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    Léon Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Essai - Léon Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote Empty Léon Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 27 Juil 2021 - 20:49

    https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Oll%C3%A9-Laprune


    "Vous êtes tout pénétré de la doctrine d'Aristote et vous réglez votre conduite d'après ses principes. Que serez-vous?

    Votre vie sera belle, moralement belle, ou du moins votre ambition sera de communiquer à toutes vos actions cette beauté qui les rend dignes de louange. Vous savez que si le tempérament peut contribuer à la vertu, elle n'est pourtant pas un pur don de la nature, et que, si les circonstances peuvent lui venir en aide, elle n'est pas le résultat d'une bonne fortune : elle est le fruit de l'exercice, de l'habitude, et comme d'un travail entrepris et poursuivi avec réflexion et liberté. Il y a des actions dont vous êtes le maître, vous les reconnaissez comme vôtres depuis le commencement jusqu'à la fin, parce que vous les voyez naître d'un dessein formé par vous et s'accomplir suivant ce dessein, malgré, les influences contraires et les obstacles. Vous vous appliquerez donc, avec une énergie persévérante, à agir d'une manière droite. Ayant en vue un noble but, vous y marcherez d'un pas ferme. Vous serez courageux et tempérant, libéral et magnanime, vous pratiquerez la justice, vous observerez l'équité, vous serez un parfait ami. Tout cela est beau. L'honnêteté morale consiste en cela. Avec ces vertus morales, on est un honnête homme, un homme comme il faut, un homme de bien [...] on est de ceux qui font bien en ce monde leur métier d'homme, on vit d'une manière noble, belle, excellente [...] Mais vous ne devez pas vous en tenir là. Si la vertu pratique est d'un très grand prix, il y a pourtant une chose plus éminente encore: c'est la« sagesse. Cherchez dans la contemplation des objets éternels la perfection la plus haute et la félicité la plus grande qui se puisse concevoir, et ne désespérez pas d'atteindre en quelque sorte la vie divine elle- même en pensant le divin.
    La vertu morale et la vie pratique, la sagesse et la vie contemplative, ces mots résument tout. Soyez bien un homme et devenez presque un dieu.

    Mais entrons dans le détail.

    Ce n'est point pour languir dans l'oisiveté ou pour ne vous occuper qu'à des bagatelles que vous êtes né. Comme la nature n'est point inactive et ne fait rien en vain, vous aussi vous ne devez point demeurer lâchement endormi ou ne vous agiter que pour de futiles objets. La vie est chose sérieuse, et nul ne sera bon, s'il n'est sérieux.
    Actif et sérieusement occupé, vous serez, dans l'occasion, fort, intrépide, vaillant. Vous n'ignorerez pas le péril, vous ne le chercherez pas inutilement : vous saurez l'affronter, le braver; vous garderez entre la crainte et la témérité un juste milieu, et ainsi vos dispositions intérieures et vos actions auront cette heureuse mesure qui est le propre caractère de la beauté morale, de la vertu vraie. Vous serez un homme de cœur, un homme fort. Le courage, c'est la vigueur qui appartient à l'homme, c'est la mâle énergie, c'est la virilité. Vous ne briserez point les obstacles par un aveugle élan, vous n'irez point au devant de la mort sans raison, car cet emportement irréfléchi et cette impétuosité toute d'instinct conviennent à la bête plutôt qu'à l'homme. Le courage est fait de force et de lumière. Voyant les maux qui vous menacent et sachant combien ils sont grands, vous demeurerez néanmoins intrépide, parce que la mort est préférable à une vie honteuse. Vous voudrez donc et souffrir et mourir, si cela est beau; et vous le voudrez, parce que c'est beau. La nécessité ne fait pas le mérite ni le prix de l'action. Subir ce qui est imposé parce qu'on ne peut faire autrement, ne donne aucun titre à la louange due aux courageux. Il faut avoir en vue ce qui est beau pour accomplir une action belle. Il ne faut pas non plus jeter la vie comme une chose sans valeur, et se hasarder dans les périls avec une insouciance dédaigneuse. Ainsi font les mercenaires. Un citoyen courageux, animé de nobles sentiments, sait qu'il a beaucoup à perdre, il sait ce que vaut la vie ; pour lui qui pratique les plus belles vertus, elle a un prix particulier; il l'estime puisqu'il la trouve remplie des biens les plus grands et les plus exquis ; il considère combien elle est belle, combien honorable, combien douce, et il meurt. Il sacrifie pour la patrie tous ces avantages. Voilà le courage véritable.

