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    Jean-Pierre Lalloz, Philosophie de la séduction

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Pierre - Jean-Pierre Lalloz, Philosophie de la séduction Empty Jean-Pierre Lalloz, Philosophie de la séduction

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 14 Mar - 19:07

    https://philosophie-en-ligne.com/lecons-sur-la-seduction-2007-2008/

    https://philosophie-en-ligne.com/probleme-philosophique-de-la-seduction/

    Leçon 1

    Le problème philosophique de la séduction

    Un regard croisé dans la rue, une idée qui surgit sous la plume, une voiture représentée sur une affiche, etc.,  constituent, chacune à son échelle et pour le domaine correspondant de nos vies, des réalités séduisantes. Un regard appuyé, une proposition lucrative, le discours d’un démagogue sont des réalités séductrices. Séduction dans l’un et l’autre cas : le hasard d’une rencontre est celui d’une éventualité dont on a déjà l’impression qu’elle est une nécessité parce qu’elle détermine depuis une autre scène une perspective de vie nouvelle déjà en train de s’ouvrir. On peut jouer avec ce paradoxe et c’est tout le piquant des situations de séduction : la joie de séduire et le bonheur d’être séduit quand on parle de réalités séduisantes, le besoin de séduire et la satisfaction d’être séduit quand on parle de menées séductrices. A chaque fois se donne à reconnaître une éventualité qu’il ne tient qu’à nous de réaliser, non pas dans la continuité d’une vie qui est la nôtre et qui se poursuit en réalisant les possibilités qu’elle fait naître à chaque instant mais à son encontre, et par conséquent en rupture des identifications par lesquelles nous nous reconnaissons habituellement. En quoi il s’agit aussi de rompre avec celui qu’on était jusqu’alors : l’homme le plus rangé voit brusquement comme sa possibilité la plus propre l’éventualité de tout quitter  pour suivre la femme qu’il vient juste de rencontrer ou, à un tout autre niveau d’importance mais selon la même nécessité formelle, le consommateur le plus raisonnable réalise qu’il va peut-être acheter tel produit dont il n’a guère besoin à cause des couleurs de son emballage ou du slogan publicitaire qui le vante en ce moment à la télévision. A quelque niveau d’importance qu’elles se situent, et d’une manière dont on peut ainsi se donner une représentation fractale (la même structure de reproduit à toutes les échelles), les réalités qui nous séduisent nous font donc admettre l’éventualité d’une vie proprement inouïe mais dont nous reconnaissons qu’il ne tient qu’à nous qu’elle soit la nôtre malgré sa folie au moins apparente – le paradoxe du moment de séduction étant que cette folie y apparaisse comme notre possibilité la plus propre et la plus personnelle en même temps que la plus étrangère.

    Car si c’est toujours la perspective d’une autre vie que nous présentent les réalités de la séduction, elles le font en suggérant que cette vie, nous nous devons en quelque sorte de la mener. Les séducteurs usent de ce savoir normatif que chacun aurait en quelque sorte au fond de soi, qui essaient de convaincre les personnes qui vont se jeter dans leurs filets qu’elles le font au nom d’une vérité que tout le monde, à commencer par elles-mêmes, a jusque là méconnue (« vous méritez bien mieux »). Les réalités séduisantes aussi nous font reconnaître, parfois dans une certitude qui serre le cœur et laissera pour toujours l’amertume des occasions qu’on n’a pas eu l’audace de saisir, que la vie qui aurait commencer tout de suite était celle dont on avait depuis toujours le désir bien que nous n’y ayons jamais pensé. Plus radicalement encore, les réalités séduisantes ou les menées séductrices semblent correspondre à la nécessité d’être celui que, sans le savoir jusqu’à cet instant, nous avions à être depuis toujours pour être vraiment nous-mêmes. C’est en tout cas ce dont nous sommes brusquement saisis de la certitude avec laquelle, selon ce qu’on pourrait nommer les degrés de la séduction, il nous reste relativement possible de jouer. De fait la situation la plus fréquente est celle où l’idée d’être séduit (par une publicité qu’on trouve spirituelle, un visage attendrissant qu’on isole dans la foule, les formes d’un nouveau modèle de voiture, etc.) suffit déjà à séduire et par là même protège de la séduction ; mais il arrive aussi qu’un seul regard scelle tout une vie, et que le détournement d’existence soit à jamais sans appel.

    A chaque fois une réalité s’impose qui nous met en quelque sorte au pied d’un mur dont nous savons, malgré la folie de la situation (« je ne vais tout de même pas tout quitter pour une personne que je viens à peine de rencontrer »), qu’il aurait été effectivement le nôtre si les nécessités de la vie et les justifications qu’elles impliquent ne nous en avaient pas séparés. L’ordre de la reconnaissance de soi et des justifications de ce qu’on fait et de ce qu’on veut apparaît ainsi comme l’autre d’une vie que, par contraste, nous nommons vraie : celle dont les réalités qui nous séduisent sont à la fois l’indication et le premier moment. En quoi c’est bien d’une alternative que tout moment de séduction est l’épreuve : il y a d’une part la vie que nous menons depuis toujours et que suffit à constituer la finalité que chacun est pour soi (tout dans ma vie est fonction de moi) et puis, surgie comme l’éventualité dont la réalité séduisante ou séductrice est l’ouverture, une vie qui serait vraiment la nôtre et pour laquelle la question ne serait plus jamais de justifier ce que nous faisons et ce que nous sommes, parce qu’elle ne l’aurait jamais été.

    C’est de nous mettre au pied de notre propre mur qu’une réalité, en fin de compte, nous séduit, mais c’est un mur dont nous n’aurions jamais soupçonné qu’il était le nôtre jusqu’à l’instant de la rencontre, qui est à chaque fois épreuve de la contingence. Rien ne nous séduit qui n’aurait que des qualités propres, si l’on peut dire : la beauté, le charme etc. ne sont facteur de séduction qu’à être des interpellations, c’est-à-dire des mises en demeure implicitement adressées à chacun qu’il prenne sa responsabilité, pour la première fois parce que jusque là tout allait de soi, d’être par son renoncement le sujet de la vie qu’il mène effectivement, ou d’être par sa folie celui d’une vie inimaginable à quiconque et d’abord à lui-même. Tout ce qui peut nous séduire a statut de pivot, et si la métaphore kantienne qu’il y a des « gonds » pour l’existence est juste, elle l’est éminemment en ce qui concerne les phénomènes de séduction. En tout ce qui en relève se donne en effet à entendre la même injonction « décide-toi ! », selon une alternative dont une vie que n’importe qui aurait raison de vouloir et d’améliorer est le premier terme, et dont la folie d’opter pour l’injustifiable est le second.

    S’il n’y a jamais de séduction que de ce qu’on vient de rencontrer, autrement dit si la séduction est d’abord une manière de vivre la contingence (elle est un événement), et si l’on n’est jamais séduit depuis son autorité qu’avec son accord plus ou moins avoué autrement dit si la séduction est une manière de prendre moins la responsabilité d’un objet particulier que la responsabilité même d’être responsable (elle est une complicité – en quoi c’est en effet de la responsabilité d’être responsable qu’il s’agit), alors on peut dire toute la question de la séduction est celle d’une certaine bifurcation à quoi la contingence voue le sujet que nous sommes  nécessairement depuis toujours. Dans la vie, qui est pour soi sa propre nécessité non seulement dans sa réalité (vivre et vouloir vivre sont le même) mais dans ses valeurs (vouloir vivre et vouloir bien vivre sont le même), la contingence fait naître l’éventualité d’autre chose, pour ce qui est d’être sujet ;  elle le fait naître là même où le contingent récuse que la vie identique à sa propre nécessité et qu’on peut nommer globalement le service des biens, soit « vraie ». L’épreuve de la séduction est d’abord celle de la contradiction de la nécessité que la vie est pour soi et de la contingence d’un certain objet qui, pour cette seule raison, nous met ainsi au pied de notre propre mur – celui d’une condition subjective qui n’irait plus de soi et dont la responsabilité que nous en prendrons (ou pas) fera donc un détournement. Le moment de la séduction est le moment de cette confrontation à l’injonction qu’ainsi nous méconnaissons être pour nous-mêmes : « décide-toi ! ». A quoi ? A prendre enfin la responsabilité d’être sujet, à ce qu’elle devienne ton affaire là où elle n’était que ton habitude.

