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    Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19724
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse Empty Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 23 Fév - 18:36



    "Parce qu’il vit dans un état qui ne le satisfait pas, tout être humain est sans cesse
    poussé à chercher autre chose, que ce soit le soleil aux Baléares, une fille en discothèque,
    Dieu au monastère, l’oubli dans l’alcool, l’argent à la Bourse, l’admiration chez les autres
    ou midi à quatorze heures. Et cette recherche n’a pas de fin et ne pourrait finir que si
    l’Infini et l’Éternel étaient trouvés. C’est une constatation toute simple et que tout le
    monde peut faire: ce à quoi j’aspire au plus profond de moi n’a pas de limites. Je ne
    cesserais de n’avoir pas de cesse, je ne serais pleinement heureux, pleinement satisfait
    que si je pouvais atteindre l'Illimité. Sinon, il me faut toujours plus. Chacun trouvera ses
    propres exemples. Quelqu’un gagne dix mille francs par mois et a l’impression de
    manquer d’argent. Il change de situation, son salaire passe d’un coup a douze mille francs
    et tout est merveilleux. Mais au bout d’un an il se sent à l’étroit et pense : « Ce qu’il me
    faudrait, mais alors là tout irait bien, c’est quinze mille. » Et indéfiniment. C’est la
    concurrence, c’est la politique, ce sont les lois stupides, ce sont les Américains, les Juifs,
    les socialistes, les patrons ou les syndicats, il y a toujours quelqu’un qui l’empêche de
    gagner ce dont il aurait vraiment besoin pour être heureux et il sent qu’il est limité, qu’il
    ne peut pas aller plus loin. Celui qui gagne deux millions par mois en veut trois. Vous ne
    me croyez pas ? Parce que vous ne gagnez que dix mille francs et que douze mille vous
    apparaissent aujourd’hui comme un rêve merveilleux et dire qu’il y en a qui se font ça
    tous les mois! Mais existe­t­il une personne payée dix mille francs à qui deux mille de
    plus paraîtraient inutiles et qui ne les demanderait pas si cela ne dépendait que d’elle,
    donc qui serait « encore plus heureuse » si elle les gagnait ? L’auteur qui n’a jamais été
    édité souhaite seulement être imprimé. Ah! paraître en librairie ! Mais si le miracle veut
    qu’il tire à dix mille, il ne se console pas de faire tellement moins que Kessel ou Daninos.
    Et si Le Figaro littéraire et Le Courrier de l’Ouest parlent de son livre, il se sentira mis
    en question parce que Le Monde et Le Méridional n’en ont rien dit. L’acteur qui ne joue
    nulle part désire seulement avoir des petits rôles. Le succès vient et le premier autographe
    qu’on lui demande lui donne enfin la consécration. Mais si le succès tourne à la célébrité,
    toute personne qui ne le reconnaît pas dans la rue est une menace pour lui. Et il en est
    ainsi dans tous les domaines, tous : nous voudrions avoir toujours plus, toujours plus de
    beauté, toujours plus d’art, toujours plus d’amour, plus de force, plus de santé, plus de
    connaissances, plus de gloire, plus d’expériences, être toujours plus puissant, plus habile,
    plus influent et plus admiré, toujours plus bronzée, plus souriante, plus séduisante et plus
    courtisée. Toujours plus aimé. Toujours plus heureux. Toujours plus, plus, plus.
    Il n’y a pas de limites aux désirs humains, donc pas de bonheur parfait. Disciple d’un
    maître ou non, engagé dans une voie de recherche de la vérité ou non, tout être humain
    quel qu’il soit, un moine, un athée, un criminel « odieux » ou une mère « admirable », un
    manœuvre sous­payé ou une vedette de cinéma ressent au plus profond de lui une
    souffrance, un refus de sa condition. Quelle condition? Celle d’être limité. Simplement.
    Tout être humain aspire à l’illimité (assim) ou à l’infini. Et cela se manifeste d’une façon
    également très simple: soit en prenant, en acquérant, première façon de nier ou de
    supprimer les limites, soit en détruisant, en tuant ce qui fait sentir ces limites. En tuant et
    en blessant véritablement dans le cas d’un criminel ou en tuant intérieurement,
    psychologiquement, en déniant le droit à être, désirs de meurtre qui sont plus ou moins
    reconnus ou refusés et refoulés. Cela s’observe déjà chez le petit enfant qui saisit,
    s’empare de tout ce qu’il peut atteindre et qui maltraite ce qui lui résiste. Cela s’observe
    encore chez le don Juan dont aucune femme ne comble le désir d’absolu.
