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    Florence Giust-Desprairies & Vincent Descombes (dir.), Imaginer l'autonomie. Castoriadis, actualité d'une pensée radicale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    castoriadis - Florence Giust-Desprairies & Vincent Descombes (dir.), Imaginer l'autonomie. Castoriadis, actualité d'une pensée radicale Empty Florence Giust-Desprairies & Vincent Descombes (dir.), Imaginer l'autonomie. Castoriadis, actualité d'une pensée radicale

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 26 Mai - 19:20

    https://lib-kgfbk2wwnfodqfsdgvqvpp46.pale.la/book/18520264/b0e481?dsource=recommend

    "Comment se peut-il que deux pensées parviennent ainsi à nouer autant d’affinités, à un point d’ailleurs de résonance étonnante, mais sur un fond de désaccord métaphysique en apparence irrémédiable ?

    À rebours peut-être du sens commun scolastique, qui donne la préséance au « fondamental », et devrait donc conclure à l’irréconciliable, je voudrais plaider que le nombre, la puissance des échos doivent l’emporter sur la métaphysique, et qu’il y a bien quelque chose à faire entre Castoriadis et Spinoza. Inverser la hiérarchie des accords réputés superficiels et des désaccords dits fondamentaux, c’est ici donner la priorité au travail productif dans la matière des institutions, et réserver à plus tard la dispute métaphysique."

    "C’est bien la question du déterminisme et de la détermination autour de laquelle se noue un conflit de pensée, dont il faut bien reconnaître qu’il est insoluble. Si l’on en reste à ce niveau en effet, on doit admettre que l’ordre géométrique de la substance, de ses attributs et de ses modes, d’une part, le monde des magmas et de la création, d’autre part, sont des univers à jamais séparés.

    Et pourtant, dans Fait et à faire, on lit ceci :

    Le vivant est pour soi, il se pose comme auto-finalité, et cela implique toujours une intention minimale, au moins l’intention de se conserver ; donc aussi une évaluation positive ou négative de ce qu’il se présente ; minimalement donc aussi une affection du vivant, un mode de l’être-affecté, et l’affectation d’une valeur à ce qui est (re)présenté – donc un affect.

    Il est impossible de ne pas être frappé par les profondes résonances de cette phrase : le vivant est un pour-soi, il se pose comme auto-finalité sous l’intention d’au moins se conserver ; mais ça n’est pas là autre chose que de parler du conatus. En effet, il est effort au minimum de se conserver, mais en fait bien davantage : effort de « persévérer dans son être » (Éth., III, 6), par quoi il faut entendre quelque chose comme réaliser au plus haut degré le quantum de puissance qu’il est. Et oui, également, le conatus est un pour-soi radical, une affirmation de puissance essentiellement égocentrique (Éth., IV, 25 : « Nul ne s’efforce de conserver son être à cause d’autre chose »)."

    "Dans cette activité de valorisation, l’imagination comme puissance de liaison, puissance du corps de lier des images et, corrélativement, puissance de l’esprit de lier des idées, est décisivement engagée."

    "L’imagination ne saisit pas les essences de choses ? Sans doute, mais elle est au cœur du monde que les hommes produisent dans le régime des affects passifs. 2) À ce titre, la chose frappante chez Spinoza, et dont on ne peut pas dire que Castoriadis y soit indifférent, tient à l’abolition de toute antinomie de l’imaginaire et du réel : pour Spinoza, et on peut certainement le dire tout autant de Castoriadis, l’imaginaire, c’est du réel. 3) Mais l’écho le plus stupéfiant renvoie sans doute à leur commune critique de l’imagination comme fonction de représentation passive. « Même Kant, dit Castoriadis, qui est allé le plus loin avec l’“imagination transcendantale”, parle de la “passivité des impressions”. Or il n’y a pas de passivité des impressions. » C’est bien là qu’on voit que la rencontre avec Spinoza n’a pas eu lieu, car Castoriadis n’aurait pas pu s’y tromper. Le parallélisme des formulations n’en est que plus frappant. Fait et à faire : « Représentation pour le vivant ne veut pas dire, et ne peut pas vouloir dire, photographie ou décalque d’un monde extérieur. » L’Institution imaginaire de la société : « La représentation n’est pas tableau accroché à l’intérieur du sujet […], elle n’est pas mauvaise photographie du spectacle du monde. » Éthique, II, 49, scolie : Spinoza s’y moque « de ceux qui regardent les idées comme des peintures muettes sur un tableau et ne voient pas que l’idée, en tant qu’elle est idée, enveloppe affirmation ou négation ».

