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    Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde

    Johnathan R. Razorback
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    Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde Empty Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 26 Avr - 18:50

    https://www.editions-zones.fr/livres/flux/

    https://fr.book4you.org/book/19161041/972af3

    "2019, pour le transport maritime, est l’année d’un nouveau record  : celui du lancement du porte-conteneurs le plus grand au monde. Fort de ses 400 mètres de long et 62 mètres de large, de sa capacité de 23 756 conteneurs, le MSC Gülsün est une manifestation éclatante du désir de gigantisme qui anime aujourd’hui l’industrie du transport. Il a été fabriqué
    dans l’un des hauts lieux de la construction navale contemporaine : l’île de Geoje [...] Il faut dire que la région de Busan, à quelques kilomètres de Geoje, abrite un site majeur de
    construction navale établi au début du XXe siècle par l’État colonial japonais. À partir des années 1970, grâce à des opérations de transfert technologique, mais aussi en raison du faible coût du travail de la population sud-coréenne (et des réfugiés nord-coréens arrivés pendant la guerre), la Corée du Sud est devenue un acteur majeur de la construction navale mondiale. Geoje, qui ne comptait que quelques habitants dans les années 1950, est aujourd’hui un territoire peuplé et industrieux dont la majorité de la population tire un revenu des chantiers. Ce statut envié présente aussi ses revers. Le travail y comporte de multiples risques, et les très nombreux travailleurs intérimaires du secteur sont souvent placés en première ligne. C’est ainsi que, en mai 2017, l’effondrement d’une grue sur les chantiers de Geoje a provoqué la mort de six personnes et en a blessé vingt-cinq autres –toutes intérimaires."

    "La logistique, on le sait, est cet art du transport et de la circulation, qui consiste depuis d’antiques guerres à acheminer des vivres, des armes, des bêtes, des hommes, d’un point à un autre, sans perdre de vue ce qui compte  : gagner. Mais tout comme la guerre se poursuit par d’autres moyens sur d’autres terrains, la logistique s’est immiscée partout où elle le
    pouvait. De telle manière qu’il est aujourd’hui difficile de distinguer ce qui ne relèverait pas de sa raison.

    Ce sont les voyageurs, légaux et illégaux, riches et pauvres, qui transitent pour aller ailleurs ; ce sont les marchandises innombrables qui parcourent la surface du globe en quête de nouveaux propriétaires ; ce sont les travailleurs et les travailleuses dont les opérations de construction, d’emballage, de pesée ou de pointage, de mesure et de réparation, rendent le déplacement possible  ; ce sont les signes, les particules de pollution, les virus zoonotiques et les bactéries contenues par les eaux de ballast et qui sont mises en branle par le grand cirque logistique. Des existences qui partagent la précarité que leur confère le fait d’être vivantes, circulant grâce à des infrastructures, mais aussi activant des machines, les rêvant, les inventant pour donner au mouvement ses objets et ses règles. Ces existences forment un collectif aux multiples substances, qui se trouve aujourd’hui confronté au problème même de ses mobilités, de ce qui les déploie et de ce qui les ordonne."

    "La logistique est l’activité qui consiste à organiser le transport des objets pour répondre à un besoin ou à une demande."

    "Un ensemble de dispositifs de gouvernement et de mesures nous constituent comme flux ; en retour, nous considérons le monde qui nous entoure à cette aune. Lorsque je fais la
    queue au supermarché, guettant fébrilement quelle file s’écoule le plus vite, je suis l’élément d’un flux, conçu comme tel au moyen de savoirs de management et d’outils techniques de gestion des populations. La théorie mathématique des files d’attente, le tapis roulant sur lequel je dépose mes achats, la discipline et les pressions subies par la caissière pour optimiser ses gestes représentent certains facteurs de la constitution de ce flux. J’y contribue moi-même, conduit comme je le suis à observer autour de moi non pas des personnes chargées de leurs commissions, mais des mécanismes fluides dotés de vitesses d’écoulement variables : derrière quelle file vais-je prendre place pour en finir plus vite –pour m’écouler plus efficacement ? Ce processus de logistisation ne s’arrête pas aux portes de la grande distribution, car nos gestes, nos pensées, nos affects sont soumis de façon croissante à l’emprise logistique –  de nos déplacements dans l’espace public, ordonnés par les savoirs des urbanistes, au plaisir que nous éprouvons au visionnage d’un film, dont distributeurs et plateformes de streaming évaluent la «  circulabilité  », et jusque dans nos manières collectives de concevoir des principes généraux comme la ponctualité, l’occupation du temps qui passe et qu’il nous faut sans cesse optimiser.

