L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

-55%
Le deal à ne pas rater :
Coffret d’outils – STANLEY – STMT0-74101 – 38 pièces – ...
21.99 € 49.04 €
Voir le deal

    John Brinckerhoff Jackson, Habiter l'Ouest

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19809
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    John Brinckerhoff Jackson, Habiter l'Ouest Empty John Brinckerhoff Jackson, Habiter l'Ouest

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 3 Juin - 18:13

    https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Brinckerhoff_Jackson

    "Il y a encore cinquante ans, beaucoup d'Américains d'un certain âge pouvaient témoigner de leur tout premier aperçu terrifiant d'une région dépourvue de maisons, de routes et même d'arbres. Ils racontaient comme ils prirent la fuite pour rejoindre un paysage plus familier. Ce furent les premiers hommes et femmes à s'établir dans ce qu'on appelle le Grand Désert américain, que l'on connaît aussi sous le nom moins menaçant de Grandes Plaines.

    "La solitude de la prairie va bien au-delà de la simple absence d'être humains" [écrit Seth K. Humphrey]. "Dans une contrée arborée, peuplée ou non, la vision est limitée. Levez les yeux et ils rencontreront des objets ; probablement pas dignes d'intérêt, mais qui éveillent toutefois les sens [...] Rien n'arrête le regard [...] Toujours des horizons tremblants pris entre une étendue immobile et le ciel éclatant. Aucun détail pour assouvir son appétit visuel. Au-delà de l'herbe sous nos pieds, la tache floue d'une vacuité sans limite." (p.Cool

    "Les étrangers trouvent notre paysage du Midwest plat et monotone. Et c'est le cas. Mais qu'ils attendent un peu d'avoir vu les Grandes plaines avant de se plaindre : c'est là qu'ils découvriront la monotonie à une échelle immense, véritablement océanique.
    Sur mille kilomètres, de la frontière canadienne au nord jusqu'au Rio Grande au sud, de la rivière Missouri à l'est du Nebraska jusqu'aux Rocheuses, se trouve (ou se trouvait encore il y a environ un siècle) une étendue de désert ondoyant unique en son genre aux Etats-Unis : couverte d'herbe, venteuse, presque entièrement dépourvue d'arbres, sans le moindre relief. Hormis la Platte, l'Arkansas et le Pecos, qui coulent vers l'est, il n'existe aucune rivière importante dans toute la région. En revanche, vues de près, les Grandes Plaines sont triées d'un nombre incalculable de ravines à moitié cachées et de vallées étroites semblables à des canyons, pleines de peupliers, d'aulnes et de saules, inondées à la moindre averse par des crues subites, puis aussitôt asséchées. Au début du printemps, la terre se couvre presque partout d'herbe couleur paille, rase et robuste comme un épais manteau de fourrure blonde parsemée de fleurs des champs. On ne s'en rend jamais compte, mais cette plaine immense descend de trois mètres tous les mille six cents mètres en direction de l'est. Au pied des contreforts du Colorado, son altitude est d'environ 1500 mètres, alors que moins de cinq cents kilomètres plus loin, au centre du Kansas, elle n'atteint que 450 mètres.
    En bordure des Grandes Plaines, dans l'est du Colorado et du Nouveau-Mexique, ainsi que dans le nord du Texas (le Panhandle), la région atteint une sorte de climax. Des terres aussi plates et aussi ouvertes n'existent dans aucune autre partie du monde. Puis, plus au sud, elles commencent à se désagréger en canyons et parois rocheuses de toutes les couleurs ; des cèdres épars poussent le long des pentes abruptes. Ce sont les falaises érodées des Breaks. Ici prennent fin la monotonie et l'horizontalité. Le sud du Texas, avec sa végétation des plus sommaires et son abondance de gravier et de sable, ressemble fort à un désert. [...]