    Les occasions de déployer à un degré héroïque cette vertu sont rares, mais la disposition d'âme qu'elle requiert ou dans laquelle elle consiste, doit être constante en vous, si vous voulez être bon et moralement beau. Il faut que vous soyez dans cet état d'âme et comme prêt à agir en conséquence. La vertu est une habitude, habitude active ; une chose qu'on a, qu'on possède et dont on est prêt à user. Dans les petites occasions, vous exercerez votre courage, si vous êtes courageux ; et toujours vous serez dans la disposition d'un homme qui domine la peur par la raison en vue du beau.

    La tempérance se joindra chez vous au courage. L'une et l'autre vertu vous empêcheront de descendre au-dessous de l'homme, et de même que vous ne fuirez pas lâchement le danger ni ne vous y jetterez en aveugle à la façon de la brute, ainsi vous ne vous abandonnerez point aux plaisirs corporels comme l'animal sans raison. Ici encore vous observerez une règle, vous garderez la mesure, et, faisant ce qu'il convient de faire, mettant l'ordre dans vos désirs et dans vos actions, vous serez beau. Vous imposerez un frein à la concupiscence, vous réprimerez la sensualité, vous serez continent. Cette retenue exigée par la raison, c'est un vrai empire sur soi-même. Vous résisterez à la fougue du désir né dans les basses régions, et vous serez maître de vous. Vous aurez toujours la raison pour guide et vous soumettrez à sa direction suprême ce qui en vous est sans raison. Vous rendrez raisonnables les mouvements de votre cœur, vous ferez participer à la raison la passion même, et tout en vous sera conduit par la raison et comme rempli de sa lumière et de sa beauté.

    Ainsi une admirable harmonie régnera entre vos puissances.

    Modéré dans l'usage des plaisirs, vous userez aussi des richesses avec mesure. Vous serez libéral et magnifique : vous ne serez ni cupide, ni avare, ni prodigue. Il n'est digne d'un homme ni d'appeler les richesses avec ardeur, ni de les entasser avec un soin jaloux, ni de les répandre au hasard avec mépris. Jamais vous ne préférerez l'argent à la vertu ou à l'honneur. Vous verrez dans l'argent non un but, mais un moyen, un instrument, et votre vertu y trouvera une occasion d'agir. Toujours homme et ami du beau avant tout [...] vous envisagerez dans la fortune la faculté qu'elle vous offre d'obliger autrui. Ne pouvoir pas donner n'est pas souhaitable. Il est meilleur de donner que de recevoir. Celui qui fait du bien aux autres, agit d'une manière excellente, vraiment libre et libérale, il se montre par là maître de ses biens, et il a le précieux avantage de s'attacher ceux qu'il oblige, étant la cause et l'auteur de leur prospérité. Que si ces libéralités entraînent pour lui quelque inconvénient, il se réjouit encore en cette occurrence puisque sa vertu brille de plus d'éclat à ses propres yeux ; et de même que les parents aimant d'une amour singulière leurs enfants et les poètes leurs vers, comme choses nées d'eux-mêmes, trouvent dans la peine même qu'ils leur coûtent je ne sais quelle douceur, parce que cette peine est un signe de leur fécondité et de leur puissance presque créatrice, ainsi, quand on oblige autrui, on n'est pas fâché de rencontrer quelque difficulté, cela fait mieux voir la grandeur du service rendu et de la reconnaissance méritée, et l'on trouve dans le spectacle ou plutôt dans la conscience d'une activité plus grande et plus excellente, un plaisir plus profond et plus doux.

