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    Franck Salaün, Hume. L’identité personnelle

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Franck Salaün, Hume. L’identité personnelle Empty Franck Salaün, Hume. L’identité personnelle

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Sep - 21:08



    "La question de l’identité personnelle concerne la possibilité d’attribuer à un être humain, qui change à travers le temps, un type de permanence tel qu’on puisse dire, en fonction de deux moments distincts, qu’il s’agit d’une seule et même personne. Cette question se pose pour l’individu lui-même. D’où lui vient l’idée d’être un moi, d’avoir une identité personnelle ? De son expérience propre ou de la connaissance du monde extérieur ?

    La question de l’identité personnelle est tenue par bien des penseurs comme l’une des plus fondamentales, mais sa clarification se heurte à divers obstacles. Est-ce parce que j’ai conscience de l’existence des autres que je peux en inférer ma propre existence individuelle ? Est-ce parce que j’ai la certitude que les autres sont des individus que je peux affirmer ma propre existence en tant que personne ? Est-ce, au contraire, parce que j’ai conscience d’être un moi que je peux en inférer que les autres ont aussi une identité ? Qu’est-ce qui nous pousse à postuler en eux une identité ?

    Un tel passage, qui dans notre expérience s’effectue très facilement, est pourtant tout à fait énigmatique. Que l’on prenne le problème dans un sens ou dans l’autre, les mêmes difficultés ressortent. J’ai une identité personnelle, donc les autres ont une identité personnelle ; les autres sont identifiables, donc je le suis. Plus radicalement : que signifie pour un homme être semblable à soi-même ? Qu’est-ce qui est le même ?

    Il est bien sûr possible de rechercher la source ailleurs, dans le fonctionnement même du monde social. L’identité correspond dans ce cas à l’attribution d’une place dans un ensemble, d’un nom, de droits, etc. Cela revient à dire que le moi n’est pas une réalité indépendante, mais un effet de l’organisation du monde social. Or cette réponse élude le problème de l’expérience de l’individu en tant qu’individu.

    La thèse traditionnelle associe identité de la personne et âme. Que vaut cette théorie pluriséculaire, sans cesse renaissante et sans cesse contestée, qui fonde la prétendue évidence du moi sur l’existence d’une substance, ou âme, le plus souvent définie comme immatérielle ?"

    "Critères susceptibles de définir l’identité personnelle - pour l’âge classique, on pensera à l’affirmation du sujet pensant chez Descartes, et suivant une orientation concurrente, au critère de la mémoire chez Locke conduisant aux célèbres paradoxes exposés dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain."

    " [Si Hume] paraît, au plan théorique, rejeter la notion d’identité personnelle, il lui reconnaît néanmoins une certaine validité dans le système des passions, ce qui est peut-être l’essentiel puisque sa philosophie place l’expérience sociale au premier plan. D’aucuns sont dès lors tentés de parler de contradiction entre deux théories du moi incompatibles. Cette double approche mérite d’être examinée de plus près. Peut-on surmonter ces contradictions à l’intérieur du système de Hume, ou la question de l’identité personnelle est-elle aporétique dans sa philosophie ?"

    "Il est de tradition de renvoyer qui veut connaître la position de Hume sur l’identité personnelle au premier livre du Traité de la nature humaine et, plus précisément, à la sixième section de la quatrième partie (« De l’identité personnelle »). On peut s’interroger sur cette tradition. Une telle question ne se trouve-t-elle traitée que là où elle est explicitement annoncée ? De plus, d’autres facteurs remettent ce choix en question.