    Ce livre fait l’hypothèse que la logistique, ainsi que la réflexion et les outils qui la sous-tendent se sont imposés comme un mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines."

    "Les entrepôts d’Amazon, les voitures Uber, les sacs à dos Deliveroo, les appartements Airbnb sont autant de symptômes des transformations du travail par un processus de logistisation."

    "Aux exploitations qui ont cours dans les entrepôts français répondent celles des usines de production bangladaises ou mexicaines ; de même, les nouveaux modes d’aliénation de
    la condition de livreur ne s’expliquent qu’en lien avec des pratiques émergentes de consommation. Ce livre plaide pour que la logistique soit comprise comme un défi à notre appréhension du monde en des termes « globaux », c’est-à-dire d’une manière qui rende justice à l’existence sur la planète comme une expérience collective qui déborde les frontières nationales et les secteurs d’activité. Cela implique une attention particulière à la façon dont la logistique assemble des territoires plus riches avec d’autres, plus pauvres. On évitera enfin de succomber à la tentation d’un découpage trop schématique des opérations, des formes de matérialité et des natures. Il n’y a pas, d’un côté, le transport des objets et, de l’autre, celui des personnes, et, encore un peu plus loin, la circulation des êtres symboliques que sont les données, les images, les écrits, les sons. Concevoir l’influence de la logistique sur notre monde, c’est au contraire essayer de comprendre comment objets, personnes, symboles se trouvent d’un même geste, mais pas forcément dans le même sens, mis en mouvement."

    "Domaine de recherche, la socio-anthropologie des sciences et des techniques, et plus précisément du courant des postcolonial studies of technoscience."

    "Revenons un instant sur le pont du MSC Gülsün, alors que celui-ci s’apprête à entamer sa première traversée, au mois de juillet 2019. Livré par Samsung Heavy Industries, depuis la Corée du Sud, au port chinois de Tianjin, début juillet, le bateau doit commencer son périple le 8. Il suivra l’un des axes les plus empruntés du transport maritime mondial, Asie-Europe du Nord, desservi par la ligne SILK/AE 10, ainsi que l’ont nommée les dirigeants de l’alliance 2M, formée par Maersk et MSC, les deux leaders mondiaux du transport maritime. Silk, bien entendu, en référence à la route de la soie, une expression évocatrice de profits infinis, à la fois passés et futurs, pour les marchands de tous les pays. Le long de cette route, de nombreux arrêts sont prévus. Peu après le départ officiel, qui aura lieu depuis Tianjin, port situé à proximité de Beijing et pilier de la Belt and Road Initiative, cette stratégie commerciale mondiale de la Chine, un premier arrêt est prévu à Qingdao. Là, un chargement de plus de 4  000 conteneurs aura lieu, avant de rejoindre le port de Gwangyang (en Corée du Sud) puis, de retour sur la côte chinoise, à Ningbo, Shanghaï, Yantian. Après ces escales, et lesté de quelques milliers de conteneurs de plus, le navire se dirigera vers le port malais de Tanjung Pelepas, qui avoisine Singapour et compte parmi les vingt complexes portuaires les plus importants au monde. De là, le bateau doit repartir fin juillet, presque chargé à bloc, avec à son bord plus de 19  500  conteneurs. Il filera vers l’Europe où il approvisionnera les ports d’Algesiras (Espagne), Gdansk (Pologne), Bremerhaven (Allemagne), Rotterdam (Pays-Bas) et Felixstowe (Angleterre) entre la fin août et début septembre, avant de retourner vers l’Asie – le trajet complet durant un peu plus de deux mois. À chaque fois, il faudra décharger quelques milliers de conteneurs, qui seront à leur tour récupérés par des transporteurs, avant d’être livrés un peu plus loin sur le continent, pour que les objets qu’ils contiennent soient distribués dans d’innombrables points de vente et accomplissent enfin leur destinée : être consommés.