    Vous ne redouterez pas ce témoignage intime, vous ne craindrez pas de savoir ce que vous valez : vous ne serez ni superbe, ni arrogant, ni insolent, mais vous aurez de votre dignité un juste sentiment, et vous ne méconnaîtrez pas votre vertu. L'honneur et la gloire sont dus à qui fait des choses grandes et belles. Pourquoi ne voudriez-vous pas être estimé par les autres tel que vous êtes ? Étant grand, vous aimerez à être tenu pour grand ; faisant bien, vous ne dédaignerez pas d'être réputé bon. Non que la louange vous paraisse une récompense adéquate pour ainsi dire à l'étendue de la vertu, ni que vous preniez plaisir à être loué par quiconque vous loue : vous savez bien que la vertu est belle par elle-même ; vous savez aussi que la louange des sots est sans valeur, comme leur mépris : comment vous soucieriez- vous du jugement de ceux qui sont incapables de juger ? La haine des méchants ne vous touche pas non plus. Vous méprisez tout ce que disent de vous ceux que leur malice ou leur sottise rend incompétents. Mais l'estime des bons a du prix à vos yeux, et la louange des faibles, quand elle est juste, ressemble aux hommages que les mortels rendent aux dieux : vous pouvez vous y plaire.

    Ayant conscience de votre excellence, vous aimez à trouver dans les autres l'écho de ce témoignage intérieur. Tout cela est magnanimité. Ce n'est point à proprement parler une vertu nouvelle, mais c'est ce qui ajoute à toutes les autres un lustre nouveau, c'est l'éclat même et la splendeur de cette beauté que les vertus nous communiquent.
    Vous ne vivrez donc pas solitaire. Aussi bien n'est-ce point là votre destinée. La nature ne vous a pas fait pour demeurer seul avec vous-même. Elle vous a fait sociable. Les liens de la famille et de la société civile ne sont pas des inventions de l'art; l'homme est un être né pour vivre en société [...] Vous n'aurez tout le développement que vous devez souhaiter que si vous prenez garde aux intérêts des autres. La justice est une vertu qui concerne autrui, une vertu sociale : vous serez juste. Vous aurez en vue le bien des autres. Le comble de la méchanceté morale, c'est d'être mauvais non seulement soi-même et pour soi, mais encore dans ses rapports avec autrui. Le comble de la perfection morale sera de régler selon la vertu non pas seulement son propre intérieur, mais la famille, la cité, l'État, et d'observer dans toutes ses relations avec les hommes, la mesure, la convenance, en un mot la raison. La justice pourra être considérée comme la vertu complète, parfaite, non que toute vertu, prise en soi, rentre dans la justice, mais toute vertu, en tant qu'elle a du rapport avec autrui, est, à ce titre, justice. Aussi n'y a-t-il rien dans la vertu qui ne puisse devenir l'objet d'une décision, d'une prescription sociale; et cela même est loi, qui est commandé par la société selon les règles de la raison.

    La loi détermine et rend sensible ce que la droite raison conçoit comme beau et bon. La loi en fait un commandement précis. Tout ce que la loi définit est légitime, tout ce qui est légitime est juste, et c'est ce qui est selon la vertu, qui, étant prescrit positivement, est légitime et juste. La lâcheté ou l'intempérance sont choses injustes : le lâche et le débauché agissent en définitive contre la loi, ils transgressent une prescription formelle de la loi. Quiconque agit bien, est juste : il agit selon la loi, il obéit à la loi. Les lois ont des préceptes sur toutes choses. Elles ont en vue les avantages de tous, ou des meilleurs, ou des chefs de la société; et elles déterminent leurs droits respectifs. Tout ce qui produit ou conserve le bien général et celui des membres de la société, tout cela est juste. Mais comme la vertu seule procure et assure cet heureux état des individus et de l'ensemble, la loi ordonne aux citoyens d'être vertueux : elle leur prescrit de ne pas sortir des rangs dans les combats, de ne pas prendre la fuite, de ne pas jeter leurs armes, en un mot elle leur commande d'être courageux ; elle leur prescrit de ne pas commettre d'adultères et de ne pas se livrer à la débauche, elle leur commande d'être tempérants, elle leur défend de se frapper et de s'injurier les uns les autres, elle veut qu'ils soient doux; et ainsi pour toutes les vertus et pour tous les vices. Ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter, voilà ce que la loi définit, bien, si elle est bonne, imparfaitement, si elle n'a pas été préparée avec assez de soin et si elle improvise, pour ainsi dire, ses décisions.

