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    Jean-Michel Salanskis, Husserl

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    michel - Jean-Michel Salanskis, Husserl Empty Jean-Michel Salanskis, Husserl

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 18 Mai - 6:27



    "La phénoménologie et la philosophie analytique ont dominé la vie philosophique du siècle, Husserl est le père de la première et la seconde peut se rapporter à lui et se retrouver en lui de manière féconde. L’œuvre husserlienne est immense, nouvelle, riche d’analyses et d’inventions conceptuelles profondes et formatrices, elle est comme un gisement encore largement inexploité. C’en est assez pour que même ceux, nombreux, qui ne voient en lui qu’un personnage grisâtre, un idéaliste dépassé par le monde et l’histoire, et un écrivain assommant, acceptent, de guerre lasse, de le célébrer.

    Le but de ce petit livre, au-delà de la simple exposition correcte des principaux gestes et idées de la philosophie husserlienne, serait de donner un contenu de passion à cette incontournable célébration. De montrer ce qu’il y a de fou, de grand, de littéraire, de mathématique, en bref d’émouvant et de vertigineux dans cette construction monumentale."

    "Dans l’espoir d’embarquer notre lecteur sur la rivière husserlienne, de lui faire partager d’emblée son expérience originaire. Ce serait en substance celle-ci :
     
    « À chaque instant je me trouve être quelqu’un qui perçoit, se représente, pense, sent, désire, etc. ; et par là je me découvre avoir la plupart du temps un rapport actuel à la réalité qui m’environne constamment. Je dis la plupart du temps, car ce rapport n’est pas toujours actuel ; chaque Cogito, au sein duquel je vis, n’a pas pour Cogitatum des choses, des hommes, des objets quelconques ou des états de chose appartenant à mon environnement. Je puis par exemple m’occuper des nombres purs et des lois des nombres ; rien de tel n’est présent dans mon environnement, entendons dans ce monde de “réalité naturelle”. Le monde des nombres, lui aussi, est là pour moi ; il constitue précisément le champ des objets où s’exerce l’activité de l’arithméticien ; pendant cette activité, quelques nombres ou constructions numériques seront au foyer de mon regard, environnés par un horizon arithmétique partiellement déterminé, partiellement indéterminé ; (…). Le monde arithmétique n’est là pour moi que quand je prends et aussi longtemps que je garde l’attitude de l’arithméticien ; tandis que le monde naturel, le monde au sens ordinaire du mot, est constamment là pour moi, aussi longtemps que je suis engagé dans la vie naturelle. [...]

    Aussi longtemps qu’il en est ainsi, je suis “dans l’attitude naturelle” (natürlich eingestellt) ; et même les deux expressions ont exactement le même sens. Il n’est nullement besoin que cette présence naturelle du monde soit changée lorsque je fais mien le monde arithmétique ou d’autres “mondes”, en adoptant les attitudes correspondantes. Le monde actuel demeure encore “présent” (vorhandene) ; je reste après comme avant engagé dans l’attitude naturelle, sans en être dérangé par les nouvelles attitudes. Si mon Cogito se meut uniquement dans les divers mondes correspondant à ces nouvelles attitudes, le monde naturel n’entre pas en considération, il reste à l’arrière-plan de mon acte de conscience, mais il ne forme pas un horizon au centre duquel viendrait s’inclure un monde arithmétique. Les deux mondes simultanément présents n’entretiennent aucune relation, si on fait abstraction de leur rapport au moi, en vertu duquel je peux librement porter mon regard et mes actes au cœur de l’un ou de l’autre. » [Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I dans la suite), 1913, trad. franç. Paul Ricœur, Paris, 1950, Gallimard, p. 92-93].
     
    Donc, selon Husserl, nous sommes entre des mondes, dénués de toute relation les uns avec les autres. Il y a bien un qui est privilégié, le « monde de l’attitude naturelle », il est pour ainsi dire constamment sous-jacent ou disponible, mais cela ne veut pas dire que tous les mondes soient des sous-mondes de celui-ci, ni que notre « activité », notre engagement, lui soient une fois pour toutes voués, y trouvent leur lien et leurs axes. Nous flottons d’un monde l’autre, nous sommes essentiellement et avant tout ce bouger, ce glissement qui va nous projeter dans les coordonnées, devant les horizons d’un monde. D’ailleurs, notre flottement est aussi une intermittence, si les mondes clignotent, basculent, comparaissent l’un après l’autre, c’est aussi parce que notre rapport à l’un ou l’autre s’actualise et se virtualise, nous nous allumons à un monde, ou nous nous en évadons, par une sorte d’interruption électrique.

    Mais si nous pouvons ainsi flotter, trouver l’entrée et la sortie des mondes, nous allumer et nous éteindre, c’est que nous sommes un lieu, un champ, c’est qu’il y a un territoire de nos aventures, de nos velléités, de nos glissements. Une immanence dans laquelle nous sommes constamment perdus. Ce lieu d’immanence, Husserl l’a toute sa vie appelé flux héraclitéen des vécus. [...]

    Ce qui peut empêcher de le suivre, c’est l’attachement à un autre point de vue, tout aussi « séduisant » sans doute, selon lequel nous sommes d’abord et fondamentalement les enfants de notre monde : nous y sommes en quelque sorte empalés, en lui nous nous réalisons, nous le défions et dialoguons avec lui, et c’est cela notre existence d’hommes. Telle serait plutôt la situation humaine de base au gré de Hegel, de Marx, de Heidegger ou de Merleau-Ponty, par exemple.

    Ce qui peut aussi dissuader de se reconnaître dans le flottement retranché de Husserl, c’est une réserve prudente, voire une peur devant l’atmosphère de schizoïdie rêveuse dans laquelle il nous plonge. Husserl nous emmène loin du sens commun pour nous soumettre à des expériences de pensée folles, comme un romancier de science-fiction inspiré. Dans la première partie de notre passage, il y a par exemple cette formulation qui peut paraître insensée : « aussi longtemps que je suis engagé dans la vie naturelle ». Quelle alternative ai-je, dira-t-on ? Comment puis-je faire passer au conditionnel cet engagement, comment puis-je tout simplement le baptiser engagement, comme s’il s’agissait de prendre l’uniforme ? Toute la phénoménologie husserlienne, certes, explique et rend plausible ce langage [...] mais on ne saurait nier, selon nous, son étrangeté initiale."

    "Dès les Recherches logiques, Husserl distingue trois sens du mot conscience : le premier selon lequel la conscience est le « tissu des vécus psychiques dans l’unité du flux des vécus » ; le second selon lequel elle est perception interne ; le troisième selon lequel elle est le nom générique de nos actes psychiques. Ces trois significations sont finalement coordonnées, rendues solidaires dans la philosophie de Husserl, mais il est important qu’il ait originairement donné la prévalence au premier. Il en résulte que sa notion de flux des vécus est d’abord impersonnelle et collective, qu’elle vise la richesse fluente du vivre de la conscience avant le rapport de soi à soi de la pensée ou l’orientation de celle-ci vers un monde ou des résultats.

    Le flux, donc, est une entité collective, il y a de multiples vécus rassemblés dans le flux. C’est un tissu, ce qui signifie que les vécus entretiennent des relations non indifférentes, caractéristiques du flux. La désignation le flux, avec l’article défini, évoque le collectif des vécus dans sa totalité."

    "Le « projecteur » réflexif ne peut, par principe, nous révéler qu’une partie du flux, privilégiée pour un « observateur » idéal identifié au rayonnement du projecteur, qui finit par s’appeler l’ego transcendantal. Au stade des Recherches logiques, Husserl ne veut pas concevoir le flux des vécus comme dominé par un ego."

    "Husserl se réclame en fait d’une des plus anciennes traditions de la pensée scientifique et philosophique pour nommer d’un seul coup cette richesse illimité, excessive du flux : il dit – constamment – que le flux des vécus est continu, qu’il est un flux continu, que la multiplicité substrat et dépôt du vivre dans son écoulement doit être dévisagée par la phénoménologie comme un continu.

    Que signifie, dans le contexte, le mot continu ? Il a, en substance, toutes les grandes significations théoriques présentes à l’époque de Husserl et susceptibles d’être importantes.

