« Tout vagabondage déplaît d’ailleurs au bourgeois, et il existe aussi des vagabonds de l’esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s’en vont chercher au loin plus d’air et plus d’espace. Au lieu de rester au coin de l’âtre familial à remuer les cendres d’une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le champ paternel et s’en vont, par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur indomptable curiosité de douter. Ces extravagants vagabonds rentrent, eux aussi, dans la classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les prolétaires, et quand ils laissent soupçonner leur manque de domicile moral, on les appelle des « brouillons », des « têtes chaudes » et des « exaltés ».
Tel est le sens étendu qu’il faut attacher à ces mots de Prolétariat et de Paupérisme, Combien on se tromperait, si l’on croyait la Bourgeoisie capable de désirer l’extinction de la misère (du paupérisme) et de consacrer à ce but tous ses efforts ! Rien au contraire ne réconforte le bon bourgeois comme cette conviction incomparablement consolante qu’ « un sage décret de la Providence a réparti une bonne fois et pour toujours les richesses et le bonheur ». La misère qui encombre les rues autour de lui ne trouble pas le vrai citoyen au point de le solliciter à faire plus que de s’acquitter envers elle, comme en lui jetant l’aumône, ou en fournissant le travail et la pitance à quelque « brave garçon laborieux ». Mais il n’en sent que plus vivement combien sa paisible jouissance est troublée par les grondements de la misère remuante et avide de changement, par ces pauvres qui ne souffrent et ne peinent plus en silence mais qui commencent, à s’agiter et à extravaguer. Enfermez le vagabond ! Jetez le perturbateur dans les plus sombres oubliettes ! « Il veut attiser les mécontentements et renverser l’ordre établi ! » Tuez ! Tuez ! ».
« Le capital est ici le fonds, la mise, l’héritage (naissance) ; l’intérêt est la peine prise pour faire valoir (travail) : le capital travaille. Mais pas d’excès, pas d’ultra, pas de radicalisme ! Évidemment, il faut que le nom, la naissance, puissent donner quelque avantage, mais ce ne peut être là qu’un capital, une mise de fonds ; évidemment, il faut du travail, mais que ce travail soit peu ou point personnel, que ce soit le travail du capital — et des travailleurs asservis. »
« Lorsqu’une époque est plongée dans une erreur, toujours les uns bénéficient de cette erreur, tandis que les autres en pâtissent. »
« L’État est fondé sur — l’esclavage du travail. Que le travail soit libre, et l’État s’écroule. »
« La liberté de l’homme est, pour le Libéralisme politique, la liberté vis-à-vis des personnes, de la domination personnelle, du Maître ; c’est la liberté personnelle, garantissant chaque individu contre les autres individus. Nul n’a le droit d’ordonner, seule la Loi ordonne. Mais si les personnes sont égales, ce qu’elles possèdent n’est pas égal. Le pauvre a besoin du riche comme le riche du pauvre ; le premier a besoin de la richesse du second, et celui-ci du travail du premier ; si chacun a besoin de l’autre, ce n’est toutefois pas de cet autre comme personne, mais comme fournisseur, comme ayant quelque chose à donner, comme détenant ou possédant quelque chose. C’est donc ce qu’il a qui fait l’homme. Et, par leur avoir, les hommes sont inégaux.
Le Socialisme conclut que nul ne doit posséder, de même que le Libéralisme politique concluait que nul ne doit commander. Si pour l’un l’État seul commandait, pour l’autre la Société seule possède. »
« Quel avantage retirons-nous de la Bourgeoisie ? Des charges ! Et comment estime-t-on notre travail ? Aussi bas que possible. Le travail fait cependant notre unique valeur ; le travailleur est en nous ce qu’il y a de meilleur, et si nous avons une signification dans le monde, c’est comme travailleurs. Que ce soit donc d’après notre travail qu’on nous apprécie, et que ce soit notre travail qu’on évalue.
Que pouvez-vous nous opposer ? Du travail, et rien que du travail. Si nous vous devons une récompense, c’est à cause du travail que vous fournissez, de la peine que vous vous donnez, et non simplement parce que vous existez ; c’est en raison de ce que vous êtes pour nous et non de ce que vous êtes pour vous. Sur quoi sont fondés vos droits sur nous ? Sur votre haute naissance, etc. ? Nullement ! Rien que sur ce que vous faites pour satisfaire nos besoins ou nos désirs. Convenons donc de ceci : vous ne nous évaluerez que d’après ce que nous ferons pour vous, et nous en userons de même à votre égard. Le travail crée la valeur, et la valeur se mesure par le travail, nous entendons le travail qui nous profite, la peine qu’on se donne les uns pour les autres, le travail d’utilité générale. Que chacun soit aux yeux des autres un travailleur. Celui qui accomplit une besogne utile n’est inférieur à personne ; en d’autres termes — tous les travailleurs (dans le sens, naturellement, de producteurs pour la communauté, travailleurs communistes) sont égaux. Si le travailleur est digne de son sort, que son sort soit digne de lui. »
« Tout plaisir d’un esprit cultivé est interdit aux ouvriers au service d’autrui ; il ne leur reste que les plaisirs grossiers, toute culture leur est fermée. Pour être bon chrétien, il suffit de croire, et croire est possible en quelque situation qu’on se trouve ; aussi les gens à convictions chrétiennes n’ont-ils en vue que la piété des travailleurs asservis, leur patience, leur résignation, etc. Les classes opprimées purent à la rigueur supporter toute leur misère aussi longtemps qu’elles furent chrétiennes, car le Christianisme est un merveilleux étouffoir de tous les murmures et de toutes les révoltes. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui d’étouffer les désirs, il faut les satisfaire. La Bourgeoisie, qui a proclamé l’évangile de la joie de vivre, de la jouissance matérielle, s’étonne de voir cette doctrine trouver des adhérents parmi nous, les pauvres ; elle a montré que ce qui rend heureux, ce n’est ni la foi ni la pauvreté, mais l’instruction et la richesse : et c’est bien ainsi que nous l’entendons aussi, nous autres prolétaires !