    Toute loi n'est donc pas toujours ce qu'elle pourrait et devrait être; mais l'essence de la loi, la raison, le principe, la fin de la loi, c'est d'assurer le complet et parfait développement de la cité, de l'État, c'est la forme la plus convenable que puisse recevoir la nature humaine, c'est la plus appropriée à l'homme, la seule où l'homme soit tout à fait lui-même. La loi, dans son essence, est donc bonne, et c'est pour le bien qu'elle est, pour le bien de tous et pour le bien de chacun. Qu'elle puisse çà et là s'écarter du but, le manquer, c'est chose qui ne doit pas étonner. [...] On ne nie point ses manquements, mais ils ne font pas méconnaître sa direction générale et son caractère essentiel. Ainsi des lois. Il y a des lois mauvaises ; il y en a qui vont contre le but ; il y en a qui ne l'atteignent pas. Il faut constater ces erreurs et maintenir que la loi, généralement parlant, a en vue le bien.

    Vous donc qui voulez être vertueux, que ferez-vous ? Vous distinguerez ce qui est légitime au vrai sens du mot, et ce qui est purement légal. Vous déclarerez légitime toute prescription de la loi qui est conforme à la nature et à la droite raison ; et vous aurez pour ces choses légitimes [...] pour ces prescriptions, ces institutions, ces interdictions, ces droits, un respect qui ne se démentira pas. La légalité vous semblera tantôt bonne et tantôt mauvaise : bonne, alors que, ne procédant point, il est vrai, de la nature, elle ne la contrariera pas non plus: mauvaise, alors qu'elle n'aura pas d'autre fondement que la volonté arbitraire de celui qui fait la loi, prince ou peuple. Parmi les dispositions légales, vous en trouverez donc qui en elles-mêmes vous sembleront indifférentes, comme tel et tel règlement de police ; vous en trouverez d'autres qui seront foncièrement mauvaises. Vous serez juste en observant ces prescriptions nées de l'usage, de la coutume ou de la volonté du législateur, pourvu qu'elle ne commande rien de honteux, de dépravé ; vous respecterez ces sortes de droits dont la loi est l'unique origine, droits entièrement positifs, nullement naturels ; vous demeurerez dans la légalité, et ce sera encore une partie de votre justice.

    Toutefois, vous ne demeurerez point exclusivement enfermé dans d'étroites formules. Si la lettre blesse, cherchez l'esprit. Corrigez la loi par l'équité, et rentrez ainsi dans la justice. Une stricte observation de la loi positive a-t-elle je ne sais quoi de dur, de cruel? Contre les excessives rigueurs de l'application littérale de telle disposition légale, ayez recours à une prudente interprétation de ce texte. Demandez à la vive intelligence, à la sagesse pratique, une décision souveraine. Songez que la loi est générale, et forcément insuffisante : elle ne peut tout prévoir ; la meilleure a des lacunes ; il y a des cas qui ne rentrent pas dans les formules connues. Pour régler alors les relations sociales, la raison de l'homme de bien a des ressources que ne peut avoir la loi écrite qui est comme une loi morte. Ainsi dans toutes les choses pratiques, dans toutes les choses humaines, la parfaite exactitude n'est point possible : partant, la souhaiter, la chercher là où elle ne peut être, ce n'est pas d'un esprit juste. Il y a une sagacité naturelle qui.se passe des secours de la logique proprement dite; il y a une vue pénétrante, une sorte de divination, un art d'aller au vrai sans art apparent, je ne sais quoi de mobile, de souple, qui n'a point une allure régulière, qui procède par saillies, méthode sûre, sans être savante, capable de pourvoir à tout sans rien prévoir, instrument universel, comme la raison même, ou plutôt organisme vivant qui trouve en soi de quoi suffire à toutes les occasions sans être d'avance dressé à ceci ou à cela et incapable de sortir d'un cadre convenu. Des choses qui sont indéterminées la règle aussi doit être indéterminée. Ni le vrai n'est toujours démontrable, ni l'art n'est toujours assujetti à des règles précises. Les choses morales à leur tour ne sont pas susceptibles de ces déterminations exactes, de ces délimitations rigoureuses, que les mathématiques demandent. Le droit a aussi une partie quelque peu jlottante. Sans doute, ce qui regarde la propriété, les pactes, conventions, traités de toutes sortes entre citoyens, les échanges commerciaux, etc. ; tout cela peut recevoir des règles fixes, et en reçoit en effet. C'est en cela que consiste le droit strict, la justice stricte. Mais là même apparaît l'équité, qui indique ce que veut la loi, plutôt que ce qu'elle dit ; l'équité vaut mieux que la justice, peut-on dire : non qu'elle soit une autre espèce de justice, meilleure, plus excellente, mais elle est la justice même, la justice véritable. Elle s'élève au-dessus de tel ou tel droit positif, parce qu'elle est le droit selon la saine raison et selon la nature ; elle peut être contre la loi, ou en dehors de la loi, elle n'est jamais contre le vrai droit, et, en corrigeant la loi, elle est la perfection du droit même et du juste.