    Une lecture rigoureuse pourrait sans doute objecter qu’à proprement parler Spinoza ne parle pas ici des images de l’imagination mais des idées comme productions spécifiques de l’esprit en tant que mode de l’attribut spécifique de la Pensée. Mais l’essentiel n’est-il pas dans leur commune reconnaissance du caractère positivement productif et constructif des opérations par lesquelles un pour-soi s’affirme dans la saisie active de son monde ? La puissance du conatus s’affirme d’abord comme information active du divers empirique. Le sens, tout autant chez Spinoza que chez Castoriadis, ne s’acquiert nullement sur le mode du recueil ou de l’enregistrement passif, mais sur le mode d’une active information qui procède par projection d’une complexion corporelle singulière vers et dans l’extérieur des choses. Le point est suffisamment central dans la pensée de Castoriadis pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Mais il l’est au moins autant pour Spinoza, qui souligne peut-être davantage encore le rôle du corps, du corps singulièrement configuré, comme instance de la saisie informatrice du monde et donatrice de sens. C’est que, nous dit Éthique, II, 16, « l’idée d’une quelconque manière dont le corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper la nature du corps humain et en même temps la nature des corps extérieurs » ; d’où suit (corollaire 2) « que les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l’état de notre corps que la nature des corps extérieurs ». Ainsi chacun met-il les choses en sens par projection, et selon son ingenium, c’est-à-dire selon sa constitution affective, constitution inscrite dans une complexion corporelle telle qu’elle récapitule non seulement des affectabilités, mais aussi des manières acquises de lier entre elles les affections, des habitudes concaténatrices et associatives."

    "Affirmation de départ : « Le monde est a-sensé, dit Castoriadis, privé de signification. » C’est cette situation à laquelle, pour mon compte, j’ai donné le nom de « condition anarchique », où la formule est à comprendre de manière strictement étymologique, comme l’état créé par un défaut radical d’arkhé, c’est-à-dire de fondement assuré, d’ancrage ultime. Telle est en effet la condition herméneutique de l’humanité : les choses, le monde, sont absolument silencieux. Comment nous les faisons parler, c’est une question dont la réponse donnée par Castoriadis emmène des exigences de survie de la psyché individuelle jusqu’à l’activité imaginaire du collectif. Avec ses thèses propres, c’est le même arc que parcourt également le spinozisme. Castoriadis : « Un désir est un désir, il n’est, en tant que tel, ni bon ni mauvais, ni beau ni laid. Comment alors la psyché peut-elle soutenir un rapport quelconque avec la vérité ou avec la valeur ? » Spinoza prolonge comme en écho : « Quand nous nous efforçons vers une chose, quand nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons » (Éth., III, 9, scolie). Voilà, au stade élémentaire, comment s’opèrent la donation du sens et la valorisation des choses : par les investissements du désir. Qui, en effet, ne peut se prévaloir d’aucun contenu axiologique ex ante, pour cette bonne raison – et tel est le fond de ce renversement complet qu’opère le scolie – que, loin d’être réglé sur des valeurs pré-existantes, qu’il n’aurait pour ainsi dire qu’à re-connaître, c’est l’affect désirant qui est lui-même l’instituteur de la valeur. Ce que nous dit ainsi Spinoza, c’est le pouvoir proprement axiogénique de l’affect.

    Sans doute ne reconnaissons-nous pas ici tout ce que met Castoriadis dans la lutte que doit mener la psyché pour faire sens du monde, et notamment les angoisses terribles qu’elle doit vaincre au moment de sortir du stade monadique. Lorsque Spinoza évoque « cet effort pour faire que chacun approuve ce que soi-même on aime ou a en haine, et pour que tous les autres vivent selon son propre tempérament » (Éth., III, 31, scolie), on peut certainement y voir l’empreinte d’une incertitude axiologique fondamentale, dont le sujet n’opère le comblement qu’en obtenant des autres des sortes de confirmations mimétiques : quand je ne les imite pas directement, en important donc ipso facto leurs évaluations, il faut qu’ils m’imitent, pour d’ailleurs que je les imite à mon tour, et par là me trouve mieux fondé à aimer ce que j’aime, ou à haïr ce que je hais, c’est-à-dire plus assuré à valoriser comme je valorise. Énoncé de première importance puisqu’il indique que c’est nécessairement par la médiation des autres que s’acquiert, ou se consolide, la valeur, et que c’est donc collectivement que se conjure le néant axiologique originel qui fait la condition anarchique."