La Bourgeoisie s’est affranchie du despotisme et de l’arbitraire individuels, mais elle a laissé subsister l’arbitraire qui résulte du concours des circonstances et qu’on peut appeler la fatalité des événements ; il y a toujours une chance qui favorise et « des gens qui ont de la chance ».
Lorsque, par exemple, une branche de l’industrie vient à s’arrêter et que des milliers d’ouvriers sont sur le pavé, on pense assez juste pour reconnaître que l’individu n’est pas responsable, mais que « c’est la faute des circonstances » ; changeons donc ces circonstances, et changeons-les assez radicalement pour qu’elles ne soient plus à la merci de pareilles éventualités ; qu’elles obéissent désormais à une loi ! Ne soyons pas plus longtemps les esclaves du hasard. Créons un nouvel ordre de choses qui mette fin à toutes les fluctuations, et que cet ordre soit sacré ! »
« Un cornet de dés est une image de la concurrence beaucoup trop nette, trop peu déguisée ; comme toute nudité, elle offense la décence et la pudeur.
C’est à ces caprices de la fortune que les Socialistes veulent mettre un terme, en fondant une société où les hommes ne soient plus le jouet de la chance. Tout naturellement, cette tendance se manifeste tout d’abord par la haine des « malheureux » contre les « heureux », c’est-à-dire de ceux pour lesquels le hasard n’a que peu ou rien fait contre ceux qu’il a comblés. Mais la mauvaise humeur du malchanceux ne s’adresse pas tant à celui qui a de la chance qu’à la chance elle-même, cette colonne pourrie de l’édifice bourgeois. »
« La Bourgeoisie avait proclamé libres les biens spirituels et matériels, et s’en était remise à chacun du soin de chercher à obtenir ce qu’il convoitait. Le Communisme donne réellement ces biens à chacun, les lui impose, et l’oblige à en tirer parti ; considérant que ce ne sont que les biens matériels et spirituels qui font de nous des hommes, il regarde comme essentiel que nous puissions acquérir ces biens sans que rien nous fasse obstacle, afin d’être hommes. La Bourgeoisie rendait la production libre, le Communisme force à la production et n’admet que les producteurs, les artisans. Il ne suffit pas que les professions te soient ouvertes, il faut que tu en pratiques une.
Il ne reste plus à la Critique qu’à démontrer que l’acquisition de ces biens ne fait encore nullement de nous des hommes.
Le postulat du Libéralisme, en vertu duquel chacun doit faire de soi un homme et acquérir une « humanité », implique la nécessité pour chacun d’avoir le temps de se consacrer à cette « humanisation » et de travailler à soi-même.
Le Libéralisme politique pensait avoir fait le nécessaire en livrant à la concurrence tout le champ de l’activité humaine et en permettant à l’individu de tendre vers tout ce qui est humain. « Que tous puissent lutter contre tous. »
Le Libéralisme social juge cette permission insuffisante, parce que « permis « signifie simplement « qui n’est défendu à personne » et non « qui est rendu possible à chacun ». Il part de là pour soutenir que la Bourgeoisie n’est libérale qu’en paroles, mais, en fait, suprêmement illibérale. Lui, de son côté, prétend nous fournir à tous le moyen de travailler à nous-mêmes. »
« Le principe du travail supprime évidemment celui de la chance et de la concurrence. Mais il a également pour effet de maintenir le travailleur dans ce sentiment que l’essentiel en lui est le « travailleur » dégagé de tout égoïsme ; le travailleur se soumet à la suprématie d’une société de travailleurs, comme le bourgeois acceptait sans objection la concurrence.
Le beau rêve d’un « devoir social » est aujourd’hui encore le rêve de bien des gens, et l’on imagine encore que la Société nous donnant ce dont nous avons besoin, nous sommes ses obligés, à elle à qui nous devons tout . On persiste à vouloir servir un « dispensateur suprême de tout bien ».
Que la société n’est pas un « moi » capable de donner, de prêter ou de permettre, mais uniquement un moyen, un instrument dont nous nous servons — que nous n’avons aucun devoir social, mais uniquement des intérêts à la poursuite desquels nous faisons servir la société — que nous ne devons à la société aucun sacrifice, mais que si nous sacrifions quelque chose ce n’est jamais qu’à nous-mêmes — ce sont là des choses dont les Socialistes ne peuvent s’aviser : ils sont « libéraux », et, comme tels, imbus d’un principe religieux ; la Société qu’ils rêvent est ce qu’était auparavant l’État : — sacrée !
La Société dont nous tenons tout est un nouveau maître, un nouveau fantôme, un nouvel « être suprême » qui nous impose « service et devoir ». »
« Dans la société humaine que nous promet l’Humanitaire, il n’y a évidemment pas de place pour ce que toi et moi avons de « particulier » et rien ne peut plus entrer en ligne de compte qui porte le cachet d’ « affaire privée ». Ainsi se complète le cycle du Libéralisme ; son bon principe est l’Homme et la liberté humaine, et son mauvais principe est l’Égoïste et tout ce qui est privé : là est son dieu, ici son diable.
La personne particulière ou privée ayant perdu toute valeur dans l’ « État » (plus de privilèges), et la propriété particulière ou privée ayant été dépouillée de sa légitimité par la « Société des travailleurs » ou « Société des gueux », vient la « Société humaine » qui, elle, met de côté indistinctement tout le particulier ou le privé. Ce n’est que le jour où la « critique pure » aura terminé sa laborieuse enquête que nous serons enfin fixés, et que nous saurons au juste ce que nous devons tenir pour privé et, « pénétrés de sa vanité et de son néant » — laisser debout juste comme devant.