    Le continu du flux des vécus, certainement, est un continu aristotélicien : quelque chose qui est une virtualité incluant en soi toute multiplicité concevable, et refusant de se résoudre à l’agrégation d’actualités ponctuelles ou l’agencement de parties actuelles. Les points et parties sont en effet seulement virtuels, seulement des marquages possibles dans le continu et pas ses constituants isolables et authentiques. Le continu est « non compositionnel », selon l’expression souvent employée pour exprimer cette propriété « aristotélicienne ». Le continu est aussi un élément dans lequel les parties contiguës fusionnent sur leur bord, autre aspect de la définition aristotélicienne que l’on retrouve chez Husserl, et qui correspond bien avec notre intuition de l’espace. En tout cas, le continu est substantif, il est le nom d’un élément, d’un réceptacle, d’une quasi-multiplicité, il ne vaut pas comme qualité, modalité ou aspect.

    D’ailleurs, le continu du flux des vécus, pour Husserl, est aussi, très certainement, quelque chose qui ressemble au continu mathématique."

    "Une connaissance du continu paraît par principe impossible. En effet, connaître, c’est, semble-t-il, nommer, distinguer, comparer, décrire en termes de concepts synthétisants. Connaître les plantes, c’est savoir les identifier individuellement et porter sur elles des jugements qui les rattachent aux espèces qui leur conviennent ; connaître le langage, c’est trouver les unités de base – phonèmes ou entrées lexicales par exemple – en termes desquelles décrire la formation des unités langagières plus complexes, tout en évaluant selon toutes les catégories adaptées les objets de niveaux divers ainsi pris en considération. Mais comment pourrait-on connaître en ce sens si aucun constituant primitif élémentaire ne se donne, sur lequel le discours de connaissance puisse s’appuyer pour élaborer son réseau conceptuel-classifiant ?

    [...] Husserl répond que le flux des vécus nous tire lui-même du mauvais pas où son continu nous a originellement mis. Il y a, en effet, dans ce flux, opérant en lui, un « flux de la synthèse intentionnelle », qui constitue des unités adaptées à la connaissance conceptuelle et descriptive à laquelle aspire légitimement, comme toute activité théorique, la phénoménologie. Donc, la phénoménologie sera la description rationnelle complète du flux à travers la considération des unités qui émergent de ce flux selon la synthèse intentionnelle, et la mise en évidence de l’agencement structural de ces unités. On voit donc tout de suite l’importance de ce que Husserl appelle analyse intentionnelle pour la phénoménologie."

    "La question de principe posée par Husserl, celle de l’impossibilité d’une détermination théorique descriptive du continu, se pose, s’est posée dans ces autres champs, et la difficulté a été en fait contournée de plusieurs façons (généralement par une démarche imaginative et volontariste procurant malgré tout au savoir des éléments à assembler, sur lesquels opérer, même si l’expérience n’en fournit pas). Husserl n’envisage même pas de répondre d’une telle manière, et, à vrai dire, il traite en profondeur ce point dans Ideen I, où il affirme avec force que la phénoménologie ne peut pas être une « géométrie des vécus ». Il donne à ce sujet des arguments qui sont les siens et que nous ne voulons pas reprendre ici. On peut néanmoins, croyons-nous, faire l’hypothèse que ce qui compte le plus – dit ou pas dit – est la différence qu’apporte l’adjectif héraclitéen : à la différence du continu spatial ou du continu des nombres réels qui en est d’abord une réplique théorique, le continu des vécus est un flux héraclitéen, c’est-à-dire qu’il est le continu d’un écoulement ne revenant jamais sur soi, en proie à une dissipation irréversible."

    "Le temps est la façon dont le flux s’apparaît primitivement à lui même."

    "La rétention, c’est ce que nous faisons ou qui nous arrive lorsque, juste après que s’est déroulée en nous la réception d’un processus temporel, par exemple juste à l’issue de l’entente d’une mélodie, nous « retenons » encore ce fait temporel alors même que sa limite est déjà transgressée. Nous restons en arrière de la limite après l’avoir franchie, nous adhérons encore au son, à l’instant révolu, au « tout juste passé ». La présence du radical tenir dans le mot rétention a semble-t-il un double sens : d’une part, la rétention nous rattache au tout juste passé, nous fait tenir à lui, d’autre part dans la rétention nous maintenons l’identité de la réception révolue de la mélodie comme telle, nous unifions et synthétisons notre propre vécu en quelque sorte."

    "Sa vision phénoménologique du temps a été bâtie sur la rétention et pas sur la protention [l'attente du tout prochain futur]."

    "La rétention est un opérateur infinitésimal, mais c’est aussi une fonction de type perceptif, dénuée de pensée ou d’imagination, qui n’est pas à la disposition d’une liberté intellectuelle : elle surgit en moi nécessairement comme une sorte de vision ou de toucher compulsifs du temps. [...]

    À côté de cette relation originaire au temps procédant de la rétention, donnant forme au champ temporel originaire, Husserl décrit un second mode temporalisant de la conscience : celui du ressouvenir ou souvenir secondaire (la rétention étant alors rebaptisée souvenir primaire). La rétention, nous l’avons dit, est supposée un mode perceptif, elle est la manière dont le temporel comme passé se présente originairement en nous, et pas du tout une représentation du temps par nous. Le ressouvenir ajoute à notre palette temporalisante, justement, la fonction représentative. Il consiste en la visée d’une durée non seulement révolue, mais aussi hors d’atteinte de la rétention, échappant à la fenêtre du champ temporel originaire. Cette visée est pour Husserl de type reproductif : lorsque je me ressouviens d’un contenu qui a été vécu selon un champ temporel originaire, mon champ temporel originaire actuel reproduit trait pour trait, rétention pour rétention, le champ d’occurrence du souvenu. En plus de la disposition « primaire » suivant laquelle nous mettons en perspective le présent et le tout-juste-passé selon le diagramme des rétentions, nous avons donc une disposition « secondaire » à rejoindre le fruit de cette mise en perspective alors qu’il échappe, qu’il est séparé de notre faculté de présentation temporelle : notre art secondaire consiste en l’emploi mimétique de notre champ temporel actuel, aux fins de la reproduction du champ temporel détaché de nous. Husserl insiste sur le « je peux » lié à cette seconde disposition temporelle : à l’égard de ce qui est séparé de la « perspective de présence », l’accès devient libre et réitérable. C’est en quelque sorte malgré nous, dans la passivité, ou en suivant la pente du flux que nous « projetons » la forme du diagramme des rétentions: en revanche, nous suscitons la reproduction du secondairement souvenu ad libitum. Le ressouvenir donne lieu à un jeu formel de la reproduction, qui nous permet de reproduire des enchaînements en mettant bout à bout des morceaux de reproduction, de reproduire des actes reproducteurs ou des structures combinant des degrés divers de reproduction. Le sujet phénoménologique du souvenir secondaire est une sorte de grammairien ou de logicien qui use de ses parties de flux comme des pièces d’un jeu de domino, comme des touches d’un clavier.

    Comme nous l’annonçions tout à l’heure, Husserl se propose de comprendre comment, à partir de ces deux dispositions temporelles, nous en venons à un temps total, unique et omni-englobant. À le lire, on s’aperçoit qu’il conçoit en fait cette synthèse totalisante du temps de deux façons : sur le mode objectif, et sur le mode subjectif. Cette distinction est rendue nécessaire par le point de vue phénoménologique qui est le sien : dès le début des Leçons…, il a déclaré d’une part qu’il entendait ne pas accorder crédit a priori au temps chosique, au temps des choses réelles du monde, d’autre part qu’il accueillait une certaine évidence primitive de l’écoulement comme quelque chose au-delà de quoi le questionnement n’avait pas de sens ; que toutes les réalités se tiennent dans un « temps objectif » avec leurs dates ou leurs durées, c’est une vérité rationnelle totalisante qui peut être suspendue, mais il est hors de notre pouvoir de nier le « passage » que nous vivons. Cette déclaration est en quelque sorte l’équivalent, au stade des Leçons…, de ce qui s’appelle dans la suite de son œuvre réduction phénoménologique."

