https://www.academia.edu/4093908/Jean_Flori_Pr%C3%AAcher_la_croisade_XIe_XIIIe_si%C3%A8cle_Communication_et_propagande_Paris_2012_dans_Revue_d_Histoire_de_l_%C3%89glise_de_France_98_2012_p_418_419
"Pendant deux cents ans (fin XIe - fin XIIIe siècle), l'Occident chrétien a mobilisé une grande partie de ses forces armées pour libérer la Terre Sainte occupée par les musulmans depuis plus de quatre siècles, puis pour la défendre, en vain. C'est "l'ère des croisades"." (p.7)
"La croisade, dit-on souvent, est née en 1095. C'est vrai de la croisade effective qui, proclamée à Clermont, avait pout but la libération des Eglises orientales et en particulier celle de Jérusalem et de ses lieux saints. Mais la croisade n'est pas sortie tout armée du crâne du souverain pontife Urbain II." (p.9)
"Au début du IVe siècle, la conversion de l'empereur Constantin entraîna la formation d'un empire romain chrétien et initia ce que l'on doit appeler une révolution doctrinale. Pour l'Eglise -du moins pour ses dirigeants désormais associés au pouvoir politique en place-, il devint de plus en plus difficile de condamner toute participation des chrétiens à la défense armée d'un Empire romain maintenant favorable. Saint Augustin mit toute sa science et son éloquence au service de l'idée qui, par la suite, s'imposa dans la doctrine chrétienne: la guerre n'est pas toujours condamnable ; c'est parfois un mal nécessaire pour éviter un plus grand mal ; elle peut être juste si elle est prescrite par l'autorité légitime en place et menée sans haine ni intérêts personnels par des guerriers intègres, si elle a pour but la protection des populations ou des biens injustement menacés, ou pour le juste châtiment de ces violateurs de la justice et de la paix." (p.10)
"[Avec la chute de l'Empire romain] La doctrine de l'Église en Occident en fut à nouveau infléchie dans un sens encore plus favorable à l'action armée. Elle le fut d'abord sur le plan politique par l'alliance établie, au début du VIe siècle, entre la papauté et le chef franc Clovis, institué champion de l'Eglise romaine par sa conversion au catholicisme. Soutenu par le clergé des Gaules, Clovis parvint à s'imposer comme la principale force politico-militaire d'Occident par ses victoires sur les autres rois barbares, les Ostrogoths, Wisigoths, Burgondes et Alamans, pour la plupart chrétien mais de tendance arienne. Combattre pour assurer la victoire de la "vraie foi" (catholique) devenait une action louable. Elle le devint plus encore lorsque, en l'absence de protection efficace d'un pouvoir politique fort, les établissements ecclésiastiques (églises, monastères, prieurés, etc.), menacés dans leurs personnes et dans leurs biens, durent faire appel à des guerriers pour assurer leur protection contre ceux qui tentaient de les dépouiller. Ces établissements ecclésiastiques, par le jeu des donations et des aumônes, étaient maintenant riches en terres, en biens divers et en serfs [...]