Ni l’État ni la Société ne satisfont le libéral humanitaire ; aussi les nie-t-il tous deux, quitte à les conserver tous deux. En réalité, la Société humanitaire est à la fois État universel et Société universelle ; ce n’est qu’à l’État limité qu’on reproche de faire trop de cas des intérêts privés spirituels (convictions religieuses des gens, par exemple), et à la Société limitée, des intérêts privés matériels. Tous deux doivent s’en remettre aux particuliers du soin des intérêts privés, et, devenant Société humaine, s’inquiéter uniquement des intérêts humains généraux.
Lorsque les Politiques s’efforçaient de supprimer la volonté personnelle, (l’arbitraire et le bon plaisir), ils ne s’apercevaient pas que la propriété lui offrait un sûr asile.
Lorsque les Socialistes à leur tour abolissent la propriété, ils négligent de remarquer que cette propriété se perpétue sous forme d’individualité. N’y a-t-il donc point d’autre propriété que l’argent et les biens au soleil ? Chacune de mes pensées, chacune de mes opinions * ne m’est-elle pas également propre, n’est-elle pas mienne ?
Pas d’autre alternative donc pour la pensée que de disparaître ou de devenir impersonnelle. Il n’appartient pas à la personne d’avoir des opinions à elle, tout ce qu’elle pourrait avoir en propre doit faire retour à quelque chose de plus général qu’elle : de même que l’État a confisqué la volonté, et que la Société a accaparé la propriété, l’« Homme » à son tour doit totaliser les pensées individuelles et en faire de la pensée humaine, purement et universellement humaine. »
« Le bien-être est encore le but suprême des Socialistes, comme le libre concours, l’émulation, est celui des Libéraux politiques. Maintenant aussi on est libre de bien vivre et de faire pour cela le nécessaire, de même qu’il est permis d’entrer dans la lice à celui que tente le concours (concurrence). Mais il suffit pour prendre part au concours d’être citoyen, et pour avoir sa part de jouissance d’être travailleur : citoyen et travailleur ne sont encore ni l’un ni l’autre synonymes d’ « homme ». L’homme ne parvient au « vrai bien » (n’est « souverainement bien ») que lorsqu’il est aussi « spirituellement libre » ! Car l’Homme est Esprit, et c’est pourquoi toutes les puissances étrangères à lui, à l’Esprit, à toutes les puissances suprahumaines, célestes, non humaines, doivent être détruites, et le nom d’ « Homme » doit s’élever rayonnant au-dessus de tous les noms.
Ainsi l’époque moderne (époque des Modernes) finit par revenir à son point de départ et fait de nouveau de la « liberté spirituelle » son principe et sa fin. »
« Aussi le Libéralisme humanitaire dit-il : Vous voulez le travail, c’est parfait ; nous le voulons aussi, mais nous le voulons intégral. Nous n’y cherchons pas un moyen d’avoir des loisirs, mais nous prétendons trouver en lui pleine satisfaction, nous voulons le travail parce que travailler, c’est nous développer, nous réaliser.
Mais il faut pour cela que ce qu’on appelle travail soit digne de ce nom. Le seul travail qui honore l’homme est le travail humain et conscient, qui n’a pas un but égoïste, mais qui a pour but l’Homme, l’épanouissement des énergies humaines, de telle sorte qu’il permet de dire : laboro, ergo sum, je travaille, donc je suis homme. L’Humanitaire veut le travail de l’Esprit mettant en œuvre toute matière, il veut que l’Esprit ne laisse aucun objet en repos, qu’il ne se repose devant rien, qu’il analyse et remette sans cesse sur le métier de sa critique les résultats obtenus. Cet esprit inquiet et sans repos fait le véritable travailleur ; c’est lui qui détruit les préjugés, qui abat toutes les barrières et les limitations, et exalte l’homme au-dessus de tout ce qui pourrait le dominer, tandis que le Communiste qui ne travaille que pour lui, jamais librement mais toujours contraint par la nécessité, ne s’affranchit pas de l’esclavage du travail : il reste un travailleur esclave.
Le travailleur tel que le conçoit l’Humanitaire n’a rien d’un « égoïste », car il ne produit pas pour des individus, ni pour lui-même ni pour d’autres ; son labeur ne vise point la satisfaction de besoins privés, mais a pour objet l’Humanité et son progrès ; il ne s’attarde point à soulager les souffrances individuelles et à s’inquiéter des désirs de chacun : il abat les barrières qui enserrent l’humanité, il déracine les préjugés séculaires, balaie les obstacles qui embarrassent la route, les erreurs qui font trébucher les hommes, et les vérités qu’il découvre, c’est pour tous et pour toujours qu’il les met en lumière ; bref — il vit et travaille pour l’humanité. »
"La Critique est incontestablement la plus parfaite de toutes les théories sociales, parce qu’elle écarte et annihile tout ce qui sépare l’homme de l’homme : tous les privilèges, et jusqu’au privilège de la foi. Elle a achevé de purifier et a systématisé le vrai principe social, le principe d’amour du Christianisme, et c’est elle qui aura fait la dernière tentative possible pour dépouiller les hommes de leur exclusivisme et de leur foncière inimitié, en luttant corps à corps avec l’Égoïsme sous sa forme la plus primitive et par conséquent la plus dure, l’unicité ou l’exclusivisme."
« Comment pouvez-vous vivre d’une vie vraiment sociale, tant qu’il reste en vous la moindre trace d’exclusivisme, la moindre chose qui n’est que vous et rien que vous ?
