"Le leit-motiv de l'Éthique: tout est intelligible, de part en part et sans aucun résidu." (p.9-10)
"Rien, dit Spinoza, ne s'anéantit jamais soi-même. Car, de la définition d'une chose, nous ne pouvons déduire que des conséquences qui s'accordent avec cette définition ; tant que nous considérons la chose isolément, nous ne trouvons rien qui soit en contradiction avec son essence. Et puisque la chose, hors de nous, est exactement conforme à sa propre définition, nous sommes certains, a priori, qu'elle ne recèle aucune contradiction interne susceptible de la détruire ; si, malgré tout, elle disparaît, cela ne peut venir que d'une cause extérieure." (p.10)
"Concevoir intellectuellement une réalité quelconque, c'est en former une définition génétique: l'esprit ne comprenant vraiment [que] ce qu'il construit, la vraie définition d'une chose doit en expliciter le processus de constitution, ou, si l'on veut, la "cause prochaine" ; en procédant ainsi, nous connaîtrons la chose de l'intérieur, comme si nous l'avions faite nous-mêmes, dans son "essence intime" et non plus seulement dans tel ou tel de ses aspects superficiels ; et, de là, nous pourrons déduire toutes celles d'entre ses propriétés qui découlent de sa seule nature. [...] Comprendre une chose, c'est savoir comment la produire." (p.11-12)
"La source de toute valeur, pour Spinoza comme pour n'importe lequel de ses contemporains, c'est Dieu. La cause unique de toutes choses, par définition, a tous les droits. Mais Dieu, selon Spinoza, se confond avec l'auto-productivité interne de chaque réalité individuelle, avec l'aspect naturant du Tout et des totalités partielles qui le composent. Tout ce que fait un individu est donc ipso facto validé. Et cela, non pas simplement parce qu'il n'y a pas de normes transcendantes (ce qui ne nous donnerait qu'un nihilisme moral), mais parce que, positivement, la norme est immanente. Chaque être a autant de droit qu'il a de puissance pour persévérer dans son être, car cette puissance mesure très exactement son degré de participation au divin. Droit absolu pour l'Individu infini, droit relatif et limité pour les individus finis ; non seulement pour l'homme, mais pour tous les êtres naturels sans exception: les gros poissons mangent les petits, et c'est normal. Deus quatenus: le panthéisme justifie l'individualisme éthique." (p.23)
"Plus un individu est apte à être modifié de plusieurs façons à la fois, plus il est apte à faire ce qui se déduit des seules lois de sa nature ; variabilité et indépendance vont de pair." (p.50-51)
"Toutes choses n'ont pas la même force pour persévérer dans leur être. Les individus se hiérarchisent selon leur puissance d'agir ; ou, ce qui revient au même, selon leur degré de perfection: ces deux notions s'équivalent, puisque perfection est synonyme de réalité, et réalité d'activité." (p.57)
"[L'état de nature] est l'état des hommes réels tels qu'ils agiraient s'ils étaient livrés à la spontanéité anarchique de leurs désirs, si aucun conditionnement politique ne venait orienter le cours de leurs passions. Un tel état, du fait même que l'on ne saurait longtemps y vivre, ne correspond à aucune expérience. Mais ce n'est pas une simple fiction: c'est une société infra-politique, qui, sans avoir une existence séparée, n'en constitue pas moins la matière première de la société politique qui en est la continuation directe. C'est donc une abstraction à la fois dépassée et conservée dans la réalité concrète." (p.81)
"Les morales de ce type [thomistes] sont les plus courantes, car elles reposent, en définitive, sur une illusion spontanée, universellement répandue, qu'elles ne font que rationaliser: l'illusion de l'objectivité des valeurs ; celle qui nous fait croire, d'une part, que l'homme tend par nature vers quelque chose d'autre que son moi individuel, et, d'autre part, que certains objets et certains être sont destinés par nature à combler cette aspiration. C'est cette illusion que Spinoza critique avec le plus de vigueur [...] car en elle se révèle l'origine même de tous nos malheurs.
Un degré moyen d'aliénation est représenté par les anthropologies et les morales d'inspiration hédoniste, qui, longtemps éclipsées au Moyen-Age où elles servaient surtout de repoussoir, connaissent maintenant une vie nouvelle avec, en particulier, le néo-épicurisme de Gassendi. Celles-ci, évidemment, privilégient la joie, ou le plaisir, de l'attrait duquel elles s'efforcent de faire dériver toutes les aspirations humaines. Le modèle de cette réduction est fourni par l'exposé classique du De Finibus [de Cicéron] indéfiniment paraphrasé par tous les Epicuriens du monde.
Spinoza ne critique jamais explicitement cette position. Par rapport à la précédente, elle constitue certainement, à ses yeux, un progrès dans le sens de la lucidité. Elle a une utilité négative et polémique, dans la mesure où elle contribue à dénoncer la pseudo-objectivité des valeurs: les soi-disant biens objectifs ne sont rien d'autre que des instruments de plaisir, l'amour n'est rien d'autre que la joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure ; toute dénonciation de ce genre peut être considérée comme une propédeutique à la désaliénation véritable.
Sans nul doute, cependant, l'hédonisme demeure une aliénation. Car le plaisir, ce n'est pas moi ; même si ce n'est pas autre chose que moi, même si c'est un événement qui m'arrive, cet événement ne se confond pas avec mon individualité. L'attachement au plaisir, dès lors, s'il est moins nocif que l'attachement à un objet externe [...] n'en constitue pas moins un commencement de perversion. Et, du reste, l'hédonisme n'est jamais qu'une position instable: du plaisir, nous sommes presque infailliblement renvoyés, soit à l'objet qui nous le procure, ce qui nous ramène à l'extraversion finaliste, soit au dynamisme interne qu'il manifeste, ce qui nous amène à la découverte du moi.
