalité écrit par Étienne-Gabriel Morelly[11]) entre dans le cadre d’une stratégie visant à atténuer la spécificité de sa propre doctrine par rapport à celle de ces grands noms des Lumières, quitte à prendre consciemment quelques libertés avec la vérité. En effet, sa plaidoirie trahit notamment le fait qu’il est loin de considérer Rousseau comme un véritable « égal » et qu’il cherche essentiellement à se couvrir de son autorité. La perspective de Jaurès est un peu différente, même si les considérations stratégiques ne semblent pas non plus en être absentes. Il cherche à démontrer que, par leur critique radicale du droit de propriété, Rousseau et Diderot ont insufflé à la Révolution une trajectoire socialiste, même si cette trajectoire a finalement été brisée par la chute de Robespierre en thermidor an II (juillet 1794). Il est frappant de ce point de vue de constater que l’auteur du manuscrit, pour le démontrer, ne s’embarrasse pas d’une lecture rigoureuse des textes : il considère Rousseau comme un auteur d’« utopies communistes », sans que les écrits de ce dernier offrent une réelle base à cette affirmation[12]. De même, bien que la véritable paternité du Code de la Nature ait été rétablie dans l’édition de Villegardelle en 1841, qui honore la mémoire de Morelly[13], Jaurès estime suffisant, pour revendiquer le « socialisme » de Diderot, que celui-ci soit passé au XVIIIe siècle pour l’auteur du Code !"
"L’auteur du manuscrit introduit une distinction très nette entre le « communisme » des utopies prérévolutionnaires, ascétique et peu soucieux des libertés individuelles, et le « socialisme » issu du processus révolutionnaire, beaucoup plus « vivant » et « varié », qui aurait triomphé si… les « réactions bourgeoises, cléricales et césariennes » ne l’en avaient empêché. Il est à noter que le sens de la distinction établie ici par Jaurès entre communisme et socialisme est très proche de celui que l’on retrouvera dans le cours de son ami Durkheim sur le socialisme, professé en 1895-1896 à Bordeaux et publié par Marcel Mauss à titre posthume en 1928."
"Il y a eu le socialisme idéaliste et politique de la Révolution française, le socialisme religieux de la période Saint-Simonienne et enfin le Socialisme scientifique et historique représenté en France avec bien des mélanges, par Proudhon d’abord, et en Allemagne dans toute sa rigueur par Marx et Lassalle. Je voudrais montrer qu’il n’y a pas eu élimination totale de formes surannées du socialisme par des formes nouvelles, mais qu’en droit et en fait il subsiste dans le socialisme actuel quelques éléments vivants, inaltérables, des conceptions socialistes successives. Il y a donc une doctrine socialiste, et c’est avec toutes les forces de la pensée humaine depuis un siècle que nous pourrons agir sur la société présente pour la transformer."
"Le socialisme est beaucoup plus éloigné de la production du Moyen Âge que de la production capitaliste moderne : celle-ci est une étape nécessaire vers le socialisme, et en abolissant tout ce qui restait de l’économie du Moyen Âge, la Révolution a rapproché l’avènement du socialisme. Il n’est réalisable que par le développement de la grande industrie et du grand commerce par la concentration préalable des moyens de production et d’échange. Une société où seraient juxtaposés le régime capitaliste des manufactures et le régime des corporations du Moyen Âge, de la petite production réglementée et privilégiée serait beaucoup plus réfractaire au collectivisme que la société homogène créée par la Révolution et où la puissance du Capital se déploie sans obstacle. Il n’y a aucun rapport entre l’ancienne corporation et l’organisation socialiste."
"La corporation ancienne est née du morcellement du territoire et des antagonismes innombrables des intérêts et des forces : chaque ville, chaque commune avait ses corporations, qui se défendaient jalousement contre l’étranger, c’est-à-dire contre le citoyen de la ville voisine. De plus, c’est pour se protéger contre les seigneurs et les évêques que les artisans, producteurs et marchands se groupaient et se liaient les uns aux autres par des règlements étroits. Au contraire, l’organisation socialiste suppose la fusion de tous les éléments du pays, l’unité nationale absolue, la disparition de toutes les barrières entre les cités et entre les classes."
"Ceux qui ne retiennent de la Révolution que la condamnation portée par elle contre les groupements professionnels se méprennent étrangement. Elle ne songeait guère qu’aux corporations, et elle voulait avant tout que l’individu libéré n’ait en face de lui que la Nation et le Droit. Mais cela même est le socialisme. Les syndicats ouvriers ne sont pas le socialisme : ils n’en sont pas la forme définitive : ils sont un moyen de préparer le socialisme. Ils disparaîtront dans leur triomphe : car il n’y aura avec le socialisme ni patrons, ni ouvriers, mais des producteurs égaux et libres dont les rapports seront réglés par le droit, sous le contrôle de la nation."