    Vous serez donc vraiment juste, vous appliquant à n'être point transgresseur de la loi,  à ne prétendre point avoir plus que vous ne devez, à ne point tenir à vos droits avec une excessive rigueur. Vous ne nuirez point à vos concitoyens, vous ne leur ferez aucun tort. Vous garderez en toute chose l'égalité, comme il convient entre égaux.

    Ce n'est pas encore assez d'être juste. L'homme est par nature ami de l'homme. C'est cette naturelle amitié qui est la première origine des sociétés. Une sympathie, un attrait, une instinctive inclination à aimer, rapproche l'homme de l'homme. C'est ce qu'on veut dire quand on déclare qu'il est né sociable. L'amitié est aussi ce qui maintient les sociétés. Elle a plus d'empire que la justice même. Si l'on aime, on n'a pas besoin de justice : c'est-à-dire que l'amitié supplée à la justice, ou mieux, elle l'implique. Juste, on ne trouve que dans l'amitié ce que la justice toute seule ne donne pas, et ce sans quoi la justice même est incomplète. L'amitié, c'est le vrai lien entre les hommes. Aussi est-elle chose très nécessaire et en même temps belle et excellente. C'est une vertu, ou du moins elle ne va pas sans vertu. Vous pratiquerez donc les devoirs de l'amitié, et vous tâcherez d'en réaliser en vous le type parfait.

    On aime ce qui est bon, ce qui est agréable, ce qui est utile. L'utile, n'étant que ce qui procure le bien ou l'agréable, il n'y a de désirable en soi et pour soi que l'agréable ou le bien ; ce sont des fins, tandis que l'utile n'est que moyen. La vraie amitié n'est point celle dont l'intérêt est le principe : car l'ami n'est point aimé alors pour lui-même, il est aimé pour les avantages qu'il procure. De même, si le plaisir est ce qui fait aimer, on aime dans son ami autre chose que lui-même. Sans doute, ce qui est bon en soi et absolument est bon pour nous, et, le connaissant, nous ne pouvons pas ne pas le goûter, ne pas nous y plaire. Le bien en soi devient notre bien. Comment le connaître sans le trouver bon et sans en jouir ? L'ami jouira donc de son ami, et l'amour ne va pas sans le plaisir d'aimer. Mais aimez-vous à cause de ce plaisir, ou le plaisir est-il une sorte de surcroit? La question est là. Si vous aimez pour jouir, ce n'est point la pure amitié. Aimez à aimer et à être aimé et jouissez de cela : voilà l'ordre et la perfection.