    Par définition, l’homme est situé dans l’espace et dans le temps et il n’accepte ni l’un
    ni l’autre. Dans l’espace, c’est­à­dire dans la multiplicité. Dans le temps, c’est­à­dire dans
    le changement. Tout être humain dès sa conception, dès qu’un ovule et un spermatozoïde
    ont fusionné, se trouve devenu une individualité parmi beaucoup d’autres (ô combien !)
    coupé du Tout ou de la totalité, limité, défini, circonscrit, relatif, conditionné, ayant un
    début et allant vers une fin.
    À partir de la naissance, avec l’arrachement au sein maternel, l’enfant va de plus en
    plus s’éprouver comme un être distinct, isolé et soumis à l’écoulement du temps. Or, cela,
    personne n’en prend et n’en a jamais pris totalement son parti. Qu’il s’agisse d’un
    intellectuel ou d’un ignorant, d’un héros ou d’une brute, d’un Oriental ou d’un
    Occidental, d’un homme qui se considère comme engagé dans une ascèse ou d’un homme
    que toute allusion à la vie spirituelle fait rire, aucun être humain ne peut accepter de se
    trouver parfaitement heureux dans cette situation de séparation et de soumission au temps
    qui le condamne à vivre dans la menace. C’est l’analyse psychologique fondamentale du
    Bouddha : cette individualité, cet ego, ce sentiment de la dualité (du moi et du non­moi,
    du mien et du non­mien), la certitude d’être Monsieur, Madame ou Mademoiselle Untel
    (nom, prénom et qualités) ne peut produire que la souffrance. S'il y a nous et le reste de la
    création ou de la manifestation, cet autre que nous peut nous être favorable ou
    défavorable, peut nous agrandir ou, au contraire, nous nier ou nous détruire. Et c’est en
    effet comme cela que ça se termine toujours. Aucun corps humain n’a jamais eu le
    dernier mot.
    L’homme oscille entre le désir et son négatif, la peur: peur que la vie nous impose ce
    que nous ne voulons pas, peur que la vie nous refuse ce que nous voulons, peurs
    conscientes et peurs refoulées se manifestant sous des formes déguisées et mensongères.
    Le disciple qui vient trouver un maître vit dans ce monde de l’ego qui est celui de
    l’attachement à toutes sortes de facteurs extérieurs à lui dont dépendent aujourd’hui son
    bonheur ou son malheur.
    Mais il y a une issue et c’est pour cela qu’il existe des maîtres. Chaque homme n’est
    pas autre chose que l'Unique et l’Eternel, le brahman, même s’il l’ignore. C’est
    l’enseignement fondamental des Upanishads hindoues: « Tat tvam asi », « Tu es Cela ».
    Et, sans nous élever encore jusqu’à la considération du suprême Non­Manifesté, l'absolu
    sans aucune détermination possible, nous pouvons savoir, « réaliser » que tout ce qui
    existe (et change) dans l’immense univers est une manifestation ou une expression d’une
    même unique énergie infinie. La science contemporaine l’a confirmé mais c’était affirmé
    par les Écritures hindoues ou bouddhistes et par les sages depuis des milliers d’années.
    La comparaison la plus significative est celle de la vague et de l’océan. Chaque vague,
    si elle se conçoit elle­même en tant que vague, commence avec une naissance et finit avec
    une mort, lorsqu’au bout de sa course elle se brise sur le sable ou sur le rocher. Elle est
    née un certain jour à une certaine heure et meurt quelques minutes plus tard. Et elle est
    distincte de toutes les autres vagues qui la précèdent et la suivent. Si elle a conscience
    d’elle en tant que vague, si elle voit les autres vagues autour d’elle, elle ressent la double
    limite spatiale et temporelle de son existence et sait qu’elle va mourir en s’approchant de
    la plage. Et tout la menace : le bateau qui la fend, le ressac de la vague précédente. Mais
    si nous voulons bien considérer la vague comme une expression de l’eau, de l’océan
    infini et éternel, la mort de la vague n’est pas une mort et l’océan n’est ni augmenté ni
    diminué parce qu’une vague naît ou qu’une vague meurt. Une vague conçue seulement en
    tant que vague n’est rien, tellement petite, tellement éphémère. Mais si, tout à coup, la
    vague découvre, réalise qu’elle est l’océan (l’unique océan qui entoure tous les
    continents), la moindre petite vague de Saint­Raphaël ou de Trouville a le droit de dire : «
    J’arrose la côte du Kérala en Inde, j’entoure la statue de la Liberté à New York, je remplis
    le port de Papeete à Tahiti. » Et cette petite vague du mardi il août à 9 h 5 sait aussi
    qu’elle a porté le navire de Christophe Colomb, l’Armada et les galères de Louis XIV.