Le degré le plus haut de lucidité, en effet, est représenté par les anthropologies et les morales du type "égoïsme universel" ; c'est-à-dire, avant tout, par Hobbes. Celui-ci incarne, sous sa forme la plus parfaite, ce que l'on a appelé "l'individualisme possessif". Le mobile fondamental de l'homme, chez lui, n'est plus la recherche du plaisir, mais l'affirmation et l'expansion du moi individuel: amour-propre, qui, avec le calcul de l'avenir, devient volonté de puissance. La priorité, ici, revient donc au désir: désir orienté, non pas vers la réalisation d'une valeur transcendante, non pas même vers l'obtention de la joie considérée comme une fin en soi, mais vers le maintien de l'individu dans l'existence et l'accroissement de son pouvoir sur le monde ; désir qui, Hobbes le dit expressément, est un conatus (endeavour) d'autoconservation. Tout, hors de nous et en nous, n'est que moyen pour cet égoïsme calculateur. Et l'amour, et le plaisir lui-même, n'en sont que des aspects ou des modalités secondaires.
Spinoza se range dans le même camp, prenant ainsi parti dans la grande querelle de l'amour-propre qui anime tout le XVIIe siècle. Mais, ses prémisses métaphysiques et ses exigences éthiques étant autres, son point de vue ne coïncide pas purement et simplement avec celui de Hobbes. Sa théorie du désir approfondit et dépasse à la fois, à ses yeux du moins, celle du philosophe anglais.
La théorie hobbienne des passions fondamentales, en effet, repose tout entière sur la distinction entre mouvement vital et mouvement animal. Le mouvement vital, défini par la circulation du sang et tous les processus qui s'y rattachent (vie végétative), est un mouvement en cycle fermé qui, se reproduisant lui-même en permanence, n'a pas d'autre fin que lui-même. Les mouvements animaux (vie de relation), au contraire, toujours dirigé vers l'extérieur, servent d'auxiliaires au mouvement vital ; ils sélectionnent les objets qui le favorisent et éliminent ceux qui l'entravent. Et ce que Hobbes appelle le conatus n'est rien d'autre que l'esquisse infinitésimale de l'un ou l'autre de ces mouvements animaux: désir s'il préfigure l'appropriation d'un objet biologiquement utile, aversion s'il préfigure la fuite devant un objet nuisible.
De là résultent deux conséquences. D'une part, les trois couples de passions fondamentales n'en font plus, en réalité, qu'un seul. En effet, si l'amour et la joie doivent se distinguer du désir, ce ne peut être que modalement, non réellement. L'amour n'est plus, comme dans la conception classique, une appréhension du Bien antérieure à tout désir ; le plaisir n'est plus un état de repos consécutif à la satisfaction du désir ; l'un est déjà mouvement, l'autre l'est encore. Ils ne peuvent donc se définir, dans le meilleur des cas, que comme le désir lui-même modifié d'une certaine façon. Mais si la modification en question intervient déjà dans la définition du désir, toute distinction, même modale, s'évanouit. Or c'est bien ce qui se produit ici. Puisque le désir est toujours intentionnel par nature, il devient psychologiquement identique à l'amour ; seule l'en sépare une différence purement extérieure: l'absence dans un cas, la présence dans l'autre, de l'objet vers lequel ils tendent. De même, puisque le désir est effort pour susciter ou conserver une excitation favorable, et l'aversion effort pour repousser une excitation défavorable, leur contenu épuise entièrement celui du plaisir et de la douleur, qui n'en sont plus que l'apparence subjective. Impossible, dès lors, de concevoir plaisir et amour comme des aliénations du désir ; celui-ci ne saurait jamais se méconnaître lui-même en s'investissant sur le monde. Toute passion apparaît comme un calcul conscient, sinon toujours organisé. L'illusion d'objectivité des valeurs est si bien dénoncée qu'elle en devient inexplicable.
D'autre part, l'instauration d'un rapport de type encore finaliste (car c'est bien de cela qu'il s'agit) entre désir et mouvement vital rend le stade du pur égoïsme biologique définitivement indépassable. Notre tendance à persévérer dans l'être, en effet, ne s'identifie pas à l'être dans lequel nous tendons à persévérer ; elle n'est que moyen à son service, mouvement destiné à sauvegarder un autre mouvement. Et cet être à sauvegarder, c'est tout simplement l'existence biologique brute, sans autre spécification. Tout comportement humain, dès lors, quelle que soit la complexité des médiations qu'il fait intervenir, se ramène, en définitive, à une simple dérivation de l'instinct de conservation ; jusque dans les nuances les plus subtiles du sentiment de l'honneur, jusque dans les aspects les plus abstraits de la spéculation intellectuelle, l'homme ne cherche jamais qu'une chose: vivre le plus longtemps possible. Et la crainte de la mort violente, grâce à laquelle nous nous constituons en société civile n'est, au fond, que la prise de conscience de ce projet fondamental. Aussi l'existence politique dans un Etat absolutiste, qui seule peut satisfaire cet immense besoin de sécurité, constitue-t-elle l'ultime salut.
Tel ne saurait être, bien entendu, le point de vue de Spinoza. Nul dualisme, chez lui, entre la tendance et une fin arbitrairement restreinte qui la commanderait de l'extérieur. Sans doute le désir peut-il être assimilé à l'instinct de conservation, mais celui-ci est beaucoup plus riche qu'il ne le semble au premier abord. Ce qui est à conserver, ici, ce n'est pas le mouvement vital abstraitement séparé de l'ensemble où il s'intègre: c'est, dans sa totalité, le système de mouvements et de repos dont la formule définit notre individualité. Nous voulons vivre, certes, et, en un sens, seulement vivre, mais la vie ne se réduit pas à la simple circulation du sang ni aux autres fonctions biologiques élémentaires. Vivre, c'est vivre selon mon essence individuelle ; car, lorsque je perds celle-ci, je meurs, même si mon sang circule toujours. [...]
