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    Eli Zaretsky, Left. Essai sur l'autre gauche aux Etats-unis

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Essai - Eli Zaretsky, Left. Essai sur l'autre gauche aux Etats-unis Empty Eli Zaretsky, Left. Essai sur l'autre gauche aux Etats-unis

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 1 Fév - 21:19



    "La gauche américaine se distingue à bien des égards de son homologue française. En premier lieu, ces deux gauches sont issues de deux types différents de révolution. La Révolution française a un caractère double : au niveau politique, elle a aboli la monarchie ; sur le plan social, elle a détruit le féodalisme. La Révolution américaine, pour sa part, est une affaire strictement politique qui a garanti l’indépendance du pays à l’égard de la Couronne britannique. Marquée par ses origines, la gauche française a épousé et radicalisé l’idée de révolution sociale, aspirant à créer une société égalitaire entièrement nouvelle. La gauche américaine n’est pas née à l’occasion de la guerre d’Indépendance, mais pendant la lutte contre l’esclavage et la guerre de Sécession."

    "Loin de représenter la « gauche en soi », la gauche française n’est qu’une déclinaison spécifique d’un modèle plus général, à l’instar de la gauche américaine."

    "Depuis les origines des États-Unis, la plupart des penseurs et des dirigeants politiques américains ont estimé que la nouvelle république ne possédait pas une gauche politique et n’en avait nul besoin. Au sein de l’école dite du « consensus libéral », des auteurs comme le politologue Louis Hartz et l’historien Richard Hofstadter ont soutenu que ce pays avait toujours bénéficié d’un consensus sur des questions comme celles de la propriété privée, de l’individualisme, de la souveraineté populaire et des droits naturels. D’autres expliquaient qu’on ne connaissait pas aux États-Unis le type de classe ouvrière ou de paysannerie orientées idéologiquement à gauche qui existent dans d’autres pays, une caractéristique souvent décrite en termes d’« exceptionnalisme américain ». D’autres encore ont estimé que l’Amérique n’avait pas besoin d’une gauche parce qu’elle avait déjà atteint des objectifs tels que la démocratie et l’égalité, ou du moins les tenait pour ses principes fondateurs, alors qu’ils n’étaient pour les autres nations qu’un horizon encore inaccessible. Il s’agit là d’une vision partagée tant par les tenants du libéralisme de la guerre froide1 que par ceux du néoconservatisme.

    La thèse fondamentale de cet ouvrage est que ces conceptions sont erronées et qu’elles ne permettent pas de comprendre les États-Unis. Non seulement le besoin d’une gauche radicale puissante et indépendante s’y est toujours fait sentir, mais son existence est une réalité historique. Certes, la gauche a souvent été marginalisée (comme c’est le cas aujourd’hui) ou persécutée (en particulier pendant les périodes de crise où régnait une forme d’« état d’exception »), mais on ne peut pas comprendre l’histoire de ce pays sans lui assigner une place centrale. Elle a joué un rôle indispensable pendant les périodes de crise de longue durée, lorsque l’identité du pays était remise en question. Dans les chapitres qui suivent, je montrerai que les États-Unis ont traversé trois grandes crises de ce type : la crise du système esclavagiste, qui a culminé avec la guerre de Sécession ; la crise entraînée par l’essor du grand capital, qui a abouti au New Deal ; la crise actuelle du modèle de prospérité et du statut de superpuissance des États-Unis, qui a commencé dans les années 1960. Chacune de ces crises a engendré une gauche – d’abord les abolitionnistes, ensuite les socialistes, et finalement la Nouvelle Gauche –, et ensemble ces trois gauches forment une authentique tradition.

    Au cœur de chacune se trouve une remise en cause de la conception libérale de l’égalité, à savoir l’égalité formelle de tous les citoyens devant la loi. En lieu et place de cette conception, les différentes gauches se sont efforcées de promouvoir en tant que projet en construction permanente une idée d’égalité plus profonde et plus substantielle. Dans le premier cas, celui des abolitionnistes, la question centrale était celle de l’égalité politique qui s’appuyait plus précisément sur leur conviction qu’une république démocratique devait être fondée sur l’égalité raciale. Dans le deuxième cas, celui des socialistes et des communistes, l’enjeu était celui de l’égalité sociale, avec l’insistance mise sur le fait que la démocratie requérait un niveau minimum de sécurité dans la satisfaction des besoins fondamentaux. Dans le troisième cas, celui de la Nouvelle Gauche, il s’agissait de revendiquer l’égalité de participation au sein de la société civile, de la sphère publique, de la famille et de la vie personnelle. La controverse entre libéralisme et gauche autour de la signification du concept d’égalité est donc centrale dans l’histoire américaine. Plus encore que la lutte entre gauche et droite, c’est le conflit entre le libéralisme et la gauche qui est au cœur de l’histoire américaine. Sans la présence d’une gauche, le libéralisme s’alanguit et se dénature ; sans le libéralisme, la gauche tend au sectarisme, à l’autoritarisme et à la marginalité. Pendant les grandes époques de réforme, la tension entre ces deux pôles les consolide réciproquement. Ce n’est que lorsque cette dynamique s’affaiblit que la droite émerge avec force.

    Avant d’illustrer cette thèse, il me faut d’abord clarifier deux concepts : celui de gauche et celui de crise. Qu’est-ce que la gauche ? Issue de la projection de notre schéma corporel dans l’espace, la distinction entre droite et gauche servait à l’origine à enraciner les rapports de pouvoir sociaux dans la nature. Dans toutes les sociétés, la droite symbolise les valeurs dominantes, l’autorité et la divinité ; la gauche incarne pour sa part la rébellion, le danger, l’insatisfaction et le peuple. Dans nombre de langues, les mots eux-mêmes suggèrent souvent cette distinction : ainsi recht (en allemand) ou droit (en français) face à maladroit, gauche (en français) et sinistra (en italien). De ce point de vue, l’existence d’une gauche est une caractéristique universelle de toutes les sociétés. Il existe toutefois une différence entre les mouvements de révolte prémodernes, qui concevaient le temps de manière cyclique, et la gauche moderne qui se fonde sur l’idée de progrès. Dans les sociétés traditionnelles, la rébellion prenait la forme d’« explosions de colère contre une autorité qui ne se montrait pas à la hauteur de ses obligations, manquait à sa parole et trahissait la confiance de ses sujets ». Fondamentalement, comme l’explique Barrington Moore, ce type de protestation « accepte l’existence de la hiérarchie et de l’autorité tout en s’efforçant de les rendre conformes à un schéma idéal ». La gauche moderne, en revanche, remet totalement en question le besoin même de formes spécifiques de hiérarchie ou d’autorité, telles qu’elles sont incarnées par les monarques, les capitalistes ou les « experts ». Elle ne cherche pas à revenir à un passé idéalisé, mais plutôt à précipiter l’avènement d’un avenir utopique mais néanmoins réalisable.

    Dès le départ, l’existence d’une gauche de type moderne s’est avérée inséparable du projet d’un gouvernement du peuple par le peuple (self-government)."
    -Eli Zaretsky, Left. Essai sur l'autre gauche aux Etats-unis, Seuil, 2012.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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