    Toutes les vagues sont différentes mais l’eau est partout et toujours la même. Et une
    vague qui sait ce qu’est l’eau sait ce qu’est l’océan et sait ce que sont les autres vagues.
    Le disciple, c’est la vague qui ne s’éprouve encore que comme une vague. Le sage, le
    libéré, le jivanmukta, c’est la vague qui sait de tout son être qu’elle est l’océan. Connaître
    brahman, c’est être brahman. Car la voix de la vérité ou de la Réalité, c’est­à­dire la
    vérité ou la Réalité s’exprimant par la voix des sages, proclame le retour du multiple à
    l’Un, le non­dualisme (advaïta) et le non­changement, la permanence ou l’Éternité, audelà du temps, non soumise à la transformation, à la naissance et à la mort. « Ek advaïtam
    brahman. » « Il n’y a qu’un brahman sans un second », « il n’y a pas place pour deux
    dans l’univers ». Il n’y a qu’un (métaphysiquement, l’Absolu ne doit même pas être
    considéré comme un, qui est déjà une détermination par opposition au multiple. Il est dit
    non duel.), tout le reste, toute la multiplicité n’est qu’apparence et ce Un est éternel,
    toujours le même, sans changement.
    « Je suis Cela », le sage, l’être pleinement éveillé a le droit de le dire et de dire : « Il
    n’y a que moi, tout est moi, tout est en moi, je suis en tout » et aussi « Je suis éternel,
    immortel, intemporellement, au­delà du changement ». (C’est le jeu sur la concordance
    des temps dans la parole du Christ: « Avant qu’Abraham fût, Je suis. ») Et l’être séparé,
    conditionné, vieillissant, dont la conscience est encore limitée à l’individualité ne peut
    pas s’empêcher de manifester la même prétention à être libéré de tous les
    conditionnements et de toutes les limitations. De toutes ses forces il voudrait pouvoir dire
    la même chose que le sage et, malgré son égoïsme, il rend témoignage à la vérité mais
    d’une façon caricaturale, inversée, comme un négatif photographique est inversé par
    rapport à une épreuve positive. Jeune ou vieux, riche ou pauvre, l’homme ou la femme se
    ressent comme une individualité parmi des millions et des milliards d’autres sur la
    planète et parmi les dizaines qui l’entourent. Il ou elle est soumis à ce que les bouddhistes
    nomment l’illusion de l’atman et les hindous l’illusion de l’ahamkar, et que tous
    appellent the ego lorsqu’ils parlent anglais... Mais l’être humain refuse le changement,
    refuse le vieillissement, refuse la mort, vit attaché au souvenir du passé. Il voudrait tant
    sentir, il voudrait tant faire comme si, il voudrait tant croire : « Je suis sans changement »,
    c’est­à­dire : Rien ne peut m’atteindre, rien ne peut me diminuer, rien ne peut me
    détruire, je ne risque rien, je vis au­delà de toute transformation, je suis dans une sécurité
    intérieure parfaite, je suis sans aucune menace possible contre ce « Je suis ». Mais tout
    vient le démentir. Lui­même veut sans cesse éprouver autre chose, donc cherche le
    changement, cause de sa peur, et vit dans l’instabilité intérieure la plus totale, basculant
    sans cesse de la joie à la souffrance, de l’espérance à la crainte, jamais parfaitement dans
    le présent.