Ainsi se trouve garantie la possibilité d'un dépassement ultérieur du pur égoïsme biologique, par simple approfondissement de celui-ci: possibilité qui se réalisera lorsque le désir parviendra à la connaissance adéquate de soi. L'instinct de conservation, sous sa forme ordinaire, est un égoïsme encore inconscient de son propre contenu ; la détermination de ce contenu ne nous sera donnée qu'au niveau de la connaissance du troisième genre, qui seule nous dévoilera notre essence singulière." (p.85-89)
"Le plaisir est rarement hilaritas, augmentation de la puissance d'agir uniformément répartie sur tout le corps ; la plupart du temps, il n'est que titillatio, excitation purement locale: il ne compense qu'en quelques points limités les déformations de la structure, au détriment, bien souvent, des autres parties du corps. Déséquilibré, il peut donc être excessif: les parties lésées se vengent, et l'atténuation d'une distorsion en un point du corps aboutit bientôt à des distorsions pires encore dans tout le reste de l'organisme: l'avenir est sacrifié au présent." (p.98)
"Nous avons parfois quelques lumières sur l'enchaînement causal qui a provoqué notre désir: Spinoza ne nous croit pas assez stupides pour fétichiser le confort domestique au point d'ignorer totalement que l'amour que nous lui vouons s'explique par la conjonction de nos besoins organiques et d'un conditionnement culturel antérieur ; c'est même pour cela qu'il a choisi l'exemple de l'habitation, qui lui permet de démonter sans mal, sur un cas simple, le mécanisme d'une illusion qui n'est pas partout aussi facilement décelable. Mais, même dans ce cas très simple, nous ne songeons pas, spontanément, à remonter la chaîne des causes. Dans d'autres cas, elle nous échappe tout à fait. Et de toute façon, si loin que nous parvenions à le remonter, un moment arrive toujours où, pour nous sinon en soi, elle s'arrête: nous tombons, finalement, sur un désir dont nous ignorons les conditions.
Nous avons alors l'impression d'avoir découvert une cause première. Et celle-ci, à l'analyse, se dédouble. Il y a, d'une part, l'agent, qui, s'apparaissant à lui-même comme inconditionnée, s'estime libre. Il y a, d'autre part (car il faut bien, malgré tout, assigner un motif à notre choix), la cause finale, c'est-à-dire l'objet désiré lui-même, qui, comme s'il préexistait de façon mystérieuse à sa propre réalisation, semble incliner la volonté libre de l'agent par une sorte d'attrait qu'il exercerait sur elle. Cette croyance, en elle-même, n'implique encore aucun théorie philosophique particulière sur la nature du libre arbitre ; les métaphysiciens pourront ensuite discuter sur la part exact qui revient à l'un et à l'autre des deux termes, les uns insistant sur l'indétermination de la volonté, les autres sur la détermination par le Bien ; mais ce que Spinoza nous décrit ici, c'est l'infrastructure commune à toutes ces doctrines, la racine vécue de la problématique où elles s'enferment: toutes, ou presque toutes, reposent sur l'hypothèse d'un sujet à la fois libre et sensibilisé à l'appel des valeurs. Pourquoi cet attrait du Bien ? La question se pose, et l'on verra plus loin comment nous la résolvons de façon parfaitement aberrante.
Ainsi s'inverse, pour nous, la suite véritable des événements. Selon l'ordre réel, des causes inconnues ont déterminé l'agent à désirer accomplir certains actes qui, finalement, ont abouti à un certain résultat ; mais, à nos yeux, c'est le résultat qui, transmué en fin, a inspiré à l'agent le désir d'utiliser ces mêmes moyens: la conséquence se présente ainsi comme la cause de ses propres prémisses, l'instrument comme l'effet de son propre effet. L'habitation m'apparaît comme la cause finale de ma maison, alors qu'en fait c'est moi-en-tant-que-désireux-d'habiter qui en suis la cause efficiente. La différence, à vrai dire, peut sembler insignifiante, car il est bien certain que je construis une maison en vue de l'habiter: la cause efficiente, ici, est un agent conscient qui imagine à l'avance le résultat de son entreprise ; si je baptise "fin" l'image anticipée de ce résultat, le mal ne parait pas bien grand, et, si je ne le fais pas, je n'en serai pas plus avancé pour autant dans la connaissance du déterminisme qui me régit. Et pourtant, il ne s'agit pas seulement d'une question de mots. Il ne revient pas au même d'intégrer la fin à la cause efficiente ou de l'en séparer pour la faire agir sur elle de l'extérieur: dans le premier cas, nous reconnaissons le principe de notre appartenance à la nécessité universelle, même si celle-ci demeure pour nous lacunaire ; dans le second, nous brisons la chaîne et, comblant illusoirement la lacune, nous mettons les choses à l'envers. C'est ce qui apparaît nettement lorsque, de la considération de nos œuvres, nous passons à celle des phénomènes naturels.
Car c'est désormais à cette pseudo-explication finaliste, qui est la seule dont nous disposions, et à laquelle presque rien dans notre esprit ne s'oppose, que nous allons désormais recourir, même là où il n'y a plus d'agent conscient. A propos de n'importe quel événement, la question "pourquoi ?" se transformera insidieusement en la question "en vue de quoi" ? Et lorsque nous croirons y avoir répondu, nous serons satisfaits, car rien ne nous incitera à chercher au-delà. Cette projection de notre subjectivité dans les choses ne requiert aucune opération mentale particulière, ni induction ni raisonnement par analogie: simplement, nous avons une idée et nous n'en avons pas d'autre (pas d'autre, du moins, qui soit assez forte pour la concurrencer) ; elle s'impose donc, sinon comme certaine, du moins comme indubitable. Ainsi seront interprétés, le comportement d'autrui d'abord, le monde physique ensuite.