    "Cette même multitude, quand on la considère empiriquement, n’existe jamais qu’à l’état structuré, institutionnalisé, informé de rapports sociaux. Si bien que la multitude, considérée cette fois conceptuellement, doit s’appréhender comme le réservoir de puissance qu’est génériquement le social – où l’on retrouve Castoriadis, qui, d’une intuition tout à fait profonde, dit ceci : « le siège de cette vis formandi qu’est l’imaginaire social instituant est le collectif anonyme ». Et ailleurs, plus synthétiquement encore : « le social-historique, c’est le collectif anonyme ». Le nom spinozien du « collectif anonyme » de Castoriadis, conçu comme vis formandi, c’est la puissance de la multitude : potentia multitudinis. La potentia multitudinis est l’opérateur de la réduction du chaos axiologique que serait une atomistique d’individus. Cependant, comme une « atomistique d’individus » est une contradiction dans les termes, il faut dire autre chose : la potentia multitudinis est la force affective issue du collectif qui fait être le collectif comme collectif, et plus précisément comme collectif de significations. Et là encore, Castoriadis : « Ce qui tient une société ensemble, c’est le tenir ensemble de son monde de significations » – Spinoza dirait : c’est l’affect commun, tel qu’il soutient significations et valorisations communes. Mais ce sont là peut-être des distinctions de raison, pour ne pas dire de second ordre, car, en réalité, c’est toujours tout d’un bloc que se donnent les complexes affects-images-significations. Et chacun les observera selon sa perspective propre. Castoriadis : « L’institution de la société est une institution d’un monde de significations. » Spinoza : « La multitude vient à s’assembler sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun » (TP, VI, 117). Néanmoins, dans les deux cas, c’est bien le collectif qui, par l’opération non finalisée, non fonctionnelle, de sa puissance propre, vis formandi dit Castoriadis, potentia multitudinis dit Spinoza, c’est bien le collectif qui s’auto-informe et, pour ainsi dire, s’auto-sustente, j’entends par là s’auto-produit comme collectif.

    Dans un passage aussi fugace que profond, Castoriadis entrevoit là la marque du religieux : « L’institution de la société a toujours été fondée sur et sanctionnée par la religion au sens large du terme. » C’est bien sûr cette clause d’extension qui est décisive, et permet d’accéder à une définition générale du religieux, une définition a-religieuse, ou déthéologisée, du religieux, quelque chose comme un religieux formel, tel qu’on peut alors le voir au principe de la fondation des sociétés. C’est cette idée que Durkheim avait en tête quand, étudiant les formes élémentaires de la vie religieuse, il était assez clair qu’il poursuivait en fait très généralement les formes élémentaires de la vie sociale. Mais comment penser les sociétés par le religieux au moment historique où elles semblent s’affranchir du religieux ? Précisément en considérant le religieux comme forme. Ce que Henri Hubert et Marcel Mauss envisagent très explicitement : « Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes, nous voyons par contre des choses humaines mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine, y entrer l’une après l’autre. » Ce temple d’où sortent les dieux, remplacés par des choses humaines mais sociales, quel peut-il être sinon celui de ce religieux formel, déthéologisé, le temple du social même, du social comme religieux générique ? On peut alors aller un cran plus loin et laisser tomber l’enveloppe vide du religieux : ce temple, c’est le lieu de l’institution imaginaire de la société selon Castoriadis, et c’est celui de l’imperium, « ce droit que définit la puissance de la multitude » (TP, II, 17), selon Spinoza, imperium qui, avant de devenir pouvoir d’État par capture, demande à être plus fondamentalement compris en un sens quasi anthropologique comme l’autorité du social, et par là – par suite – comme l’autorité du fait institutionnel, quel que soit le registre dans lequel il s’exprime.