    Et l’être humain voudrait que l’univers entier soit le prolongement ou la projection de
    lui­même, que tout soit lui, que chacun soit son alter ego, « un autre moi­même ». Il veut
    que tout soit à son image et qu’idéalement le monde réponde à son attente, c’est­à­dire
    que tous les autres fassent ce qu’il souhaite qu’ils fassent, lui donnent ce qu’il veut
    recevoir, le délivrent de ce dont il désire être débarrassé. Cet alter ego, miroir docile de
    ses rêves, il veut le trouver partout: le mari dans sa femme, la femme dans son époux, le
    père dans son fils, l’employé dans son patron. Chacun veut que l’autre soit et agisse d’une
    certaine façon qui corresponde à ses désirs, chacun veut que tout arrive en conformité
    absolue avec son ego : être le centre du monde et ne rencontrer en face de soi que le oui,
    le oui, toujours le oui. Alors que nous avons tout le temps à faire face au non. Et cela, le
    petit enfant l’apprend un jour, très vite, après le oui permanent de la mère au nourrisson.
    Nous voulons qu’un collègue nous sourie, il ne nous sourit pas. Nous voulons qu’une
    femme nous aime, elle ne nous aime pas. Nous voulons qu’un employeur nous donne une
    augmentation, il ne nous la donne pas. Et cela, profondément, nous ne l’acceptons pas.
    Nous ne donnons pas à l'autre la permission d’être lui­même, d’être différent, d’être
    comme nous un ego avec ses propres désirs et ses propres peurs.
    Cette attitude est caractéristique du petit enfant qui ne conçoit que ses besoins et leur
    satisfaction : moi seulement. La croissance normale de l’homme devrait être: moi
    seulement, puis : moi et les autres, puis : les autres et moi, et enfin : les autres seulement.
    L’enfant est fait pour recevoir, l’adulte pour donner. Mais, aujourd’hui, dans notre société
    contemporaine, combien d’enfants ont­ils la possibilité de devenir véritablement adultes ?
    De moins en moins. Et de plus en plus le monde est peuplé d’enfants à la fois gâtés,
    frustrés, révoltés et effrayés, qui refusent de devenir adultes, qui ne peuvent même pas
    imaginer ce que signifie être adulte et qui font n’importe quoi pour tenter d’échapper à
    leur peur et à leur sentiment d’abandon. Mais tout être humain aspire à la stabilité et à
    l’unité. Or l’unique énergie infinie qui anime tout l’univers sous toutes ses formes
    (grossières, matérielles, psychiques, subtiles, etc.) se manifeste de la façon la plus
    contraire à l’Unique : dans une variété indéfinie de différences, et de la façon la plus
    contraire à la permanence: par le changement incessant et la transformation. Si cette
    énergie unique se manifeste en formes et si elle est infinie, elle ne peut que se manifester
    en une quantité de formes infinies.
    Le nombre d’espèces animales ou végétales qui existent a de quoi donner le vertige :
    vingt mille espèces d’oiseaux, huit cent mille espèces d’insectes. Il n’y a pas deux feuilles
    d’un arbre qui soient pareilles. Il n’y a pas, sur les six milliards d’habitants de la planète,
    deux visages qui soient identiques, sans parler des empreintes digitales. Toutes les
    religions renseignent cette Unité : « Il n’y a qu’un sans un second », « Qu’ils soient un
    comme le Père et moi nous sommes un. » Et les spiritualités sont aussi le domaine de la
    multiplicité : hindouisme, bouddhisme, judaïsme, christianisme, islam, taoïsme,
    shintoïsmes, etc. À l’intérieur des religions : shaïvisme, vaishnavisme, hinayana,
    mahayana, catholicisme, protestantisme, sunisme, chiisme, tous les ordres, toutes les
    sectes, toutes les lignées. Peut­on imaginer deux mondes apparemment plus différents
    que celui des maîtres et soufis musulmans, dans la simplicité et le dépouillement, et celui
    des maîtres et disciples du bouddhisme tantrique tibétain avec ses temples regorgeant
    d’images de divinités en accouplement et ses offices somptueux ? Parce que je suis
    hindou, je suis coupé du musulman, parce que je suis chrétien je suis séparé du
    bouddhiste. Parce que je suis chrétien ? Ou parce que j’ai un ego de chrétien? Regardez
    autour de vous dans l’espace : multiplicité, multiplicité, multiplicité. Chaque élément de
    la création est différent, unique en lui­même, incomparable. Mais chaque homme
    voudrait toujours que l’autre ne soit pas différent de lui. Et regardez dans le temps
    changement, changement, changement. Tout change tout le temps, jamais deux instants
    ne sont identiques. A chaque seconde, à chaque millième de seconde, chaque chose
    meurt, remplacé par quelque chose d’autre. Les fleurs meurent pour que naissent les fruits
    et la vieille femme est déjà dans la jeune fille. Et si nous observons la vie intérieure des
    hommes, la nôtre, il n’y a pas deux psychismes d’êtres humains qui soient pareils. Pour
    les six milliards d’êtres humains aujourd’hui et tous ceux qui les ont précédés, le
    gaspillage des pensées est fabuleux. A raison du nombre d’associations d’idées qui ont
    défilé toute la journée dans des millions puis des milliards de cerveaux, voyez les chiffres
    astronomiques de formes qu’a pu prendre une unique énergie qui se ramifie et se
    transforme indéfiniment, une vie unique malgré ses apparences si nombreuses et si
    changeantes.