    Depuis la passerelle où il est venu faire son inspection, le capitaine du navire envisage le voyage de manière confiante. Certes, l’engin est énorme. Mais il n’en est pas à son coup d’essai : il commandait déjà par le passé un bâtiment d’une capacité de 19 000 conteneurs. Ce ne sont pas les quelques milliers de plus du MSC Gülsün qui vont faire la différence. Il y a bien quelques inquiétudes. En particulier, le canal de Suez, malgré les travaux dont il a fait l’objet et l’ouverture du « nouveau canal » en 2015, reste un peu étroit pour le navire le plus grand du monde. Le MSC Gülsün n’est pas à proprement parler un « Suezmax », dont le tirant d’eau serait si fort qu’il excéderait la réglementation du canal. Mais il s’en faut de peu : sa largeur de 61,4  mètres est juste en dessous de la limite maximale autorisée à 62,1  mètres. Il faudra donc toute la collaboration de l’Autorité du canal pour passer sans encombre. D’autres contrariétés s’annoncent dans les relations avec les ports. Le MSC Gülsün est si grand que les grues du port de Bremerhaven ne peuvent pas atteindre la rangée de conteneurs la plus éloignée du quai, et les autorités protestent contre ces nouveaux « méga-navires  » qui les forcent à renouveler sans cesse les investissements aux frais des contribuables. Pourtant, les évolutions des technologies grutières au cours des dernières décennies ont été nombreuses, pour adapter le matériel à la taille des navires mais aussi pour accélérer la vitesse de déchargement. Le capitaine affecte de ne pas s’en inquiéter : cela se réglera entre la compagnie et les autorités portuaires. Quant au plan de chargement, c’est le ship planner qui s’en occupe derrière son ordinateur, en réglant tous les détails de dernière minute avec les commerciaux qui tentent toujours de lui faire embarquer plus de conteneurs que le navire ne peut en contenir.

    Qu’il se débrouille. Son travail à lui, en tant que capitaine, ce sera d’amener les marchandises à bon port. Mais quelles marchandises  ? On sait, parce que la China Ocean Shipping Agency l’a déclaré, que le bateau transportera de l’acier, des meubles, des produits chimiques. On sait aussi que ses 2 000  conteneurs réfrigérés permettent d’acheminer de la nourriture, des médicaments ou des produits nécessitant une conservation au froid ou une congélation."

    "Le commerce de marchandises a crû de façon exponentielle au cours des dernières décennies. En 2018, la valeur des biens échangés sur la planète atteignait presque 20 trillions de dollars, soit quasiment trois fois plus qu’en l’an 2000, et trois cents fois plus qu’en 1950. Le volume de ces échanges lui-même n’a cessé de croître : il est passé d’une augmentation moyenne de 3,4 % par an pendant la « première mondialisation » (1870-1913) à 7,9 % par an au cours des trente glorieuses. Même au cours de la période de crise, entre 1973 et 1998, cette croissance s’est maintenue à plus de 5 % par an.

    Nous vivons aujourd’hui, plus que jamais auparavant, environnés par des objets. En France par exemple, un foyer héberge en moyenne une centaine d’appareils électriques dont vingt-quatre dans le salon. Réfrigérateurs, téléphones fixes et portables, lave-linge, fours à micro-ondes, modems d’accès à Internet sont parmi les plus fréquemment rencontrés dans les habitations françaises."