    Mettre quelqu’un au pied du mur de sa responsabilité, s’appelle faire autorité. C’est par exemple le même pour le ministère de faire autorité et d’avoir toujours déjà mis le professeur au pied de sa responsabilité professionnelle. Force nous est donc de reconnaître qu’il n’y a jamais de séduction que de l’autorité. Comme la notion de séduction est celle d’un détournement dont le paradoxe du sujet séduit est qu’il en prenne la responsabilité, l’autorité des réalités qui séduisent est aussi bien la sienne propre – puisque la responsabilité qu’il aura prise ou qu’il aura laissée sera en fin de compte celle qu’il y ait eu ou qu’il n’y ait pas eu séduction. Dire qu’on n’est jamais séduit qu’avec son accord plus ou moins clairement avoué, et donc que la séduction a toujours lieu sur le mode de la complicité, c’est dire qu’il appartient par conséquent à l’autorité qu’on est pour soi-même (s’il faut se décider, c’est que rien ne suffit à nous décider) d’être reçue. Le plus propre du sujet, qu’il reconnaît en l’ignorant mais en n’étant quand même pas sans le savoir chaque fois qu’il fait l’épreuve d’être assujetti à une réalité contingente, c’est par conséquent l’autorité.

    Parce qu’elle est celle de l’objet où le sujet reconnaît malgré lui ce qui le définit comme sujet, la question de la séduction est celle du rapport de nécessaire méconnaissance qu’on entretient avec sa propre responsabilité d’être sujet. Ce n’est pas par l’objet qu’on est séduit, ni même par soi comme on veut l’imaginer en pointant le caractère narcissique des phénomènes de séduction : c’est par l’idée de prendre enfin la responsabilité d’être sujet ! Un certain objet, fait d’abord de sa contingence, nous l’a donnée et toute la question de l’objet qui séduit est celle de cette donation – dont on conçoit bien qu’elle n’est pas la même selon qu’on a affaire à une réalité séduisante ou à une menée séductrice. Mais on rend compte de la séduction en général en comprenant qu’il est à nécessaire à la question qu’on est pour soi, et qui est toujours celle d’être sujet, qu’elle nous apparaisse comme celle d’un certain objet à quoi on soit par soi-même mis en demeure de s’assujettir, puisque comme effet d’un certain assujettissement que la condition d’être sujet est seulement représentable.

    ***

    Leçon 2



    Alternative radicale

    La séduction est un détournement hors du chemin qu’on était naturellement destiné à suivre vers une voie dont une réalité séduisante ou une menée séductrice nous donnent l’idée. Ce qui nous séduit fait miroiter une vie ont nous avons la certitude qu’elle est la vraie vie, alors qu’elle n’a encore aucune réalité, comme si le propre des réalités de la séduction était d’avoir fait reconnaître en elles quelque chose dont nous ignorions jusque là qu’il nous faisait sujet mais avec la reconnaissance de quoi il nous faudra désormais vivre.

    La vie dont ce qui séduit peut nous détourner est toujours vécue comme étant la nôtre, puisqu’elle correspond aux identifications que l’habitude que nous avons de nous-mêmes nous ont fait prendre pour ce qu’il y a d’essentiel en nous. Tous les domaines de la vie sont des domaines d’identifications, et par conséquent de séduction possible : on peut être séduit par un regard qu’on vient de croiser dans la rue ou par l’idée d’un livre qu’on pourrait écrire, mais aussi par un nouveau modèle de voiture voire par un nouveau type de savonnette. A chaque fois et à quelque niveau d’importance par rapport à ce que nous imaginons être les enjeux essentiels de notre existence (les « valeurs » ou les « convictions » auxquelles on croit qu’on est fidèle), nous sommes susceptibles d’être détournés par quelque chose dont nous aurons obscurément le sentiment qu’il nous interpelle dans l’aberration de nous avons fait reconnaître comme « vraie » une vie dont il serait le premier moment et qu’il est impossible de ne pas juger folle par rapport à ce que nous pensions être les assises de notre vie. Toute séduction est en ce sens une invitation à l’irresponsabilité : on peut être brusquement saisi par la certitude qu’il faut tout quitter (famille, travail, amis, réputation…) pour une personne qu’on vient juste de rencontrer, ou qu’on aurait du bonheur à acheter un produit non pas à cause de ses qualités ou de son prix mais à cause de son emballage ou d’un slogan idiot qui le vante sur des affiches. Céder à la séduction et renoncer à la responsabilité que la condition de sujet consiste à avérer sont donc le même – et le remords anticipé qu’elle implique toujours n’est jamais étranger à la conscience qu’on montrerait ainsi aux autres et à soi-même qu’on est une personne irresponsable, c’est-à-dire une personne qui a renoncé à être sujet au profit d’un assujettissement auquel elle accepte en quelque sorte de se laisser aller. D’ailleurs il est impossible de ne pas ressentir une sorte de commisération un peu méprisante et condescendante pour des personnes qui, comme les fashion victims, adoptent des comportements  dont tout le monde voit qu’ils irresponsables. Dans un premier temps donc, la séduction est toujours détournement de la responsabilité par l’irresponsabilité : on ne peut parler de séduction que parce qu’il y avait un chemin responsable et sérieux qu’on avait les meilleures raisons de suivre, et dont on a accepté de se laisser détourner par un certain miroitement de vie à venir.

    D’un autre côté, on n’est jamais séduit qu’avec sa propre complicité. Le détournement hors de la responsabilité, c’est-à-dire hors du sérieux des meilleures raisons, est par conséquent une responsabilité qu’on prend. Il s’agit de celle d’être irresponsable du point de vue de ces raisons, bien sûr, mais elle se prend forcément au  nom d’une raison logiquement supérieure au sens où elle porterait sur les précédentes alors que l’inverse n’est pas vrai. Sa formulation négative est alors évidente : les meilleures raisons ne comptent pas. Impossible en effet d’avoir pris le responsabilité de commettre la folie de se laisser séduire sans que cette bifurcation de soi-même n’ait pour sens une telle affirmation. On peut ne pas l’expliciter et même la dénier, comme dans l’exemple de celui qui resterait dans le remords de tout quitter, mais cette signification est là, et elle se fait forcément au nom d’un certain appel à la vérité. Car c’est le même de s’engager dans une certaine voie et de prendre sur soi que cet engagement, à un niveau au moins supérieur d’un degré aux raisons qu’on pourrait nous opposer, relève de la vérité. Soit de la vérité des choses quand c’est en termes de conformité et de correspondance qu’on en pose la question soi, comme ici, à la vérité des êtres quand c’est au contraire en termes de singularité de l’engagement lui-même qu’on la pose. On n’est en somme jamais séduit que depuis la certitude que la voie qui vient de s’ouvrir et dont notre réflexion à partir des meilleures raisons nous fait dire qu’elle est la voie de l’irresponsabilité, eh bien qu’elle est celle de la vraie responsabilité !

    Les réalités séduisantes ou les menées séductrices ont ainsi le pouvoir de nous faire deviner ou au moins soupçonner celui que, sans elles, nous aurions toujours ignoré celui que nous étions sans le savoir : un sujet qui n’est pas pris dans la responsabilité commune qui est celle des meilleures raisons mais au contraire un sujet dont la responsabilité n’advient à être « vraie » qu’à assumer paradoxalement que les meilleures raisons ne comptent pas !