    Car derrière, ou plutôt à la source, de toutes ces formes ou expressions innombrables et
    changeantes qui ont toutes une naissance, un épanouissement et une mort, il y a une
    unique énergie à l’intérieur de laquelle a lieu le changement mais qui, elle, est toujours la
    même, le tout, la totalité. Rien ne se perd, rien ne se crée dans la nature. Et chaque être
    humain à travers les temps, chacun de nous représente le même phénomène l’unique
    énergie qui est partout, en tout et en quoi tout est, se limite, s’individualise. Il n’y a plus
    la totalité, il y a un minuscule élément dans le temps et dans l’espace, un embryon, un
    fœtus, un bébé. Chacun de nous est une forme particulière prise par cette énergie. L’infini
    s’est contracté, comprimé, limité en un point précis. L’eau, libre de prendre toutes les
    formes, est devenue glace, figée en une seule forme.
    Mais l’unique énergie, en chacune de ses manifesta­fions qu’est un être humain, tend à
    se retrouver telle qu’elle est en essence unique, infinie et intemporelle. Si tout homme
    aspire à la certitude absolue que plus rien n’a pouvoir sur lui, que rien ne peut lui être
    enlevé donc que rien ne peut lui être ajouté, qu’il ne risque rien, d’aucune façon, qu’il ne
    peut pas y avoir plus ou mieux que ce qui est, cet appel est le témoignage d’une
    perfection qui, d’une certaine façon, est déjà là.
    Pour reprendre la comparaison avec l’océan, disons qu’il y a, dans une bouteille
    fermée, une petite quantité d’eau. La bouteille, c’est l’ego, ce jeu de peurs et de désirs.
    Mais la bouteille est elle­même plongée dans la mer. C’est notre situation à tous nous
    sommes de l’eau qui est bien dans la mer mais isolée, limitée par une bouteille. Il s’agit
    de briser la bouteille. La petite quantité d’eau ne disparaît pas, n’est pas séchée, évaporée,
    que sais­je ? La petite quantité d’eau ne meurt pas quand meurt le sens de la séparation.
    Elle ne meurt qu’en tant qu'individualité. La bouteille, une fois ouverte, ne peut plus
    limiter l’eau. Le petit litre fait maintenant des millions de milliards de litres et, plus
    même, il éprouve je suis infini, illimité, libéré du temps, de l’espace et de la causalité. La
    Libération, moksha, mukti, nirvana, c’est cette illumination. Que n’a­t­on pas écrit sur «
    les bouddhistes aspirent à un anéantissement complet d’eux­mêmes en se fondant dans le
    grand tout », comme s’il s’agissait là d’un nihilisme désespéré et désespérant. Puissiezvous tous vivre auprès d’un homme ou d’une femme qui a cessé d’être l’eau dans la
    bouteille pour devenir l’océan et vous jugerez par vous­même. Mettez de l’eau de mer
    dans une bouteille fermée et plongez cette bouteille dans l’océan. L’eau enclose,
    circonscrite, « conditionnée » n’a aucun droit à dire : « Je baigne les côtes de Tahiti et les
    plages de Miami. » Débouchez ou brisez la bouteille. Cette eau n’est pas « anéantie ».