Je demande au contraire : Comment pouvez-vous être vraiment uniques, tant qu’il reste entre vous la moindre trace de dépendance, la moindre chose qui n’est pas vous et rien que vous ? Tant que vous restez enchaînés les uns aux autres, vous ne pouvez parler de vous au singulier ; tant qu’un « lien » vous unit, vous restez un pluriel, à vous douze vous faites la douzaine, à mille vous formez un peuple, et à quelques millions l’humanité ! »
« Que fera la Société, si elle ne s’inquiète plus de rien de privé ? Va-t-elle rendre le privé impossible ? Non, mais elle « le subordonnera aux intérêts de la Société, et permettra par exemple aux volontés individuelles de s’accorder autant de jours de congé qu’elles le jugeront bon, pourvu que ces volontés individuelles ne se mettent pas en contradiction avec l’intérêt général ». Tout le privé sera abandonné à lui-même : il ne présente aucun intérêt pour la Société. »
« Le Libéralisme humanitaire n’y va pas de main morte. Que tu veuilles, à n’importe quel point de vue, être ou avoir quelque chose de particulier, que tu prétendes au moindre avantage que n’ont pas les autres, que tu veuilles t’autoriser d’un droit qui n’est pas un des « droits généraux de l’humanité », et tu es un égoïste. »
« Ne pas faire de tort aux autres hommes ! De là découlent la nécessité de ne posséder aucun privilège, de renoncer à tout « avantage », et la plus rigoureuse doctrine de renoncement. On ne doit point se regarder comme « quelque chose de spécial », par exemple comme juif ou comme chrétien. Fort bien, moi non plus je ne me prends pas pour quelque chose de particulier ! Je me tiens pour unique ! J’ai bien quelque analogie avec les autres, mais cela n’a d’importance que pour la comparaison et la réflexion ; en fait, je suis incomparable, unique. Ma chair n’est pas leur chair, mon esprit n’est pas leur esprit ; que vous les rangiez dans des catégories générales, « la Chair, l’Esprit », ce sont là de vos pensées, qui n’ont rien de commun avec ma chair et mon esprit, et ne peuvent le moins du monde prétendre à me dicter une « vocation ».
Je ne veux respecter en toi rien, ni le propriétaire, ni le gueux, ni même l’Homme, mais je veux t’employer.
J’apprécie que le sel me fait mieux goûter mes aliments, aussi ne me fais-je pas faute d’en user ; je reconnais dans le poisson une nourriture qui me convient, et j’en mange ; j’ai découvert en toi le don d’ensoleiller et d’égayer ma vie, et j’ai fait de toi ma compagne. Il se pourrait aussi que j’étudiasse dans le sel la cristallisation, dans le poisson l’animalité, et chez toi l’humanité, mais tu n’es jamais à mes yeux que ce que tu es pour moi, c’est-à-dire mon objet, et en tant que mon objet, tu es ma propriété. »
« Juifs, Chrétiens, absolutistes, hommes des ténèbres et hommes du grand jour, Politiques, Communistes, tous se défendent énergiquement contre le reproche d’égoïsme ; et quand vient la Critique, qui les en accuse carrément et sans ménagements, tous se disculpent de cette accusation et se mettent à guerroyer contre — l’égoïsme, l’ennemi même auquel la Critique fait la guerre.
Ennemis des égoïstes, tous le sont, aussi bien la masse que la Critique, et l’une comme l’autre s’efforce de repousser l’égoïsme, tant en se prétendant blanche comme neige qu’en noircissant la partie adverse. »
« La Critique dit bien : Tu dois affranchir si complètement ton moi de toute limitation qu’il devienne un moi humain. Mais Moi je dis : Affranchis-toi tant que tu peux, tu n’arriveras à renverser que tes barrières à toi, car il n’appartient pas à chacun isolément de les renverser toutes ; ou plus explicitement : Ce qui est une barrière pour l’un n’en est pas une pour l’autre ; ne t’épuise donc pas contre celles des autres, il suffit que tu abattes les tiennes. Qui a jamais eu le bonheur de reculer la moindre borne, de lever le moindre obstacle qui fût une barrière pour tous les hommes ?
Celui qui renverse une de ses barrières peut avoir par là montré aux autres la route et le procédé à suivre ; mais renverser leurs barrières reste leur affaire. Personne, d’ailleurs, ne fait autre chose. Exhorter les gens à être intégralement hommes revient à exiger d’eux qu’ils abattent toutes les barrières humaines ; or, c’est impossible, car l’Homme n’a pas de barrières et de limites ; Moi, j’en ai, c’est vrai, mais celles-là seules, les miennes, me concernent, et elles seules peuvent être par moi renversées. Je ne puis être un moi humain, parce que je suis Moi et non purement homme. »
« Est-ce à dire que je refuse les bénéfices réalisés dans les différentes directions par les efforts du Libéralisme ? Oh ! que non ! Gardons-nous de rien laisser perdre de ce qui est acquis. Seulement, à présent, que, grâce au Libéralisme, voilà l’ « Homme » libéré, je tourne les yeux vers moi-même, et je le proclame hautement : ce que l’homme a l’air d’avoir gagné, c’est Moi, et Moi seul, qui l’ai gagné. »
« Le Libéralisme politique abolit l’inégalité du maître et du serviteur, et fit l’homme sans maître, anarchique. Le maître, séparé de l’individu, de l’égoïste, devint un fantôme : la Loi ou l’État. — Le Libéralisme social à son tour supprima l’inégalité résultant de la possession, l’inégalité du riche et du pauvre et fit l’homme sans biens ou sans propriété. La propriété retirée à l’individu revint au fantôme : la Société. — Enfin, le Libéralisme humain ou humanitaire fait l’homme sans dieu, athée : le dieu de l’individu, « mon Dieu », doit donc disparaître. Où cela nous mène-t-il ? La suppression du pouvoir personnel entraîne nécessairement suppression du servage, la suppression de la propriété entraîne suppression du besoin, et la suppression du dieu implique suppression des préjugés, car, avec le maître déchu s’en vont les serviteurs, la propriété emporte les soucis qu’elle procurait, et le dieu qui chancelle et s’abat comme un vieil arbre arrache du sol ses racines, les préjugés. Mais attendons la fin. Le maître ressuscite sous la forme État, et le serviteur reparaît : c’est le citoyen, l’esclave de la loi, etc. — Les biens sont devenus la propriété de la Société, et la peine, le souci renaissent : ils se nomment travail. — Enfin, Dieu étant devenu l’Homme, c’est un nouveau préjugé qui se lève et l’aurore d’une nouvelle foi : la foi dans l’Humanité et la Liberté. Au dieu de l’individu succède le dieu de tous, l’ « Homme » : « Le degré suprême où nous puissions aspirer à nous élever serait d’être Homme ! » Mais comme nul ne peut réaliser complètement l’idée d’Homme, l’Homme reste pour l’individu un au-delà sublime, un être suprême inaccessible, un dieu. De plus, celui-ci est le « vrai dieu », parce qu’il nous est parfaitement adéquat, étant proprement « nous-même » ; nous-même, mais séparé de nous et élevé au-dessus de nous. »
« Je ne suis pas un antagoniste de la critique, autrement dit je ne suis pas un dogmatique, et je ne me sens pas atteint par les dents du Critique. Si j’étais un dogmatique, je poserais en première ligne un dogme, c’est-à-dire une pensée, une idée, un principe, et je complèterais ce dogme en me faisant « systématique » et en bâtissant un système, c’est-à-dire un édifice de pensées.