    Bien sûr, nous dénions le plus souvent cette vérité en essayant de nous convaincre que les réalités qui nous séduisent sont meilleures que celles que nous possédons (et il y a toutes sortes de manière pour une réalité d’être meilleure qu’une autre), et qu’en ce sens elles s’inscrivent dans la continuité d’une vie que nous refusons d’autant plus de mettre en question. Nous arguons implicitement de cette vérité que ce qui nous séduit doit nous plaire, et que ces choses particulières qui nous plaisent s’inscrivent par là même dans un horizon de possibilité qui devait déjà être le nôtre, et qui reste formellement celui de la continuité dont la vie est pour elle-même la nécessité (ce qu’on appelle tout simplement le « principe de plaisir »). Appuyés sur cette excellente raison nous nous convainquons alors qu’il n’y a pas de détournement ni donc, philosophiquement parlant, d’alternative dont la fidélité aux meilleures raisons ne serait que le premier terme. C’est une des formes de l’esprit de sérieux dont chacun sait qu’il est une mauvaise foi, c’est-à-dire une manière de mettre en avant une vérité afin d’en « oublier » ou d’en cacher une autre. Mais pour nous cela revient au même, car à dénier ainsi qu’il y ait séduction, on avère par là même la légitimité de la notionet sa structure d’alternative ! Il faudra que nous résolvions le paradoxe du plaisir de la séduction, en tant que celle-ci est un détournement relativement au règne des meilleures raisons dont on doit admettre par ailleurs que le plaisir fait partie ; mais cette nécessité n’est rien d’autre que la reconnaissance du caractère paradoxal de ce détournement : la séduction est l’épreuve d’une alternative que le sujet concerné formule en opposant les meilleures raisons d’une part (la séduction nous fait quitter le sérieux de la vie et la responsabilité d’en être sujet) à la vérité d’autre part (tout séduction est miroitement d’une vie qui se présente comme vraie au sens où nous y serions vraiment sujets). On peut refuser d’admettre qu’on soit effectivement pris dans cette alternative, mais on montre en se conduisant ainsi qu’on l’a déjà reconnue.

    Et certes, tout le monde n’est pas susceptible d’être séduit : si la question de la séduction est bien celle d’une alternative entre la vie sérieuse (et donc plaisante) et une autre vie que  les réalités séduisantes ou les menées séductrices font miroiter comme « vraie », ceux dont la vie correspond à ce dernier type global ne sont pas, en tant que tels, susceptibles d’être séduits ! Par ailleurs, il le restent évidemment (comme on le voit par exemple dans les rapports de Picasso avec les femmes ou du militant convaincu avec d’autres aspects de sa vie), mais pas là où ils répondent effectivement à la question qu’ils sont pour eux-mêmes. La remarque précédente nous apprend que ne peuvent pas non plus être séduits les gens qui se prennent au sérieux, qui sont enfermés dans cette identification à ce qu’ils sont qu’on appelle précisément « esprit de sérieux » : un honnête mari, par exemple, ne doit pas voir les jolies femmes qui passent dans la rue, exactement comme un consommateur responsable et conscient de lui-même ne peut pas céder aux dérisoires sirènes de la publicité, et ainsi de suite (misère extrême, alors).

    Admise ou déniée dans sa réalité, la séduction est toujours reconnue dans sa notion, qui est celle de la responsabilité inouïe qu’on se devrait de prendre, au nom de ce qu’il faut énigmatiquement nommer sa « vérité » de sujet, d’abandonner la responsabilité commune, celle qui est attachée aux raisons qu’il est impossible à quiconque de ne pas reconnaître. Une réalité séduisante ou une menée séductrice nous amène au bord de l’alternative dont le discours de la séduction est de faire celle du savoir commun et de la vérité singulière – et c’est ensuite à nous de sauter le pas, de prendre ou non la responsabilité d’être aux yeux de tous un sujet irresponsable.

    Tout le monde sait qu’on a raison de résister à la séduction. Tout le monde sait aussi qu’on ne se pardonne pas de ne pas l’avoir fait. Alternative radicale, donc.

    Leçon 3

    Alternative radicale, suite

    Il y a la vie sérieuse et donc aussi bonne que possible, et d’autre part il y a la vraie vie. Nous pouvons être sceptiques sur cette opposition mais le sujet de la séduction, lui, ne l’est pas, qui en éprouve l’évidence dans la rencontre qu’il a faite de quelqu’un ou de quelque chose qui le met au bord de faire une folie – celle qu’il pourrait bien ne jamais se pardonner de n’avoir pas faite. La séduction est ainsi l’épreuve qu’on fait de la distinction entre la vie réelle et la vraie vie. Par là même est-elle pour chacun l’épreuve de sa division entre celui qu’il est et qu’il est destiné à continuer d’être, celui dont il réalise alors qu’il a depuis toujours à l’être. On la réfléchira donc comme une alternative pour signifier qu’une certaine rencontre nous met au pied de notre propre mur, qui n’est simplement celui d’être le sujet des meilleures raisons que n’importe qui serait à notre place mais, ainsi que nous le savons tous, d’être ce sujet d’une existence inouïe que nous avons depuis toujours à être et dont les réalités séduisantes ou les menées séductrices, chacune à leur manière, nous donnent l’idée.

    Le sujet de la destinée
    On ne mentionne de séduction qu’à partir de la conscience qu’on a plus ou moins clairement d’une destinée sur laquelle vivre consistait pour nous à être engagé. Ce qui séduit ouvre l’éventualité qu’on en soit détourné, et c’est en ce sens qu’il est séduisant ou séducteur. Tout valait dans l’horizon de cette destinée au moins implicite, et puis quelque chose s’est mis à valoir contre cette nécessité, qui soudain n’a plus compté. Elle a gardé sa réalité, pourtant, et le plus probable est qu’elle soit à jamais la seule réelle. Mais c’est l’autre vie qui compte, peut-être pour rien et seulement le temps d’y penser, peut être aussi pour un regret définitif et pour toujours.

    Les réalités qui nous séduisent le font toujours à l’encontre des nécessités qui eussent prévalu pour que notre vie fût ce qu’elle devait être. On ne mentionne donc de séduction qu’à partir de la conscience qu’on a plus ou moins clairement d’une destinée sur laquelle vivre consistait pour nous à être engagé. Dans le domaine amoureux, la question de la séduction ne se pose que depuis l’idée d’une telle destinée, par exemple celle de l’épouse modèle ou, plus légèrement, celle du consommateur qui aurait continué d’utiliser des produits banals si un message publicitaire ne l’avait mis sur le chemin de cette lessive si étonnante qui transfigure le linge quand les autres se contentent de le rendre propre. La question de la séduction est ainsi celle d’un basculement : tout valait dans l’horizon de cette destinée au moins implicite, et puis quelque chose s’est mis à valoir contre cette nécessité, qui soudain n’a plus compté. Elle n’a pas été abolie, pourtant. Qu’elle l’eût été, et il ne serait pas non plus possible de parler de séduction : il faut en quelque sorte conserver le point de vue du premier objet pour que l’advenue du second soit une séduction, une rupture avec la nécessité que le premier avait instituée, avec l’avenir dont il était l’esquisse et dont la notion de destinée est expressément la signification

    La notion de destinée est tout simplement celle d’un savoir directeur. Chaque fois qu’un savoir vaut comme décisif pour une manière de vivre, on parle de destinée. Les orientations scolaires et professionnelles en constituent le meilleur modèle. Quand on dit par exemple que les étudiants en philosophie sont destinés à l’enseignement, on ne dit pas qu’ils seront fatalement des professeurs comme si c’était écrit de toute éternité sur les tablettes d’on ne sait quel démiurge mais que, la société étant ce que nous savons qu’elle est, il n’existe normalement pour eux pas d’autre débouché social que celui-ci. Mais bien sûr, on peut toujours abandonner cette voie et il existe par ailleurs des cas rarissimes où une vie de philosophe n’a pas été une vie de professeur (activité professionnelle extérieure, fortune personnelle, notoriété exceptionnelle… ). Le sujet qui est susceptible d’être séduit est par conséquent toujours le sujet de la destinée et c’est à identifier implicitement un sujet à la destinée que lui offrait un premier objet qu’on peut considérer le changement d’objet comme une séduction.