    "Du point de vue du temps objectif, du temps chosique ou temps du monde, appelé à être systématisé comme temps de la science, la synthèse totalisante est une pure affaire de technique rationnelle : Husserl la décrit d’abord comme un processus systématique de prolongation de la droite temporelle objective « vue », en faisant collaborer la faculté de reproduction et la disposition à l’ouverture d’un champ temporel originaire : je peux « déployer-reproduire » le champ originaire centré en n’importe quel point de mon ressouvenu, et de cette façon, repousser plus loin vers le passé la partie du temps que je totalise. Reste, en quelque sorte, à passer à la limite et symétriser, tout en s’assurant que la structure d’ordre du temps est bien une le long de ces recollements. L’intéressant, dans cette description de Husserl, est que l’on y voit comment il conçoit les modalités primitives de la rationalité scientifique, on comprend qu’à ses yeux certains actes du comportement fondamental de l’homme, actes jamais appris et pas même thématisés en général, ont déjà le type de cohérence et d’efficacité qui caractérise au plus haut niveau la science. Les opérations de reproduction des champs temporels révolus et de déploiement du présent épais d’une fenêtre temporelle de base, en effet, ne sont pas des opérations théoriques conscientes et volontaristes, mais les gestes fondamentaux de notre rapport au temps ; cependant, ils sont supposés « tracer » de proche en proche pour nous quelque chose comme une droite temporelle convenant à la science.

    Mais ce qui est en fin de compte le plus intéressant est la manière dont il décrit l’unité subjective du temps. Il remarque d’abord que cet « écoulement » intime, dont il a déclaré d’emblée que le mettre en doute n’avait aucun sens, est le flux lui-même, le flux des vécus comme « subjectivité absolue ». Subjectivité signifiant ici, non pas qu’il y aurait un sujet, une conscience, une instance égoïque de contrôle possédant et supervisant tout, mais simplement que l’intimité de l’écoulement et de l’éprouver de l’écoulement ne peut comparaître devant aucun tribunal, elle est un témoignage ultime qu’aucun point de vue externe ne saurait amender."

    "Husserl baptise du nom général d’intentionnalité la fonction de visée dont notre immanence, dont le flux des vécus, a la faculté, et sur laquelle repose donc son analyse de la temporalité. Dans sa discussion de l’unité du temps ultimement immanent, il distingue entre l’intentionnalité longitudinale, celle que portent les rétentions comme visées du tout-juste-passé comme tel, selon laquelle les durées révolues adhérentes sont repoussées – intentionnalité qui est comme l’auto-susceptibilité du flux – et l’intentionnalité transverse, celle qui habite la conscience impressionnelle, par la grâce de laquelle dans les vécus s’annonce à nous quelque chose d’étranger."

    "Il s’agit pour Husserl d’étudier le vivre dans sa complexité de façon séparée et indépendante d’abord, pour ne traiter la question de sa « validité », de sa corrélation au « monde », que dans un second temps.

    D’autre part, elle nous révèle peut-être une inspiration profonde et essentielle de la démarche husserlienne. Le prototype de cette étrange notion d’épochè pourrait bien être, en effet, la suspension mathématique, dont Platon, déjà, remarque la singularité dans La République : il appartient à l’optique et à l’attitude mathématiciennes de s’emparer des énoncés ou des situations en coupant court à tout questionnement sur leur validité ou leur effectivité, pour chercher seulement, dans un premier temps, à les analyser dans leur structure ou à dégager leurs conséquences, toute prise de position dogmatique quant à ce qui est ou ce qui peut être intuitionné étant renvoyée à plus tard. Il est plausible que la démarche phénoménologique avait dans cette attitude son secret modèle plus que dans le doute cartésien."

    "Ne disposant plus de la facilité de plonger constamment dans le monde des entités que je valide, de les contempler et d’en user comme des repères, je rencontre l’activité ordinairement cachée, silencieuse et inaperçue par le truchement de laquelle ces entités comme leur(s) monde(s) en viennent à valoir pour moi. La réduction me « renvoie » à une région dont Husserl s’attache à dire qu’elle est multiforme, riche, proliférante, et qui est tout simplement la région de la conscience pure ou le lieu de l’immanence, soit, à la lettre, et comme le dit Husserl, le flux des vécus [...]

    Mais, donc, le flux des vécus, dans le circuit phénoménologique, est décelé au prix de la perte de toute validation et de toute objectivité, au-delà même, de tout monde. On comprend ainsi l’orientation odysséenne de la phénoménologie : il s’agit pour elle, après cet exil « troyen » qu’est la réduction, de retrouver les objets et le monde, Pénélope dont il est à redouter qu’elle ne se donne jamais plus telle qu’on l’a laissée. Le programme phénoménologique, donc, est celui d’une restitution des objets et du monde, que l’on espère de l’activité de la conscience."

    "Les anciens objets du monde, les arbres et les tables que l’attitude naturelle prenait pour argent comptant, ont une trace dans l’immanence : ils s’y résolvent en système d’esquisses. « À la place » de l’arbre, dans l’immanence, j’ai une multiplicité d’esquisses qui me présentent l’arbre sous telle ou telle face, avec telle ou telle luminosité. Mon rapport immanent à l’ancien arbre n’est pas enclos dans la ponctualité d’un vécu fugitif, il s’élabore au fil de tout un bougé d’esquisses différentes les unes des autres, variant selon les circonstances de la connexion perceptive. En première analyse, mon rapport à l’arbre consiste en cela que l’arbre est constamment posé un et le même tout le long de cette variation des esquisses. Cela, c’est le mode typique de présentation dans l’immanence des entités qui valent pour nous comme transcendantes, mot qui, dans le vocabulaire de Husserl, qualifie simplement la situation « au-delà » de l’immanence, l’extériorité par rapport à ce résidu d’abord purement subjectif qu’est le flux comme immanence. Elles ne se donnent pas totalement dans une intuition pleine, mais leur donation se divise en une multiplicité d’esquisses dont chacune est structurellement incomplète.

    À cette façon de se donner s’oppose singulièrement celle des entités immanentes : elles m’apparaissent dans la simple réflexion, mon immanence a ce pouvoir de revenir sur elle-même pour s’apparaître. Et, dans le principe, cette saisie ou cette donation est pleine : l’entité immanente n’est pas structurellement diffractée en esquisses, la proximité à soi de l’immanence me la campe comme se montrant dans sa totalité, l’inachèvement ou le raté de la saisie sont limités à des paramètres marginaux (degré de vigilance, flou de la frontière temporelle des vécus réflexivement pris en vue).

    La réflexion dans l’immanence purement subjective sur les modes de donation des entités nous « restitue » donc deux catégories d’entités, deux régions ontologiques, celle de la transcendance et celle de l’immanence, qui seront désormais distinguées a priori au pôle objectif : à chaque région correspond un « type intentionnel » de la donation, celui de la diffraction en esquisses et celui de la saisie réflexive principiellement totale respectivement. Nous disons « type intentionnel » pour exprimer le fait que ces deux modes de donation sont évidemment deux façons pour l’immanence de se tourner vers des contenus dont elle fait ses objets, semblent bien correspondre à des intentions de style différent émanant du flux des vécus.

    Donc, la phénoménologie rencontre une sorte de bénédiction : la réduction, qui menaçait de faire perdre toute entité, tout objet, révèle au bout du compte « deux fois plus » d’objets qu’il n’y en avait auparavant."

    "Cette première analyse distinctive des modes de donation, rapportée ici d’après Ideen I toujours, est exemplaire pour l’entreprise phénoménologique. Le projet de Husserl est bel et bien d’inventorier les modes de donation, de mettre au jour, pour les entités de chaque type, la façon dont nous les « avons » originairement. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le fameux « Principe des principes » :
     
    « (…) toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors ».
     
    Le principe, dans la citation donnée, insiste simplement sur le fait qu’il y a certaines « intuitions originaires » qui sont source de droit, si bien qu’il n’y a pas de sens à les questionner : il faut enregistrer ce qu’elles enseignent sur ce qui se montre en elles et le valider comme connaissance phénoménologique, sans aller au-delà. Mais le projet phénoménologique postule « réciproquement » que toute entité, dès lors qu’elle est concevable, dès lors qu’elle fait partie du champ polymorphe de ce qui passe pour quelque chose dans le monde humain – pour un homme au moins, pour le philosophe accomplissant le métier phénoménologique – a son intuition originaire : il peut lui être associé un protocole de donation définissant comment une entité de cette sorte est connue de l’immanence, et comment une connaissance de cette sorte d’entité est corrélativement possible. En raison même de sa volonté de remonter toujours à des intuitions donatrices originaires, l’analyse intentionnelle de la phénoménologie est constitutivement régionaliste, elle est conduite à diviser l’être en autant de couches qu’il y a de types de donation."