Réciproquement, si j’étais un Critique et le contradicteur du Dogmatique, je conduirais le combat du penser libre contre la pensée qui enchaîne, et je défendrais le penser contre le pensé. Mais je ne suis le champion ni du penser ni d’une pensée, car mon point de départ est Moi, qui ne suis pas plus une pensée que je ne consiste dans le fait de penser. Contre Moi, l’innommable, se brise le royaume des pensées, du penser et de l’esprit. »
« La Critique soutient bien, par exemple, que la libre critique doit vaincre l’État, mais elle se défend contre le reproche que lui fait le gouvernement de l’État de « provoquer à l’indiscipline et à la licence » ; elle pense que l’indiscipline et la licence ne devraient pas triompher, et qu’elle seule le doit. C’est bien plutôt le contraire : ce n’est que par l’audace ennemie de toute règle et de toute discipline que l’État peut être vaincu. »
« Tu veux être libre ? — Et de quoi ? De quoi ne peut-on s’affranchir ? On peut secouer le joug du servage, du pouvoir souverain, de l’aristocratie et des princes, on peut secouer la domination des appétits et des passions et jusqu’à l’empire de la volonté propre et personnelle ; l’abnégation totale, le complet renoncement ne sont que de la liberté, liberté vis-à-vis de soi-même, de son arbitre et de ses déterminations. Ce sont nos efforts vers la liberté comme vers quelque chose d’absolu, d’un prix infini, qui nous dépouillèrent de l’individualité en créant l’abnégation.
Plus je suis libre, plus la contrainte s’élève comme une tour devant mes yeux et plus je me sens impuissant. »
« Quelle différence entre la liberté et l’Individualité ! On peut être sans bien des choses, mais on ne peut être sans rien ; on peut être libre de bien des choses, mais non être libre de tout. L’esclave même peut être intérieurement libre, mais seulement vis-à-vis de certaines choses et non de toutes ; comme esclave, il n’est pas libre vis-à-vis du fouet, des caprices impérieux du maître, etc. « La Liberté n’existe que dans le royaume des songes ! L’Individualité, c’est-à-dire ma propriété, est au contraire toute mon existence et ma réalité, c’est moi-même. Je suis libre vis-à-vis de ce que je n’ai pas ; je suis propriétaire de ce qui est en mon pouvoir, ou de ce dont je suis capable. Je suis en tout temps et en toutes circonstances à moi, du moment que j’entends être à moi et que je ne me prostitue pas à autrui. L’état de liberté, je ne puis vraiment le vouloir, vu que je ne puis pas le réaliser, le créer ; tout ce que je puis faire, c’est le désirer et y — rêver, car il reste un idéal, un fantôme. Les chaînes de la réalité infligent à chaque instant à ma chair les plus cruelles meurtrissures, mais je demeure mon. bien propre. Livré en servage à un maître, je n’ai en vue que moi et mon avantage ; ses coups, en vérité, m’atteignent, je n’en suis pas libre, mais je ne les supporte que dans mon. propre intérêt, soit que je veuille le tromper par une feinte soumission, soit que je craigne de m’attirer pis par ma résistance. Mais comme je n’ai en vue que moi et mon intérêt personnel, je saisirai la première occasion qui se présentera et j’écraserai mon maître. Et si je suis alors libre de lui et de son fouet, ce ne sera que la conséquence de mon égoïsme antérieur.
On me dira peut-être que, même esclave, j’étais « libre », que je possédais la liberté « en soi », la liberté « intérieure ». Malheureusement, être « libre en soi » n’est pas être « réellement libre », et « intérieur » n’est pas « extérieur ». »
« Qui pourrait, en effet, s’aviser de soutenir qu’un homme peut n’avoir aucune liberté ? Que je sois le plus rampant des valets, ne serai-je pas cependant libre d’une infinité de choses ? De la foi en Zeus, par exemple, ou de la soif de renommée, etc. ? Et pourquoi donc un esclave fouetté ne pourrait-il être, lui aussi, « intérieurement libre » de toute pensée peu chrétienne, de toute haine pour ses ennemis, etc. ? Il est, dans ce cas, « chrétiennement libre », pur de tout ce qui n’est pas chrétien ; mais est-il absolument libre, est-il délivré de tout, de l’illusion chrétienne, de la douleur corporelle, etc. ? »
« Mais de quoi donc devez-vous et de quoi ne devez-vous pas être libres ? »
« L’aspiration vers une liberté déterminée implique toujours la perspective d’une nouvelle domination. »
« Qu’aurez-vous donc, quand vous aurez la liberté ? — Bien entendu, je parle ici de la liberté complète et non de vos miettes de liberté. — Vous serez débarrassés de tout, d’absolument tout ce qui vous gêne, et rien dans la vie ne pourra plus vous gêner et vous importuner. Et pour l’amour de qui voulez-vous être délivrés de ces ennuis ? Pour l’amour de vous-mêmes, parce qu’ils contrecarrent vos désirs. Mais supposez que quelque chose ne vous soit pas pénible, mais au contraire agréable ; — par exemple, le regard, très doux sans doute, mais irrésistiblement impérieux de votre maîtresse : voudrez-vous aussi en être débarrassés ? Non, et vous renoncerez sans regret à votre liberté. Pourquoi ? De nouveau pour l’amour de vous-mêmes. Ainsi donc vous faites de vous la mesure et le juge de tout. Vous mettez volontiers de côté votre liberté, lorsque la non-liberté, le doux « esclavage d’amour », a pour vous plus de charmes, et vous la reprenez à l’occasion lorsqu’elle recommence à vous plaire, en supposant, ce qui n’est pas à examiner ici, que d’autres motifs (par exemple religieux) ne vous en détournent pas.