    "Les innombrables objets qui nous entourent, comme les matériaux qui les composent, ont souvent parcouru des milliers de kilomètres. La batterie du téléphone portable qui vous sert de réveille-matin contient du cobalt, certainement extrait en République démocratique du Congo, ou peut-être en Russie ou en Australie. C’est aussi le cas de la tablette ou de l’ordinateur portable que vous venez d’allumer pour y lire les nouvelles en prenant le petit-déjeuner. Alors que vous sirotez votre café – éthiopien – pour dissiper la brume matinale de vos pensées, votre regard flotte et se pose sur les roses qui agrémentent votre salon  : elles ont poussé au Kenya. Une fois le déjeuner avalé, vous prenez votre traitement quotidien, fabriqué dans des usines indiennes à partir de principes actifs chinois. Puis vous quittez votre pyjama préféré, cousu au Bangladesh, pour enfiler des vêtements de jour, qui viennent de différents pays d’Asie du Sud-Est. Juste avant d’arriver au boulot, alors que vous vous essoufflez en pédalant sur votre bicyclette made in Taiwan, votre patron vous double une fois de plus, en frimant au volant d’une voiture allemande. Pendant la pause, le stylo avec lequel vous écrivez votre liste de courses pour préparer la soirée vient de Chine. Le sucre avec lequel vous cuisinerez votre fameux gâteau au chocolat provient de plantations brésiliennes, et le cacao très probablement de Côte d’Ivoire. Si, par malheur, vous ratez la confection du dessert peu avant que vos amis n’arrivent, vous pourrez toujours filer au rayon surgelés de votre supérette pour décongeler une tarte aux myrtilles (polonaises) à l’aide de votre four micro-ondes (coréen). Et, le dimanche suivant, il vous faudra aller user quelques heures sur le canapé neuf de vos parents, dont le bois qui forme la structure a été coupé en Roumanie. Notre quotidien regorge d’objets migrateurs, de marchandises voyageuses et de substances en mouvement."

    "En 1956, la capacité du premier « porte-conteneurs », l’Ideal X, était d’environ 1  000 EVP (équivalent vingt pieds, unité de mesure approximative de la taille d’un conteneur). Assez rapidement cependant, la capacité des porte-conteneurs a augmenté. En 1973, les premiers porte-conteneurs intégraux français avaient une capacité de 3 000 EVP et à la fin des années 1980 sont apparus les «  Post-Panamax  », si grands qu’ils ne pouvaient plus emprunter le canal de Panama (plus de 4  000  EVP). La croissance des pays émergents au début des années 2000, et en particulier celle de l’Asie, a stimulé cette course à la grandeur puisque, en une vingtaine d’années, la capacité des navires les plus grands a à nouveau été multipliée par trois, atteignant aujourd’hui plus de 20  000 EVP pour un navire comme le MSC Gülsün. On parle aujourd’hui de mega-ships au sujet des vaisseaux de plus de 10 000 EVP, dont la majorité ont été mis à l’eau après la crise de 2008. Leur nombre reste limité (quarante-sept navires de plus de 20 000 EVP) et la plupart des porte-conteneurs se situent encore à moins de 3 000 EVP. Mais les méga-navires ont le vent en poupe, pour les économies d’échelle, et notamment de carburant, qu’ils permettent. Surtout, ils témoignent de l’accroissement global du volume du commerce international. Entre 1950 et le début des années 2000, la capacité de la flotte mondiale a quintuplé et les échanges par voie maritime se sont multipliés par dix. Le trafic par porte-conteneurs est passé d’une centaine de millions de tonnes en 1980 à presque 2 000 millions en 2017. Au cours des vingt dernières années seulement, le commerce a crû d’environ 50 millions de conteneurs pour atteindre près de 160 millions. Ces transformations d’une rapidité vertigineuse donnent à l’activité de transport et de distribution un rôle crucial dans l’économie."