Les prédateurs étaient nombreux. Ce pouvait être des seigneurs et chevaliers chrétiens du voisinage, pillards ou revendicateurs. Contre ceux-là, les églises tentaient de se défendre préventivement par les armes spirituelles traditionnelles, excommunications et interdits, renouvelés solennellement lors des assemblées de pairs qui se multiplièrent à partir du Xe siècle ; ou bien encore, plus directement, elles recrutaient des guerriers, soldats ou défenseurs d'églises, chargés de combattre pour elles sous la bannière de leurs saints patrons. La présence même de ces saints, que l'on disait apercevoir parfois en vision au milieu des guerriers, valorisait ces combattants des causes ecclésiastiques. Les rituels d'investiture de ces avoués, soldats ou défenseurs d'églises, témoignent par leurs formules de la progressive sacralisation de ces guerriers." (pp.11-12)
"Le mot chrétienté [...] ne désigne ni la foi prêchée par le Christ (croyance religieuse) ni le système institutionnel qui en est résulté, mais l'ensemble des territoires peuplés de gens qui, par-delà leurs diversités ethniques ou même leurs particularités religieuses, partagent majoritairement la religion et la culture chrétienne. De la même manière, islamité ne désigne ni la croyance musulmane (islam) ni l'islamisme, sa tendance radicale violente. L'adoption de ce terme dans cette acception éviterait contresens, amalgames et dérives qui favorisent les extrémistes." (note 6 p.441)
"Certes, les envahisseurs musulmans ne convertissent pas par la force ; ils font même preuve pour l'époque d'une relative mais remarquable tolérance envers les adeptes des religions monothéistes révélées, juifs et chrétiens. Mais les terres conquises par ces armées de convertis, Arabes et Berbères, étaient alors presque toutes majoritairement chrétiennes depuis plusieurs siècles. Les conquêtes de l'islamité se font donc au détriment de la chrétienté. En Orient, la Terre Sainte et la Syrie sont conquises dès 638 ; l'Egypte l'est quelques années plus tard ; après la Libye, c'est l'Afrique du Nord chrétienne qui se mue en Maghreb musulman ; en 711, le général berbère Tarik franchit le détroit auquel on donnera son nom (Gibraltar = Djebel Tarik, la montagne de Tarik)." (p.13-14)
"Pour que la doctrine ecclésiastique chrétienne puisse évoluer de la guerre juste vers la sainte, il lui fallait franchir une étape décisive [...] Elle ne reçoit pas seulement des traits de sacralité: elle en confère à son tour. La guerre sainte est sanctifiante. Elle élève ses participants dans l'ordre des mérites ; elle promet la récompense suprême à ceux qui, pour la "bonne cause", perdront leur vie terrestre: l'entrée dans le royaume de Dieu." (p.15)
"Catégorie des discours de propagande guerrière. L'analyse de ces textes, lorsqu'ils sont destinés à recruter des "croisés" entre la fin du XIe et la fin du XIIIe siècle, constitue l'objet même du présent ouvrage." (p.16)
"[La doctrine de la guerre sainte] apparaît brusquement en 846 à l'occasion d'un conflit armé, à Rome même, entre le Saint-Siège et les Sarrasins: ces derniers ont pris possession de la Sicile en 827 et de Bari en 841 ; ils mènent des opérations de razzia dans le Latium ; ils pillent Rome [...] Le Pape fait alors appel aux guerriers francs de l'Empire carolingien [...] Pour la première fois, il esquisse la promesse d'une récompense spirituelle à ceux qui viendraient à mourir au combat au cours de cette mission de protection." (p.17)
"Les pénitentiels de l'époque, on le sait, ne partageaient pas cette manière de voir: même dans une guerre juste et légitime, les soldats qui tuaient un ennemi n'en avaient pas moins versé le sang humain et devaient donc faire pénitence pour cet homicide.
Le caractère révolutionnaire de cette affirmation explique sans doute pourquoi on n'en trouve plus d'exemple par la suite avant le XIe siècle. [...]