Pourquoi donc ne pas prendre votre courage à deux mains et ne pas faire résolument de vous le centre et le principe ? Pourquoi bayer à la liberté, votre rêve ? Êtes-vous votre rêve ? Ne prenez pas conseil de vos rêves, de vos imaginations, de vos pensées, car tout cela n’est que de la « creuse théorie ». Interrogez-vous, et faites cas de vous — cela est pratique et il ne vous déplaît pas d’être pratiques. »
« Mais l’un se demande ce que dira son Dieu (naturellement, son Dieu est ce qu’il désigne sous ce nom) ; un autre se demande ce que diront son sens moral, sa conscience, son sentiment du devoir ; un troisième s’inquiète de ce que les gens vont penser, et quand chacun a interrogé son oracle (les gens sont un oracle aussi sûr et plus compréhensible que celui de là-haut : Vox populi, vox dei, chacun obéit à la volonté de son maître et n’écoute plus le moins du monde ce que lui-même aurait pu dire et décider.
Adressez-vous donc à vous-mêmes, plutôt qu’à vos dieux ou à vos idoles : découvrez en vous ce qui y est caché, amenez-le à la lumière, et révélez-vous ! »
« « Que suis-je ? » se demande chacun de vous. Un abîme où bouillonnent, sans règle et sans loi, les instincts, les appétits, les désirs, les passions ; un chaos sans clarté et sans étoile ! Si je n’ai d’égards ni pour les commandements de Dieu, ni pour les devoirs que me prescrit la morale, ni pour la voix de la raison qui, dans le cours de l’histoire, a érigé en loi après de dures expériences le meilleur et le plus sage, si je n’écoute que moi seul, comment oserais-je compter sur une réponse judicieuse ? Mes passions me conseilleront précisément les pires folies ! — Ainsi, chacun de vous se prend pour le — Diable ; et cependant, s’il se tenait simplement (pour autant que la religion, etc., ne l’en détournent pas) pour une bête, il remarquerait très aisément que la bête, qui n’a pourtant d’autre conseiller que son instinct, ne court pas droit à l’« absurde » et marche très posément.
Mais l’habitude de penser religieusement nous a si bien faussé l’esprit que notre nudité, notre naturel nous épouvantent ; elle nous a tellement dégradés que nous nous imaginons naître diables, souillés par le péché originel. Naturellement, vous allez immédiatement penser que votre devoir exige que vous pratiquiez le « bien », la morale, la justice. Et comment, si c’était à vous seul que vous demandiez ce que vous avez à faire, pourrait résonner en vous la bonne voix, la voix qui indique le chemin du bien, du juste, du vrai, etc. ? »
« Tous vos actes, tous vos efforts sont de l’égoïsme inavoué, secret, caché, dissimulé. »
« Si je ne puis saisir la lune, doit-elle pour cela m’être « sacrée », m’être une Astarté ? Si je pouvais seulement t’empoigner, je n’hésiterais certes pas, et si je trouvais un moyen de parvenir jusqu’à toi, tu ne me ferais pas peur ! Tu es l’inaccessible, mais tu ne le resteras que jusqu’à ce que j’aie conquis la puissance qu’il faut pour t’atteindre, et ce jour-là tu seras mienne ; je ne m’incline pas devant toi, attends que mon heure soit venue ! »
« On ne reconnaît pas que toute liberté est, dans la pleine acception du mot, essentiellement — un auto-affranchissement, c’est-à-dire que je ne puis avoir qu’autant de liberté que m’en crée mon individualité. »
« Ceci nous montre la différence entre l’auto-affranchissement et l’émancipation. Quiconque aujourd’hui « appartient à l’opposition » réclame à cor et à cri l’« émancipation ». Les princes doivent proclamer leurs peuples « majeurs », c’est-à-dire les émanciper ! Si par votre façon de vous comporter vous êtes majeurs, vous n’avez que faire d’être émancipés ; si vous n’êtes pas majeurs, vous n’êtes pas dignes de l’émancipation, et ce n’est pas elle qui hâtera votre maturité. Les Grecs majeurs chassèrent leurs tyrans et le fils majeur se détache de son père ; si les Grecs avaient attendu que leurs tyrans leur fissent la grâce de les mettre hors tutelle, ils auraient pu attendre longtemps ; le père dont le fils ne veut pas devenir majeur le jette, s’il est sensé, à la porte de chez lui, et l’imbécile n’a que ce qu’il mérite. »
« Rien de moins chrétien que les idées exprimées par les mots allemands Eigennutz (intérêt égoïste), Eigensinn et Eigenwille (caprice, obstination, entêtement, etc.), Eigenheit (individualité particularité), Eigenliebe (amour-propre), etc., qui tous renferment l’idée de eigen (propre, particulier). »
« « Égoïsme », au sens chrétien du mot, signifie quelque chose comme intérêt exclusif pour ce qui est utile à l’homme charnel. Mais cette qualité d’homme charnel est-elle donc ma seule propriété ? Est-ce que je m’appartiens, lorsque je suis livré à la sensualité ? Est-ce à moi-même, à ma propre décision que j’obéis, lorsque j’obéis à la chair, à mes sens ? Je ne suis vraiment mien que lorsque je suis soumis à ma propre puissance et non à celle des sens, pas plus d’ailleurs qu’à celle de quiconque n’est pas moi (Dieu, les hommes, l’autorité, la loi, l’État. l’Église, etc.). Ce que poursuit mon égoïsme, c’est ce qui m’est utile à moi, l’autonome et l’autocrate. »
« Mes rapports avec une cause que je défends par égoïsme ne sont pas les mêmes que mes rapports avec la cause que je sers par désintéressement. Voici la pierre de touche qui permet de les distinguer : envers cette dernière je puis être coupable, je puis commettre un péché, tandis que je ne puis que perdre la première, l’éloigner de moi, c’est-à-dire commettre à son égard une maladresse. La liberté du commerce participe de cette double manière de voir ; elle passe en partie pour une liberté qui peut être accordée ou retirée selon les circonstances, en partie pour une liberté qui doit être sacrée en toutes circonstances.