    Le sujet de la destinée, puisque la notion de destinée est celle du savoir directeur, c’est donc le sujet du savoir : le sujet qui est constitué par le savoir d’un chemin auquel il est, comme sujet, expressément identifié. Ce qu’il fait, ce qu’il veut en toute indépendance, c’est ce que nous savons par ailleurs être les nécessités dudit chemin, dont nous avons le concept (par exemple l’étudiant en philosophie s’intéresse particulièrement aux auteurs du canon, acquérant par là une compétence correspondant à celle des concours de recrutement). Les destinées sociales sont évidentes. Mais on peut aussi parler de destinées attachées à l’objet, comme on le voit dans la plupart des séductions publicitaires : la vaisselle et la lessive sont par exemples destinées à être des corvées, et donc des moments de nécessité triviale ; et c’est précisément pour cela que le message publicitaire promet d’en faire des moments d’enchantement subjectif : la ménagère sera transformée en fée, puisque par elle les assiettes et les couverts resplendiront, et que le linge assurera la transfiguration de toute la famille. Le sujet de la destinée se sait lui-même et sait où il va puisqu’il est constitué comme sujet par le savoir directeur. On le reconnaît à l’unicité de ce savoir, dont nous rendons compte à partir du concept que nous savons d’un chemin dont la nécessité lui est extérieure. Tous les exemples de séductions, si divers qu’on les imaginent, attestent rétrospectivement d’une destinée dont quelque chose a motivé un certain sujet de s’écarter.

    La trivialité est la destinée normale de la vaisselle et de la lessive, aussi bien du point de vue de leur réalité (il faut bien laver ce qui est sale) que de la personne qui en aura la charge (il faut bien que les corvées soient faites), et c’est expressément pour cette raison qu’une promesse est possible – et pas simplement un engagement. Par celui-ci en effet, c’est une amélioration qui pourrait être annoncée. S’engager par exemple à rendre la vaisselle agréable reviendrait à amoindrir son côté corvée, de sorte que la réalité de la vaisselle serait toujours ce qui compte. Si l’on promet au contraire d’en faire un moment enchanteur, cela signifie que la question de la vaisselle ne sera plus du tout celle d’une réalité triviale – bien que par ailleurs on sache bien que tel est par définition le statut de cette nécessité. La réalité est là, mais elle ne compte pas, et c’est à l’admettre qu’on peut s’ouvrir à une éventualité par ailleurs absolument impossible que l’on se représentera sous le nom de « vraie » vie : celle à quoi les réalités séduisantes ou les menées séductrices seraient l’invitation.

    Tous les domaines de la vie sont susceptibles de donner lieu à cette étonnant mixte de joie et de mise en demeure qu’est la séduction, y compris, donc, les plus banals et les plus triviaux : il suffit qu’on puisse y reconnaître des identifications et donc de la « destinée », à nommer ainsi qu’un sujet soit gouverné par un certain savoir. Un type d’études ou une carrière professionnelle constituent des exemples de destinées, qu’on peut multiplier indéfiniment et à toutes les échelles d’importance – comme le montre la paradoxale diversité de toutes les fidélités dont nous sommes capables : on peut être fidèle à son conjoint, à ses convictions, mais aussi à une marque de shampoing. Malgré ou à cause de son caractère dérisoire, ce dernier exemple est spécialement significatif pour nos sociétés, où la publicité constitue bien sûr le grand modèle de la séduction. On peut ainsi être séduit par un nouveau produit, et quitter à un niveau minuscule des habitudes de consommations qui, sans le hasard d’une promotion commerciale ou d’un spot à la télévision, eussent continué d’être les nôtres. Le domaine de la culture aussi est un domaine de séduction : un titre de film ou de livre, le nom d’un auteur ou d’un acteur, le graphisme d’une affiche ou la connotation d’un nom de lieu peuvent suffire à susciter un comportement d’achat, de consommation ou d’adhésion dont l’éventualité sans eux n’avait rien d’évident. Il est donc évident qu’à quelque niveau d’importance qu’on en prenne les exemples, la question de la séduction est toujours celle d’un basculement hors d’une vie dont nous apercevons par là même qu’elle était celle qu’on était destiné à mener. N’est donc jamais susceptible d’être séduit que le sujet d’une destinée – ce qui signifie tout simplement qu’il n’y a détournement qu’à ce qu’on soit détourné de quelque chose, d’un chemin qui soit l’indistinction de ce qu’on a à faire, de ce qu’on fait et de ce qu’on est : on l’est d’une voie dont c’est le même de dire qu’on était destiné à la suivre ou de dire qu’elle nous permettait de nous reconnaître. De fait le moment de la séduction toujours est un moment d’incertitude de soi, de rupture des identifications et, réflexivement, de désemparement de l’intelligence. D’où l’impatience qui la caractérise en quelque sorte structurellement, qui correspond à l’impossibilité de rester sans être sujet de quelque chose et donc aussi de soi : « alors, tu te décides ? ».

    Cette vie, que nous étions donc destinée à mener avant de rencontrer la réalité séduisante ou séductrice, elle serait abandonnée au profit d’une autre dont nous ne savons encore rien, sinon qu’elle se présente à nous non pas simplement sur le mode de l’éventualité (séduire ne se réduit pas à susciter un fantasme) mais bien sur le mode de l’injonction et de la prise paradoxale d’une responsabilité qui sera celle d’être soi, et même de l’être vraiment. Tout se passe en effet comme si la question de la séduction était, à partir de la vie que nous menons habituellement et à quelque niveau qu’on la considère, celle d’une autre vie que nous prenons soudain conscience que nous nous devons de la mener, quelles que soient par ailleurs les conséquences que cela ne manquera pas d’impliquer. Il y a comme une devise négative du sujet de la séduction : « tant pis pour ce qui arrivera », dont l’envers est la certitude d’une légitimité supérieure dont on serait en quelque sorte redevable pour soi-même. C’est elle que la réflexion désigne en opposant la vie qu’on mène, et qu’on est tenté de quitter, à la « vraie » vie dont on reconnaît à ce moment qu’elle devait depuis toujours être la nôtre.

    L’étonnant narcissisme de la séduction : le vrai visage et le vrai nom
    C’est une banalité de souligner le caractère narcissique et même spéculaire des phénomènes de séduction. Ne me séduit en effet que ce qui me parle de moi – toute la question étant bien sûr de comprendre comment et surtout de quel « moi » il s’agit.

    L’idée d’une « vraie » vie le dit, mais bien sûr elle est moins la réponse à la question que la position du problème : que signifie « vérité » dans ce contexte et comment pourrait-on vivre « vraiment » sans que ce ne soit vivre mieux ou plus, par exemple ne étant plus heureux ou en exerçant une profession plus en affinité avec notre caractère, que nous ne le faisons maintenant ? Mais alors il s’agirait encore de cette vie que nous menons déjà, et d’autant plus qu’elle serait encore plus ce qu’elle a naturellement vocation à être – la nôtre. Or l’idée de séduction est au contraire l’idée d’un détournement radical relativement à une destinée première : ce n’est pas de mieux vivre qu’il s’agit dans les réalités séduisantes ou séductrices, mais de quitter la vie que nous menons réellement pour vraiment vivre ! Pas de séduction qui ne se donne à reconnaître comme l’alternative, à propos de la vie, du bien et du vrai. Bien sûr, c’est la pertinence d’une telle hypothèse qu’il faudra examiner : si la vie peut évidemment être plus ou moins bonne, déjà parce qu’elle est le désirable même de la vie et que la vie est un des premiers biens de la vie (certes pas le premier, puisqu’on peut l’échanger contre un autre encore plus grand), on ne voit pas comment la vie en tant que telle, et donc en tant que finalisée sur soi, pourrait échapper au profit du vrai à la condition d’avoir à être bonne. Peut-être alors la question de la séduction en apparaîtra-t-elle comme illusoire et trompeuse, liée seulement à des effets de spéculation et à l’habituelle imposture des idéaux. Car ce qui nous séduit, comment ne pas l’idéaliser ? La question de la séduction ne serait que celle d’un moi idéal ? Mais alors c’est l’idée même du détournement qui se trouve récusée et donc aussi celle de la rupture et de la folie, puisque celui que je suis idéalement vaut assurément mieux (à ceci près qu’il est idéal !) que celui que je suis réellement et qu’il est ainsi, dans sa différence même, toujours moi – le sujet des meilleures raisons et donc, globalement, du service des biens.