"Cette idée du progrès illimité, non point banale et bourgeoise, mais grandiose et humaine puisque l’exaltation de sa puissance intérieure de pensée, est au XVIIIe siècle l’atmosphère même des esprits. Or comment espérer, comment affirmer le progrès illimité de l’homme sans affirmer, sans espérer le progrès illimité de tous les hommes ? Si l’humanité peut vaincre la nature par la science et la raison, elle doit avant tout vaincre ce qu’il y a en elle-même de nature rebelle et mauvaise, c’est-à-dire l’ignorance et la misère. Associer tous les hommes à la grandeur de l’humanité est le premier vœu et la plus belle victoire de la science. Tout homme a en lui la raison, et la raison, dirigée par une méthode exacte, peut en tout homme aboutir au vrai. L’éducation universelle sera donc une des plus grandes tâches de la science, et la science qui perce la nature comme un trait de feu devra se réfléchir en tous les esprits. Mais il est un excès de misère qui supprime dans l’homme le sentiment de la raison et le besoin de la vérité. Qui dit misère dit ignorance, et pis que cela, fatalité, éternité de l’ignorance. Guerre à l’ignorance signifiera donc aussi : guerre à la misère."
"Quelle humanité admirable et forte le XVIIIe siècle avait rêvée ! C’était là l’état d’esprit et de conscience de ces Conventionnels en qui la pensée du XVIIIe siècle respirait et combattait. Et si la Révolution française n’avait pas été plus qu’à demi-vaincue, si elle avait pu réaliser les programmes de la Convention, elle aurait accompli l’œuvre du socialisme sans que le mot même de socialisme eût été prononcé, par la seule vertu de l’idée de science identique pour elle à l’idée d’humanité : tandis que nous nous efforçons vers la justice sociale des bas-fonds de la misère, de l’ignorance et de la haine, elle y serait arrivée en suivant les hauteurs, dans la sérénité de la lumière."
"Il me plaît de montrer que ce pauvre et grand Babeuf en qui la stupide histoire ne montre guère qu’un conspirateur criminel ou un fanatique imbécile se rattachait à la pensée du xviiie siècle en ce qu’elle a de plus généreux et de plus décisif."
".« Les hommes éclairés » eux-mêmes commencent à savoir que le socialisme a rompu avec le communisme, ou plutôt s’en est dégagé, et que le collectivisme n’est pas le communisme. Les utopies communistes des Mably, des Jean-Jacques, des Morelly n’avaient de valeur que comme antithèse absolue à un état social où sous le nom de propriété règne le brigandage. Si la Révolution française s’était efforcée vers l’idéal égal de Jean-Jacques, de Mably, de Babeuf, elle n’y serait certainement pas parvenue car elle aurait rencontré toutes les résistances de la liberté et de la vie. Elle aurait dû concilier dans une large synthèse l’égalité sociale avec l’individualité, la spontanéité, l’initiative des citoyens, la sévérité de la justice et les richesses de la civilisation. Les systèmes communistes les plus extrêmes et, à nos yeux, les plus impraticables et les plus absurdes ne sont donc pas dans la Révolution française une quantité négligeable. Ils sont un des pôles, un des centres d’attraction entre lesquels la Révolution se mouvait, et on en peut constater l’influence croissante dans la courbe de la pensée et de l’action Révolutionnaires. Si cette pensée et cette action n’avaient pas été contrariées et refoulées par toutes les puissances de réaction coalisées sourdement au 9 Thermidor, si la courbe, au lieu de rebrousser, avait pu se prolonger et manifester toute sa loi, c’est à un socialisme très vivant et très varié, mais au socialisme que la Révolution eût abouti ; c’est un collectivisme très souple et très libéral, mais c’est le collectivisme qu’elle eût réalisé. Ce n’est point là une hypothèse, car toutes les forces de la Révolution, consciemment ou non, tendaient là, et il suffit de les continuer par la pensée, au-delà des réactions bourgeoises, cléricales et césariennes qui ont interrompu la Révolution pour les voir converger en un socialisme puissant, civilisé et humain."
-Jean Jaurès, "Unité doctrinale du socialisme" ou "Manuscrit de 1891".
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 6 Déc - 23:33, édité 13 fois