    Que le bien donc vous plaise, parce qu'il est le bien. Votre ami doit être aimé parce qu'il est lui. C'est sa personne, non votre intérêt ni votre agrément qu'il faut avoir en vue. Pour lui, vous négligerez, vous oublierez, vous prodiguerez, vous sacrifierez et ce qui est à vous et vous-même. Pour lui, vous délaisserez tout ce qui peut servir ou agréer. Vous abandonnerez tout, s'il y a lieu, vous perdrez tout. Vous ne garderez pour vous que l'honneur d'agir ainsi. Cette renonciation totale à vos intérêts et à vos plaisirs a une beauté dont vous serez touché. C'est la seule chose à laquelle vous ne renoncerez pas. Vous voudrez exceller dans l'amitié, vous aspirerez à la perfection de la vertu. Les richesses, les honneurs, la renommée, tout ce qui est avantageux ou doux, tout ce qui a du prix ou du charme, vous le rechercherez pour votre ami plus que pour vous-même. Parfois vous semblerez renoncer à la vertu au profit de votre ami, lui laissant délicatement quelque occasion de bien faire. Vous trouverez plus beau d'être aimé comme la cause d'une belle action que de l'accomplir vous-même. Vous regarderez donc en tout votre ami et son bien, vous ne tendrez qu'à cela, vous ferez de cela votre fin, vous ne voudrez que cela. Volontiers vous mourrez pour votre ami, s'il le faut : tant il est vrai que ce que vous aurez en vue, ce sera lui, et non pas vous. Mais, en agissant de la sorte, combien ne serez-vous pas noble, beau, bon, excellent et par conséquent heureux ! Dans cette amitié parfaitement désintéressée vous trouverez la perfection de votre vertu, et, sacrifiant tout à autrui, tout et vous-même, vous serez parfait ; vraiment homme de bien, vraiment homme, vraiment vous- même.

    Sans amitié vous ne pouvez avoir cette vie belle et louable que vous souhaitez ; sans amitié, vous avez en vous je ne sais quoi de farouche et d'inhumain, qui n'est pas selon le vœu de la nature ; sans amitié, vous manquez de mille occasions d'agir bien, vous ne rendez point de services, vous ne prenez point de peine pour obliger, vous ne vous dépensez point pour autrui. Votre vertu est privée de ce caractère, beau entre tous, de cet honneur singulièrement souhaitable : être l'auteur du bonheur des autres. Pour celui qui a des amis, il y a dans le monde des êtres qui sont, par lui, par son action, ce qu'ils sont, des êtres qui lui doivent leur félicité, des êtres qui sont comme les œuvres de ses mains. L'œuvre est chère à qui en est l'auteur, non moins que son être même. Si vous avez des amis, vous avez cette joie et cet honneur d'aimer ce qui n'est pas vous, comme s'il était vous : aussi bien c'est quelque chose qui est par vous d'une certaine manière.

    Sans amitié, vous ne connaîtrez point ces mystérieuses délicatesses de la vertu, vous vous ôterez à vous-même un des plus puissants ressorts de l'activité : n'est-il pas plus aisé d'oser beaucoup quand on n'est pas seul ? Il y a des actes difficiles, il y a dans la pratique du bien des obstacles à vaincre. On a plus de courage, plus de force morale à deux. Le commerce habituel avec des hommes légers vous communique quelque chose de leur légèreté. Avec des méchants vous craindriez la contagion du mal. La familiarité des bons ne vous familiarisera-t-elle pas avec le bien ? Vivant avec les bons, ne deviendrez -vous pas meilleur ? Et c'est là la vraie amitié, celle qui unit les bons entre eux. C'est la seule qui puisse être vraiment désintéressée. On ne trouve point ailleurs cette perfection requise pour l'amitié. Or, par un continuel commerce entre hommes vertueux, par un perpétuel échange d'idées et de sentiments entre personnes éprises de la beauté morale, la vertu croit chaque jour. L'ami est pour son ami un spectacle admirable de vertu, et chacun voit comme dans un miroir la vive image de sa propre perfection. Il prend ainsi une conscience plus nette de son excellence, de sa valeur, de sa beauté : se voyant dans cet autre soi- même, il trouve dans la contemplation de l'activité parfaite une parfaite joie, et c'est aussi un stimulant à bien agir : ces deux êtres, si intimement unis par cette mutuelle vue et cette mutuelle jouissance qui les fond presque l'un dans l'autre, s'excitent sans cesse au bien et sans cesse se perfectionnent. Alors aimer son ami et s'aimer soi-même, c'est tout un. Et vraiment il faut s'aimer soi-même, ce n'est pas contraire au plus parfait désintéressement.