    Assurément l’image dans le miroir est paradigmatique pour penser la séduction. Mais il faut distinguer : parle-t-on de ce qu’on voit c’est-à-dire d’une réalité idéale accessible comme telle (c’est bien sur cette image que je me guide pour me raser le matin, par exemple), ou bien d’une certaine chose aperçue au-delà de toute distance et donc de toute possibilité ? Dans ce cas, c’est d’un autre du monde qu’il s’agit, de quelque chose dont l’acceptation suppose expressément la récusation du monde. L’image du miroir est en effet de nature alternative : d’une part elle me donne un savoir de moi et par là inscrit mon existence même dans la dimension mondaine, comme l’esprit de sérieux en est l’illustration la plus sinistre (se prendre pour celui qu’on sait spéculairement qu’on est), mais d’autre part elle se donne comme au-delà de tout et figure alors que la réponse à ma propre question n’est pas en continuité avec ma réalité !  Or c’est très précisément de cela qu’il s’agit, quand ce n’est pas comme confirmation mais au contraire comme détournement que mon image agit sur moi. Car au détour d’une rue que j’emprunte pour me rendre où j’ai à faire, ma propre image reflétée par une vitrine peut me happer et m’entraîner vers une autre scène, hors du chemin raisonnable et réaliste que je suivais. Quelle scène ? Chacun sait répondre à cette question : celle qui se trouve dans la glace quand moi je suis dans la rue – cette scène où je vois, sous les espèces d’un visage dont mon existence en première personne est littéralement constituée d’être privée, la réponse inversée à la question que je suis pour moi-même. Car si je sais ce que je suis (un citoyen, un professeur, un automobiliste, un contribuable, etc.) j’ignore à jamais qui je suis. Mon image brusquement apparue dans une vitrine de magasin me détourne parce qu’elle est l’éventualité, qui semble soudain réalisée comme telle, que me soit enfin donnée la réponse à cette question que je suis pour moi-même, et que par là j’accède à ce que je me représente comme ma vérité. Eh bien c’est en cela qu’elle constitue le modèle de la séduction : dans la question du visage propre – celui dont on se définit comme première personne d’être à jamais privé.

    En toute réalité qui me séduit, je pressens qu’il y a un chemin vers une vérité qui m’est d’autant plus  étrangère et inconnue que je suis plus séparé de moi-même par l’évidence de mes identifications : elle répondrait à la question de savoir qui je suis quand ces identifications qui me permettent de répondre à la question de savoir ce que je suis. Telle est en effet l’ambiguïté du visage qu’il se donne comme porteur d’une masse énorme de savoir (biens sûr âge, sexe, ou origine ethnique, mais aussi appartenance sociale, état de santé, degré de culture, et surtout caractère si l’on nomme ainsi le type de rapport aux autres et à soi-même dont le fait d’être tourné vers le monde et exposé à tout est forcément l’expression) et en même temps qu’il se donne comme la réponse à la question de savoir qui est une personne. De quelqu’un dont j’ai vu le visage, je sais en effet qui il est – quoi qu’il en soit par ailleurs des informations que je possède à son sujet.

    Mon visage, aperçu seulement en image et comme tel définitivement impossible à moi-même, est l’énigme dont je pourrais dire que la résolution est ma « vérité ». Si je parvenais à en lire les lignes pourtant évidentes, le matin dans la glace, je saurais qui je suis et la vie que je mènerais pourrait être vraiment la mienne, libérée du malentendu que j’ai actuellement pour existence. Car si j’ignore qui je suis, comment pourrais-je m’approprier une vie qui eût aussi bien été celle de n’importe quelle autre personne à ma place ? Dans ma vie réelle, je manque donc de cette réponse, est c’est pourquoi je suis toujours susceptible d’être séduit dès que je crois en reconnaître l’éventualité ou la figure… En somme on n’est jamais séduit que par soi-même, sauf que le « soi » en question n’est pas du tout celui qu’on a l’habitue d’être et dont la séduction représente au contraire la délivrance : être séduit, c’est être délivré de soi – de ce soi que n’importe qui aurait forcément été à notre place et dont un savoir est idéalement possible (répondre à la question de ce que je suis). Car sauter le pas de la séduction est aussi quitter celui qu’on était et dont l’existence était sans vérité, puisqu’elle était aussi bien celle qu’un autre eût menée s’il se fût trouvé à la même place. En ce sens, on quitte son propre visage pour entrer dans son vrai visage : non plus celui de l’expression qui eût forcément été celle de n’importe qui à la même place, mais celui de la réponse et de l’exposition, autrement dit celui de la responsabilité. Le moment de la séduction est en effet celui où l’on a à répondre « me voici ». Visage, donc, vrai visage : celui de la prise de responsabilité de l’appel et non plus, comme avant, celui du savoir.

    Le nom aussi, qui ne signifie rien et par conséquent récuse d’avance qu’il soit la réponse à la question quoi, possède cette propriété étonnante d’être une réponse à propos du sujet et donc, à cause de cette récusation première du savoir, de répondre de manière satisfaisante à la question qui  (« c’est Untel ! »). En ce sens il est certain que la séduction doit avoir un rapport avec le nom propre : de même que tout ce qui me séduit renvoie à une réponse à ma propre question dont le paradigme spéculaire exclut paradoxalement qu’elle soit en continuité avec ma vie, de même en tout ce qui me séduit il doit s’agir de mon vrai nom : non pas celui qui est inscrit sur mon passeport parce qu’il est celui que n’importe qui aurait porté à ma place   (il dit notamment la filiation comme place dans la suite des générations) mais un nom secret, que je ne connais pas bien que je sache qu’il ne diffère pas du nom que je porte ordinairement, où se dise qu’être sujet est bien mon affaire et non pas ma nature ni mon hasardeuse condition métaphysique. De même qu’il faut opposer à propos du visage l’image de soi qu’on aperçoit dans la glace et qui sert à régler la plupart de nos comportements et de nos entreprises, à un visage secret qu’on aperçoit dans le miroir au-delà de toute distance donc de toute disponibilité (donc aussi de tout savoir – car il n’est de savoir que dans l’a priori de la disponibilité), il faut opposer le nom qu’on porte pour la seule raison qu’on occupe la place qu’on occupe au vrai nom, qui répond à la question de savoir qui l’on est. Qui s’oppose à quoi comme la vérité s’oppose au savoir. Le vrai visage et le vrai nom s’opposent donc au visage qui donne à lire du biologique, du sociologique et du psychologique, comme ils s’opposent au nom qui donne à reconstituer du culturel et du généalogique. C’est de la bifurcation de celui-ci à celui-là qu’il s’agit à chaque fois dans la séduction.

    Répétons donc : on n’est jamais séduit que par soi-même. Cela signifie que c’est vers nous que les réalités séduisantes et les menées séductrices promettent de nous conduire, chacune à leur façon, mais pas vers celui qu’on est. D’où cette évidence que nous sommes la promesse dont le séduisant et le séducteur sont porteurs pour nous-mêmes– une promesse accessible seulement par un passage au-delà de la reconnaissance que chacun opère à chaque instant de soi, et notamment le matin dans la glace.

    La vraie vie n’est pas celle des images, bien que ce soit les images qui séduisent, puisqu’il faut traverser le miroir qui les produit pour la connaître.

    S’il y a un réel de la séduction qui est l’imminence de la vraie vie, ce réel se confond avec l’impossible qu’est la surface du miroir (la seule surface qu’on ne puisse apercevoir mais contre laquelle on bute et qui décide de tout). Et c’est pourquoi il faut dire que la séduction en est le miroitement. Tout ce qui nous séduit nous promet cette traversée du miroir.