    "Le principe des principes dit aussi que nous devons, pour nous réapproprier notre connaissance et en faire une connaissance réellement scientifique, c’est-à-dire philosophique indissolublement, remonter à des évidences premières, indiscutables. Et de fait, dans la plupart des expositions de la phénoménologie qu’il a rédigées, Husserl part de cette volonté fondationnelle, de l’exigence d’un système de la certitude : où l’on puisse clairement désigner les connaissances primitives, connues sur le mode de l’évidence apodictique – ce qui signifiera en l’occurrence qu’aucun doute à leur sujet ne parvient à se stabiliser en aucune conscience – et les règles de dérivation conduisant de ces évidences aux connaissances médiates, règles dont la légitimité est saisie avec une certitude apodictique aussi."

    "L’évidence, en dernière analyse, est celle de la présentation de la conscience à elle-même, soit de l’auto-apparition du flux, sur laquelle repose tout ce que recouvre pour nous le mot réflexion. Elle est donc prise dans le bougé du continu, qui l’entame : elle est bordée d’apparition déclinante, elle fait champ et multiplicité."

    "Ce qu’on appelle dans ce chapitre restitution intentionnelle, en effet, consiste, on vient de le dire, à décrire pour chaque type d’objet, chaque région donc, le genre d’intentionnalité qui lui correspond. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, de prendre sur le fait une certaine conformation intentionnelle du flux à chaque fois qu’un objet particulier du type considéré est donné ; de se contenter, par exemple, que se superposent en nous des visions élémentaires de l’étendue occupée par cette pomme sous cet angle à cet instant, et des visions élémentaires concomitantes de son rouge pailleté de jaune si remarquable. La phénoménologie husserlienne ne nous délivre pas des compte rendus ou des photographies d’exemplaires psychologiques singuliers de tel ou tel agencement intentionnel. Elle se propose de décrire la forme à laquelle tous les agencements tels satisfont. Ou plutôt : la structure qui fait critère pour déterminer si un objet du type correspondant est à chaque fois donné. Les formes ou structures intentionnelles dégagées au fur et à mesure par la phénoménologie ont donc une signification normative : elle sont en quelque sorte le critère immanent ou la règle de la donation d’objets d’un type particulier. Ainsi tout objet externe se montre dans des « esquisses » qui nous révèlent une extension spatiale en même temps qu’un aspect chromatique, et il doit en aller ainsi pour toute entité perçue de notre environnement : cette division, bidimensionnalité ou bivalence de notre visée a force de loi pour la donation de ces entités, par exemple celle de la pomme rouge pailleté de jaune de tout à l’heure.

    Husserl décrit l’agencement intentionnel qui est comme l’essence de chaque mode intentionnel particulier accomplissant la donation d’un objet du type considéré. Une essence, dans son langage, s’appelle aussi un eidos, une idéalité, soit, conformément à la tradition platonicienne, une sorte de modèle qui transcende chacun de ses exemples, où il se reconnaît néanmoins. La forme dégagée par l’analyse intentionnelle, donc, est une idéalité ayant une valeur normative, dominant chaque accomplissement intentionnel occurrent dans un flux de vécus : chacun d’eux lui correspond, l’illustre, en constitue une instance, comme on le dit volontiers dans une terminologie de style logique.

    L’acte philosophique du dégagement de cette forme est nommé restitution intentionnelle ici, parce que l’on insiste sur le biais réflexif de la phénoménologie, et sur le fait que l’investigation et la description phénoménologiques sont une sorte de répétition dans l’après-coup du cours événementiel du flux. Husserl, quant à lui, parle plutôt de constitution. C’est que, pour lui, le dégagement de ces essences configuratives caractérisant la donation des divers types d’objet est la « science transcendantale » par excellence. Connaître une forme intentionnelle de la donation, c’est connaître dans sa détermination essentielle première tout objet du type considéré, c’est anticiper tout savoir possible de tels objets : l’analyse intentionnelle accomplit donc une « prestation transcendantale », elle élucide la possibilité de la connaissance et en prépare normativement l’exercice."

    "Pour en revenir à la façon dont la phénoménologie trouve de tels modèles, de telles essences ou eidè, disons qu’elle nous recommande l’expérience de pensée suivante : on part d’une donation particulière d’un objet du type, et l’on explore par l’imagination tout ce que cette donation pourrait être, on la déforme selon les possibilités qui se présentent dans l’espace des configurations phénoménologiques où l’objet se dessine, où la donation a lieu. De la sorte, on accède à un point de vue tel que l’on voit ce qui appartient essentiellement à l’objet, à sa donation : ce que le point de départ de l’expérience de pensée pouvait avoir de particulier est abrogé par le plongement du cas dans la famille de ses variantes phénoménologiques. À tel point que, Husserl le remarque, on peut aussi bien partir d’une imagination, d’une situation perceptive fictive, seulement envisagée, pour rejoindre le même universum de possibles à partir d’un élément non actuel : de toute façon, le champ des possibles qu’il faut prendre en considération excède largement ce qui remplit actuellement la conscience à titre de donation.

    Donc, Husserl prévoit et promet que, en suivant cette sorte d’expérience de pensée, on « tombe » naturellement sur ce qui domine et caractérise l’universum de possibles que l’on visite, sur les limites et les contraintes de la variation, sur les invariances qui se manifestent à mesure que l’on varie sur fond d’elles : sur l’eidos, sur ce qui est proprement l’essence sous-jacente au type de donation considéré, sur les propriétés de structure qu’elle possède toujours, qu’une donation doit respecter pour rester un cas de son type. L’essence se montre, à la faveur de l’expérience dite par Husserl expérience de la variation eidétique, un peu comme un optimum visuel se trouve dans l’effort dit d’accommodation du regard, ou plus proprement comme le vrai et le général se révèlent dans le raisonnement imaginant du géomètre, lui aussi constamment projeté dans les infinies possibilités évoquées par la particularité de la donnée stylisée qu’est – sous ses yeux sur sa feuille – la figure base de sa spéculation, qu’il s’agisse d’un triangle, d’un cercle ou d’un arc d’hyperbole.

    Cette expérience de pensée présuppose clairement la réduction phénoménologique, puisqu’elle a tout entière lieu dans l’immanence, et roule sur la saisie réflexive des modalités intentionnelles du flux. Les types de donation ne peuvent renvoyer qu’à des types de dispositifs intentionnels, à travers lesquels un objet est accueilli. Mais ces dispositifs témoignent du travail clandestin qu’abrite le flux et auquel nous devons notre confiance ordinaire en des choses et un monde : il faut l’épochè pour les révéler.

    Donc, la connaissance de l’essence procède de l’imagination : la méthode suivie pour arriver à la saisie intuitive de l’essence en porte témoignage. L’imagination prend conséquemment le rang d’une faculté noble et fondamentale. Deux observations philosophiques générales peuvent éclairer la portée de cette séduisante thèse.

    D’abord, la méthode de la variation eidétique fait appel à l’imagination comme faculté de parcourir les possibles pertinents : ce qui nous rend sûrs que nos variations nous autorisent à dire l’essence, c’est en effet la conviction que toute modification d’une situation intentionnelle pertinente pour la donation, notamment toute modification typique susceptible d’entraîner la non-donation, aura été envisagée. En d’autres termes, l’imagination embrasse tout le possible qui compte pour cette affaire. Cela se comprend, dans la perspective de Husserl, parce que l’imagination a une prise compétente sur la réflexion : ce qui peut être réfléchi, c’est-à-dire ce dont la conscience peut témoigner que c’était présent dans le flux, peut aussi être convoqué par elle, présentifié arbitrairement, soit imaginé. D’où il résulte, puisque la réflexion est ce par quoi le flux nous est donné, son prisme transcendantal en quelque sorte, que l’imagination pénètre par principe toutes les configurations concevables du flux, l’immanence dans toute sa diversité.