    L'inhospitalité des Grandes Plaines était due au climat. Des jours, voire des semaines pouvaient passer sans le moindre nuage dans le ciel, le vent frais balayant l'étendue herbeuse ; quelle joie d'entendre les sturnelles, de voir les troupeaux de bisons, d'antilopes. Jamais on ne connut de nuit plus étoilées. Mais vinrent ensuite les jours des grandes chaleurs et des tempêtes de poussière, puis à l'automne ceux des vents du nord, lorsque des nuages noirs tapis à l'horizon apportaient soudain un froid glacial et un souffle destructeur. Le climat des Grandes Plaines ne se caractérise pas par une majestueuses parades de saisons, mais par une succession de désastres imprévisibles: sécheresses annuelles au cours desquelles pas une goutte de pluie ne tombe, blizzards brutaux en hiver, tornades estivales ; orages violents dont la foudre incendie les prairies, feux incontrôlables des jours durant, laissant derrière eux des centaines d'hectares d'herbe noircie ; invasions soudaines de nuées de sauterelles dévorant tout ce qui est vert sur leurs passages, y compris les rideaux ou encore le linge qui sèche à l'air libre. [...] Le climat des Grandes Plaines se caractérise par une humidité insuffisante.
    Pour les géographes, l'une des manières de définir une région est de se baser sur la quantité moyenne de pluie. A l'est du 100e méridien -une ligne nord/sud qui coupe grossièrement le Nebraska en son milieu puis traverse l'ouest du Kansas et le Panhandle -les précipitations moyennes annuelles sont d'au moins cinquante centimètres : assez pour une agriculture traditionnelle sans irrigation.
    En Nouvelle-Angleterre par exemple, il tombe plus d'un mètre de pluie par an, ce qui se approche du climat de notre Europe de l'Ouest ancestrale. Cependant, à l'ouest de cette ligne, commence l'incertitude: à des années d'humidité abondante, succèdent des années de pluie moins fréquentes, puis finalement de sécheresse, avec son cortège de malheurs -mauvaises récoltes, tempêtes de poussière et de désespoir.
    [...] Le climat engendre des changements dramatiques et une grande diversité au coeur de ce qui resterait sans cela un environnement monotone. Avec le recul, agriculteurs et propriétaires de ranches semblent presque savourer leurs catastrophes. Les récits locaux des anciens aiment à s'appesantir sur la démesure de leur environnement: les vents qui soulèvent une voiture pour la déposer dans un champ quatre cents mètres plus loin, les blizzards qui laissent dans leur sillage des centaines de vaches gelées contre les fils barbelés, les sécheresses qui vident les puits les plus profonds. On parle moins de ceux qui ont baissé les bras face au climat, ceux qui ont battu en retraite et ont rejoint la routine du Missouri ou de l'Arkansas." (pp.10-12)

    "
    (pp.13-14)

    "
    (p.15)

    "
    (pp.16-17)

    "En 1873, Joseph Glidden, originaire de DeKalb dans l'Ilinois, inventa le fils barbelé.
    (pp.18-19)

    "En fragmentant ainsi le paysage, en détruisant son immensité monolithique et en effaçant ses légères différences de texture, les barbelés firent bien plus qu'abolir le mode de vie pastoral communautaire. Ils imposèrent un lieu au paysage." (p.20)