    Or cette métaphore est aussi une indication, celle de la folie à quoi toute séduction serait alors l’invitation…

    La folie
    Puisque la notion de séduction est celle d’un détournement, d’un arrachement à la vie que nous étions normalement destinés à mener et par laquelle nous sommes en familiarité avec nous-mêmes, il faut la présenter comme celle d’une alternative dont le raisonnable est le premier terme et, forcément, la folie le second.

    La séduction est toujours l’éventualité de faire une folie, et il est même certain que là où il n’y a pas d’horizon folie, aucune séduction n’est possible : on est seulement dans l’ordre des choses qui nous conviennent, c’est-à-dire qu’on a à chaque fois raison de choisir pour agrémenter et améliorer cette même vie dont nous assurons ainsi la continuité. Comme la notion de séduction est celle d’un détournement, elle a pour principe la folie d’une décision qui n’ait pas cette assurance pour signification. On n’est donc jamais séduit par son bien mais toujours par quelque chose qui, à cet encontre, est donc forcément son mal, quand bien même il se présenterait à un autre niveau réflexif selon la figure d’un bien supérieur. Et certes la folie est de vouloir son mal. Par « mal », c’est toujours l’impossibilité représentative qu’on entend : est mauvaise une action dont on peut évidemment être le sujet, mais dont on ne peut pas se représenter qu’on soit le sujet. La réalité séduisante comme la menée séductrice a donc pour nature une certaine participation au mal. Non pas qu’on ne puisse être séduit, évidemment, par l’idée de faire une bonne action et de se dévouer pour les autres, mais le fait d’être séduit ouvre à ce détournement hors de la possibilité représentative qui, est par là même engagement en direction du mal. Ce n’est donc pas simplement parce qu’il est habituel de confondre la séduction et la tentation qu’elle a si mauvaise presse, mais c’est parce qu’il lui appartient d’ouvrir la perspective d’une vie dont tout le monde sait que c’est la même de la dire vraie et de la dire exclusive de la représentation. Ce qu’on vient d’apprendre sur le nom et le visage dit ce paradoxe. La question d’un vrai visage et d’un vrai nom qui se trouve à l’horizon de tout rapport que nous pouvons entretenir avec ce qui est susceptible de nous séduire (et donc nous séduit déjà), pour la réflexion autrement dit pour la nécessité représentative, est littéralement folle – et c’est ce que tout le monde reconnaît en le situant au niveau de l’objet en admettant que la séduction ne peut pas faire faire autre chose que des folies.

    Par folie, on entendra donc d’abord l’impossibilité pour le sujet d’une certaine vie, celle qui est promise par la réalité séduisante ou la menée séductrice, qu’il représente qu’il l’est. Ce qui séduit présente ainsi qu’il y a de l’imprésentable et qui est ce que le sujet aurait à être pour qu’être sujet soit son affaire et pas simplement sa nature. C’est cela dont on se donne malgré tout la représentation subjectivée sous l’appellation de « vraie vie ». Laquelle signifie donc expressément la folie : la traversée du miroir. Car ce qui nous séduit est impossible comme un miroir, tout le monde le sait – et c’est en cela qu’il récuse le monde, qui est au contraire l’horizon des possibles et de la possibilité de se représenter soi-même comme le sujet de ce qui est possible avant d’être réel. Or le séduisant ou la menée séductrice, on tombe dessus : pure contingence, donc radicale exclusivité au possible. La folie, c’est qu’il n’y ait pas de possible. Et le moment de la séduction est celui du basculement dans cette impossibilité.

    Plus banalement, on parlera aussi de folie à propos de l’impossibilité corrélative que le sujet séduit se reconnaisse lui-même dans ce qu’il fait – ainsi qu’on l’apercevra a posteriori s’il revient à son ancienne vie (« je n’étais plus moi-même, cette femme m’avait comme envoûté »). On peut donc aussi bien dire que c’est toujours contre soi, le sujet de cette vie qui nous apparaît désormais comme non vraie, qu’on est séduit.

    On entendra enfin le caractère déraisonnable de ce qu’il aura fait, à la fois dans sa réalité et dans ses conséquences (par exemple tout quitter pour suivre une personne qu’on vient juste de rencontrer). Les conséquences sont là et la réalité fait toujours valoir ses droits. Eh bien la séduction, c’est que cela ne compte pas : « peu importe ce qui arrivera ! ». Parole de fou, incontestablement.

    A quelque niveau qu’on en considère l’effectivité, notamment à celui des petites séductions publicitaires du quotidien (« packaging », effets de marques, souvenirs plus ou moins conscients d’images fabriquées à cette intention…), la folie est présente : entre mille, on peut citer celle de payer beaucoup plus cher un produit à cause de l’étiquette qu’il porte ou du magasin où on se l’est procuré, celle de se décider sur un emballage qu’on jettera sitôt arrivé à la maison, celle de vouloir précisément le modèle dont une agence de marketing affirme qu’il est le préféré de telle vedette de cinéma, etc.

    La folie, on le voit à chaque fois par l’absurdité, la dérision ou la mauvaise foi des raisons qu’on se croit parfois obligé de se donner pour y céder, c’est que la réalité ne compte pas. Si elle comptait, autrement dit si les qualités réelles des êtres et des choses pouvaient être décisives (par exemple tel produit serait meilleur ou moins cher que tel autre et cela justifierait qu’on en fasse l’acquisition), il s’agirait de cette conduite raisonnable, logique et universellement communicable à l’encontre de quoi, précisément, on peut parler de séduire ou d’être séduit ! car c’est bien de ne pas être raisonnable qu’on reconnaît être séduit, comme c’est bien de pousser les autres à des conduites qu’à la réflexion ils jugeraient (et ils jugent) déraisonnables qu’on les séduit. Les réalités ne sont jamais que ce qu’elles sont et c’est précisément de ne pas   situer la question qu’elles nous posent au niveau de cette réalité qu’on peut les dire, selon les cas, séduisantes ou séductrices.

    Là où il n’y a pas de folie il ne peut pas y avoir de séduction, parce que la folie est la figure réflexive que prend forcément dans la vie actuelle l’autre scène dont le rideau vient de s’entr’ouvrir. En langage réflexif, il faut donc dire que c’est la folie qui séduit : si ce qui séduit nous séduit, c’est parce que nous y reconnaissons l’éventualité de plus en plus imminente d’une existence qu’il est impossible à celui qu’on était jusqu’ici, et qui est le semblable de ses semblables, de ne pas dire folle. En somme ce qui séduit est moins la folie que la folie de la folie : cette folie que serait le basculement dans la folie, à quoi les réalités séduisantes ou les menées séductrices nous somment de nous décider.

    Tout tient à la promesse
    Or cette folie vers laquelle on va en toute conscience quand on est séduit, vers laquelle on accepte en toute conscience d’aller quand on cède à la séduction, elle tient à une seule chose, dont on sait par conséquent d’avance qu’elle est la clé du problème de la séduction, et qui est la promesse. Pas de différence en effet entre reconnaître qu’une réalité est séduisante et reconnaître qu’elle est prometteuse. La séduction n’est pas la promesse au sens où les deux notions seraient interchangeables, bien sûr, mais tout le monde sait que c’est en promettant qu’on séduit et qu’il suffit de promettre pour séduire. Pas de différence, même, entre séduire et promettre – comme si la promesse n’était pas simplement le moyen de la séduction mais déjà la séduction même. Le sujet de l’alternative radicale entre la vie bonne et la vraie vie, ou sujet de la séduction, est par conséquent constitué dans son assujettissement à la promesse en général.

    Le secret de la séduction, dont on vient d’indiquer les moments essentiels, est donc la promesse – dont on sait ainsi d’avance qu’elle est en soi une disjonction entre le raisonnable et le fou, entre l’assurance de la vie et la bifurcation dans l’impossible.