    En second lieu, il faut bien voir que cette imagination experte à concevoir les configurations possibles du flux des vécus n’est pas pour Husserl autre chose que l’imagination de tout le monde, plus précisément, elle englobe l’imagination culturelle et littéraire. Dans la mesure où la réduction ne perd rien de ce que connaît l’attitude naturelle, elle le met seulement entre parenthèse, l’imagination peut accéder dans ses variations à toute fiction appartenant à la tradition de l’esprit objectif. Exposant la méthode de la variation dans Ideen I, Husserl tient à expliciter cette ouverture « encyclopédique » de l’imagination conduisant la recherche des essences. Il affirme la possibilité, pour l’imagination de sa méthode, de puiser dans les « (…) exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par l’art et en particulier par la poésie »."

    "L’intentionnalité désigne d’abord, chez Husserl, la propriété qu’a la conscience de faire événement, l’activité par excellence de la conscience. Cette conscience qui est avant tout flux des vécus, elle sait se cristalliser ou se nouer en telle sorte qu’elle se fait acte, ce qui, dès les Recherches logiques, nous l’avions dit, signifie en même temps de sa part pointer sur, viser. L’intentionnalité satisfait à une fonction de visée, mais elle s’accomplit toujours dans des actes, qui sont autant d’événements.
    Husserl, il ne s’en cache pas, reçoit le concept d’intentionnalité de Brentano."

    "Il distingue en effet deux types de vécus :
    – les vécus hylétiques, qui sont de simples contenus, un pur matériau pour la vie de conscience12 ; ces vécus sont une sorte de donnée que l’immanence trouve en elle-même après la réduction, ils sont l’élémentaire de la sensation et du sentiment ;
    – les vécus qui, à un degré quelconque, participent de l’intentionnalité ; bien que chacun d’eux, par lui-même, n’ait pas la capacité d’envoyer la conscience vers le hors d’elle, l’intentionnalité s’édifie par la grâce de leur collaboration, et elle s’édifie comme une prise en charge des vécus hylétiques.

    Qu’il y ait des flèches qui pointent sur, hantant le flux des vécus et témoignant de sa capacité d’acte, qu’il y ait de l’intentionnalité, en somme, c’est en fin de compte supposé par Husserl résulter de ce qu’une multiplicité de micro-actes, les noèses, anime les vécus participant de l’intentionnalité, en sorte de leur faire composer avec le matériau des vécus hylétiques une forme. La hylè de conscience est promue par les vécus de l’intentionnalité, sous l’égide des noèses, au rang de la morphè. C’est seulement dans la mesure où vécus hylétiques et vécus participant de l’intentionnalité s’équilibrent dans une telle forme qu’un objet est visé.

    Cette analyse s’applique par excellence et prioritairement à l’objet de perception banal. L’arbre du jardin se « traduit » dans le flux des vécus – comme nous l’indiquions déjà plus haut – par un faisceau d’esquisses perceptives, chacune d’elles me donnant cet arbre sous un certain angle, avec un certain contour apparent, avec un certain chromatisme et une certaine luminosité, avec une senteur actuelle peut-être également, etc. Ces esquisses varient pour le sujet perceptif en qui elles se recueillent en raison du bougé du flux des vécus, qui est proprement le bougé de la vie : qui, en tout cas, recèle constamment la profusion micro-événementielle que nous connaissons comme la vie, justement. Cependant, l’arbre est le même pour nous le long de la variation de nos esquisses de lui. Toutes nos esquisses lui sont imputées comme autant de façon de pointer sur lui, comme homologues selon l’intentionnalité dans la mesure où elles le visent.

    Or, cette convergence intentionnelle des esquisses, elle est interprétée par Husserl comme liée à leur équilibration dans une forme, agie par le moment noétique de la conscience, pour nommer ainsi d’un seul coup la multiplicité des noèses dans leur fonction. C’est parce que, et pour autant que, toutes mes esquisses de l’arbre sont équilibrées dans une morphè, constituent collectivement quelque chose comme une statue à partir du bronze des data hylétiques de l’arbre, que je vise l’arbre, que l’arbre est mon objet intentionnel, que j’accède à ce que Husserl appelle alors noème perceptif de l’arbre : l’arbre perçu comme tel, l’arbre en tant que pôle unitaire de mes esquisses sous l’animation noétique. Les noèses, collectivement, font de mes vécus les agents solidaires d’une visée, et cela qui est visé, considéré comme tel, nommé au seul titre qu’il est visé et pas parce qu’il aurait par ailleurs ou préalablement une consistance dans l’être, est baptisé noème."

    "La « donation de sens » qui a lieu chaque fois que la forme s’équilibre, valant intimement comme règle, est pour une part « avènement de sens », comme on le dirait dans un langage idéaliste, elle est, disons, la spiritualité et l’idéalité du sens s’affirmant ou s’accomplissant à la faveur du flux, à même le flux.

    Cela signifie notamment que le repérage de l’émergence intentionnelle est ce qui distingue la description phénoménologique du flux des vécus d’une taxinomie visant l’être-là « minéral », pour ainsi dire mort, du psychique. Husserl pense s’opposer, à cet égard, aux conceptions de ses prédécesseurs anglais Hume, Berkeley et Locke [...] ur leur appréhension de l’immanence comme diversité inanimée, « étendue intime » morte attendant une description classifiante naturaliste."

    "Si le flux des vécus est constamment soumis à la pression d’une activité noétique, faisant advenir en lui des formes qui insistent comme des prescriptions, cela signifie que ce qu’il est ou plutôt la façon dont il se dispose est constamment concerné par une norme. La phénoménologie transcendantale appréhende la vie immanente comme révélant la norme à laquelle, comme activité, elle renvoie, et se donne pour tâche de dégager, dans chaque cas, cette norme. L’intentionnalité surgissant de fait, à chaque fois, est une émergence de sens selon laquelle le flux se dénaturalise, et qui atteste la gouvernance en lui d’une norme transcendantale.

    La méthode eidétique, par la voie de la variation imaginaire, remonte des faits intentionnels aux morphès sous-jacentes en tant que structures régulatrices."

    "Dans la première partie d’Ideen I, il distingue, pour une chose quelconque de la nature, les niveaux intentionnels du schème sensible et de la réalité : en substance, le schème sensible correspond la synthèse intentionnelle des qualités sensibles apparaissantes – comme la couleur et la rugosité – en l’étendue qu’elles remplissent, et la réalité à la position de la chose comme existante au sein d’un contexte de choses, en sorte qu’elle voit ses phénomènes se modifier au gré des mouvements respectifs des choses, d’un système causal en d’autres termes. Dans cette orientation, il est amené à s’intéresser à la relativité de la donation des choses aux mouvements de notre corps : il introduit le concept extrêmement fécond pour la psychologie et la philosophie de la perception ultérieures de kinesthèse, soit d’une « attitude motrice » qui est en même temps accueil de la chose : Husserl décrit comment « l’œil parcourt les angles, les surfaces », ou « la main glisse sur les objets en les touchant », comment en général la perception renvoie à des séries de sensations pilotées par la mobilité du corps. Toutes ces études fines de notre rapport canonique aux choses externes passe donc par la mise en évidence de « modes intentionnels » eux-mêmes canoniques."
    -Jean-Michel Salanskis, Husserl, Les Belles Lettres, 2011 (1998 pour la première édition).



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    michel - Jean-Michel Salanskis, Husserl Empty Re: Jean-Michel Salanskis, Husserl

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 18 Fév - 13:49


    "Husserl essaye de comprendre la complication pour ainsi dire « grammaticale » du système des objets et de nos relations intentionnelles à eux. Il s’appuie à cet effet essentiellement sur la notion de noème fondé. Pour en prendre un exemple aussi simple que possible, si je tire mon contentement de l’arbre dans le jardin que je suis en train de percevoir, cela se transcrit phénoménologiquement par cela qu’à mes noèses perceptives se surimposent des noèses évaluatives visant, à partir des mêmes données hylétiques, l’agréable comme tel dans l’arbre en sus de l’arbre. L’arbre agréable comme tel est alors un noème plus riche, corrélat d’une activité noétique plus vaste, dont le déploiement exige plus de dimensions, que l’arbre comme tel. Néanmoins, ce noème ne pourrait pas exister sans celui de l’arbre comme tel, son existence appelle celle du noème purement perceptif au nom d’une loi d’essence : c’est ce qui, dans le langage de Husserl, se formule en disant que l’arbre agréable comme tel est fondé sur l’arbre comme tel. Il n’est pas difficile d’imaginer l’ensemble des « formations noématiques » que cette notion de fondement conduit à envisager, en faisant jouer, au besoin, des enchâssements intentionnels complexes.