    "La taille même des fermes impliquait que les maisons se trouvaient le plus souvent à plus de huit kilomètres les unes des autres. Face à cette vie de solitude et de dur labeur, de nombreux agriculteurs retournèrent à l'Est dans les années 1890, au retour des grandes sécheresses. Ils laissèrent derrière eux leur maison et leur grange ; et le souffle incessant du vent chargé de sable finit par polir et patiner leurs charrues, moissonneuses et chariots abandonnés en plein air. Des années plus tard, ces instruments, collectionnés en tant qu'antiquités, serviraient à décorer les pelouses des pavillons de banlieue.
    Avant qu'ils ne construisent des maisons, les colons vivaient dans des abris semi-enterrés ou degouts, frais en été, protégés des tempêtes de neige et jamais vraiment inconfortables -hormis les fuites. Mais quand les maisons firent leur apparition, les dugouts retournèrent pour ainsi dire à la nature et disparurent du paysage. Les maisons, malgré leur construction fragile, étaient plus durables. Aujourd'hui encore, il est possible de repérer le long de l'autoroute, entourées des rares arbres plantés qui survécurent, des maisons désertées précocement, délavées par l'érosion, au toit affaissé. Personne ne s'aventure dans les parages, en dehors de la vache occasionnelle qui entre s'abriter du soleil. Leur aspect primitif, de l'ordre du prototype, les rend impressionnantes. Avec sa porte au milieu de la façade, ses deux pièces, son toit en pente, et peut-être un apprentis à l'arrière, la maison paysanne typique du nord-ouest de l'Europe persistait obstinément, et ce en dépit de nouvelles méthodes de construction et de nouveaux modes de vie. Des centaines de maisons de ce type furent bâties dès que le bois de charpente le plus simple et le moins cher devint disponible et qu'il put être chargé sur un chariot puis transporté sur des kilomètres à travers la prairie. Au pic de leur popularité, elles étaient indifféremment surnommées "box houses" [maison en forme de boîte], "picket houses" [maisons-palissades] ou "board-and-batten" [maisons de planches et lattes] (ou plus fréquemment encore, "board-and-bat"). Une fois abandonnées pour des habitations plus grandes et plus confortables, elles furent considérées comme des maisons locatives [...] Leur construction était la simplicité même: de larges planches clouées verticalement à de solides sablières posées au sol, puis fixées en haut par un tasseau horizontal. Les solives maintiennent les murs, dans lesquels des ouvertures ont été pratiquées pour y imbriquer portes et fenêtres. Les maisons n'ont pas de charpente, pas d'ossature ni d'isolation. Les murs intérieurs sont généralement lourdement tapissés. A l'extérieur, de minces lattes de bois recouvrent les interstices des planches verticales, d'où l'un des surnoms donnés. Inutile de chercher à attribuer à ce genre de maisons une respectabilité architecturale et une qualité patrimoniale: elles étaient destinées aux pauvres qui n'avaient d'autre choix que de se déplacer là où il y avait du travail. Tout au long du 19ème siècle, les box houses accommodaient les ouvriers de passage qui travaillaient sur les lignes de chemin de fer, les canaux et dans les mines de charbon des Appalaches. Elles étaient particulièrement répandues au Sud, ne fut-ce que parce que les hivers doux les rendaient habitables. Au Texas, elles proliféraient chez les cheminots et les ouvriers des gisements pétroliers, et comme elles sont facilement transportables d'un endroit à l'autre, il est encore possible d'en trouver dans les quartiers pauvres de nombreuses petites villes. [...]
    Dans les campagnes qui ne s'en sont pas bien sorties, économiquement et socialement, la présence de telles maisons est souvent le seul signe d'un peuplement ancien, aujourd'hui disparu. Entourées de champs en friche, flanquées de leur moulin à vent ruineux, elles se détachent sur le ciel: petites, angulaires, silhouettes sans grâce qui défient le soleil, le vent et l'éternelle horizontalité des Plaines. J'aime à voir en elles un style architectural régional qui refusa dès le début de prendre racine, de s'accorder avec le paysage, et qui rejeta catégoriquement l'extérieur." (pp.28-29)

    "
    Les vestiges de l'ère pré-ferroviaire sont naturellement difficiles à trouver: le moulin à vent (aujourd'hui rendu obsolète par les pompes diesel ou électriques), la clôture barbelée, parfois un corral en ruines, la petite école, l'église et le cimetière du comté. Par endroits, là où convergeaient des routes ou là où se trouvait un ruisseau ou un bosquet, nous pouvons encore trouver les restes d'un centre-ville: la poste-épicerie, la maréchalerie devenue garage ou station-service, le saloon, quelques maisons."
    (pp.30-31)

    "
    La fonction de la ville, jamais perdue de vue, était de servir de pôle de déchargement et de bref stockage des marchandises provenant des fermes et ranches alentour avant de les charger à bord des wagons: soit un rituel saisonnier d'intérêt général. La tradition plus ancienne d'aménagement d'un espace vert ou d'une place qui ait une position centrale disparut lorsque les villes cessèrent d'avoir une identité politique définie. Dans un nouveau paysage où les gens venus de tout le pays se rassemblaient rapidement, la vie de la communauté ne passait pas par les assemblées générales, les élections ni par une quelconque conscience civique, mais par une douzaine de petites congrégations composées de ceux qui fréquentaient la même église, partageaient les mêmes origines ethniques ou gagnaient leur vie de la même manière. En outre, dans une région où l'espace vide surabondait, pourquoi réserver un endroit particulier à l'usage public ? Pourquoi ne pas organiser chaque événement à l'endroit le plus approprié ?

    On nous dit que la conscience des particularités d'un lieu, le sens du lieu, est un trait universel, une façon de s'orienter au sein d'un monde en mutation et dénué de traits distinctifs. Qui plus est, nous supposons que ce sens est éveillé par le caractère architectural, historique ou parfois même mythique d'un lieu, qui nous évoque le passé. Cependant, dans la ville nouvelle ordinaire de l'Ouest américain, qui repose sur une ressource économique unique et se limite pour l'essentiel à un hangar de transit où les marchandises passent du wagon au silo à grain, puis à la rame en attente, l'histoire locale se résume à la répétition d'événements standardisés, sans signification architecturale ni même communautaire. Tous les lieux ayant développé une fonction particulière sont ceux associés à la congrégation, à la famille et ou groupe: à savoir l'habitation, mais aussi ces structures et espaces que l'on peut considérer comme son extension, tels l'école, l'auberge, l'aire de jeu, le cimetière, tous largement dispersés d'un bout à l'autre de la grille.
    La seule installation monumentale en ville était le chemin de fer et l'ensemble des bâtiments attenants. Comme toutes les routes, il était symbole de changement, de mouvement et de contact avec le monde extérieur. Et la clé la plus fiable pour envisager ce que l'avenir nous réservait ne venait pas de la connaissance de l'histoire, mais des horaires des trains."
    (pp.34-35)