Or, dès que nous posons à la Nature la question de sa cause finale, la réponse semble s'imposer avec évidence. Car, lorsque nous agissons pour réaliser nos buts, nous sommes fort loin d'organiser nous-mêmes tous les matériaux qui y concurrent: certains nous sont donnés tout faits par la Nature ; ceux mêmes que nous fabriquons, nous les fabriquons toujours à partir de matériaux naturelles préexistants ; et ces derniers, à leur tour, présupposent des conditions physiques qui, elles non plus, ne sont pas notre œuvre, et qui pourtant nous sont indirectement utiles. De la causalité naturelle à la causalité instrumentale, celle-ci prenant appui sur celle-là, l'enchaînement est continu. Si, par conséquent, nous inversons l'ordre des choses, tout nous suggère, et rien ne nous empêche de poursuivre cette inversion jusqu'au bout. Et la Nature nous apparaît alors comme un immense système de moyens mis au service de nos propres fins.
Trois sortes de moyens naturels sont distingués dans ce passage. Il y a d'abord, pour nous, nos propres organes corporels: les yeux pour voir, les dents pour mâcher. La finalité, ici, semble interne: une partie de nous-mêmes nous apparaît comme subordonnée à une autre ; notre propre structure devient la servante des désirs particuliers qui en découlent. Il y a ensuite, hors de nous, les réalités naturelles qui rendent possible l'existence ou la perception des choses que nous désirons: le soleil pour nous éclairer, la mer pour nourrir les poissons ; finalité externe, cette fois. Il y a enfin, entre les deux, hors de nous par nature et en nous par direction, ces choses mêmes que nous désirons directement: les herbes et les animaux pour nous alimenter. La finalité, dans ce dernier cas, semble à la fois externe et interne. Externe, puisque ces choses son faites pour l'homme. Interne, puisque la fin humaine qu'elles sont destinées à satisfaire, c'est précisément elles-mêmes-en-tant-que-devant-être-consommées: organes et fonctions, tout, dans le corps d'un animal comestible, est moyen au service de ce qui, en lui, nous la rend agréable au goût. [...]
Du schéma finaliste de l'univers, par conséquent, deux termes nous sont immédiatement donnés: les fins, qui se confondent avec les nôtres ; les moyens, c'est-à-dire la Nature elle-même dans sa totalité. Reste à trouver le troisième terme: à savoir l'agent. Puisque ce n'est pas à nous, ce ne peut être que quelqu'un d'autre: quelqu'un d'analogue à nous, mais quelqu'un de beaucoup plus puissant. D'où la croyance en un ou plusieurs rectores naturea, doués de liberté humaine, et qui ont fait toutes choses pour l'homme. L'invention de ces dieux personnels n'implique, elle non plus, aucune opération mentale particulière et revient presque à une tautologie: dès lors que nous interrogeons le monde en termes anthropomorphiques, l'affirmation de leur existence est déjà implicitement contenu dans la question elle-même. [...]
Une nouvelle question se pose alors: dans quel but les rectores Naturae nous témoignent-ils tant de bienveillance ? S'ils ont tout fait pour l'homme, pourquoi ont-ils fait l'homme ?" (p.104-108)
"Ainsi se constitue, par delà le monde, un arrière-monde, auquel nous pourrons accorder selon les moments une attention plus ou moins grande, mais qui ne cessera plus, désormais, de hanter notre imagination. Et cet arrière-monde, une fois constitué, va réagir sur notre monde lui-même pour en consolider l'organisation aberrante." (p.109)
"Puisque les réalités naturelles sont loin de nous plaire toutes au même degré, nous imaginons qu'elles se classent, en soi et hors de nous, selon le degré de valeur qu'elle comportement objectivement: la hiérarchie de nos titillation devient hiérarchie ontologique.
Telle est l'origine des notions de Bien et de Mal. Nous appelons Bien, au départ, ce qui contribue à la santé (le culte de Dieu viendra plus tard), c'est-à-dire, en un sens très général, tout ce qui affecte notre corps d'une variation favorable ; et le contraire, nous l'appelons mal. [...] L'erreur consiste à croire que, par ce terme, nous désignons une qualité intrinsèque de la chose, qui lui appartiendrait essentiellement et devrait être reconnue comme telle par tous les hommes, et non pas son rapport momentané à notre seul organisme individuel." (p.110)
"Au niveau des biens primaires, déjà, ce qui était bon pour les uns était mauvais pour les autres ; mais la diversification des valeurs ne dépassait pas encore les limites définies par la nature commune des corps humains. [Au-delà], elle ne connaît plus aucune borne. L'homme apparaît comme immensément malléable, conditionnable presque à volonté." (p.119)
"La volonté de puissance comme le désir de gloire dont elle procède, peut revêtir des modalités très diverses selon les occasions qui lui sont données de se déployer. Dans une société bien agencée, les désirs individuels ne divergent pas de façon trop radicale ; rien n'empêche alors leur dénominateur commun de se dégager pacifiquement au cours d'un débat démocratique ; si ce procédé est institutionnalisé, tous seront satisfaits pour l'essentiel: nul ne l'emportera entièrement, mais chacun, dans une certaine mesure au moins, aura exercé sur le groupe une influence non négligeable, et seules subsisteront de petites contestations marginales qui, si elles amènent les participants à lutter pour faire prévaloir davantage encore leurs aspirations respectives, ne seront pas assez graves pour transformer les discussions en séditions." (p.169)
-Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Les Éditions de Minuit, Coll. "Le sens commun", 1988 (1969 pour la première édition), 645 pages.