    Il faut alors en revenir au problème tel qu’il a été initialement posé pour mesurer les effets de l’autorité du fait institutionnel : le problème de la condition anarchique, à savoir d’un monde où, en soi et par soi, rien ne vaut ni ne signifie. Très généralement comprise, l’institution est ce qui opère le comblement provisoire du néant axiologique essentiel."

    "Telle est, à l’intersection de Castoriadis et de Spinoza, la réponse à l’énigme du social, c’est-à-dire à l’énigme de l’auto-sustentation du social, énigme de la production endogène du fondement, là où il n’y a objectivement aucun fondement. On pense ici immanquablement au baron de Münchhausen et à ses étonnantes aptitudes à se sortir des marécages en tirant lui-même sur ses propres lacets. Le monde social a, lui, cette singulière propriété de faire passer le fantastique au réel. Cependant, la réussite de cette auto-affection sustentatrice de la multitude suppose un rapport particulier de la multitude à elle-même, ou plutôt des individus de la multitude comme parties à la multitude qu’ils forment comme tout : un rapport de disjonction cognitive, pour que le tout puisse s’élever au-dessus de ses parties, condition nécessaire de son opération efficace sur les parties. Par chance, cette condition est remplie dès que la multitude est assez nombreuse, et notamment quand elle rassemble des individus qui ne se connaissent pas, voire ne se rencontrent pas – où l’on voit, au passage, que la médiation qui s’établit entre eux est nécessairement imaginaire-affective. C’est ici qu’il faudrait en revenir au modèle de genèse conceptuelle de la puissance de la multitude, qui peut seul montrer comment l’effet de composition des puissances individuelles engendre l’excédence de la puissance collective composée sur les puissances composantes. Ce que Castoriadis nomme « le collectif anonyme » est plus que la collection des individus qui le constituent.

    Or il faut cette excédence pour contenir le travail de la transparence et de la réflexion. Castoriadis insiste répétitivement sur ces deux moments de rupture que sont dans l’histoire humaine la Grèce du Ve siècle et l’Europe du XVIIIe, les deux surgissements historiques de la réflexivité, qui voient les sociétés abattre toute limite à leur auto-questionnement. Moments terriblement ambivalents puisque, s’ils ouvrent les vastes perspectives de l’autonomie, ils libèrent également l’angoisse de la condition anarchique quand elle se réfléchit elle-même, quand elle se contemple elle-même sans voile. Castoriadis ne cesse d’insister sur l’arbitraire des significations sociales instituées. Néanmoins, l’effet anxiolytique qui suit la levée de l’indétermination axiologique n’opère que si cet arbitraire reste inaperçu. Les sociétés à faible réflexivité jouissaient au moins des bonheurs de l’hétéronomie : la certitude axiologique, méconnaissance heureuse de l’arbitraire des valeurs instituées et des processus réels de leur institution. Comme l’avait déjà remarqué Pascal, l’événement réflexif tant souligné par Castoriadis est un gigantesque ébranlement. À cette déstabilisation du régime général de la croyance, Pascal donne d’ailleurs sa figure propre : le demi-habile. Personnage nuisible par excellence, le demi-habile perçoit très bien la révélation réflexive de l’arbitraire axiologique. Mais en la propageant inconsidérément, en la propageant en actes, c’est-à-dire en refusant tout respect à ce qui était jusqu’ici respecté, en faisant « l’entendu », comme dit Pascal, il répand partout le dissolvant en dévoilant le caractère auto-sustenté des ancrages. Pascal est conscient qu’on ne pourra tendanciellement plus compter sur ce môle de stabilité axiologique qu’offraient « les opinions saines du peuple » : c’est là la trace du régime ancien de l’irréflexivité et, comme telle, elle est vouée à s’effacer. Avant de s’en remettre à l’amour du Christ – pour Pascal, l’arkhé inentamée et qui peut tout sauver –, il reste la solution de l’habileté complète. L’habile, c’est celui qui a le même degré de conscience que le demi-habile, mais qui régule le défaut d’adhésion intérieure par le maintien des comportements ajustés en extériorité : « Il n’est pas nécessaire, écrit Pascal dans les Trois discours sur la condition des Grands, parce que vous êtes duc que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. » L’habile est celui qui affronte le déchirement du voile de méconnaissance avec les armes du comme si."