    "Il y a encore un demi-siècle, on pouvait décrire la route de campagne typiquement américaine comme le lien entre la ferme et la ville la plus proche. C'était un espace public, voire politique, car selon l'opinion générale une bonne route (comme le disait un éditeur du milieu du 19e siècle), "encourageait à écouter les sermons et à fréquenter l'église, favorisant ainsi la culture". D'un point de vue plus prosaïque, elle menait au palais de justice, à la poste, à la gare et au point d'expédition.

    Dans les Grandes Plaines, la plupart des routes de campagne furent tracées à la fin du 19e siècle, quand les agriculteurs commencèrent à cultiver la terre dans le but d'expédier par le train leurs récoltes vers les marchés de l'Est. La construction des routes se devait logiquement de suivre les lignes de la grille. "Construction" n'est pas tout à fait le terme qui convient: un racloir tracté par un attelage de mules creusait la terre et des semblants de fossés de drainage ; les propriétaires fonciers dressaient les clôtures, et la circulation intermittente finissait par produire deux ornières parallèles. Les petites communautés ne pouvaient s'offrir les compétences d'un ingénieur mais la campagne, vaste et ouverte, sans ruisseaux ni rochers, semblait de toute façon présenter peu de problèmes de construction ou d'alignement.

    Le quadrillage de ces routes existe encore dans toute la région. La plupart ne sont pas goudronnées et on y croise rarement des voitures. [...] En l'absence de circulation, les automobilistes sont moins "sur la défensive" (ou en compétition). Notre désir de découvrir des monuments culturels et des vues spectaculaires est frustré ; avec peu de détails pour nous tenir en alerte, notre sens critique s'affaiblit. Dans ce lent déplacement, une réceptivité proche du Zen nous submerge, il est devient parfois difficile de rester éveillé. Pour les personnes accoutumées à la fluidité de l'autoroute suraménagé, et il devient parfois difficile de rester éveillé. Pour les personnes accoutumées à la fluidité de l'autoroute sur-aménagée, il faut s'habituer à ces chemins de campagne. Le panorama change aussi lentement et imperceptiblement que passent les heures. Au lieu de se concentrer sur la surface sablonneuse de la route, nous commençons à apprécier la belle monotonie du panorama. La route descend un peu pour traverser le lit à sec d'un ruisseau, prend un virage abrupt avant de poursuivre tout droit, sans que la vue ne change: ciel bleu et pâtures fauves, soleil éblouissant.

    Au bout d'une demi-heure environ, le manque d'information et de conseils, que l'autoroute moderne fournit en quantité, finit par nous inquiéter. Où se trouvent les panneaux des lieux d'origine et de destination ? [...] Sur une autoroute très fréquentée, un panneau indiquant "Chicago, 854 km" nous donne une idée de la distance et du temps, pimentant momentanément ce qui serait sans cela un après-midi ennuyeux derrière le volant. Mais dans les Grandes Plaines, nous pouvons au mieux espérer un écriteau en bois défraîchi sur lequel est inscrit "Coy City, 43 km". Nous n'atteindrons jamais Coy City: il est fort probable qu'elle n'existe plus.
    [...]
    Tous les deux ou trois kilomètres se dresse un haut portail auquel on a suspendu le crâne d'une vache ou un fer de marquage, une pancarte de propriété privée et une indication d'adhésion à une quelconque association d'éleveurs de bétail. Un chemin rarement emprunté, encore plus étroit et ne menant nulle part porte un panneau listant une douzaine de noms de ranches dont la localisation renvoie à la grille, comme "Ranch Fergusson, 3 km N, 5 km O" [...] Seuls signes d'une présence humaine: l'énorme boîte aux lettres, le réceptacle à journaux, parfois un petit abri où les enfants attendent le bus scolaire et peut-être une rampe de chargement blanchie à la chaux." (pp.40-41)