    Il y a une manière vulgaire, basse, mesquine ou mauvaise de s'aimer soi-même. On s'aime petitement, si l'on recherche pour soi les petites choses. On s'aime mal si l'on s'aime au détriment d'autrui. Le parfait ami n'a pas d'égoïsme. Mais il a une belle et louable manière de s'aimer. Oui, il recherche pour soi ce qu'il y a de plus grand et de meilleur, il prend pour soi les biens les plus précieux, il a l'ambition la plus noble, il vise à ce qu'il y a de plus haut, il choisit la plus belle part. Tout cela, c'est s'aimer. La vertu, il veut l'avoir; l'excellence morale, il la désire, il la poursuit, il la conquiert. Noble amour de soi, lequel se confond et avec la vertu et avec l'amitié. Façon désintéressée de s'aimer. L'égoïsme veut les biens vulgaires et les veut pour soi seul. Le vrai et noble et légitime amour de soi veut, de tous les biens, les plus grands, mais en les prenant il n'en exclut pas autrui. Ces biens sont l'objet d'une commune possession, d'une commune jouissance , sans se partager, sans s'épuiser. Rivalisant de générosité avec votre ami, plus vous vous dévouez, plus vous prenez pour vous-même de ces suprêmes et incomparables biens, car votre vertu, votre honneur, votre excellence sont d'autant plus grands que vous sacrifiez plus généreusement tout le reste. Mais votre ami peut avoir en même temps le même mérite. En prenant pour vous ce qu'il y a de meilleur, alors que vous l'aimez, lui, jusqu'à vous oublier vous-même, vous ne l'empêchez point de vous aimer de la même manière, vous l'y excitez plutôt, et sa générosité pouvant égaler la vôtre, sa perfection pourra aussi être égale à la vôtre.

    Ainsi l'amitié donne à la vertu plus d'éclat, plus de consistance, plus de force, plus de douceur, et elle-même n'a que par la vertu toute la pureté, tout le désintéressement, toute la générosité qui lui donnent sa perfection et son charme. Point d'amitié véritable sans vertu; point de vertu vraiment humaine sans amitié.

    Voilà donc votre vie bien réglée; voilà vos mœurs rendues conformes au beau : la mesure, l'harmonie, l'ordre, la raison règnent en vous. Vos sentiments sont bons. Vous vous plaisez où il faut, vous vous affligez où il faut. Vos amours et vos haines, vos joies et vos tristesses sont selon la raison. Vous leur donnez des objets convenables, et vous en modérez les mouvements. Vous savez que la passion communique de la vigueur à l'acte raisonnable où elle se mêle, vous ne redoutez pas la passion, mais vous ne permettez pas qu'elle soit maîtresse. Dans certaines occasions, vous vous élevez au-dessus de vous-même. Votre vertu devient héroïque. Comme il y a des sortes d'excès d'infortune qui semblent passer les forces humaines, il faut aussi, pour supporter ces misères étranges, une extraordinaire énergie, un courage surhumain, ce semble, et il n'y a plus de nom dans la langue pour désigner cette merveilleuse chose, une vertu presque divine. L'homme, par la sensualité ou par la cruauté, descend au-dessous de lui-même : on appelle cet excès dans le mal, brutalité et celui qui y tombe n'est plus un homme, c'est une bête brute. Mais il y a un excès contraire qui rend les choses, de bonnes qu'elles étaient, meilleures encore : l'homme héroïque est presque un dieu." (pp.21-44)