    En effet, Hume a lui-même avoué son désarroi devant cette section dans un Appendice publié avec le livre III du Traité en 1740. On sait qu’il souhaitait, pour ce qui est des éditions ultérieures, voir insérer les corrections fournies par cet Appendice dans le corps même du Traité. Notre gêne est encore renforcée par le fait que Hume a finalement désavoué le Traité dans l’Avertissement écrit pour l’édition définitive de ses œuvres, demandant à ses futurs lecteurs de considérer l’édition de ses Essais et traités sur différents sujets (1775) comme contenant l’expression la plus satisfaisante de sa philosophie. Il semble impossible de ne pas en tenir compte. Mais de quelle façon en tenir compte ? Comment faut-il alors interpréter la section consacrée à l’identité personnelle et l’Appendice de 1740 ? Faut-il s’en tenir à ce qui se présente comme un aveu d’échec, ou doit-on chercher la réponse de Hume suivant une autre voie ? Quelle serait la lecture humienne de ces embarras ?

    Cette autre lecture du Traité ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur les difficultés rencontrées par Hume dans l’expression de sa pensée. En tenant compte de son travail d’écriture et de réécriture, on peut espérer entrer dans la chaîne de raisonnement, identifier les éventuelles ruptures et voir dans quelle mesure les apparentes contradictions s’en trouvent surmontées.

    En admettant - ce dont nous doutons - que le livre I du Traité fournisse bien le dernier mot de Hume sur le problème de l’identité personnelle, comment être sûr d’en faire une lecture conforme aux intentions de son auteur ? Par ailleurs, il est nécessaire - ne serait-ce que par acquit de conscience - de vérifier que les autres livres du Traité, en particulier le livre II, consacré aux passions, et les autres œuvres de Hume n’apportent pas une réponse d’un autre type, en posant le problème sous des angles différents.

    Il est donc nécessaire de procéder par étapes, allant d’une lecture critique de la célèbre sixième section et des ajouts qui y correspondent, jusqu’à la décomposition de l’individu moral opérée par les livres II et III, puis par l’Enquête sur les principes de la morale (1751)."

    "Ce sentiment d’insatisfaction et cet étrange repentir philosophique méritent d’être interrogés, d’autant que ses prédécesseurs dans la carrière ne nous ont pas accoutumés à de tels scrupules."

    "Dans le Traité de la nature humaine, ou Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux (1739), le jeune Hume examine la question de l’identité personnelle d’une façon révolutionnaire qui n’a pas fini d’intriguer. En effet, conformément au principe empiriste qui guide sa réflexion, il s’interdit tout recours aux abstractions reçues par la tradition et se voit dans l’obligation de redéfinir les principaux problèmes et la façon de les aborder. Dès la première section du livre I, Hume pose comme premier principe de la « science de la nature » qu’il inaugure, que « toutes nos idées simples proviennent, d’une manière soit médiate, soit immédiate, des impressions qui leur correspondent » (TI, I, 1, p. 47).

    La question apparaît donc dans sa radicalité : qu’est-ce qui permet de dire qu’un individu est le même, que quelque chose en lui se maintient que nous nommons son moi ? Y a-t-il des expériences, des observations susceptibles d’en apporter la preuve ?

    Au lieu d’une démonstration et de la mise en forme d’une solution argumentée, le lecteur assiste au spectacle des hésitations du penseur devant la multiplication des questions."

    "Nous avons du mal à penser autrement que suivant le modèle de la substance. Or pour Hume, la définition du sujet pensant sur le modèle de celle admise par Descartes est dogmatique et illusoire, car aucune expérience n’est en mesure de la fonder. Notre expérience nous permet de remonter vers des impressions, mais, quoi qu’en disent les cartésiens, il est impossible d’exhiber une « substance pensante »."

    "Y a-t-il plus dans cette idée d’identité personnelle que dans celle d’existence dont Hume explique qu’elle « n’est pas tirée d’une impression particulière » (TI, II, 6, p. 123) ? Il y a forcément plus, sans quoi la dimension individuelle s’évanouirait et le moi perdrait toute signification. Il resterait inconsistant, évanescent, limité aux perceptions qu’il est censé unifier, toujours instantané et individuel. On ne saurait rien de la personne en tant que telle, à supposer que cette notion ait une signification."