    "Dans les Grandes Plaines en revanche, les routes, même les plus petites, décrivent pour la plupart des lignes parfaitement droites sans aucun détour tactique, soit parce qu'elles ont été tracées avant la construction des maisons soit parce que l'absence de toute topographie accidentée leur permet de suivre la grille. Les maisons quant à elles se trouvaient assez loin de la route, souvent cachées au milieu des granges et des arbres dans la mesure où les familles préféraient les placer au centre de vastes parcelles. Depuis les airs, on note une certaine solennité dans la disposition générale, malgré la grande simplicité des maisons : la route garde ses distances. [...]
    Les signes d'une frontière distincte entre espace privé et espace public font eux aussi partie de la scène: la clôture de barbelés servant à écarter aussi bien les intrus que le bétail errant, les panneaux "défense d'entrer", au message sans équivoque. Ils nous rappellent un sentiment que nous connaissons tous, d'une manière ou d'une autre: le besoin vif et incontesté d'intimité qui anime tout occupant ou propriétaire d'un bien foncier, ainsi que la méfiance ressentie par de nombreux propriétaires terriens, aussi modeste que soit leur patrimoine, envers la rue ou la route et son public mobile, imprévisible. Dans le Vieux Sud, le statut social de la famille se devinait à la longue allée reliant la route à la maison quasi invisible. En Angleterre, comme sans doute aux Etats-Unis, il est plus élégant d'avoir une adresse indiquant un lieu, un domaine ("The Laurels", "Bleak House", Norland", "Barton Park", etc.) plutôt qu'un nom de rue ou, pire encore, un numéro. Les banlieues chics telles que River Oaks à Houston ont reproduit de nombreuses caractéristiques de la route de campagne traditionnelle dans le but de décourager les étrangers: l'absence de trottoirs, les interdictions de stationnement et de circulation, les rues en lacets dénuées de nom et bien entendu la distance entre route et maison. On peut dénigrer le snobisme de ces stratagèmes, mais dans l'Amérique rurale ils ont une tout autre signification: une volonté d'intimité et d'autonomie ainsi qu'une forte croyance dans le caractère sacré du foyer.

    Avec le déclin de la ferme familiale autonome et l'implication croissante de chaque exploitation agricole dans les ressources extérieures, les contacts et les marchés, la route de campagne semble rétrospectivement s'être parfaitement fondue dans le paysage, tout aussi attrayante, tout aussi menacée de disparition, que les structures et les espaces qui s'y trouvent. Quel genre de route allait bien pouvoir la remplacer ?" (pp.45-46)

    "Pourquoi voyons-nous autant de matériel agricole abandonné ? Il ne s'agit pas d'un signe de pauvreté ou d'échec. Roulez le long de n'importe quelle étendue prospère, intensément cultivées des Grandes Plaines, avec ses larges autoroutes blanches flanquées de champs vert vif, ses fossés d'irrigation où se déverse l'eau, ses silos immaculés aussi baux qu'une œuvre d'art, ses villages entourés d'arbres. Passez ensuite devant une ferme bien soignée ou dans une rue résidentielle paisible de ce qui fut autrefois une ville ferroviaire, vous croiserez alors un voire plusieurs hectares envahis de mauvaises herbes. Des tracteurs, moissonneuses, herses, charrues à disques et même des camionnettes et tractopelles semblent y avoir été jetés, sans parler des vieux réfrigérateurs, des piles d'énormes pneus et des rouleaux de fils barbelés. Ils n'ont pas été entassés, mais placés en rang accessibles ; ils sont rongés par la rouille et se détériorent dans l'herbe haute, et leurs couleurs vives d'autrefois sont devenues pâles et ternes. Si tous ces instruments coûteux ont été mis au rebut, pourquoi les conserve-t-on et pourquoi sont-ils inutiles ?

    Ils n'ont clairement rien en commun avec les ordures, le polystyrène, le verre et les objets domestiques cassés attendant d'être emportés à la décharge, mais ils ne paraissent pourtant pas avoir leur place au milieu d'un paysage aussi beau et riche. [...]
    Voici la seule chose que je peux présumer : ces outils ne sont plus adaptés aux conditions de travail actuelles. Ils ont perdu leur fonction, ne sont ni cassés ni usés, mais obsolètes. Il n'y a pas si longtemps, le travail et le matériel agricoles changeaient très peu d'une génération à l'autre. Charrues et chariots, harnais et outils manuels étaient standardisés et faits pour durer. Avec quelques outils (et quelques compétences) élémentaires, un homme pouvait débuter dans la vie, construire sa maison et cultiver un lopin de terre sans jamais en changer ni modifier sa manière de travailler. Ces objets acquirent ainsi une valeur aussi bien symbolique qu'utilitaire: faucille et marteau, hache, fléau, charrue restaient constamment reconnaissables et utiles. Les jeter revenait à rompre avec une tradition commune.
    [...] On peut les utiliser de manière temporaires ou en récupérer les pièces. [...]
    L'agriculture, nous a-t-on souvent répété, relève d'un mode de vie conservateur ; mais elle a tant évolué ces derniers siècles aux Etats-Unis qu'il ne sert à rien de chercher des traces du paysage agricole préindustriel, surtout dans les Hautes Plaines si changeantes." (pp.47-48)