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 14 Mar - 19:11, édité 1 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 14 Mar - 19:09

    Leçon 4

    Séduction et tentation
    Etre séduit, c’être détourné, avec sa complicité, de la vie qu’on était destiné à mener. Le détournement a forcément lieu vers une autre vie dont un certain objet, séduisant ou séducteur, a fait miroiter la possibilité. Il y a donc la vie même et l’autre vie, dont le paradoxe de la séduction est qu’elle apparaisse comme la plus propre, celle que depuis toujours et donc sans le savoir on se devait à soi-même de mener. Impossible de parler de séduction sans admettre la nécessité aussi étonnante qu’injustifiable de se faire le complice de ce qui séduit contre celui qu’on a été depuis toujours et dont, par là même, on se signifie à soi-même qu’il était non vrai. La vraie vie est donc ailleurs, mais cet ailleurs est à portée de main : il suffit de se décider. Toute la question est là, en effet, qui est celle d’être sujet : ou bien celui de la vie qu’on a les meilleures raisons de poursuivre (et donc aussi d’améliorer) ou bien celui d’une autre vie pour laquelle on ne pourrait se décider qu’à l’encontre des meilleures raisons, et quoi qu’il puisse arriver. Ainsi la séduction semble-t-elle identique à une tentation : celle qu’exerce sur nous l’objet séduisant ou séducteur, qui serait finalement tentation de la folie contre la raison. Tentant et séduisant sont souvent pris l’un pour l’autre, comme tentateur et séducteur. Est-ce à bon droit ?

    Le réalisme et l’idéalisme
    L’opposition de la vraie vie et de la vie qu’on mène semble triviale et renvoyer à celle du désir et de la réalité : la vraie vie serait de vivre non pas en fonction des nécessités auxquelles on ne peut éviter d’être assujetti dans son rapport à la réalité mais en fonction de son désir. La séduction devrait alors se comprendre comme l’effet d’assujettissement de l’objet du désir, et séduire consisterait à faire miroiter à quelqu’un la satisfaction de son désir – d’autant plus efficacement peut-être que ce désir serait moins conscient. En ce sens, séduire et tenter seraient le même, ne différant que par une nuance d’implication subjective : dans la tentation l’accent serait mis plutôt sur l’objet et dans la séduction sur le sujet qui présenterait ledit objet, l’essentiel étant toujours qu’on obtienne quelque chose de quelqu’un en échange de satisfaire un désir dont il se peut qu’il ne prenne conscience qu’à cette occasion. Tous les demi-habiles vous le diront : il suffit de repérer ce que les gens désirent, le plus souvent sans le savoir, pour les avoir en quelque sorte dans sa poche. Succès garanti.

    Or il s’agit là de tentation, par exemple en vue de corrompre ou de suborner, mais en tout cas pas de séduction, c’est-à-dire de détournement du sujet destiné à mener une certaine vie vers une autre vie supposée vraie. Car enfin tous ces gens si faciles à manipuler quand on leur présente l’objet de leur désir étaient déjà les sujets de ce désir, et n’ont en ce sens pas eu besoin d’être détournés d’eux-mêmes. Au plus admettra-t-on un détournement des intérêts habituellement conscients vers d’autres qui viennent tout juste de l’être. Disons-le autrement : en cédant à la tentation, on ne se surprend pas, hélas, car on avère qu’on est bien celui qu’on soupçonnait depuis toujours qu’on était. Par exemple on n’était pas sans savoir que l’intégrité qu’on ne cessait de s’attribuer en tant que fonctionnaire tenait simplement à l’amertume de n’être pas assez important pour qu’un représentant d’intérêts privés songe à nous corrompre. On avait seulement une idée de soi dont le moment de la tentation a fait voir à tout le monde qu’elle était mensongère depuis toujours, et cette idée était celle de la liberté par rapport aux intérêts dont notre réalité était faite. Au moment de la tentation ces chimères s’évanouissent et l’on apparaît pour ce qu’on est : un être réel fait de réalité et dans la représentation de qui les meilleures raisons restent par conséquent décisives.

    La tentation est une entreprise hautement réaliste, parce qu’on ne peut tenter quelqu’un qu’en le supposant assujetti non pas simplement à des intérêts mais aux intérêts dont la nécessité constitue sa réalité. La tentation n’est pas nécessairement sordide, car tous les intérêts ne sont pas bas et les personnes délicates ne sont pas moins susceptibles d’être tentées que les notaires ou les maquignons, mais elle est toujours cynique : à chacun sa tentation, certes, mais tout le monde est réductible aux intérêts qui sont ceux de sa condition. Le tentateur est forcément un personnage réaliste : il sait à quoi s’en tenir sur les humains en général et a compris que sous la diversité contradictoire des aspirations c’est de la même humanité réaliste qu’il s’agit toujours. Il le dit, d’ailleurs, pour alimenter la mauvaise foi de celui qui va céder et qui veut malgré tout garder cet étonnant minimum d’estime de soi que donne la conscience d’une communauté dans la faiblesse : « allez, nous sommes bien tous les mêmes ! ».

    Quelle est notre communauté de condition sinon la vie, c’est-à-dire la nécessité des biens ? On parlera donc de tentation quand les biens (par exemple de l’argent ou des honneurs dans le cas de la corruption d’un responsable public) s’imposent contre ce qui avait comme signification d’interdire qu’ils comptent (le devoir, la probité, l’honneur ou simplement l’honnêteté). Le principe de la tentation, donc, c’est que l’objet appartienne au service des biens et que le tentateur soit d’une manière ou d’une autre un semblable qui remet celui qu’il tente sur le chemin qui était naturellement le sien. Car tenter, paradoxalement, c’est rappeler le chemin naturel qu’un principe non naturel avait barré, un principe qui était illusoire et chimérique parce qu’il n’était pas réaliste ! Tenter, donc, ce n’est pas du tout détourner d’un chemin mais bien au contraire remettre sur un chemin – celui qui a de »puis toujours été celui de tout le monde parce qu’il est la réalité même dont quoi tout procède originellement et à quoi tout revient finalement. Et certes, on n’est jamais tenté que par ce qui offre de réaliser le scénario de nos désirs – de sorte que c’est toujours d’être soi-même réaliste qu’on est tenté, ainsi qu’il faut l’être quand on a enfin reconnu qu’il n’y avait jamais que la réalité. Arguant de la nécessité de revenir de tout (par exemple de la philosophie qui convient à l’adolescence mais qui est ridicule pour l’homme d’âge mur), le tentateur est toujours l’homme du dernier savoir : non pas celui qu’on pourrait avoir la folie de poursuivre mais celui à quoi il est raisonnable de se tenir.

    A l’inverse rien n’est moins réaliste que la séduction, tout entière constituée de l’impossibilité d’admettre que la vie réelle soit la vraie vie. Rien de moins séduisant que la réalité qui n’est que ce qu’elle est, ni de plus séducteur que les apprêts, les artifices, les mensonges, les flatteries qui la récusent expressément. Et certes rien de ce qui n’est pas artificiel et convenu ne saurait résister à la réflexion, de sorte que c’est le même de se dire réaliste et de prôner l’attitude réflexive : il n’y a de tentation que dans l’idéal de cesser d’être la dupe de ce dont on est encore la dupe. Or il n’y a précisément de séduction que dans l’acceptation de continuer d’être la dupe de ce dont on était déjà la dupe ! Qui ignore que la séduction est un jeu ? A contrario qui ne voit la sottise de ceux qui croient « pour de vrai » aux promesses des séducteurs, et que pour cette raison nous refusons de plaindre ? En comme, et contrairement à ce qui définit de chacun des moments de la tentation, il ne peut y avoir de séduction au’à la condition qu’on commence par ne pas s’embarrasser de réalisme. On le voit jusque dans le paradoxe des menées séductrices qui seront par exemple conduites dans un langage particulièrement châtié ou selon des artifices qui, pour grossiers ou même vulgaires qu’ils soient comme dans l’exemple des maquillages outranciers, n’en seront pas moins des artifices. Quant aux réalités séduisantes, elles nous font pressentir qu’il pourrait être facile et joyeux de vivre – ce qui n’est pas précisément une position réaliste. Et puis si le réalisme des tentateurs met toujours en avant la dimension triviale des réalités (« certes on a des idéaux élevés, mais enfin il faut bien vivre et pour cela on a besoin d’argent… »), il s’exclut par là même de la séduction, quand bien même on en reconnaît la possibilité jusque dans les domaines les plus triviaux comme dans le domaine paradigmatique de la publicité (on ne peut pas être séduit par la composition d’une lessive, mais on peut l’être à l’idée d’acheter une lessive qui met en œuvre les dernières découvertes de la chimie).