"Rien, dit Spinoza, ne s'anéantit jamais soi-même. Car, de la définition d'une chose, nous ne pouvons déduire que des conséquences qui s'accordent avec cette définition ; tant que nous considérons la chose isolément, nous ne trouvons rien qui soit en contradiction avec son essence. Et puisque la chose, hors de nous, est exactement conforme à sa propre définition, nous sommes certains, a priori, qu'elle ne recèle aucune contradiction interne susceptible de la détruire ; si, malgré tout, elle disparaît, cela ne peut venir que d'une cause extérieure." (p.10)
"Concevoir intellectuellement une réalité quelconque, c'est en former une définition génétique: l'esprit ne comprenant vraiment [que] ce qu'il construit, la vraie définition d'une chose doit en expliciter le processus de constitution, ou, si l'on veut, la "cause prochaine" ; en procédant ainsi, nous connaîtrons la chose de l'intérieur, comme si nous l'avions faite nous-mêmes, dans son "essence intime" et non plus seulement dans tel ou tel de ses aspects superficiels ; et, de là, nous pourrons déduire toutes celles d'entre ses propriétés qui découlent de sa seule nature. [...] Comprendre une chose, c'est savoir comment la produire." (p.11-12)
"La source de toute valeur, pour Spinoza comme pour n'importe lequel de ses contemporains, c'est Dieu. La cause unique de toutes choses, par définition, a tous les droits. Mais Dieu, selon Spinoza, se confond avec l'auto-productivité interne de chaque réalité individuelle, avec l'aspect naturant du Tout et des totalités partielles qui le composent. Tout ce que fait un individu est donc ipso facto validé. Et cela, non pas simplement parce qu'il n'y a pas de normes transcendantes (ce qui ne nous donnerait qu'un nihilisme moral), mais parce que, positivement, la norme est immanente. Chaque être a autant de droit qu'il a de puissance pour persévérer dans son être, car cette puissance mesure très exactement son degré de participation au divin. Droit absolu pour l'Individu infini, droit relatif et limité pour les individus finis ; non seulement pour l'homme, mais pour tous les êtres naturels sans exception: les gros poissons mangent les petits, et c'est normal. Deus quatenus: le panthéisme justifie l'individualisme éthique." (p.23)
"Plus un individu est apte à être modifié de plusieurs façons à la fois, plus il est apte à faire ce qui se déduit des seules lois de sa nature ; variabilité et indépendance vont de pair." (p.50-51)
"Toutes choses n'ont pas la même force pour persévérer dans leur être. Les individus se hiérarchisent selon leur puissance d'agir ; ou, ce qui revient au même, selon leur degré de perfection: ces deux notions s'équivalent, puisque perfection est synonyme de réalité, et réalité d'activité." (p.57)
"[L'état de nature] est l'état des hommes réels tels qu'ils agiraient s'ils étaient livrés à la spontanéité anarchique de leurs désirs, si aucun conditionnement politique ne venait orienter le cours de leurs passions. Un tel état, du fait même que l'on ne saurait longtemps y vivre, ne correspond à aucune expérience. Mais ce n'est pas une simple fiction: c'est une société infra-politique, qui, sans avoir une existence séparée, n'en constitue pas moins la matière première de la société politique qui en est la continuation directe. C'est donc une abstraction à la fois dépassée et conservée dans la réalité concrète." (p.81)
"Les morales de ce type [thomistes] sont les plus courantes, car elles reposent, en définitive, sur une illusion spontanée, universellement répandue, qu'elles ne font que rationaliser: l'illusion de l'objectivité des valeurs ; celle qui nous fait croire, d'une part, que l'homme tend par nature vers quelque chose d'autre que son moi individuel, et, d'autre part, que certains objets et certains être sont destinés par nature à combler cette aspiration. C'est cette illusion que Spinoza critique avec le plus de vigueur [...] car en elle se révèle l'origine même de tous nos malheurs.
Un degré moyen d'aliénation est représenté par les anthropologies et les morales d'inspiration hédoniste, qui, longtemps éclipsées au Moyen-Age où elles servaient surtout de repoussoir, connaissent maintenant une vie nouvelle avec, en particulier, le néo-épicurisme de Gassendi. Celles-ci, évidemment, privilégient la joie, ou le plaisir, de l'attrait duquel elles s'efforcent de faire dériver toutes les aspirations humaines. Le modèle de cette réduction est fourni par l'exposé classique du De Finibus [de Cicéron] indéfiniment paraphrasé par tous les Epicuriens du monde.
Spinoza ne critique jamais explicitement cette position. Par rapport à la précédente, elle constitue certainement, à ses yeux, un progrès dans le sens de la lucidité. Elle a une utilité négative et polémique, dans la mesure où elle contribue à dénoncer la pseudo-objectivité des valeurs: les soi-disant biens objectifs ne sont rien d'autre que des instruments de plaisir, l'amour n'est rien d'autre que la joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure ; toute dénonciation de ce genre peut être considérée comme une propédeutique à la désaliénation véritable.
Sans nul doute, cependant, l'hédonisme demeure une aliénation. Car le plaisir, ce n'est pas moi ; même si ce n'est pas autre chose que moi, même si c'est un événement qui m'arrive, cet événement ne se confond pas avec mon individualité. L'attachement au plaisir, dès lors, s'il est moins nocif que l'attachement à un objet externe [...] n'en constitue pas moins un commencement de perversion. Et, du reste, l'hédonisme n'est jamais qu'une position instable: du plaisir, nous sommes presque infailliblement renvoyés, soit à l'objet qui nous le procure, ce qui nous ramène à l'extraversion finaliste, soit au dynamisme interne qu'il manifeste, ce qui nous amène à la découverte du moi.