    Simplement elle sait maintenant: « Je suis l’océan » (Aham brahmasmi). C’est tout
    bénéfice. Nous sommes de l’eau prisonnière dans une bouteille. Il s’agit d’être délivré de
    la bouteille. Et cette bouteille est d’abord psychologique, mentale: the mind, comme
    disent les maîtres pour traduire le sanscrit manas. Cette bouteille est en nous. Et en nous
    l’unique énergie Infinie — qui se trouve finie et limitée — aspire à se libérer de cette
    prison et à se retrouver unique, sans­un­second. C’est pour cela que nous avons déjà
    l’impression, presque la certitude, qu’il y a bien « autre chose » que ce que nous vivons
    aujourd’hui et que l’Absolu (brahman), le Soi (atman) est déjà là en nous. Il ne peut pas y
    avoir deux Infinis, deux Illimités et je suis cet Infini, je suis cet Illimité. Tout est moi, je
    suis tout, tout est en moi, je suis en tout, il n’y a que moi. Et : je ne change pas, je ne nais
    pas, je ne meurs pas, je ne vieillis pas, je suis éternel, je suis immortel (non dans le sens
    d’une prolongation indéfinie de la durée de la vie dans le temps mais de : situé au­delà de
    la mort, donc de la naissance).
    Telle est la voix de cette unique énergie individualisée en des milliards d’êtres
    humains. C’est la même énergie qui est dans la plante, dans l’insecte, dans le
    tremblement de terre, dans chaque atome, partout. Mais, en l’homme, elle a la possibilité
    de retrouver sa véritable nature puis de se révéler elle­même comme manifestation d’un
    Ultime ou d’un Suprême Non­Manifesté. Et c’est cela la Libération. Il y a l’être non
    libéré, dépendant, soumis, avec sa prétention et sa révolte : « Je n’accepte pas la limite, je
    n’accepte pas la contradiction, je n’accepte pas qu’on me dise non,je n’accepte pas la
    souffrance. » C’est l’homme dans le péché, dans l’aveuglement, dans l’apparence, dans
    l’irréel, dans les ténèbres, dans la mort. Et il y a le sage délivré, dans la vérité ou le réel
    (sat), dans la lumière (jyoti), dans l’immortalité (amrit). Il vit dans un sentiment
    permanent de perfection, d’achèvement et de plénitude. Et par rapport à l’homme non
    éveillé, il vit surtout sans aucune crainte d’aucune sorte, aucune crainte d’être malade, de
    vieillir, de manquer d’argent, d’être séparé de ce qui lui est cher, aucune crainte de ce qui
    peut lui arriver : rien ne peut lui arriver, c’est en lui que tout se passe. Et sans aucun désir
    de quoi que ce soit d’autre que ce qui est là. Tout est accompli. La libération, c’est
    l’identité avec brahman, c’est l’état libre de l’ego, au­delà de tous les états.
    Cette Libération, retour à la perfection originelle (« Dieu créa l’homme à Son image
    »), est le sens, la finalité de toute la manifestation et le but de toute vie humaine. La clé de
    la sadhana (discipline spirituelle) est, pour chacun, de prendre conscience de la source,
    ou du principe, ou du fondement de tout l’univers, de toute vie, donc de sa vie. «
    Quelqu’un en moi­même plus moi­même que moi », disait saint Augustin. Et saint Paul a
    écrit : « C’est en Lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes. » La
    description métaphysique que j’ai comparée à celle de la vague et de l’océan a été
    qualifiée de « panthéisme » par les auteurs chrétiens, bien que tous les textes et tous les
    maîtres hindous mettent au contraire en garde de façon très précise contre ce que les
    dictionnaires donnent comme définition de ce terme. Dieu est tout: mais rien n’est Dieu.
    En maintenant irréductiblement la distinction de la créature et du Créateur, nous limitons
    le Créateur. Si la créature n’est pas le Créateur, c’est qu’il y a quelque chose d’autre que
    Dieu. Par conséquent Dieu trouve là Sa limite. On ne peut plus dire que Dieu est infini,
    illimité, puisqu’il existe la créature qui n’est pas Dieu. Mais Dieu est infini, seule Réalité
    ayant l’être par soi et toute la nature n’a l’être que par Dieu. Et les Orientaux utilisent le
    terme manifestation et non création pour préciser qu’il s’agit d’une création permanente
    qui n’est pas autre que Dieu lui­même « s’exprimant » par le passage du non­manifesté
    au manifesté et de l’Un au multiple. Mais en même temps, la transcendance de Dieu est
    rigoureusement maintenue. Parlons le langage du simple bon sens : Dieu est éternel, nous
    voyons bien que nous sommes éphémères ; Dieu est unique, nous voyons bien que nous
    sommes innombrables ; Dieu est infini, nous voyons bien que nous sommes limités. Nous
    ne pouvons nous attribuer aucune des caractéristiques — ou plutôt absences de
    caractéristiques — propres à Dieu. Et cependant tout ce qu’il y a d’être en nous est Dieu.