    "On pourrait pourtant douter qu’il soit possible de faire face à la violence du choc anarchique avec la seule ressource individuelle du comme si. Ce que l’individu, par ses propres moyens, ne pourra probablement pas tenir, c’est l’excédence du collectif anonyme, la potentia multitudinis, qui va le lui permettre. Car l’affect commun est plus fort que les aperceptions de la raison réfléchissante. Éthique, IV, 14 : « La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun affect, mais seulement en tant qu’on la considère comme un affect. » Ironie de la condition de servitude passionnelle qui est la nôtre : il arrive donc que l’impuissance de la raison, impuissance à dominer les affects, y produise quelques effets avantageux. C’est la force de l’affect commun attaché aux significations sociales instituées qui nous fait nous tenir à des significations envers et contre la raison réfléchissante, qui nous en fait voir l’arbitraire et le défaut d’ancrage. C’est l’affect commun qui tient la société à ses valeurs et à ses significations, même quand la réflexivité découvre sous ses pieds le vide sans fond de la condition anarchique.

    Cependant, nous ne sommes pas sauvés sans en payer le prix. Car cela même qui nous sauve s’avère d’une redoutable ambivalence. La méconnaissance ou bien l’excédence passionnelle qui pallie le dévoilement sont à la fois des nécessités et des impuissances. Si elle nous consolide dans la croyance, la méconnaissance nous prive du plein accès à notre propre praxis. Littéralement, nous ne savons pas ce que nous faisons si nous le faisons dans l’opacité à nous-mêmes. Or une opacité minimale est une condition pour que nous puissions croire à ce que nous faisons. Comme on sait, la question de l’autonomie est peut-être celle qui, plus que toute autre, a animé la pensée de Castoriadis. Mais l’autonomie s’avère un étroit chemin de crête : comment nous tenir à nos valeurs en sachant qu’elles sont de part en part notre œuvre, et surtout qu’en principe, à tout instant, nous pourrions les refaire autrement ?

    Il ne faut évidemment pas prendre au pied de la lettre ce « à tout instant » car, nous le savons, la temporalité concrète des remaniements axiologiques est tout sauf instantanée. Quel long travail de la société sur elle-même, travail d’auto-affection de la multitude donc, n’a-t-il pas fallu pour : accorder aux femmes la jouissance d’une âme, poser les individus, fût-ce formellement, comme égaux entre eux, être autorisé à douter de l’existence de Dieu, ou encore dépénaliser l’homosexualité ? Il reste que la transparence complète de la société à ses propres productions axiologiques n’est pas un état accessible parce qu’on ne peut pas vivre les significations et les valeurs avec en permanence en tête l’arbitraire de leur fondement. Mais, si une forme ou une autre de refoulement temporaire est la condition de la stabilité d’un ordre axiologique, elle est également l’antichambre de ce qui nous y aliène."

    "C’est l’idée de contingence qui est un produit de l’imagination [...]
    Au regard des limitations de l’entendement fini, nul doute que bien des choses nous apparaissent comme radicalement inédites, inextrapolables à partir de ce qui précède. Cependant, du point de vue de l’entendement infini, qui est celui dont Spinoza affirme, contre l’intuition, que nous pouvons y avoir part – ce dont il fait lui-même la démonstration –, de ce point de vue de l’entendement infini donc, rien n’existe qui n’ait été déterminé à exister comme il existe (Éth., I, 28), et l’enchaînement des causes qui ont produit cette détermination est toujours en droit reconstituable – que nos entendements finis peinent à y parvenir, c’est une tout autre affaire, mais qui ne justifie en rien le passage à l’affirmation ou à la négation ontologiques. [...]

    Un point de méthode devrait être qu’on ne se rend à la « création radicale », comme à l’hypothèse du hasard ontologique, qu’après avoir exploré, et épuisé, tous les autres moyens – c’est-à-dire pas trop rapidement quand même…"
    -Frédéric Lordon, "Sens, valeur, et puissance du collectif : entre Castoriadis et Spinoza", in Florence Giust-Desprairies & Vincent Descombes (dir.), Imaginer l'autonomie. Castoriadis, actualité d'une pensée radicale, Seuil, 2021.

    Les voies du Dieu spinoziste ont leur part d'impénétrables...

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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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