Le degré le plus haut de lucidité, en effet, est représenté par les anthropologies et les morales du type "égoïsme universel" ; c'est-à-dire, avant tout, par Hobbes. Celui-ci incarne, sous sa forme la plus parfaite, ce que l'on a appelé "l'individualisme possessif". Le mobile fondamental de l'homme, chez lui, n'est plus la recherche du plaisir, mais l'affirmation et l'expansion du moi individuel: amour-propre, qui, avec le calcul de l'avenir, devient volonté de puissance. La priorité, ici, revient donc au désir: désir orienté, non pas vers la réalisation d'une valeur transcendante, non pas même vers l'obtention de la joie considérée comme une fin en soi, mais vers le maintien de l'individu dans l'existence et l'accroissement de son pouvoir sur le monde ; désir qui, Hobbes le dit expressément, est un conatus (endeavour) d'autoconservation. Tout, hors de nous et en nous, n'est que moyen pour cet égoïsme calculateur. Et l'amour, et le plaisir lui-même, n'en sont que des aspects ou des modalités secondaires.
Spinoza se range dans le même camp, prenant ainsi parti dans la grande querelle de l'amour-propre qui anime tout le XVIIe siècle. Mais, ses prémisses métaphysiques et ses exigences éthiques étant autres, son point de vue ne coïncide pas purement et simplement avec celui de Hobbes. Sa théorie du désir approfondit et dépasse à la fois, à ses yeux du moins, celle du philosophe anglais.
La théorie hobbienne des passions fondamentales, en effet, repose tout entière sur la distinction entre mouvement vital et mouvement animal. Le mouvement vital, défini par la circulation du sang et tous les processus qui s'y rattachent (vie végétative), est un mouvement en cycle fermé qui, se reproduisant lui-même en permanence, n'a pas d'autre fin que lui-même. Les mouvements animaux (vie de relation), au contraire, toujours dirigé vers l'extérieur, servent d'auxiliaires au mouvement vital ; ils sélectionnent les objets qui le favorisent et éliminent ceux qui l'entravent. Et ce que Hobbes appelle le conatus n'est rien d'autre que l'esquisse infinitésimale de l'un ou l'autre de ces mouvements animaux: désir s'il préfigure l'appropriation d'un objet biologiquement utile, aversion s'il préfigure la fuite devant un objet nuisible.
De là résultent deux conséquences. D'une part, les trois couples de passions fondamentales n'en font plus, en réalité, qu'un seul. En effet, si l'amour et la joie doivent se distinguer du désir, ce ne peut être que modalement, non réellement. L'amour n'est plus, comme dans la conception classique, une appréhension du Bien antérieure à tout désir ; le plaisir n'est plus un état de repos consécutif à la satisfaction du désir ; l'un est déjà mouvement, l'autre l'est encore. Ils ne peuvent donc se définir, dans le meilleur des cas, que comme le désir lui-même modifié d'une certaine façon. Mais si la modification en question intervient déjà dans la définition du désir, toute distinction, même modale, s'évanouit. Or c'est bien ce qui se produit ici. Puisque le désir est toujours intentionnel par nature, il devient psychologiquement identique à l'amour ; seule l'en sépare une différence purement extérieure: l'absence dans un cas, la présence dans l'autre, de l'objet vers lequel ils tendent. De même, puisque le désir est effort pour susciter ou conserver une excitation favorable, et l'aversion effort pour repousser une excitation défavorable, leur contenu épuise entièrement celui du plaisir et de la douleur, qui n'en sont plus que l'apparence subjective. Impossible, dès lors, de concevoir plaisir et amour comme des aliénations du désir ; celui-ci ne saurait jamais se méconnaître lui-même en s'investissant sur le monde. Toute passion apparaît comme un calcul conscient, sinon toujours organisé. L'illusion d'objectivité des valeurs est si bien dénoncée qu'elle en devient inexplicable.
D'autre part, l'instauration d'un rapport de type encore finaliste (car c'est bien de cela qu'il s'agit) entre désir et mouvement vital rend le stade du pur égoïsme biologique définitivement indépassable. Notre tendance à persévérer dans l'être, en effet, ne s'identifie pas à l'être dans lequel nous tendons à persévérer ; elle n'est que moyen à son service, mouvement destiné à sauvegarder un autre mouvement. Et cet être à sauvegarder, c'est tout simplement l'existence biologique brute, sans autre spécification. Tout comportement humain, dès lors, quelle que soit la complexité des médiations qu'il fait intervenir, se ramène, en définitive, à une simple dérivation de l'instinct de conservation ; jusque dans les nuances les plus subtiles du sentiment de l'honneur, jusque dans les aspects les plus abstraits de la spéculation intellectuelle, l'homme ne cherche jamais qu'une chose: vivre le plus longtemps possible. Et la crainte de la mort violente, grâce à laquelle nous nous constituons en société civile n'est, au fond, que la prise de conscience de ce projet fondamental. Aussi l'existence politique dans un Etat absolutiste, qui seule peut satisfaire cet immense besoin de sécurité, constitue-t-elle l'ultime salut.
Tel ne saurait être, bien entendu, le point de vue de Spinoza. Nul dualisme, chez lui, entre la tendance et une fin arbitrairement restreinte qui la commanderait de l'extérieur. Sans doute le désir peut-il être assimilé à l'instinct de conservation, mais celui-ci est beaucoup plus riche qu'il ne le semble au premier abord. Ce qui est à conserver, ici, ce n'est pas le mouvement vital abstraitement séparé de l'ensemble où il s'intègre: c'est, dans sa totalité, le système de mouvements et de repos dont la formule définit notre individualité. Nous voulons vivre, certes, et, en un sens, seulement vivre, mais la vie ne se réduit pas à la simple circulation du sang ni aux autres fonctions biologiques élémentaires. Vivre, c'est vivre selon mon essence individuelle ; car, lorsque je perds celle-ci, je meurs, même si mon sang circule toujours. [...]