    "Constellations d’entrepôts qui couvrent les zones périurbaines en France. Entrepôts, plateformes et hubs, centres de tri : faire bouger, c’est aussi entreposer, stocker, préparer, recevoir. La surface occupée en France par les entrepôts et plateformes logistiques de plus de 5 000 m² est aujourd’hui de 80 millions de m². Un tiers de ces entrepôts sont exploités par des sociétés spécialisées dans le transport et la logistique  ; un tiers par la grande distribution  ; un tiers par des sociétés industrielles. Les trois principales zones sont la région parisienne, le nord de la France et la région lyonnaise, mais des entrepôts ont bourgeonné un peu partout au cours des dernières décennies, et les villes font maintenant ce qu’elles peuvent pour s’attirer les faveurs de l’e-commerce ou de la grande distribution. Comme le souligne le sociologue David Gaborieau, ces espaces ne sont pas des sites de production en tant que tels, mais, dans la mesure où ils relèvent pleinement d’une logique industrielle dans un pays qui se désindustrialise, ce sont des « usines à colis16 ». Dans les entrepôts, des piles de marchandises sont érigées par les ouvriers. Préparateurs, caristes et récepteurs de commande s’affairent à l’édification de monuments à géométrie variable, « filmant » ici pour empiler là-bas, réceptionnant ailleurs pour mieux envoyer un peu plus loin. La population ouvrière des entrepôts (distribution, réception) concerne aujourd’hui 13% de la population ouvrière totale, soit 700 000 emplois. Si l’on ajoute les métiers du transport, ce nombre pourrait même se porter à plus de 1,6 million. Des emplois surtout dévolus à une population racisée et majoritairement masculine, au niveau de diplôme assez bas, à la mobilité professionnelle limitée, soumise à différentes stratégies de disqualification sociale et victime d’accidents de travail fréquents."

    "Les transformations actuelles du transport des marchandises ont partie liée avec celles de l’économie de plateforme."

    "Au XIXe siècle, les gares et certains sites industriels étaient fréquemment équipés de chariots manuels à quatre roues, qui permettaient de transporter de lourdes charges. En 1917, aux États-Unis, la Clark Equipment Company –  une société cofondée par un certain Eugene B.  Clark, qui travaillait principalement pour l’industrie  ferroviaire – mit au point, pour ses propres besoins de transport de lourdes pièces ou de sable, le premier « Tructractor  ». Il s’agissait d’un véhicule à trois roues, doté d’un moteur à essence, qui permettait de déplacer des marchandises à l’intérieur du site industriel. Le succès rencontré par cette innovation conduisit l’équipementier à créer en 1919 une subdivision de sa firme, la Clark Tructractor Company, consacrée à la production d’engins de transport de matériaux. Le Tructractor devait cependant être chargé manuellement, ce qui rendait difficile, voire impossible, certaines manipulations.

    S’ensuivirent alors une série de modifications qui allaient conduire au chariot élévateur. En 1920, la compagnie mit au point un système d’élévation hydraulique et commercialisa le «  Truclift  »  ; en 1923, une équipe d’ingénieurs de Yale and Towne Manufacturing améliora le système d’élévation, lui permettant de dépasser la hauteur du véhicule ; en 1924, un autre engin de manutention Clark fut équipé d’un élévateur en forme de fourche. À l’issue de cette décennie de tâtonnements, Clark commercialisa en 1928 le Tructier, premier chariot élévateur à système hydraulique et à fourche. La forme de celui-ci n’est pas très éloignée des engins qu’on croise aujourd’hui dans n’importe quel entrepôt. Il s’en vendrait plus de 1,5 million chaque année dans le monde."

    "À la fin des années 1960, pour répondre aux problèmes entraînés par la capacité croissante des navires et pour réduire le temps passé à quai, des firmes d’ingénierie informatique ont proposé les premiers programmes d’automatisation du chargement des conteneurs. Hydronautics Inc., une compagnie créée au début des années 1960 et spécialisée dans la construction navale et les technologies de navigation, a mis au point un programme qui proposait des solutions de chargement à partir d’une modélisation des caractéristiques du navire et d’une prise en compte des principales contraintes (charge totale et stabilité). Ce logiciel était élaboré dans le cadre d’un programme de l’Administration maritime américaine visant à renforcer la compétitivité de la flotte marchande et militaire, et baptisé Ship Operations Information System. Ce premier modèle présentait cependant de nombreux défauts, à commencer par celui de ne considérer que la charge globale, abstraction faite de la répartition du poids unitaire des conteneurs. Il était donc impossible de se fier à cette estimation pour opérer le chargement, sauf à risquer de faire chavirer le navire. D’autres logiciels ont par la suite été mis en œuvre avec l’objectif d’optimiser la charge (stabilité, charge maximale, répartition des boîtes sur le dessus ou le dessous de la pile) tout en minimisant le temps de déchargement. Encore aujourd’hui, les ship planners recourent à des techniques mixtes de remplissage, en mobilisant à la fois l’informatique et leur propre connaissance des caractéristiques des navires ou de la navigation. Il n’en reste pas moins que l’informatique s’est imposée comme un outil incontournable du transport des marchandises."