    "L'impact de l'automobile, presque aussitôt ressenti dans les grandes métropoles et dans l'Est plus densément peuplé, ne devint visible dans l'Ouest qu'à partir des années 1920. Parmi les gens qui, à cette époque, achetaient des voitures moins pour le prestige que pour satisfaire des besoins domestiques, les agriculteurs et les médecins furent parmi les premiers. Les médecins dépendaient de l'automobile en cas d'urgence et pour emprunter les routes de campagne par mauvais temps. Quant aux agriculteurs, ils lui trouvaient de nombreuses utilités. Depuis longtemps familiers des moteurs à vapeur autopropulsés permettant de labourer, de battre et de moudre le grain, ils apprirent rapidement à modifier la Ford Modèle T -peu chère et facile à entretenir- afin d'obtenir la puissance nécessaire pour scier du bois, creuser des trous pour les poteaux, baratter, laver les vêtements. La voiture transformée, ancêtre du pick-up actuel, était également une source de plaisir [...] pour profiter des attractions des villes les plus proches et partir en vacances.

    Néanmoins, il semble probable que c'est le camion et non la voiture qui transforma les routes des Grandes Plaines et leur attribua un nouveau rôle. Les agriculteurs et les éleveurs qui devaient livrer de lourds chargements aussi rapidement que possible au point d'expédition apprirent à compter sur les camionneurs. Ils en dépendaient encore plus pour la livraison de carburant, de fourrage et pour la prestation de services. La ferme renonça ainsi peu à peu à une partie de son autonomie et en vint à considérer la route située de l'autre côté de la barrière comme un lien essentiel au monde du travail et des marchés. Peu d'entre nous se souviennent encore de ces années à l'époque de la Première Guerre mondiale quand les routes de tout le pays furent changées et reconstruites. [...] Les poids lourds, qui allaient beaucoup plus vite que n'importe quel chariot tiré par des chevaux, endommageaient le macadam, faisant voler en éclats les pierres de sa surface. Dans le temps, le remède aurait été simple: bannir les camions ou réduire leur vitesse. Mais à l'aube du 20e siècle, les Etats-Unis, peu disposés à contrôler quelque chose d'aussi désirable et porteur de progrès, de si américain (au meilleur sens du terme) que la vitesse, s'employèrent à grands frais, avec complaisance et force vantardise à goudronner les routes les unes après les autres. Parmi les autres ajustements destinés à l'automobile, on compte les virages relevés, l'augmentation du rayon des virages, la pose de surfaces antidérapantes et le contournement de pentes escarpées. Si l'on est attentif, on peut encore apercevoir les vestiges de routes et d'autoroutes utilisées autrefois, aujourd'hui recouverts par l'herbe et abandonnées pour laisser place à de nouvelles normes routières : un espace conçu pour permettre une circulation fluide, rapide et ininterrompue, conformément aux critères ayant inspiré le nouvel agencement prétendument scientifique des usines." (pp.51-52)