Ce hiatus de deux siècles n'est pas le fait du hasard. La diffusion de la notion de guerre sainte accompagne la montée de l'affirmation monarchique de la papauté." (p.19)
"Il ne fait aucun doute à mes yeux que la doctrine de la guerre sainte est l'expression manifeste, sur le plan militaire, du vaste mouvement de "papalisation" de la chrétienté occidentale. Elle traduit sur ce plan la tentative de mainmise de la papauté sur les forces politico-militaires (celles des rois et des princes) et plus encore, lors de la montée des châtellenies seigneuries et de leurs chevaliers, sa tentative de mettre la chevalerie à son service, par le bais de l'idéologie." (p.21)
"L'expression d'une telle guerre sainte au cours du XIe siècle en plusieurs autres occasions mettant aux prises, dans leur lutte armée, les papes de l'époque grégorienne et leurs adversaires en Italie ; ceux-ci ne sont pas des Sarrasins, mais ils n'en sont pas moins assimilés aux païens par leur désignation("hérétiques" ou "faux chrétiens", "ennemis du Christ") qui facilitent leur diabolisation. C'est le cas par exemple pour les papes Alexandre II puis Grégoire VII contre le clergé dit "corrompu" de Milan, adversaire des réformes grégoriennes. L'un des chefs du parti pontifical, un chevalier nommé Erlembaud, reçoit l'appui moral et idéologique du souverain pontife [...] en 1075, tué au combat à Milan avec l'un de ses compagnons, il est comme compté parmi les "martyrs du Christ" (martires Christi) et l'on dit que des miracles eurent lieu sur sa tombe, témoignant ainsi de son accession au rang des béatifiés." (p.22)
"L'évêque de Rome, le successeur de saint Pierre, se comporte en imperator, chef des armées chrétiennes, dans une expédition lointaine de reconquête, jusqu'à Jérusalem, des territoires impériaux "grecs" occupés par les musulmans. [...]
[Grégoire VII] adresse, le 16 décembre [1074], une nouvelle lettre à ses princes fidèles, d'au-delà des Alpes. Pour la première fois, il y développe une véritable argumentation de guerre sainte, voire de croisade [...] Cette lettre prend des accents qui annoncent déjà la prédication d'Urbain II à Clermont vingt ans plus tard." (p.34)
"L'expédition que Grégoire se propose de mener lui-même, à la tête d'un contingent qu'il estime considérable, prend une tournure nouvelle:
1. Elle a pour but de remettre de l'ordre dans l'Eglise orientale et de favoriser ainsi l'union des Eglises ; une union qui, dans la pensée pontificale constante, ne peut être réalisée que par la reconnaissance de l'autorité du siège romain sur toute l'Eglise de Dieu. Il ne peut donc s'agir que d'une entreprise guerrière occidentale autonome, menée d'un bout à l'autre par une armée de fidèles du pape, et non d'une simple aide militaire de guerriers occidentaux qui serait remise à l'empereur. C'est pourquoi le pape, son chef, ne lui fixe pas pour but Constantinople, mais Jérusalem, haut lieu chargé d'émotions et de sens pour les chrétiens occidentaux.
2. Cette destination nouvelle revêt un caractère et une portée symboliques considérable [...] Elle permet -et même exige- des motivations spirituelles plus élevées, plus dégagées des contingences matérielles. Elle crée une mystique, suscite de multiples thèmes de prédication en la reliant à l'histoire sainte et à la foi chrétienne, en l'assimilant au pèlerinage et à l'eschatologie. Elle élargit ainsi le champ de la propagande, sacralise plus encore la guerre sainte et la transforme en "guerre saintissime" ; elle offre à la prédication et à la propagande l'immense réservoir argumentaire que lui fournissent les exemples des récits bibliques, un inépuisable arsenal de citations scripturaires, aisément adaptables." (pp.38-39)
"Les historiens se sont parfois étonnés du peu d'échos que suscita, dans les écrits occidentaux, la prise de Jérusalem par les troupes musulmanes d'Omarn en 638 [...]
Ce silence relatif peut s'expliquer en partie par le repli sur soi de l'Occident à cette époque. [...]
Le pèlerinage, en Occident, devient une forme croissante de spiritualité ; les reliques et les sanctuaires des saints majeurs attirent de plus en plus les chrétiens. C'est le cas de Rome, avec les tombeaux de Paul et de Pierre, et plus encore de Jérusalem [...] Ce pèlerinage lointain et coûteux est recommandé et même prescrit par l'Eglise à titre de pénitence, particulièrement aux milites, pour l'expiation des péchés les plus graves: crimes de sang, rapt, inceste, polygamie, etc. [...]