Ainsi se trouve garantie la possibilité d'un dépassement ultérieur du pur égoïsme biologique, par simple approfondissement de celui-ci: possibilité qui se réalisera lorsque le désir parviendra à la connaissance adéquate de soi. L'instinct de conservation, sous sa forme ordinaire, est un égoïsme encore inconscient de son propre contenu ; la détermination de ce contenu ne nous sera donnée qu'au niveau de la connaissance du troisième genre, qui seule nous dévoilera notre essence singulière." (p.85-89)
"Le plaisir est rarement hilaritas, augmentation de la puissance d'agir uniformément répartie sur tout le corps ; la plupart du temps, il n'est que titillatio, excitation purement locale: il ne compense qu'en quelques points limités les déformations de la structure, au détriment, bien souvent, des autres parties du corps. Déséquilibré, il peut donc être excessif: les parties lésées se vengent, et l'atténuation d'une distorsion en un point du corps aboutit bientôt à des distorsions pires encore dans tout le reste de l'organisme: l'avenir est sacrifié au présent." (p.98)
"Nous avons parfois quelques lumières sur l'enchaînement causal qui a provoqué notre désir: Spinoza ne nous croit pas assez stupides pour fétichiser le confort domestique au point d'ignorer totalement que l'amour que nous lui vouons s'explique par la conjonction de nos besoins organiques et d'un conditionnement culturel antérieur ; c'est même pour cela qu'il a choisi l'exemple de l'habitation, qui lui permet de démonter sans mal, sur un cas simple, le mécanisme d'une illusion qui n'est pas partout aussi facilement décelable. Mais, même dans ce cas très simple, nous ne songeons pas, spontanément, à remonter la chaîne des causes. Dans d'autres cas, elle nous échappe tout à fait. Et de toute façon, si loin que nous parvenions à le remonter, un moment arrive toujours où, pour nous sinon en soi, elle s'arrête: nous tombons, finalement, sur un désir dont nous ignorons les conditions.
Nous avons alors l'impression d'avoir découvert une cause première. Et celle-ci, à l'analyse, se dédouble. Il y a, d'une part, l'agent, qui, s'apparaissant à lui-même comme inconditionnée, s'estime libre. Il y a, d'autre part (car il faut bien, malgré tout, assigner un motif à notre choix), la cause finale, c'est-à-dire l'objet désiré lui-même, qui, comme s'il préexistait de façon mystérieuse à sa propre réalisation, semble incliner la volonté libre de l'agent par une sorte d'attrait qu'il exercerait sur elle. Cette croyance, en elle-même, n'implique encore aucun théorie philosophique particulière sur la nature du libre arbitre ; les métaphysiciens pourront ensuite discuter sur la part exact qui revient à l'un et à l'autre des deux termes, les uns insistant sur l'indétermination de la volonté, les autres sur la détermination par le Bien ; mais ce que Spinoza nous décrit ici, c'est l'infrastructure commune à toutes ces doctrines, la racine vécue de la problématique où elles s'enferment: toutes, ou presque toutes, reposent sur l'hypothèse d'un sujet à la fois libre et sensibilisé à l'appel des valeurs. Pourquoi cet attrait du Bien ? La question se pose, et l'on verra plus loin comment nous la résolvons de façon parfaitement aberrante.
Ainsi s'inverse, pour nous, la suite véritable des événements. Selon l'ordre réel, des causes inconnues ont déterminé l'agent à désirer accomplir certains actes qui, finalement, ont abouti à un certain résultat ; mais, à nos yeux, c'est le résultat qui, transmué en fin, a inspiré à l'agent le désir d'utiliser ces mêmes moyens: la conséquence se présente ainsi comme la cause de ses propres prémisses, l'instrument comme l'effet de son propre effet. L'habitation m'apparaît comme la cause finale de ma maison, alors qu'en fait c'est moi-en-tant-que-désireux-d'habiter qui en suis la cause efficiente. La différence, à vrai dire, peut sembler insignifiante, car il est bien certain que je construis une maison en vue de l'habiter: la cause efficiente, ici, est un agent conscient qui imagine à l'avance le résultat de son entreprise ; si je baptise "fin" l'image anticipée de ce résultat, le mal ne parait pas bien grand, et, si je ne le fais pas, je n'en serai pas plus avancé pour autant dans la connaissance du déterminisme qui me régit. Et pourtant, il ne s'agit pas seulement d'une question de mots. Il ne revient pas au même d'intégrer la fin à la cause efficiente ou de l'en séparer pour la faire agir sur elle de l'extérieur: dans le premier cas, nous reconnaissons le principe de notre appartenance à la nécessité universelle, même si celle-ci demeure pour nous lacunaire ; dans le second, nous brisons la chaîne et, comblant illusoirement la lacune, nous mettons les choses à l'envers. C'est ce qui apparaît nettement lorsque, de la considération de nos œuvres, nous passons à celle des phénomènes naturels.
Car c'est désormais à cette pseudo-explication finaliste, qui est la seule dont nous disposions, et à laquelle presque rien dans notre esprit ne s'oppose, que nous allons désormais recourir, même là où il n'y a plus d'agent conscient. A propos de n'importe quel événement, la question "pourquoi ?" se transformera insidieusement en la question "en vue de quoi" ? Et lorsque nous croirons y avoir répondu, nous serons satisfaits, car rien ne nous incitera à chercher au-delà. Cette projection de notre subjectivité dans les choses ne requiert aucune opération mentale particulière, ni induction ni raisonnement par analogie: simplement, nous avons une idée et nous n'en avons pas d'autre (pas d'autre, du moins, qui soit assez forte pour la concurrencer) ; elle s'impose donc, sinon comme certaine, du moins comme indubitable. Ainsi seront interprétés, le comportement d'autrui d'abord, le monde physique ensuite.