Si une chose ne m’intéresse pas elle-même et pour elle-même, si je ne la désire pas pour l’amour d’elle, je la désirerai simplement à cause de son opportunité, de son utilité, et en vue d’un autre but ; telles, par exemple, les huîtres que j’aime pour leur goût agréable. Pour l’égoïste, toute chose ne sera qu’un moyen, dont il est, en dernière analyse, lui-même le but ; doit-il protéger ce qui ne lui sert à rien ? — Le prolétaire, par exemple, doit-il protéger l’État ?
L’individualité renferme en elle-même toute propriété et réhabilite ce que le langage chrétien avait déshonoré. Mais l’individualité n’a aucune mesure extérieure, car elle n’est nullement, comme la liberté, la moralité, l’humanité, etc., une idée : — Somme des propriétés de l’individu, elle n’est que le signalement de son — propriétaire. »
« Nous retrouvons donc chez les Libéraux l’ancien mépris des Chrétiens pour le Moi. »
« La religion de l’Humanité n’est que la dernière métamorphose de la religion chrétienne. Le Libéralisme, en effet, est une religion, attendu qu’il me sépare de mon essence et la place au-dessus de moi, attendu qu’il élève l’Homme à la hauteur où toute autre religion fait planer son dieu ou son idole, qu’il fait un au-delà de ce qui est mien et ne devrait être autre, qu’il fait de mes attributs, de ma propriété, quelque chose d’étranger à moi, c’est-à-dire un « être », une entité ; bref, le Libéralisme est une religion, parce qu’il m’humilie aux pieds de l’Homme et me crée ainsi une « vocation ». Par les formes mêmes qu’il revêt, le Libéralisme trahit encore sa nature de religion : il réclame une dévotion fervente à l’être suprême, l’Homme, « une foi qui agisse et donne des preuves de son zèle, une ferveur qui ne s’attiédisse point ». Mais, comme le Libéralisme est une religion humaine, ses adeptes font profession d’être tolérants envers les adeptes des autres religions (juive, chrétienne, etc.) ; c’est de cette même tolérance que Frédéric le Grand faisait preuve envers quiconque remplissait ses devoirs de sujet, de quelque façon d’ailleurs qu’il jugeât bon de faire son salut. Cette religion doit s’élever à une universalité assez haute pour se séparer de toutes les autres comme de pures « sottises privées », envers lesquelles on se comporte très libéralement en considération de leur insignifiance même.
On peut la nommer la religion d’État, la religion de l’ « État libre », non dans l’ancien sens de religion prônée et privilégiée par l’État, mais parce qu’elle est la religion que l’ « État libre » est non seulement autorisé mais obligé d’exiger de chacun des siens, qu’il soit d’ailleurs privatim juif, chrétien ou tout ce qui lui plaît. Elle joue dans l’État le même rôle que la piété dans la famille. Pour que la famille soit acceptée et maintenue telle qu’elle est par chacun de ceux qui en font partie, il faut que chacun d’eux tienne le lien du sang pour sacré, et qu’il prouve, envers ce lien de la piété, un respect qui sanctifie chacun de ses parents. »
« On est bien près d’admettre que Homme et Moi sont synonymes ! Et nous voyons pourtant Feuerbach, par exemple, déclarer que le terme « Homme » ne doit s’appliquer qu’au Moi absolu, à l’espèce, et non au moi individuel, éphémère et caduc. Égoïsme et humanisme devraient signifier la même chose ; cependant, d’après Feuerbach, si l’individu « peut franchir les limites de son individualité, il ne peut néanmoins s’élever au-dessus des lois et des caractères essentiels de l’espèce à laquelle il appartient ». Seulement l’espèce n’est rien, et l’individu qui franchit les bornes de son individualité n’en est justement que plus lui-même, plus individuel. Il n’est lui, il n’est individu que pour autant qu’il s’élève, qu’il franchisse, qu’il ne reste pas ce qu’il est ; sinon il est fini, mort. L’Homme n’est qu’un idéal, et l’espèce n’est qu’une pensée. Être un homme ne signifie pas représenter l’idéal de l’Homme, mais être soi, l’individu. Qu’ai-je à faire de réaliser l’humain en général ? Ma tâche est de me contenter, de me suffire à moi-même. C’est Moi qui suis mon espèce ; je suis sans règle, sans loi, sans modèle, etc. Il se peut que je ne puisse faire de moi que fort peu de chose, mais ce peu est tout, ce peu vaut mieux que ce que pourrait faire de moi une force étrangère, le dressage de la Morale, de la Religion, de la Loi, de l’État, etc. Mieux vaut — s’il peut toutefois être question ici de mieux et de pire — mieux vaut, dis-je, un enfant indiscipliné qu’un enfant « modèle », mieux vaut l’homme qui se refuse à tout et à tous que celui qui consent toujours ; le récalcitrant, le rebelle peuvent encore se façonner à leur gré, tandis que le bien stylé, le bénévole, jetés dans le moule général de l’ « espèce », sont par elle déterminés : elle leur est une loi. Je dis déterminés, c’est-à-dire destinés, car qu’est-ce que l’espèce pour eux, sinon la destinée — et leur « destination » ou leur « vocation » ?