Raoul Glaber, vers 1030, souligne l'ampleur de cette vogue qui touche toutes les classes de la société, et qu'il lie à une attente eschatologique bien réelle à l'approche du millénaire de la passion du Christ." (p.40)
"La prédication de croisade du pape à Clermont, puis en divers lieux de la France du Sud et du Centre jette en effet vers Constantinople, lieu prévu du rassemblement des armées, des effectifs considérables. Les sources qui les relatent évoquent des chiffres faramineux, allant de 150 000 à 360 000 hommes. [...] Evidemment, ils sont inexacts, imprécis, donc "faux" ; mais pas plus que ne le sont aujourd'hui, malgré nos moyens ultramodernes, les évaluations de grandes foules rassemblées. La "fourchette d'incertitude", dans les chroniques de croisade, va de 1 à 3. Pour les manifestations populaires récentes, elle va fréquemment de 1 à 5 voire de 1 à 10. Il nous faut donc rester humbles." (p.64)
"Les princes qui, comme Baudouin, Bohémond, Tancrède, Godefroy, Raymond de Saint-Gilles et tant d'autres, se sont effectivement installés sur les terres reconquises n'ont pas été pour autant désavoués par l'Eglises, bien au contraire ; nul ne peut soutenir que leurs conquêtes les ont par là même privés du pardon divin. Et ceci tout simplement parce qu'il n'est pas du tout certain qu'ils soient partis en pénitents." (p.71)
"Les "croisés, pour financer leur voyage, ont besoin de recevoir les subsides des abbayes ou des églises auprès desquelles ils souscrivent ces chartes. Ils leurs concèdent ou restituent des terres ou des droits par des actes écrits qui sont en fait des ventes déguisées. Leur repentance et leur piété, leur volonté de rachat, sans doute réelles, sont manifestement mises en exergue, comme l'étaient toujours précédemment de telles renonciations." (p.77)
"Guibert de Nogent -dont on ne sait pas s'il fut ou non présent à Clermont, mais qui en a été bien informé- n'hésite pas à inclure dans le discours du pape un argument d'ordre eschatologique de très grande importance [...] Le pape y suggère qu'en abattant la puissance musulmane à Jérusalem, les chrétiens accompliraient le plan de Dieu prophétiquement annoncé. L'Antéchrist, en effet, en effet, avant d'être finalement vaincu par le Christ revenu, doit d'abord y paraître pour combattre et persécuter un moment les chrétiens. Or, comment le pourrait-il s'il n'en reste plus dans cette région ? Il faut donc d'abord y rétablir la puissance chrétienne pour que le plan de Dieu se réalise.
Faut-il penser que Guibert, qui n'était pourtant pas un fervent de l'interprétation apocalyptique, a pris l'initiative d'inventer ce développement pour l'insérer dans le discours de Clermont, alors même que cette argumentation, après coup, avait perdu toute valeur ? Ou bien au contraire faut-il supposer -comme j'ai tendance à le croire- que le papa a pu faire pour le moins allusion à ce thème, et que les autres chroniqueurs, pour exonérer le pape d'une espérance aussi manifestement caduque, ont préféré s'abstenir de la mentionner ?" (p.84)
"Le pontife s'adresse à des guerriers, des chevaliers, et la référence à leur courage (ou au contraire à la honte de la couardise) était aussi un thème porteur." (p.92)
"Chez Foucher de Chartes [...] le pape appelle aussi à la cessation [des] guerres intestines." (p.94)
"Le succès même de la prédication d'Urbain II prouve qu'elle répondait à l'attente psychologique et spirituelle des guerriers auxquels il s'adressait." (p.95)
-Jean Flori, Prêcher la croisade. XIe-XIIIe siècle. Communication et propagande, Perrin, 2012, 526 pages.