    "Vous cultiverez en vous la raison. Elle a ses vertus propres. Soyez homme de sens, soyez homme de science. Ayez tous les savoirs, le savoir-vivre et le savoir-faire, dans la bonne acception du mot, et puis le savoir proprement dit, le savoir par excellence, celui que nous nommons sagesse. Les vertus intellectuelles sont distinctes des vertus morales ou pratiques ; mais les vertus intellectuelles sont nécessaires aux vertus morales. La raison pratique discerne ce qui est à faire en toute occurrence ; elle tient compte des temps et des lieux et des personnes ; elle apprécie les circonstances ; elle détermine la conduite à tenir : ce sont des définitions pratiques, en vue non de la science, mais de l'action. Cette prudence ou sagesse pratique, ce n'est point la vertu morale, mais c'en est la condition, parce que c'en est la lumière. Il faut bien penser pour bien agir. Telle est la nature, tel est le rôle de l'intelligence appliquée au discernement des choses morales et éclairant, dirigeant la vie pratique. C'est la pensée même soutenant l'action. Elle devient, selon les circonstances, esprit de conseil et de précaution, pénétration, sagacité, clairvoyance, vive compréhension des choses, décision nette et ferme. Ces qualités si précieuses ne sont pas de celles, ce semble, qu'il y a mérite à posséder. La louange ayant caractère moral ne paraît pas être de mise ici. Vous méritez d'être loué si vous êtes courageux ou tempérant. Vous louera-t-on parce que vous êtes intelligent ? On estimera en vous, on pourra admirer la vigueur ou la finesse, ou la vivacité de l'esprit : attribuera-t-on à ces dons de la nature une valeur morale? Oui, sans doute : ces qualités ayant avec la conduite de la vie une relation étroite, et la culture qui dépend de vous pouvant les développer, tout caractère moral ne leur est point refusé, et s'ïl n'y a pas de mérite à être intelligent, absolument parlant, il peut y en avoir à travailler à le devenir de plus en plus. L'exercice, l'application, la réflexion, la méditation, en un mot le soin de prendre de bonnes habitudes d'esprit, cela est louable, cela est moralement bon." (pp.46-47)

    "Par l'intelligence alors, on se gouverne, et l'on gouverne, pour sa part, la famille, la cité, l'État. Mais il est meilleur encore de vivre de l'intelligence même, et au lieu de pourvoir par elle à tout le reste, de l'estimer pour elle seule, de la laisser agir seule, de jouir d'elle seule. Les sciences particulières n'ont pas encore ce désintéressement, cette liberté, cette souveraine excellence. Elles servent à quelque chose; elles ont dans la vie leur emploi: elles reçoivent diverses applications. Elles gardent, malgré leur beauté, je ne sais quoi de mercenaire et de subalterne. Elles sont d'un grand prix, mais elles ne valent pas la vertu. Elles sont moins stables, elles donnent à la nature humaine une moindre satisfaction, et l'homme qui sait beaucoup sans agir bien est moins homme que celui qui agit bien sans savoir beaucoup. Le savoir, en ce sens particulier, est inférieur à Faction. Mais la science suprême, ou plutôt la contemplation, ou sagesse proprement dite, passe la vertu pratique et morale. Les bonnes résolutions et les bonnes actions palissent auprès d'elle. C'est la connaissance des choses éternelles et immuables, la science de l'être en tant qu'être, science du divin, divine elle-même ; et en même temps convenant parfaitement à l'homme, puisqu'elle est l'acte le plus élevé, le plus plein, le plus achevé, le meilleur, l'action tout intérieure, mais merveilleusement puissante de l'intelligence, dégagée de tout le reste, affranchie de tout lien étranger, sans regard pour les choses inférieures, fixée en elle-même, action vive, énergique, et repos délicieux, vue sans labeur, intuition sans effort, possession sans langueur du suprême objet, union, commerce intime, contact de l'intelligence et de l'intelligible, toute lumière, toute vie, toute joie. C'est là le terme dernier des aspirations de l'homme." (pp.48-49)

    "Aristote dit dans sa Poétique que la tragédie doit représenter les hommes plus grands qu'ils ne sont, avec des qualités plus hautes, avec cette perfection d'intelligence, de cœur, de volonté que la vie réelle n'offre point. C'est ainsi que la tragédie prend ce caractère solennel, auguste, qui en fait la puissance et le charme sévère. Aristote, dans sa Morale, procède d'une manière analogue : il peint l'homme tel qu'il doit être, il met sous nos yeux un modèle où toutes les facultés humaines reçoivent leur complet développement, où la nature humaine s'épanouit tout entière. Et c'est pourquoi c'est bien une Morale qu'il compose. Mais Aristote, comme tout à l'heure le poète tragique, demeure fidèle à la réalité en l'épurant. L'homme parfait, c'est encore l'homme réel, moins les défauts inévitables. Ce n'est pas autre chose que ce qui est, c'est mieux : disons que c'est ce qui est, mais dans toute la pureté de son essence." (pp.52-53)
    -Léon Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote, Paris, E. Bélin, 1881, 344 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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