"On a parfois l’impression que Marx n’exalte autant la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 que pour mieux stigmatiser sa « misérable » contrefaçon allemande de 1848."
"1793 n’était pas du tout, à ses yeux, un paradigme pour la future révolution prolétarienne."
"Marx avait tort de nier toute valeur (pour le combat socialiste) à la tradition révolutionnaire de 1789-1794. Sa propre pensée en est un excellent exemple : l’idée même de révolution dans ses écrits (et ceux d’Engels), comme mouvement insurrectionnel des classes dominées qui renverse un Etat oppresseur et un ordre social injuste, a été dans une très large mesure inspirée par cette tradition… D’une façon plus générale, la grande Révolution française fait partie de la mémoire collective du peuple travailleur – en France, en Europe et dans le monde entier – et constitue une des sources vitales de la pensée socialiste, dans toutes ses variantes (communisme et anarchisme y compris). Contrairement à ce qu’avait écrit Marx dans Le Dix-Huit Brumaire, sans « poésie du passé », il n’y a pas de rêve d’avenir…"
"Napoléon a été le premier à décréter, le Dix-Huit Brumaire, que la révolution était finie. D’autres se sont livrés, au cours des siècles, à ce type d’exercices, repris aujourd’hui avec un bel aplomb par François Furet. Or, qui aurait de nos jours l’idée saugrenue de déclarer « terminée » la Révolution anglaise de 1648 ? Ou la Révolution américaine de 1778 ? Ou la Révolution de 1830 ? Si l’on s’acharne tellement sur celle de 1789-1794, c’est précisément parce qu’elle est loin d’être terminée – c’est à dire parce qu’elle continue à manifester ses effets dans le champ politique et dans la vie culturelle, dans l’imaginaire social et dans les luttes idéologiques (en France et ailleurs)."
"Au cours de la Révolution française sont apparus des mouvements sociaux dont les aspirations dépassaient les limites bourgeoises du processus initié en 1789. Les principales forces de ce mouvement – les bras-nus, les femmes républicaines, les Enragés, les Egaux et leurs porte-paroles (Jacques Roux, Leclerc, etc.) – ont été vaincues, écrasées, guillotinées. Leur mémoire – systématiquement refoulée de l’histoire officielle – fait partie de la tradition des opprimés dont parlait Walter Benjamin, la tradition des ancêtres martyrisés dont se nourrit le combat d’aujourd’hui. [...]
La Révolution française a fait germer les idées d’un « nouvel état du monde », les idées communistes (le « cercle social », Babeuf, Sylvain Maréchal, François Bossel, etc.) et féministes (Olympe de Gouges, Théroigne de Méricourt). L’explosion révolutionnaire a libéré des rêves, des images de désir et des exigences sociales radicales. Dans ce sens aussi elle est porteuse d’un avenir qui reste ouvert et inachevé.
[...] Les idéaux de la Révolution française – Liberté, Egalité, Fraternité, les Droits de l’Homme (notamment dans leur version de 1793), la souveraineté du Peuple – contiennent un « surplus utopique »(Ernest Bloch) qui déborde l’usage qu’en a fait la bourgeoisie. Leur réalisation effective exige l’abolition de l’ordre bourgeois."
-Michael Löwy, Marx et la Révolution française : la « poésie du passé », 2 octobre 2017 (paru en 1989 dans Permanence(s) de la Révolution, Paris, Éditions la Brèche): https://www.contretemps.eu/marx-revolution-francaise/
https://www.contretemps.eu/romantisme-revolutionnaire-mai-68/