    "Jamais la production d’un même bien n’a impliqué une telle diversité d’acteurs situés dans des espaces nationaux distincts."

    "Comme le rappelle Jean-Baptiste Vidalou, la logistique est cependant aussi, « dès ses origines, une science militaire ». La fonction de maréchal général des logis, créée par Henri IV, a démontré au cours du XVIIe siècle son importance dans l’organisation du déplacement et du campement des armées. Elle requérait avant tout de bonnes connaissances géographiques et des compétences de cartographie, mais impliquait par extension un travail d’administration des armées et d’approvisionnement en pain, en fourrage, en armes. Dans son Précis de l’art de la guerre (1838), Antoine-Henri de Jomini a associé la logistique à l’«  art pratique de mouvoir les armées ». Acteur des guerres napoléoniennes, il avait assisté à des innovations dans la conduite de la guerre qui avaient rendu les armées plus mobiles et moins dépendantes de « magasins » de ravitaillement fixes. Ce qui coûta cher à Napoléon lors de la campagne de Russie, au cours de laquelle il n’était pas possible de compter sur la nourriture locale étant donné la pauvreté des régions traversées. Pour tenir compte de ces évolutions et mieux les étudier, Jomini proposa de distinguer l’ancienne logistique –celle des «  maréchaux généraux des logis  »–, qui était en charge des détails d’exécution des ordres de l’état-major, de la nouvelle, qui devait devenir « rien moins que la science d’application de toutes les sciences militaires ». La logistique, conceptualisée progressivement à partir du XVIe siècle, a donc accompagné l’évolution des pratiques militaires, depuis la guerre de siège, étroitement dépendante de magasins de ravitaillement stables, jusqu’à la guerre de mouvement, fondée sur un approvisionnement mobile et s’appuyant sur la prédation des territoires occupés.

    Si l’usage du terme est resté cantonné pendant plusieurs siècles aux affaires militaires, cela a brutalement changé entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1960 aux États-Unis, avec l’emploi de plus en plus systématique de la notion de logistique pour désigner des situations « civiles », industrielles et commerciales, comme l’indique la publication des premiers articles et manuels de «  distribution physique  » et de logistique."

    "L’effort de guerre américain a mobilisé entre 1941 et  1945 un grand nombre d’ingénieurs, de scientifiques, d’économistes. À  cette lumière, la « recherche opérationnelle  » est une conséquence directe de l’enrôlement des sciences dans la guerre. Ce domaine de recherche appliquée et interdisciplinaire vise à produire des connaissances permettant d’appuyer une décision optimale dans une situation contrainte par des paramètres identifiés –  une situation typique par temps de guerre. À qui et comment allouer des munitions avec le plus d’efficacité ? Où positionner des navires de guerre et des sous-marins pour maximiser l’impact de la flotte ? Comment organiser les emplois du temps du personnel militaire pour mobiliser le plus de personnes tout en ménageant un temps de récupération optimal ? La formalisation de ces questions a mobilisé plusieurs centaines d’ingénieurs et d’économistes durant la Seconde Guerre mondiale et a conduit à l’élaboration d’outils visant à rationaliser les processus, comme la « programmation linéaire » ou l’« analyse d’activités », le plus souvent avec l’aide de l’informatique naissante."

    "En 1948-1949, pendant le blocus de Berlin, l’opération Victuailles mobilisait des milliers d’avions américains et britanniques pour acheminer toutes sortes de fournitures (nourriture, combustible) à l’ouest de la ville. Le rythme de ce pont aérien était si soutenu que, lorsqu’il battait son plein, il nécessitait jusqu’à un décollage par minute."

    "La logistique vise à identifier la manière la plus efficace de gérer des flux."
    -Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Zones, 2022.

    Cite Zygmunt BAUMAN, Liquid Modernity



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