    Donc nous sommes Dieu. Mais nous ne le savons pas.
    À la vérité, le védanta différencie deux Réalités d’ordre différent là où nous
    employons le seul terme Dieu : d’une part le brahman neutre, au­delà de Être et NonÊtre, inconcevable, indescriptible si ce n’est en termes négatifs : pas ceci, pas cela, pas ni
    ceci ni cela. Le brahman est dit nirguna sans attributs. Le mot français généralement
    utilisé pour traduire brahman est: l’Absolu. Et Ishwara, saguna, avec attributs, l’Être
    Suprême se manifestant sous les trois aspects (trimurti) de Brahma, Vishnou et Shiva.
    Maître Eckhart aussi distinguait la « Déité » — qu’il a qualifiée de « Pur Néant », ce qui
    correspond bien au brahman des hindous ou au shunyata des bouddhistes — et Dieu le
    Créateur. Mais qu’Il soit conçu comme non manifesté ou comme Origine et « Moteur
    Immobile » de la manifestation, comme statique ou dynamique, comme « Néant » (Vide)
    ou comme Énergie, Dieu est toujours unique. Un unique océan produit sans arrêt des
    vagues qui apparaissent et qui disparaissent mais ces vagues ont leur être dans l’océan ;
    l’océan demeure en elles et elles demeurent dans l’océan. Et chaque vague est différente,
    chaque vague est unique. Vous êtes en Dieu comme la vague est dans l’océan et Dieu est
    en vous comme l’océan est dans la vague. Et pourtant la vague n’est pas l’océan car il y a
    des milliers de vagues et il n’y a qu’un seul océan; les vagues naissent et meurent sans
    cesse, l’océan ne naît ni ne meurt. En tant qu’ego, individualité, être non régénéré, vous
    n’êtes pas Dieu. Et pourtant vous êtes Dieu, vous êtes l’Absolu, vous êtes brahman. « Tat
    twam asi. » « Et toi aussi, tu es Cela. » Certains de vous pensent peut­être : « Mais c’est
    un blasphème que de dire :Je suis Dieu. » Non, le blasphème luciférien, c’est d’oser dire:
    « Je ne suis pas Dieu, je suis autre que Dieu, il y a Dieu et moi. » Monstrueuse
    affirmation d’indépendance et d’autonomie, prétention à posséder l’être en soi­même. Il y
    a beaucoup moins d’égoïsme et d’orgueil à se dénier toute existence autre que l’Unique
    Réalité qu’à se considérer comme un être, même pécheur, humilié et plein de remords,
    existant par soi­même.
    Le but proposé à l’homme c’est de perdre complètement sa conscience d’être autre que
    Dieu. C’est de ne plus être que Dieu et rien d’autre. Cela est possible en conservant un
    corps humain, en mangeant, en répondant aux questions : tel est le jivanmukta, le Libéré
    vivant. Et c’est aussi le sens de la « mort » pour celui dont la vie a été uniquement la
    préparation à cette mort. L’existence dans un corps humain nous est donnée pour nous
    permettre de nous libérer, pour nous permettre de mourir à nous­même. « On ne peut voir
    Dieu sans mourir », dit la Bible, sans mourir à son ego. Et mourir à son ego, c’est mourir
    à tous les désirs. Même si vous désirez seulement la perfection, seulement « trouver Dieu
    », c’est que vous voulez encore quelque chose. Trouver Dieu, connaître Dieu, c’est être
    Dieu. On ne connaît que ce que l’on est. Tous les désirs doivent disparaître pour faire
    place à un seul : réaliser (to realize) le Soi (atman) , l’Absolu (brahman). Et cet ultime
    désir disparaît dans l’Identité Suprême, le retour de l’enfant prodigue au Royaume des
    Cieux.