    "La route l'emporta dès que la préservation de la vie privée et la limitation des accès devinrent l'un des critères d'une autoroute réussie. Comment maintenir un flot ininterrompu et rapide de conducteurs entrant et sortant des commerces adjacents ou quittant une allée en marche arrière, si l'autoroute est jalonnée de panneaux d'avertissement et de clôtures de fils barbelés visant à protéger les fermes environnantes contre les intrus et les visiteurs indésirables ? Sans parler des voitures en stationnement. De fait, c'est au début des années 1930 que les entreprises du strip [zone longeant une route passante et constituée d'une multitude de commerces] commencèrent à proliférer à la périphérie des grandes comme des petites villes et qu'habitations et mobiles homes à bas prix, seuls ou regroupés en "lotissements", s'intégrèrent au paysage autoroutier. Chaque type de bâtiment semblait attiré par la route -moins pour des raisons commerciales que pour faciliter l'accès au lieu de travail. Dans les Grandes Plaines, c'est la prospère résidence de plain-pied, flambant neuve et aspirant à l'horizontalité de la prairie, qui représentait ce phénomène : avec sa pépinière sur la pelouse immaculée et son nouveau pick-up dans l'allée bétonnée. Tout autour s'étendait l'immense champ de blé, source de richesse qui avait rendu la maison possible. La vieille ferme ou le bâtiment principal du ranch se trouvait quelque part à l'horizon, reconnaissable à sa ceinture protectrice arborée, son silo et peut-être les ruines d'un moulin à vent. L'emplacement central traditionnel de la ferme avec ses corrals, granges et abris semble le plus souvent avoir été abandonné dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. De même, un champ de blé d'un demi-hectare jouxtant l'autoroute était transformé en un fragment de banlieue. [...] L'autoroute menait au supermarché, au drive-in de fruits de mer et même parfois au Country Club, mais en réalité (du moins selon les ingénieurs civils réfléchissant en termes de transport routier interrégional) elle était destinée aux semi-remorques filant à toute vitesse vers un parc d'engraissement, une rangée de magnifiques silos ou une quelconque plate-forme logistique régionale.
    La ville régla le problème à sa manière. En pleine campagne, la voie de desserte constituait une solution et la rocade une autre, mais rien ne valait l'Interstate [autoroute inter-Etats]: axe principal idéal, elle bénéficiait d'un accès limité, de ses propres barrières, de son propre paysage entièrement artificiel. Son détachement quasi total vis-à-vis du monde ordinaire illustrait parfaitement l'arrogance de la voie rapide moderne "scientifique" dédiée à un flot à la fois régulier et ininterrompu. Je considère pour ma part qu'emprunter l'Interstate, surtout dans la région des Grandes Plaines, est une expérience exaltante." (pp.53-54)

    "Largement abandonnés par le fret et contournées par les camions, ces villes ferroviaires sont traversées par une voie rapide bordée de drive-in miteux, de concessionnaires de voitures d'occasion et d'une poignée de petits motels en faillite. Main Street, à angle droit des rails, arbore encore ses arcades, mais trois de ses magasins sont vides, le cinéma a fermé ses portes et l'une des banques a été convertie en réside pour personnes âgées. [...]
    L'argent provient des aides sociales, des pensions de retraite des cheminots, d'emplois dans la grande ville voisine ou d'emplois de service dans le village, tout comme de la location des fermes et des champs que les hommes sont trop vieux pour entretenir eux-mêmes. De l'autre côté des rails, dans les rues non goudronnées et sans arbres, sont situées les habitations [des derniers arrivants] des familles hispano-américaines, mexicaines ou noires. [...]
    La ville se meurt. Le marché de l'emploi ne se renouvelle pas et l'âge moyen est de 35 ans. Un train de marchandises s'arrête une fois par mois." (pp.54-55)

    "
    (pp.56-57)

