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    Lucien Febvre, L’Histoire dans le monde en ruines

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Lucien Febvre, L’Histoire dans le monde en ruines Empty Lucien Febvre, L’Histoire dans le monde en ruines

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 9 Déc - 16:59

    https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Histoire_dans_le_monde_en_ruines

    " [Section III): S’il est une question qui a tout spécialement attiré, et de façon heureuse et puissante, l’attention des théoriciens du matérialisme historique — c’est celle de la genèse de notre société moderne. J’entends, de notre société moderne considérée comme société bourgeoise.

    Relisons, dans la traduction de Ch. Andler, les pages du Manifeste Communiste, les pages bien connues dans lesquelles, avec une vigueur, une force, une puissance d’enchaînement et de déduction vraiment remarquables, Karl Marx et Engels formulent ce qui est pour eux la grande loi de l’Histoire Moderne. Puis, arrachons-nous au prestige d’une généralisation si vigoureuse et si ordonnée. Prenons ces pages pressantes non comme type de démonstration, mais comme objet de discussion. Prenons-les, si vous voulez, corps à corps, membre par membre : quelle belle occasion, en vérité, de confronter nos méthodes d’analyse avec ces procédés de synthèse ambitieux, ou plutôt, avec cette réduction à l’unité vraiment un peu rude ?

    Cette confrontation, ce sera tout l’objet de notre travail de cette année. Réduisant le champ de notre expérience ; ne sortant point des limites d’un seul pays, d’un seul domaine de civilisation : la France ; appliquant notre effort uniquement à la première moitié d’un siècle par lui-même aussi riche que touffu, le XVIe — cette classe bourgeoise dont on nous parle, nous allons essayer d’abord de la décrire, de la caractériser, de la décomposer en ses divers éléments, de nous la représenter non pas in abstracto, mais telle qu’elle était, en chair et en os, vivante et agissante, à la date et dans le pays que nous étudions. Car, lorsqu’on parle des progrès de la bourgeoisie à l’époque moderne ; lorsqu’on trace cette courbe harmonieuse que nous suivions tout à l’heure à travers les paragraphes successifs du Manifeste et qui, partant de la fin du Moyen-Age, de ce XVe siècle témoin, nous dit-on, des premiers progrès réels de la bourgeoisie, aboutit d’une part à la Révolution de 89, c’est-à-dire à la prise de possession par la classe bourgeoise du pouvoir politique — et de l’autre à la Révolution du machinisme, c’est-à-dire à son installation définitive au pouvoir économique source de tous les autres — n’est-on point tenté, quoi qu’on en ait, de donner à toutes ces bourgeoisies dont on décrit la filiation et l’engendrement successif, des caractères de constance, de similitude et d’immutabilité qu’une étude attentive des faits ne permet point de constater nettement ? Quels sont, à travers cette évolution, les facteurs communs, quels les facteurs variables ? Pourquoi les uns persistent-ils ? Pourquoi, comment et à quelle date, sous l’empire de quelles causes les autres disparaissent-ils ou se transforment-ils ?

    Premier effort d’analyse, qui nous amène aussitôt à en tenter un second. Le matérialisme économique proclame, sans réserves ni réticences : Les classes sont économiques ; elles résultent de l’économie. Mais en résultent-elles directement, mécaniquement, immédiatement ? La classe ne résulte-t-elle pas, au contraire, de la prise de conscience collective par tous ses membres d’un certain nombre d’idées, de désirs, de sentiments, de manières d’être intellectuelles et morales qui constituent une conscience de classe ? Mais ces idées alors, ces sentiments, ces façons d’être, quelles sont-elles et d’où viennent-elles ? Sont-elles le produit direct des conditions économiques ? Reconnaissent-elles d’autres origines ? N’y a-t-il point lieu de distinguer dans leur ensemble la part de l’imitation, celle de l’héritage, celle de la déformation plus ou moins involontaire ?

    Ces idées à leur tour, comment agissent-elles, enfin, et que produisent-elles — quelle est leur influence sur la politique, la religion, la littérature, la morale, l’art des différentes classes ? Peut-on déterminer un apport politique, artistique, religieux de la bourgeoisie par opposition à un apport de la noblesse, ou du clergé, ou du prolétariat ? Plus précisément, puisque dans mon champ de cette année, je rencontre à la fois la Réforme, la Renaissance, les guerres de François Ier et d’Henri II contre Charles-Quint — qu’y a-t-il dans la Réforme, qu’y a-t-il dans la Renaissance de spécifiquement bourgeois, de spécifiquement noble ? Dans les vastes groupements d’idées et de sentiments que désignent ces noms illustres, est-il possible de faire sa part à l’esprit de classe, de délimiter des frontières, mais de dégager aussi ce qui appartient à la plus haute, à la plus libre vie de l’esprit — de l’esprit affranchi de la tyrannie pesante des forces économiques, des forces matérielles, des forces inconscientes ? Quel est, en d’autres termes, dans la France du XVIe siècle, le rôle exact joué par les classes, la place tenue par elles en face de celle qu’occupent les grandes et hautes individualités dont l’action apparaît plus ou moins libérée des servitudes et des contraintes économiques et collectives ? Et ces individus eux-mêmes, dans quelle mesure reflètent-ils la pensée des grands groupements d’ensemble dont ils peuvent apparaître tantôt comme les représentants, tantôt comme les adversaires ? Il n’est pas de problème plus intéressant je ne dis pas à résoudre : nos ambitions doivent savoir attendre — mais du moins à poser."
    -Lucien Febvre, "L’Histoire dans le monde en ruines", Revue de synthèse historique, t. 30, 1920.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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