    Un autre type de modification systématique des noèmes envisagé par Husserl est celui des modifications doxiques, et qui correspond en partie à ce qui est classiquement connu comme le registre des modalités. Un contenu perceptif – un noème de perception – étant donné, il est susceptible d’être visé selon des modes divers de validation : comme probable, douteux, nié, etc. Il peut même, et cela ouvre une catégorie intentionnelle fondamentale pour Husserl, être visé dans l’abstention à l’égard de tout type de validation, de croyance : cela revient à faire subir au contenu ce que Husserl appelle modification de neutralité. C’est à partir de cette « catégorie doxique » d’ailleurs qu’il pense et définit les modes intentionnels de l’admettre et de l’imagination. Dans tous les cas, l’interprétation phénoménologique des modifications est qu’il s’élabore un noème fondé, nous donnons des statuts positionnels aux noèmes, et formons de la sorte des noèmes supérieurs, fondés sur les noèmes minimaux.

    Ce qui se dessine à partir de ces possibilités générales de promotion des noèmes, décrites par Husserl, c’est ce que lui même appelle une morphologie noématique. Si le noème fondamental est tributaire du continu du flux des vécus, et n’a sa consistance intentionnelle que dans la mesure où il est soutenu par une morphè intentionnelle précipitant le sens qui le porte, les noèmes fondés au-delà semblent se laisser engendrer avec les moyens que le langage a épinglés, avec ses structures exactes. La hiérarchie des noèmes fondés semble donc discrète, et le déploiement de cette hiérarchie pouvoir être gouverné par une grammaire."

    "Dans les Méditations cartésiennes, dans la cinquième méditation nommément, Husserl apporte l’éclairage de la phénoménologie transcendantale sur le sens que possèdent originairement pour nous les entités du type « autrui ». [...]
    Husserl commence par nous demander, pour suivre l’expérience de pensée à laquelle il nous invite, de soustraire à notre champ phénoménal tout ce qui provient de quelque sujet étranger : dans notre expérience prise comme elle se donne, figurent des alter ego avec lesquels nous entretenons des relations de coopération, avec lesquels en particulier nous partageons un monde, et nos phénomènes de toute chose portent (considérablement) l’empreinte de ce partage. De l’intérieur de la réduction, l’épochè ayant été accomplie, nous restons donc capables de procéder à cette soustraction : il nous suffit de rejeter tout ce qui contient « noématiquement » l’index sur quelque autrui. Ce qui subsiste alors est un champ phénoménologique restreint, fort différent de celui que nous pouvons réfléchir comme ordinairement le nôtre, et que Husserl désigne sous le nom de « sphère d’appartenance propre »."

    "L’expérience de pensée se poursuit en envisageant la présentation à une telle sphère (à ma sphère d’appartenance propre) d’un alter ego. Celui-ci, visiblement, se donne à moi primitivement comme un corps, comme une entité charnelle dans le monde. Cependant, cette entité charnelle a les mêmes phénomènes que mon corps, je puis relever, éprouver, toute sorte de similitude entre le corps d’autrui dans ses manifestations, de motricité notamment, et le mien. Le corps d’autrui se comporte exactement comme un corps animé par la vie consciente d’un moi (par une intériorité égologique), notion dont j’ai le prototype dans ma sphère d’appartenance propre, si je prends en considération les phénomènes de mon corps et leurs liaisons systématiques avec mes perceptions, mes pensées et mes mouvements.

    Reste, pour Husserl, à conclure que cette comparution d’une entité charnelle similaire dans son être et dans ses aventures à mon corps propre est – selon ses termes – une apprésentation d’un autre ego, en tout point semblable à moi : lui-même siège d’un champ phénoménal – d’un flux héraclitéen de vécus – en qui la synthèse intentionnelle opère afin de constituer un monde. Par l’effet d’une sorte de couplage primordial, lorsque l’enveloppe charnelle d’autrui se présente à moi, c’est le « contenu égologique » d’autrui qui, bien qu’absent, s’ap-présente.

    Conçue de la sorte, l’apprésentation semble une pure conjecture. Dans Philosophie première, Husserl la décrit en effet comme une intention interprétative. Elle est en tout cas une présentation in absentia, soit, en premier examen, un paradoxe. Mais il ne faut pas l’entendre ainsi, il faut accepter que l’imputation au corps propre d’autrui d’une profondeur égologique, d’un lieu de phénoménalisation identique au mien, jaillit nécessairement et vaut comme évidence donatrice. Husserl insiste bien sur le fait que, dans notre expérience, cette imputation ne survient pas comme un raisonnement, et que ce que nous voyons à proprement parler est « autrui en colère » et non pas un corps agité dont nous inférons secondairement qu’il manifeste l’humeur méchante d’un sujet.

    En matière d’autruicité, ce qui fait loi est l’apprésentation, comme en matière de passé, ce qui fait loi est la rétention. Tout cela nous pouvons le conclure normativement au nom de la méthode de la variation eidétique, à laquelle toute la démarche phénoménologique se réfère toujours implicitement : toute modification sur un point significatif des caractéristiques de la « rencontre » typique d’autrui racontée par Husserl détruirait la donation d’autrui. Pour désigner la manière dont nous recevons la manifestation d’autrui comme expression d’une intériorité égologique, Husserl utilise le terme allemand suggestif d’Einfühlung, qu’on a pris l’habitude de traduire fort joliment en français par intropathie.

    Au-delà de cette restitution intentionnelle de notre rapport à autrui, Husserl, comme il n’est pas étonnant, aborde le problème de l’intersubjectivité transcendantale. En effet, une fois que j’ai solennellement accueilli, dans le cercle des entités apportées par la synthèse intentionnelle, des sphères subjectives, des centres de phénoménalisation en tout point semblables au flux des vécus que je suis, une multiplicité de « monades » (Husserl reprend à l’occasion à Leibniz, en raison d’une analogie évidente de la description, le terme clef de sa métaphysique) projetant le monde exactement comme je le fais, alors je puis concevoir à l’intérieur de l’épochè, c’est-à-dire en m’appuyant sur le champ de mes phénomènes, la collaboration intentionnelle des diverses monades à la constitution d’un monde qui soit le même pour tous : il me suffit de décrire les procédures de validation en commun des expériences telles que chacun les connaît ; elles font sens dans mon univers intentionnel reconstruit puisque je dispose, avec les monades, du matériel nécessaire à les décrire.

    En fait, toujours en suivant la méthode de la variation eidétique, je parviens à savoir a priori quels sont les modes d’accès normativement communs aux choses, par quel système concordant de données intentionnelles monadiques – par quelle intentionnalité intermonadique – se traduit la disponibilité d’une chose dans et pour une intersubjectivité. De la sorte, Husserl sur-ordonne à la couche des agencements intentionnels intimes ayant valeur normative pour la donnée et la connaissance des choses une couche des agencements intentionnels collectifs ayant une semblable valeur : un transcendantal de l’intermonadicité se surimpose au transcendantal de la conscience individuelle isolée – transcendantal solipsiste – d’abord exploré.

    Mais le vrai transcendantal, du moins celui qui est le support direct de la construction scientifique, celui qui gouverne immédiatement la connaissance scientifiquement valide du monde, est ce « nouveau » transcendantal de l’intermonadicité, plutôt que le transcendantal primitif d’abord introduit (celui qui qualifie n’importe laquelle de mes synthèses intentionnelles dès lors que je la reconnais comme ayant valeur normative au moyen de la variation eidétique, n’importe quelle « prestation de sens » canonique détectée en moi par l’analyse intentionnelle)."