    Le tentateur est réaliste et sait que la vie reconnaît sa propre nécessité dans toutes sortes d’objets, dès lors aperceptibles comme des biens dont il va de soi que l’appropriation doit être assurée. C’est donc toujours un bien comme effectivement disponible qu’il exhibera : la chose même est apportée, alors que la séduction au contraire ouvre à la fiction. On peut être tenté par une somme d’argent (le corrupteur exhibe les liasses de billets) ou par le pouvoir (il fait voir du haut de la montagne les royaumes qu’on dominera), mais on ne sera séduit que par l’idée d’être riche ou puissant. La présentation même de l’objet attestera donc de cette exclusivité : le tentateur est du côté de l’exhibition alors qu’il n’y a de séduction qu’à suggérer. Et suggérer, c’est déjà faire rêver.

    L’idéalisme de la séduction ainsi rendu patent se traduira par l’impossibilité qu’elle concerne jamais les biens, c’est-à-dire la nécessité médiatisée par les choses que la vie est pour soi. Si elle s’oppose doublement à la tentation comme l’idée de la chose qu’on suggère s’oppose à la chose même qu’on exhibe, elle s’y oppose comme l’indifférence à la question des biens s’oppose à son urgence. C’est en quelque sorte par définition que la question des biens s’exclut de celle de la séduction : malgré des apparences qui tiennent à la nécessité qu’il nous plaise, ce qui nous séduit ne peut donc pas être un bien parce qu’il serait alors un facteur d’amélioration de la vie qu’on mène déjà, et nullement la cause d’un détournement vers une autre vie. D’où cette évidence proprement constitutive de la notion qu’on ne peut parler de séduction qu’à ce que les biens ne comptent pas, alors que c’est la certitude absolument contraire (rien ne compte que les biens et les interdits sont seulement des obstacles qu’il faut savoir contourner) qui conditionne la tentation. Et que les biens ne comptent effectivement pas, ni par conséquent la vie entendue comme l’ordre général de la valeur des biens, c’est ce que tout le monde comprend au moment de la séduction, dont nul n’ignore qu’elle correspond souvent à la politique du pire. Que dit en effet celui qui prend sur lui d’être séduit ? « Q’importe ce qui arrivera ! ». Et qu’est-ce qui peut arriver ? Le pire. Or est-ce avec l’éventualité du pire qu’on peut tenter quelqu’un ?

    Reconnaissons alors que la séduction ne concerne même pas l’idée de la chose mais une idée qui n’est en fin de compte que celle de la vie selon la vérité ! Par exemple ce n’est même pas l’idée de la richesse ou de la puissance qui séduit, parce qu’on n’en a que faire, mais celle de la vraie vie, dont on peut par ailleurs penser qu’elle consiste à disposer de tout et de tous. L’opposition du bien particulier qu’exhibe le tentateur à la vraie vie dont les réalités séduisantes ou les menées séductrices suggèrent l’idée avère donc l’exclusivité de la séduction et de la tentation.

    Entre tenter et séduire : l’enjeu de la vérité
    Ce qui nous tente est assurément désirable et reconnu comme tel, mais il ne s’entend que de son illégitimité, laquelle est alors ce qui compte. Il n’y a en effet de tentation qu’à l’encontre d’un interdit dont nous sommes convaincus de la légitimité – sinon il s’agirait simplement d’un désir. Dans la tentation mon désir illégitime s’oppose à moi, puisque j’en reconnais l’illégitimité. Céder à la tentation est donc toujours une défaite : non seulement parce que c’est faire ce qu’on n’approuve pas qu’on fasse, ce qu’on continue de ne pas approuver d’avoir fait, mais surtout parce que cela suppose qu’on accepte de se réduire à ce qu’on est en réalité alors que, du simple fait qu’on l’accepte (ou qu’on le refuse), on avère que sa propre réalité n’est pas ce qui compte en soi. Le sujet de l’énonciation est toujours extérieur à son énoncé et les justifications de celui-ci ne valent qu’à ce que celui-là prenne par ailleurs la responsabilité de reconnaître qu’elles valent. Impossible en ce sens de considérer qu’une raison qui s’impose à moi puisse jamais être suffisante : elle l’est dans la responsabilité que je prends qu’elle le soit. Cette raison ne peut donc se confondre avec la réalité, à quoi le propre de la tentation est de faire appel : il faut encore que je décide, précisément en cédant ou pas à la tentation, que cette réalité est ou n’est pas pour moi ce qui compte. Or cette décision est la preuve du contraire. D’où l’impossibilité de ne pas céder à la tentation autrement que dans la mauvaise foi : je devrai bien mettre en avant que les raisons du tentateur sont réalistes et donc bonnes, en tant que raisons, pour « oublier » qu’elles ne sont bonnes que par la décision que j’aurai prise de céder à la tentation, c’est-à-dire d’adopter le point de vue réaliste. Telle est en effet la leçon du réalisme, qu’il force toujours au mensonge à propos de soi : on ne peut l’adopter qu’à faire semblant de croire que les meilleures raisons sont suffisantes et que croire, pour correspondre réflexivement à la « réalité » dont on veut faire l’ultime critère, qu’il y a un dernier savoir auquel il sera « raisonnable » de se tenir. Or « raisonnable », cela signifie « réaliste » ! C’est le mensonge de cette boucle qui structure la tentation.

    Dès lors aperçoit-on que le réalisme, dont la tentation est le mise en œuvre pratique (c’est le même de tenter quelqu’un et de lui dire qu’il faut être réaliste) trouve son essence dans un déni : il ne faut pas admettre que les raisons qu’on a de céder ne suffisent jamais à faire qu’on cède, autrement dit il ne faut pas admettre que le savoir n’égale jamais la vérité. La tentation, c’est exactement cela : l’injonction adressée à quelqu’un de nier qu’il renonce à la distinction du réel et du vrai ou, pour dire la même chose depuis la réflexion, qu’il renonce à la distinction du savoir et de la vérité.

    Cette distinction n’est rien de moins que la cause de notre existence subjective, puisqu’elle se confond, avec la nécessité de décider et donc, en tant qu’être sujet est bien notre affaire et pas simplement notre nature, avec la nécessité de se décider – celle-là même dont le propre de la séduction est d’être l’injonction !

    On voit maintenant en quel sens il faut dire que la séduction est le contraire de la tentation : elle est tout entière faite de la reconnaissance de l’impossibilité de réduire le vrai au réel ou, pour dire la même chose dans le langage de la réflexion, de réduire la vérité au savoir. La prosopopée de tout ce qui nous séduit l’a indiqué : « décide toi ! ». Pourquoi ? Parce que le savoir n’égale pas la vérité et que la question de la vérité est la question du sujet – de la responsabilité qu’il a à prendre d’être sujet. Ce qui séduit fait voir que renoncer à cette distinction du réel ou du vrai, et donc réflexivement du savoir et de la vérité, est une trahison de soi qu’on pourrait bien ne jamais se pardonner, parce qu’elle est proprement constitutive de l’existence. La séduction, c’est qu’un certain objet donne cette responsabilité et que, pour cette raison même, on le reconnaisse vrai : cet objet fait du sujet celui qui porte la responsabilité du vrai comme vrai, et de lui-même comme sujet c’est-à-dire comme assujetti à un vrai dont il a, envers et contre tout, la responsabilité.

    https://philosophie-en-ligne.com/category/lecons/lecons-seduction-2007-2008/page/2/

    https://philosophie-en-ligne.com/category/lecons/lecons-seduction-2008-2009/page/2/



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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