    "Certaines réponses sont illusoires et doivent, par conséquent, être exclues. C’est le cas, selon Hume, des idées innées (TI,I, 1, p. 47), mais aussi de la théorie de la mémoire développée par Locke. En effet, une collection de souvenirs ne réalise pas d’elle-même un individu. La connexion n’est pas expliquée par la mémoire (TI, IV, 6, p. 354)."

    "Apparemment, dans la réécriture qui conduit du Traité à l’Enquête, la question de l’identité personnelle s’est évanouie. Si la question de la manière l’emporte, est-ce à dire que Hume n’a pas trouvé de forme adéquate et a finalement renoncé à réécrire cette partie ? La forme et le fond y sont peut-être indissociables. Par ailleurs, Hume modifiera aussi le texte de l’Enquête sur l’entendement humain, allant jusqu’à décider d’importantes suppressions pour l’édition « définitive ». Ces corrections obéissent-elles a un principe directeur ou sont-elles effectuées au cas par cas ? Quel statut accorder aux passages biffés ? Pourquoi et en quoi le texte revu a-t-il une plus grande perfection aux yeux de Hume ?"

    "Au fond, Hume nous explique que ce qu’il a écrit dans la section consacrée à l’identité personnelle (T I, IV, 6) - le problème philosophique le plus « abstrus » selon lui (T I, IV, 2, p. 272) - il ne pouvait pas le dire ainsi. Mais il faut comprendre aussi que même si cette forme avait été fidèle à sa pensée, laquelle a de plus évolué, cette partie n’avait pas vraiment d’utilité philosophique par rapport à ses objectifs et à ce que son public était susceptible de comprendre. À quoi bon accroître la confusion ?

    Ces deux aspects gagnent à être examinés ensemble. Le principe humien selon lequel une question n’est jamais purement théorique s’applique pleinement ici. Tout est toujours, de près ou de loin, action. Que gagne-t-on à poser ainsi la question ? Il faut garder à l’esprit la critique de la philosophie « abstruse ». On peut ainsi se demander si Hume ne juge pas rétrospectivement qu’il s’est laissé prendre à son tour aux pièges et aux habitudes intellectuelles de la philosophie de l’École.

    Mais que devient la question de l’identité personnelle une fois ces ensembles d’obstacles déployés ? Est-elle mise à l’écart après le livre I du Traité et l’Appendice de 1740 ? Faut-il en conclure qu’il s’agissait d’une question vide ou d’une énigme insurmontable ? Est-elle reprise dans d’autres passages, en particulier dans le livre II du Traité, et résolue dans la philosophie des passions comme une dimension de l’existence morale ? Cela reviendrait à dire que les hommes construisent des fictions qui les aident à vivre et que, comme les autres fictions, la fiction de l’identité personnelle leur procure un certain nombre d’avantages."

    "Aux yeux de Hume tout est à reprendre. Un constat, exprimé à diverses reprises, détermine la méthode et le ton du Traité et de l’Enquête : l’ancienne façon de faire de la métaphysique est discréditée, les philosophes se sont coupés de la réalité et du public par des raisonnements obscurs et par une forme de complaisance manifeste dans la multiplication des vaines disputes. C’est pour cette raison que le terme « métaphysique » est pris pour synonyme de « vide ». L’un des enjeux de l’entreprise est donc bien pour la philosophie de reconquérir sa légitimité."
    -Franck Salaün, Hume. L’identité personnelle, PUF, 2015.

    -David Hume, A Treatise of Human Nature, éd. de L. A. Selby-Bigge (1880), 2e édition, revue par P. H. Nidditch, Oxford University Press, 1978, p. 633 (« à revoir d’une manière plus rigoureuse la section sur l’identité personnelle, je me trouve engagé dans un tel labyrinthe que, je dois l’avouer, je ne sais ni comment corriger mes premières opinions, ni comment les rendre cohérentes », T, Appendice, p.382, je souligne).

    Voir Locke, Essai, chapitre XXVII.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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