    "1. La méréologie 
     
    Tel est le nom que l’on donne usuellement à la théorie formelle des concepts de tout et de partie. Husserl en traite dans la troisième de ses « recherches logiques ». Il s’essaye à formuler des définitions absolument générales de diverses sortes de tout, de partie, voire d’esquisser certaines lois formelles régissant la construction des « touts ». Son entreprise s’approche spontanément du style déductif-symbolique contemporain : on le voit énoncer des théorèmes, utiliser des lettres grecques pour désigner des entités génériques. Elle a d’ailleurs connu une postérité technique : après Husserl, des gens comme Lesniewski ou Goodman ont véritablement fondé la méréologie comme formalisme particulier, rival du formalisme ensembliste en ce qu’il adopte pour relation fondamentale la relation « est une partie de » plutôt que la relation « est élément de » (le Œ de la théorie des ensembles).

    Cela dit, la méréologie husserlienne est entièrement fondée sur une distinction qui compte pour toute sa philosophie : la distinction entre moment et fragment, entre partie dépendante et partie indépendante.

    Pour Husserl, est une partie d’une entité tout ce qui est « donné » en cette entité, discernable en elle. Cette notion large permet d’envisager d’autres sortes de parties que celles auxquelles semble uniquement penser le sens commun : l’étendue tridimensionnelle occupée par le chat qui est sous mes yeux est une partie de ce chat, parce qu’elle est manifestement donnée avec le chat, elle lui est imputable dès que nous sommes en présence de lui. Husserl affirme à vrai dire, plus généralement, que tout prédicat non relatif découpe une partie dans toute entité : par exemple, si mon chat est jaune, il y a une partie de lui qui est le jaune de ce chat (la coloration jaune – avec la nuance qui est la sienne – répartie sur la surface où elle est répartie, qui qualifie ce chat comme jaune, et qui nous est donnée avec et par la donation du chat lui-même). On comprend bien que si mon chat est le double (disons, par le volume) d’une petite souris qu’il persécute, en revanche, cela ne détermine pas une partie de lui qui serait sa « doublitude-de-souris » : la relativité du rapport désigné par double fait que cette propriété « n’habite pas » le chat, n’émane pas de lui comme donnée en lui ; d’où l’exclusion des prédicats relatifs.

    En fréquentant ainsi les exemples un peu incongrus que Husserl envisage, nous voyons bien à quels exemples canoniques de la notion de partie ils s’opposent : ceux où le tout est un véritable agrégat, obtenu en rassemblant une collection de composants autonomes. Ainsi, mon duffle-coat est une partie de ma garde robe, et ma garde robe s’obtient en rassemblant les items d’une série où figurent aussi ma chemise rose, ma veste orange et mon pantalon de velours gris. Ces items, normalement, sont d’ailleurs physiquement concentrés dans une région de penderie et quelques tiroirs de commode. La question logico-philosophique est donc de savoir ce qui distingue le jaune du chat et mon duffle coat dans ma garde robe, comme sortes de parties.

    On sent bien que la différence réside dans le fait que mon duffle coat est « détachable » du tout de ma garde robe (notamment, mon meilleur ami pourrait me le prendre), alors que le jaune du chat colle au chat, fixé à lui par un adhésif ontologique à toute épreuve.

    Husserl distingue effectivement entre parties indépendantes et parties dépendantes, et formule le critère d’indépendance de la façon suivante : une partie est indépendante si je puis modifier imaginairement ce qui constitue son environnement de donation, à savoir au premier chef le « reste » de la partie dans le tout – n’importe quelle autre partie – sans que cette modification affecte la partie que j’envisage, sans que l’individu qu’elle est ne se trouve altéré.

    Ainsi, dans une main de bridge, si je considère mes cartes à ♠ (A-D-9-5-3), je peux modifier imaginairement le reste de ma main (construire des mains avec deux chicanes ou des mains régulières, prendre des cartes d’un autre jeu, imaginer que les huit autre cartes brûlent) sans qu’aucune de ces modifications ne change quoi que ce soit à la composante ♠ de mon jeu. Lorsqu’un tout est un agrégat classique, l’indépendance des parties est, normalement, d’emblée acquise, parce que les autres parties sont spatialement distinctes, et leur modification imaginaire a lieu « ailleurs » : chacune est d’emblée « détachée », ce qui veut dire mise à l’abri sur le plan ontologique des autres et de l’environnement, sans quoi nous ne pourrions pas regarder le tout comme tout et comme agrégat de ces parties.

    En revanche, dans le cas du jaune du chat, si je modifie imaginairement l’étendue volumineuse occupée par le chat, ce qui est une autre partie, mon « jaune du chat » n’en est pas indemne : l’individu que ce jaune est change, parce que la surface de répartition du jaune compte dans l’individuation d’un jaune. Donc le « jaune du chat » n’est pas une partie indépendante du chat, on la dira plutôt partie dépendante. Husserl utilise volontiers les expressions plus ramassées et imagées de fragment et de moment pour nommer les parties indépendantes et les parties dépendantes, respectivement. Mon duffle coat ou mes cartes à ♠ sont donc des fragments, de ma garde robe ou de ma main, cependant que le jaune du chat est un moment du chat, son moment chromatique.

    Reste à comprendre que la « modification imaginaire » dont parle ici Husserl est une première mouture de sa variation eidétique, elle est la méthode de détection d’une connexion essentielle. Ce qu’il s’agit de savoir en variant les autres parties, c’est si la partie que l’on tient fixe est pour des raisons d’essence altérée ou indemne. Dans le cas d’un agrégat classique, il en va ainsi, parce que les autres parties ont été posées comme « ailleurs » – juxta-posées – et cet aspect essentiel de leur individuation interdit que leurs modifications – sur le plan de l’essence des choses – retentissent sur la partie fixée8. Dans le cas du jaune du chat, de même, la « dépendance » de l’individu « jaune du chat » sur l’étendue colorée est essentielle, elle fait partie de ce que nous comprenons nécessairement de la notion de couleur étendue sur un support.

    Que le « critère » de Husserl invoque des connexions essentielles, un ultime exemple l’illustrera au mieux pour nous. Soit le cas de la partie d’un cheval qu’est sa tête. Est-elle indépendante ou dépendante? On sera tenté de répondre que la partie est dépendante parce que, si j’anéantis imaginairement le tronc et les pattes de ce pauvre cheval, je crée des conditions où il ne pourrait pas survivre. Ce raisonnement, pourtant, n’est pas acceptable au niveau où Husserl se place, parce qu’il invoque la causalité biologique.

    Or, nous devons nous en tenir aux connexions d’essence, à celles que nous apercevons a priori et qui sont liées à la façon dont nous comprenons et posons les choses. À un certain niveau primitif de notre concevoir, la tête du cheval subsiste sans problème une fois le reste du cheval anéanti, telle que nous l’avions posée : les modes et les canaux de l’organicité sont une information seconde, acquise par le jeu de la science et de l’expérience, ils n’entrent pas dans les imaginations dont il s’agit ici.

    Donc, la méréologie husserlienne a pour article de base la distinction de principe entre moment et fragment. Cette distinction découverte comme distinction logique, dans le cadre de « recherches logiques », montre son importance dans le cours ultérieur de la phénoménologie de plusieurs façons.

    D’abord, comme nous venons de le dire, le critère de détection distinctive des moments et des fragments renvoie « déjà » à la pénétration via l’imagination de l’eidos, qui sera intronisée comme voie méthodologique par excellence de la phénoménologie transcendantale.

    Ensuite, lorsque Husserl dépeint le flux des vécus, dont nous avons marqué l’importance fondamentale au cours du premier chapitre, il insiste toujours sur le fait que le flux a des fragments et des moments, il comporte une imbrication extensionnelle (son étalement temporel) donnant lieu à des fragments (lesquels, néanmoins, se recouvrent et fusionnent sur leurs bords) et une imbrication « métaphysique » en quelque sorte, donnant lieu à des moments (ainsi, l’esquisse du jaune du chat est, comme vécu, un moment de l’esquisse du chat jaune). Husserl utilise librement sa terminologie – le mot moment, essentiellement – sans revenir à sa doctrine méréologique – dont tout indique pourtant qu’elle est présupposée. Un cas particulier impossible à négliger est celui des composantes de « sens » qui sont recelées par le vécu, selon Husserl, comme nous l’avons vu au chapitre précédent en rapportant Ideen I : elles sont dénommées moments – Husserl parle, ainsi, des moments noétiques du flux – ce qui nous apprend que les noèses ne sont pas des composantes détachables, l’apport de sens dans le vécu ne se laisse pas traquer comme un vulgaire morceau. Des moments noétiques, corrélats de ces apports de sens, Husserl va jusqu’à dire qu’ils sont des composantes non réelles : donnés en le flux – par les moments noétiques – discernables en lui, et donc parties de ce flux au sens large qu’il a défini, mais néanmoins mise à l’écart de la réalité du flux par la flèche même du sens. L’esquisse du jaune du chat, donc, est un moment réel, une partie non détachable entrant dans la réalité du « contenu » de conscience de la perception du chat jaune, le moment noétique qui anime cette esquisse et la fait converger avec d’autres est aussi un moment réel, comme acte immanent au flux, mais le jaune-du-chat-comme-tel corrélatif est en revanche un « moment non-réel », une partie non détachable mais aussi en un sens non rattachable. La subtilité de la théorie husserlienne de l’intentionnalité passe par sa « méréologie».
     