    "Le strip représente aujourd'hui une des spécificités bien établie du paysage des Etats-Unis. [...] Le succès et la pérennité du strip ne tiennent pas seulement à la rapidité du service, du grand nombre de places de stationnement ou encore de ses publicités flamboyantes, mais également au passage fréquent des véhicules de livraison et d'entretien permettant l'approvisionnement de tout le nécessaire -de l'essence aux paquets de chips- et proposant dépannage et services divers.
    Le camion et la fourgonnette représentent désormais une bénédiction à bien des égards pour l'établissement typique du strip, qui n'a pas à être équipé d'entrepôts onéreux, n'a besoin ni de stocks trop conséquents ni de main d'œuvre qualifiée et peut s'en sortir avec un minimum de capital -à condition de payer ses factures en cours. Avec l'avènement des franchises il y a une dizaine d'années, le strip a de moins en moins de responsabilité. La nourriture servie a commencé à arriver par camion, à la surprise des serveurs comme à celle des clients. [...]
    La métamorphose de la désuète Main Street était amorcée. Le restaurant, l'unique hôtel en difficulté financière, l'épicerie transformée en supermarché, le magasin discount, le centre médical et dentaire et même l'hôpital du comté entreprirent soit de réaménager leurs locaux, soit de s'implanter ailleurs. Le but était tout d'abord de proposer un accès aisé et accueillant aux automobilistes, un grand nombre de places de parking, puis de faciliter le chargement et le déchargement de camions (ou d'ambulances, le cas échéant), et enfin d'éliminer tout espace de stockage superflu. Les promoteurs locaux allèrent encore plus loin. Sur des parcelles vacantes situées près de l'autoroute ou de l'échangeur, ils érigèrent des bâtiments de plain-pied préfabriqués, si impersonnels, si souples dans leur agencement, si spacieux qu'ils pouvaient servir de bureaux, de points de vente, de cafés ou de salles de classe pour le centre universitaire [...] en projet. De plus, afin de servir et d'approvisionner ces nouveaux occupants, une multitude de services mobiles (dont un grand nombre de franchises) vit le jour ; leur origine n'était pas toujours locale, certains provenaient parfois d'une ville de la région, située à plusieurs kilomètres de là [...] Ils fournissaient le linge, assuraient l'entretien du matériel de bureau, collectaient et distribuaient les colis, servaient cafés et repas chauds, changeaient les plantes d'ornement, nettoyaient la moquette et remplaçaient le gazon [...] La quasi-totalité des maisons en vint à dépendre du fournisseur ambulant au volant de sa fourgonnette ou de son pick-up pour tondre la pelouse, réparer la télévision, promener le chien, livrer la pizza et la cassette du vidéo-club. Même les foyers les plus improbables devinrent clients. Les personnes trop âgées, trop pauvres ou trop éloignées du centre-ville pour participer à la vie de la commune recevaient la visite régulière d'organisme de protection sociale, publics ou privés, en ambulance ou véhicule utilitaire. Seuls échappaient à ces services les vieilles familles de notables, à l'abri dans leurs ranches et leurs fermes, ainsi que les vagabonds et les sans-logis." (pp.58-59)

    "L'automobile a envahi toute la ville. Des voies de service coupent le trottoir, les voitures garées empêchent de traverser la rue et la vue de tous ces véhicules nous fait penser à une infestation de scarabées. Ils encerclent même le palais de justice, cet élégant bâtiment classique qui dominait autrefois la ville.
    Au bon vieux temps, le trafic était confiné à deux flux prévisibles: celui du trajet matinal pour se rendre au travail, après quoi la voiture stationnait jusqu'à dix-sept heures, heure à laquelle le flux s'inversait et tout le monde rentrait chez soi, laissant les rues désertes. Désormais, les lycéens prennent le volant pour se rendre à l'école et déjeuner au fast-food. Le samedi soir, leur voiture -d'occasion ou d'époque, en bon ou en mauvais état- leur sert à nouer des liens sociaux et à échanger des idées, par le truchement de la radio à plein volume et des autocollants sur la carrosserie.
    Dans les quartiers résidentiels plus riches et plus beaux, les habitants veillent à mettre leur véhicule au garage ; après le coucher du soleil, les rues sont vides, comme dans le temps. Mais dans les quartiers ouvriers et défavorisés, les voitures -ou plutôt les épaves de voitures- occupent chaque voie de service. De jeunes hommes en tee-shirt les réparent sous l'œil des badauds, la radio allumée toute la soirée." (p.60)
    -John Brinckerhoff Jackson, Habiter l'Ouest, avec les photographies de Peter Brown, Éditions Wildprojct, 2016 (écrit en 1989), 87 pages.

    "Selon John Brinckerhoff Jackson, les manières d'habiter les Hautes Plaines sont davantage fondées sur des principes de déplacement et de succession que sur des logiques de fixation et de perpétuation. Elles engendrent une géographie ouverte au passage, et dénuée d'un fort sentiment de territorialité."
    -Jordi Ballesta, Épilogue à John Brinckerhoff Jackson, Habiter l'Ouest, avec les photographies de Peter Brown, Éditions Wildprojct, 2016 (écrit en 1989), 87 pages, p.72.

    Hodologie: "Science ou étude des routes et des voyages, et par extension l'étude des rues, des autoroutes, des pistes et des sentiers, de leur réalisation, de la manière dont ils sont utilisés, des lieux vers lesquels ils mènent." -John Brinckerhoff Jackson, The Necessity for Ruins and other Topics et Discovering the Vernacular Landscape, Amherst, University of Massachusetts Press, 1980, p.191.

    Sense of place: "conscience vive d'un environnement familier, [lié] à une répétition rituelle et à un sens de la camaraderie fondé sur des expériences partagées." -John Brinckerhoff Jackson, The Necessity for Ruins and other Topics et Discovering the Vernacular Landscape, Amherst, University of Massachusetts Press, 1980, p.159.




    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 19 Mai - 22:19