Or, dès que nous posons à la Nature la question de sa cause finale, la réponse semble s'imposer avec évidence. Car, lorsque nous agissons pour réaliser nos buts, nous sommes fort loin d'organiser nous-mêmes tous les matériaux qui y concurrent: certains nous sont donnés tout faits par la Nature ; ceux mêmes que nous fabriquons, nous les fabriquons toujours à partir de matériaux naturelles préexistants ; et ces derniers, à leur tour, présupposent des conditions physiques qui, elles non plus, ne sont pas notre œuvre, et qui pourtant nous sont indirectement utiles. De la causalité naturelle à la causalité instrumentale, celle-ci prenant appui sur celle-là, l'enchaînement est continu. Si, par conséquent, nous inversons l'ordre des choses, tout nous suggère, et rien ne nous empêche de poursuivre cette inversion jusqu'au bout. Et la Nature nous apparaît alors comme un immense système de moyens mis au service de nos propres fins.
Trois sortes de moyens naturels sont distingués dans ce passage. Il y a d'abord, pour nous, nos propres organes corporels: les yeux pour voir, les dents pour mâcher. La finalité, ici, semble interne: une partie de nous-mêmes nous apparaît comme subordonnée à une autre ; notre propre structure devient la servante des désirs particuliers qui en découlent. Il y a ensuite, hors de nous, les réalités naturelles qui rendent possible l'existence ou la perception des choses que nous désirons: le soleil pour nous éclairer, la mer pour nourrir les poissons ; finalité externe, cette fois. Il y a enfin, entre les deux, hors de nous par nature et en nous par direction, ces choses mêmes que nous désirons directement: les herbes et les animaux pour nous alimenter. La finalité, dans ce dernier cas, semble à la fois externe et interne. Externe, puisque ces choses son faites pour l'homme. Interne, puisque la fin humaine qu'elles sont destinées à satisfaire, c'est précisément elles-mêmes-en-tant-que-devant-être-consommées: organes et fonctions, tout, dans le corps d'un animal comestible, est moyen au service de ce qui, en lui, nous la rend agréable au goût. [...]
Du schéma finaliste de l'univers, par conséquent, deux termes nous sont immédiatement donnés: les fins, qui se confondent avec les nôtres ; les moyens, c'est-à-dire la Nature elle-même dans sa totalité. Reste à trouver le troisième terme: à savoir l'agent. Puisque ce n'est pas à nous, ce ne peut être que quelqu'un d'autre: quelqu'un d'analogue à nous, mais quelqu'un de beaucoup plus puissant. D'où la croyance en un ou plusieurs rectores naturea, doués de liberté humaine, et qui ont fait toutes choses pour l'homme. L'invention de ces dieux personnels n'implique, elle non plus, aucune opération mentale particulière et revient presque à une tautologie: dès lors que nous interrogeons le monde en termes anthropomorphiques, l'affirmation de leur existence est déjà implicitement contenu dans la question elle-même. [...]
Une nouvelle question se pose alors: dans quel but les rectores Naturae nous témoignent-ils tant de bienveillance ? S'ils ont tout fait pour l'homme, pourquoi ont-ils fait l'homme ?" (p.104-108)
"Ainsi se constitue, par delà le monde, un arrière-monde, auquel nous pourrons accorder selon les moments une attention plus ou moins grande, mais qui ne cessera plus, désormais, de hanter notre imagination. Et cet arrière-monde, une fois constitué, va réagir sur notre monde lui-même pour en consolider l'organisation aberrante." (p.109)
"Puisque les réalités naturelles sont loin de nous plaire toutes au même degré, nous imaginons qu'elles se classent, en soi et hors de nous, selon le degré de valeur qu'elle comportement objectivement: la hiérarchie de nos titillation devient hiérarchie ontologique.
Telle est l'origine des notions de Bien et de Mal. Nous appelons Bien, au départ, ce qui contribue à la santé (le culte de Dieu viendra plus tard), c'est-à-dire, en un sens très général, tout ce qui affecte notre corps d'une variation favorable ; et le contraire, nous l'appelons mal. [...] L'erreur consiste à croire que, par ce terme, nous désignons une qualité intrinsèque de la chose, qui lui appartiendrait essentiellement et devrait être reconnue comme telle par tous les hommes, et non pas son rapport momentané à notre seul organisme individuel." (p.110)
"Au niveau des biens primaires, déjà, ce qui était bon pour les uns était mauvais pour les autres ; mais la diversification des valeurs ne dépassait pas encore les limites définies par la nature commune des corps humains. [Au-delà], elle ne connaît plus aucune borne. L'homme apparaît comme immensément malléable, conditionnable presque à volonté." (p.119)
"La volonté de puissance comme le désir de gloire dont elle procède, peut revêtir des modalités très diverses selon les occasions qui lui sont données de se déployer. Dans une société bien agencée, les désirs individuels ne divergent pas de façon trop radicale ; rien n'empêche alors leur dénominateur commun de se dégager pacifiquement au cours d'un débat démocratique ; si ce procédé est institutionnalisé, tous seront satisfaits pour l'essentiel: nul ne l'emportera entièrement, mais chacun, dans une certaine mesure au moins, aura exercé sur le groupe une influence non négligeable, et seules subsisteront de petites contestations marginales qui, si elles amènent les participants à lutter pour faire prévaloir davantage encore leurs aspirations respectives, ne seront pas assez graves pour transformer les discussions en séditions." (p.169)
-Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Les Éditions de Minuit, Coll. "Le sens commun", 1988 (1969 pour la première édition), 645 pages.