    2. La théorie de la signification.
     
    On va de plus retrouver la méréologie husserlienne et sa distinction de base dans ce second volet de la généralisation philosophique de la logique qu’on peut attribuer à Husserl : l’esquisse d’une philosophie du langage d’inspiration logique. Dans les Recherches logiques, en effet, Husserl décrit dans son principe ce qu’il appelle déjà morphologie pure des significations : une théorie générale, a priori, de la façon dont les expressions douées de signification s’assemblent pour former des expressions significatives plus vastes. Bien entendu, l’important est d’abord que, pour lui, une telle description relève de la logique. Selon une certaine conception étroite et traditionnelle, la logique serait concernée uniquement par le calcul de la vérité et par l’inférence démonstrative, et ne rencontrerait la question du langage que par le biais des modes de formulation et d’inscription en lui de ce qui concerne la vérité ou la déduction. Ainsi la syllogistique classique, héritée d’Aristote, permet de décrire selon leurs formes certains raisonnements typiques, et de déterminer s’ils sont valides ou non, mais elle n’est pas tenue pour une théorie du langage et de la signification, tout se passe comme si notre discours accueillait seulement en lui les formes que cette syllogistique dépeint. Pour Husserl en revanche, la signification est comme telle une question dont la logique a la charge, il comprend la logique comme, notamment, une théorie a priori du logos et des conditions sous lesquelles il donne lieu à des phrases portant une prétention à la vérité, ce qui veut dire encore, pour lui, une théorie de la signification.

    Cette théorie de la signification, donc, Husserl la présente comme une théorie des modes systématiques de construction d’expressions significatives que la langue autorise : ainsi, lorsque S et P sont des propositions – par exemple, S est la proposition « Il fait beau » et P la proposition « J’ai froid » – S et P est une nouvelle proposition – dans l’exemple, la proposition insolite « Il fait beau et j’ai froid » ; lorsque S et P sont des adjectifs – par exemple, S est l’adjectif « petit » et P est l’adjectif « mince » – S et P est un nouvel adjectif – dans l’exemple, l’adjectif « petit et mince », qui signifie à nouveau une qualité d’individu, d’ailleurs susceptible d’être lexicalisée par « menu ». On a l’impression que si l’on systématise la description formelle du langage ainsi esquissée, on trouvera la « structure logique » des énoncés que met en évidence leur traduction dans le langage de la logique des prédicats du premier ordre, comme nous savons le dire en termes contemporains.

    La morphologie pure des significations regrouperait donc l’ensemble des règles de construction de la signification qui rendent cette construction analogue à la fabrication d’un énoncé du langage des prédicats du premier ordre. Pour le dire dans le style « cognitif » actuel : Husserl aurait par avance identifié une sorte de « langage de la pensée » [un mental-ais, ou langage du mental, comme le disent – en anglais – les spécialistes des questions cognitives aujourd’hui] au niveau duquel s’assemble la signification, et qui serait un idiome du langage de la logique des prédicats du premier ordre.

    Se pose néanmoins la question du fondement de la structuration du sens ainsi suggérée plutôt qu’exhibée. La « grammaire pure des significations », dont la logique aurait donc la charge de dégager les opérations fondamentales, présuppose en effet les catégories grammaticales intervenant dans ces opérations, dans les règles d’assemblage : ainsi, les catégories de proposition et d’adjectif, dans les deux exemples donnés tout à l’heure. La morphologie pure des significations est donc inséparable d’une analyse du discours en ses constituants fondamentaux, analyse délivrant les catégories pertinentes pour cette morphologie.

    On a des raisons de penser que, pour Husserl, le ressort fondamental de cette analyse devrait être, à nouveau, la notion méréologique de partie dépendante, de moment. Au début de la quatrième recherche logique, en effet, reprenant la distinction classique, remontant à la scolastique, entre contribution catégorématique et contribution syncatégorématique à la signification, il l’éclaire par la notion plus fondamentale à ses yeux de fait de signification dépendant ou indépendant : les noms, selon son analyse, sont les expressions catégorématiques de représentations – c’est-à-dire les éléments indépendants autour desquels s’organise le groupe nominal – et les énoncés sont les expressions catégorématiques de jugements – c’est-à-dire les constituants indépendants de l’assertion complexe. On peut, dans cette ligne, imaginer qu’en analysant comment certaines occurrences ont besoin d’autres occurrences pour être attestées, l’on dégage de manière rationnellement justifiée les catégories de base de la grammaire (ainsi, un adjectif a comme trait typique le besoin qu’il a d’un nom ou d’un pronom auquel il se rapporte, et l’on n’a pas de peine à concevoir que les catégories classiques de la grammaire sont toutes liées par des relations de cette sorte, qui déterminent collectivement la spécificité de chacune).

    Mais si l’on accorde une telle importance à la notion de signification dépendante ou indépendante chez Husserl, on est conduit à voir en lui l’ancêtre du structuralisme linguistique : la thèse selon laquelle la signification est différentielle, réside dans le système des relations plutôt qu’elle n’émane de la puissance intrinsèque de chaque constituant – thèse typique du structuralisme – procède d’un « point de vue de la dépendance ». Ces relations, en effet, sont conquises par une analyse des corpus qui étudie comment l’effet global de signification varie au gré des diverses commutations de termes, analyse qui permet de dégager des invariances, des classes de similitude, et des subordinations, à la lumière de la façon dont chaque élément dépend de chaque autre, et la signification d’ensemble des uns et des autres. Hjlemslev énonce d’ailleurs le principe d’analyse « l’objet examiné autant que ses parties n’existent qu’en vertu de ces rapports ou de ces dépendances ». Mulligan, Smith et Simons, dans leur ouvrage de 1982 Parts and moments, ont donné des arguments historiographiques élevant cette continuité entre Husserl et le structuralisme au rang d’une généalogie : Jakobson et plus généralement les cercles linguistiques de Prague et de Moscou, semble-t-il, ont été influencés par les Recherches logiques de Husserl."

    "Aux yeux de Husserl, la coupure entre le registre pratique – qui est registre du désir et de la morale dans une tradition kantienne à laquelle il se rattache – et le registre théorique n’est pas absolue. D’une part, pour expliquer que la logique est d’abord une discipline théorique et que sa valeur technico-pratique de bréviaire ou de mode d’emploi en découle, Husserl réduit en général les propositions obligatives du type Un guerrier doit être brave à des propositions théoriques de l’espèce Il n’y a qu’un guerrier brave qui soit un bon guerrier sous-jacentes, affirmant en quelque sorte, via l’emploi de prédicats spéciaux comme bon, que les médiévaux appelaient transcendantaux, la continuité de principe entre la doctrine du vrai et celle du juste ou du bien. D’autre part, il insiste sur le fait que le connaître est aussi, en dernière analyse, une pratique, et « tombe sous les règles formelles de la raison pratique universelle (sous les principes éthiques) ». Enfin il décrit comment le comportement déontologique du savant s’insère, à la fois au plan collectif et au plan individuel, dans l’effort général de la poursuite de fins rationnelles et bonnes : tout indique que le comportement théorique – l’attitude du savant pleinement assumée – est, pour Husserl, une sorte de « modèle » privilégié du comportement humain, sur lequel s’appuie l’espérance éthique plutôt qu’elle n’en dénonce la particularité."
    -Jean-Michel Salanskis, Husserl, Les Belles Lettres, 2011 (1998 pour la première édition).


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