    Ainsi le but et le sens de toute existence humaine est une réalisation transcendante
    qu’on peut appeler émancipation, affranchissement, délivrance, mais aussi perfection audelà de laquelle il n’y a rien, c’est­à­dire fin ou achèvement (comme on « parfait » son
    travail). Et cette perfection, pour quelques élus, peut être atteinte sur cette terre, dans ce
    corps mortel. Les traditions du védanta, du bouddhisme et du soufisme musulman sont
    unanimes sur ce point. Et le Christ a dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est
    parfait. » Et parfait ne veut pas dire seulement exempt de péchés, mais de défauts, de
    manques, c’est­à­dire terminé. Cette réalisation transcendante, qui n’est soumise ni au
    temps, ni à l’espace, ni à la causalité, ni à aucun des déterminismes, aucun des
    conditionnements, aucune des formes qui constituent le monde dans lequel — qu’il le
    veuille ou non — vit l’être humain, est pourtant associée à ce monde d’une certaine
    façon. Nirvana est samsara et samsara est nirvana. Et, parlons de manifestations bien
    concrètes, il a toujours existé et il existe encore aujourd’hui des hommes ou des femmes
    reconnus comme ayant atteint cette perfection et qu’on appelle en Inde des jivanmukta.
    Certains, plus nombreux qu’on ne le croit, sont inconnus du public. D’autres ont accepté
    la notoriété. Parmi les contemporains les plus célèbres, Ma Anandamayi est considérée
    comme née déjà libre et parfaite, pleinement consciente de son identité avec le brahman,
    et Sri Ramana Maharshi encore adolescent avait réalisé l’atman, le Soi suprême, en
    quelques minutes. Mais il existe des hommes et des femmes dont l’existence terrestre,
    pendant quarante ou cinquante ans, s’est d’abord déroulée dans le monde intérieur
    d’erreurs, d’illusion, de séparation, de dépendance où se débat et souffre l’homme encore
    aveuglé par l’ignorance. Apparemment ils n’avaient rien de différent des autres. Mais au
    fond d’eux existait une souffrance plus grande que chez les autres, la souffrance de
    l’imperfection, et une détermination qui, elle, était déjà sans limites. Et puis, un beau
    jour, avec une simplicité si totale qu’on ne peut plus y voir une trace d’orgueil ou de
    prétention, ils disent à leur tour, comme le Bouddha Gautama l’a déclaré il y a deux mille
    cinq cents ans : «Maintenant je suis éveillé, j’ai trouvé la réponse à la question, je connais
    le chemin qui mène à la cessation de la souffrance. » Mais croyez­moi, ils n’ont pas
    besoin de le dire : cela se voit. Ce qu’ils sont crie si fort que nous l’entendons avant leurs
    paroles. De tels êtres éveillés, j’en ai connu qui étaient hindous, d’autres tibétains
    bouddhistes ou soufis afghans. Et, de leur part, affirmer leur perfection paraît aussi
    normal et naturel que si quelqu’un déclare : « Je mesure un mètre soixante­dix », ou : « Je
    suis brun. » Personne ne songerait à y voir une proclamation orgueilleuse. Et d’ailleurs
    l’ego a si totalement disparu en eux qu’ils s’expriment souvent à la troisième personne : «
    Ramdas est toujours avec vous », « Swamiji vous reverra ce soir », « Votre mère vous
    donne cette discipline à suivre ». Le moins qu’on puisse dire est que cette déclaration
    d’achèvement venant de gens dont on sent bien qu’ils ne mentent pas impressionne
    profondément. On voit aussi qu’elle est confirmée par des tests et par une tradition
    ancienne ayant fait ses preuves pendant des millénaires. En regardant vivre ces sages, on
    s’aperçoit à travers les semaines et les mois que tout vient prouver combien c’est vrai et
    que rien ne vient jamais infirmer la certitude que c’est vrai. On ne constate jamais de leur
    part la moindre réaction qui puisse donner à penser: « Ah! Il manque quelque chose
    quelque part. » Et enfin ces êtres ont presque tous la capacité de guider les autres — du
    moins ceux qui les approchent et qui le désirent — dans leur propre cheminement
    intérieur.

    Si c’est vrai — et c’est vrai —, si c’est possible — et c’est possible —, alors pourquoi pas moi, pourquoi pas vous ?" (pp.6-15)

    "Tous les objets sont périssables et appelés à disparaître tôt ou tard. Mais le vide demeure. Seul le vide est réel, unique et permanent. La réalité suprême est le silence et le vide. [...] Paris à 7 heures du matin nous donne la clé de la métaphysique." (p.17)
    -Arnaud Desjardins, Les chemins de la sagesse, La Table Ronde, 1999.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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