Que je me propose pour idéal l’humanité, l’espèce, et que je tende vers ce but, ou que je fasse le même effort vers Dieu et le Christ, je n’y vois aucune différence essentielle ; ma vocation est tout au plus, dans le premier cas, plus indéterminée, plus vague et plus flottante.
De même que l’individu est toute la nature, il est toute l’espèce. »
« Je me suis désagréable ou antipathique, je me répugne, je me dégoûte et me fais horreur, ou bien ne suis jamais assez et ne fais jamais assez pour moi. De tels sentiments naît soit l’autonégation, soit l’autocritique. La religiosité commence avec l’abnégation et finit par la critique radicale. »
« L’Égoïste qui s’insurge contre les devoirs, les aspirations et les idées qui ont cours commet impitoyablement la suprême profanation : rien ne lui est sacré !
Il serait absurde de soutenir qu’il n’est point de puissances supérieures à la mienne. Mais la position que je prendrai à leur égard sera toute différente de ce qu’elle eût été dans les âges religieux : je serai l’ennemi de toute puissance supérieure, tandis que la religion nous enseigne à nous en faire une amie et à être humbles envers elle. »
« Mais en quels termes déclarer que Je suis mon Justificateur, mon Médiateur et mon Propriétaire ? Je dirai :
Ma puissance est ma propriété.
Ma puissance me donne la propriété.
Je suis moi-même ma puissance, et je suis par elle ma propriété. »
« Que j’aie le droit pour moi ou contre moi, nul autre que moi-même n’en peut être juge. Tout ce que les autres peuvent faire, c’est juger si mon droit est ou n’est pas d’accord avec le leur, et apprécier si, pour eux aussi, il est un droit. »
« Envisageons encore la question à un autre point de vue. Je dois dans un sultanat respecter le droit du Sultan, en république le droit du peuple, dans la communauté catholique le droit canon, etc. Je dois me soumettre à ces droits, les tenir pour sacrés. Ce « sens du droit », cet « esprit de justice », est si solidement enraciné dans la tête des gens que les plus radicaux des révolutionnaires actuels ne se proposent rien de plus que de nous asservir à un nouveau « Droit » tout aussi sacré que l’ancien : au droit de la Société, au droit de l’Humanité, au droit de tous, etc. Le droit de « tous » doit avoir le pas sur mon droit. Ce droit de « tous » devrait être aussi mon droit, puisque je fais partie de « tous » ; mais remarquez que ce n’est point parce qu’il est le droit des autres, et même de tous les autres, que je me sens poussé à travailler à sa conservation. Je ne le défendrai pas parce qu’il est un droit de tous, mais uniquement parce qu’il est mon droit ; que chacun veille à se le conserver de même ! Le droit de tous (celui de manger, par exemple) est le droit de chaque individu. Si chacun veille à se le garder intact, tous l’exerceront d’eux-mêmes ; que l’individu ne s’inquiète donc pas de tous et défende son droit sans se faire le zélateur d’un droit de tous ! »
« Lorsqu’on parle de droit, il est une question qu’on se pose toujours : « Qui, ou quelle chose, me donne le droit de faire ceci ou cela ? » Réponse : « Dieu, l’Amour, la Raison, l’Humanité, etc. ! » Eh ! non, mon ami : ce qui te le donne, ce droit, c’est ta force, ta puissance, et rien d’autre (ta raison, par exemple, peut te le donner).
Le Communisme, qui admet que les hommes « ont naturellement des droits égaux », se contredit en soutenant que les hommes ne tiennent, de la nature aucun droit : en effet, il n’admet pas, par exemple, que la nature donne aux parents des droits sur leurs enfants et à ces derniers des droits sur leurs parents : il supprime la famille. La nature ne donne absolument aucun droit aux parents, aux frères et aux sœurs, etc. »
« Vous voulez que le droit soit pour vous et contre les autres ; mais ce n’est pas possible : vis-à-vis d’eux, vous restez éternellement « dans votre tort », car ils ne seraient pas vos adversaires s’ils n’avaient pas eux aussi le droit de leur côté ; toujours ils vous donneront tort. Mais, me direz-vous, mon droit est plus élevé, plus grand, plus puissant que celui des autres. Pas du tout : votre droit n’est pas plus fort que le leur tant que vous-mêmes n’êtes pas plus fort qu’eux. Les sujets chinois ont-ils droit à la liberté ? Faites-leur-en donc cadeau, et vous jugerez de votre erreur : ils n’ont aucun droit à la liberté parce qu’ils sont incapables d’en user — ou, plus clairement : c’est justement parce qu’ils n’ont pas la liberté qu’ils n’y ont aucun droit. Les enfants n’ont aucun droit à la « majorité » parce que étant des enfants, ils ne sont pas majeurs. Les peuples qui se laissent maintenir en tutelle n’ont pas droit à l’émancipation : ce n’est qu’en cessant d’être en tutelle qu’ils acquerront le droit d’être émancipés.
Tout cela revient simplement à ceci : Ce que tu as la force d’être, tu as aussi le droit de l’être. C’est de moi seul que dérive tout droit et toute justice ; j’ai le droit de tout faire dès que j’en ai la force. »
« On dit de Dieu : « Les noms ne le nomment pas. » Cela est également juste de Moi : aucun concept ne m’exprime, rien de ce qu’on donne comme mon essence ne m’épuise, ce ne sont que des noms. On dit encore de Dieu qu’il est parfait et n’a nulle vocation de tendre vers une perfection. Et Moi ?
Je suis le propriétaire de ma puissance, et je le suis quand je me sais Unique. Dans l’Unique, le possesseur retourne au Rien créateur dont il est sorti. Tout Être supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l’Homme, faiblit devant le sentiment de mon unicité et pâlit au soleil de cette conscience.
Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire :
Je n’ai basé ma cause sur Rien. »
-Max Stirner, L’Unique et sa propriété.