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    Corinne Leveleux-Teixeira, « L'utilitas publica des canonistes. Un outil de régulation de l'ordre juridique »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Corinne Leveleux-Teixeira, « L'utilitas publica des canonistes. Un outil de régulation de l'ordre juridique » Empty Corinne Leveleux-Teixeira, « L'utilitas publica des canonistes. Un outil de régulation de l'ordre juridique »

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 12 Aoû - 13:03

    "D’autres syntagmes, en particulier ceux d’« utilitas publica » et d’« utilitas communis » considérés comme recouvrant un domaine de significations relativement proche, ont été sollicités pour mener à bien cette analyse. Il n’en demeure pas moins vrai que ce changement d’appellation induit un déplacement dans la conception même de ce qui est signifié. Passer du « bien », même « commun », à « l’utilité », même « publique » opère un double transfert : dans l’ordre des champs disciplinaires d’abord, qui glisse de la philosophie politique au droit ; dans l’ordre des perspectives envisagées, ensuite et surtout, qui délaisse l’idéal à atteindre (le bien) au profit des usages du réel (l’utilité) ou, pour le dire en termes aristotéliciens, qui privilégie moins la cause finale que la cause matérielle.

    Ce changement de perspective est de surcroit encore accentué par le choix du matériau documentaire, centré sur des recueils de commentaires du Décret, et surtout des décrétales, émanant de canonistes en activité entre le deuxième tiers du xiiie siècle pour le plus ancien, et la première moitié du xve siècle pour le plus récent. Par nature, ces textes ont en effet une visée applicative et casuistique qui procède des normes mêmes qu’ils entendent éclairer ­ les lettres pontificales et les canons des conciles ­ afin d’assurer au mieux le gouvernement de l’Église et de réduire, autant que faire se peut, les sources de conflictualité potentielle en son sein. D’où une orientation plus technique et plus directement juridictionnelle que celle qui est perceptible dans la littérature politique contemporaine.

    La définition d’un corpus documentaire strictement juridique peut de prime abord sembler inappropriée pour l’examen d’un sujet qui ne comporte des implications juridiques qu’en second rang (c’est-à-dire dans l’ordre des conséquences, lorsqu’on se préoccupe de préciser les effets juridiques de la recherche du bien commun). Ce choix n’en est pas dénué de toute pertinence pour autant. Il comporte en effet une vertu heuristique de vérification au regard du projet poursuivi par la présente réflexion collective. Si la « notion de bien commun » est devenue, à la fin du Moyen Âge, « un stéréotype du discours ou de la pensée du pouvoir », il peut en effet être intéressant de confronter ce stéréotype aux particularités de la doctrine canonique ­ qui a aussi pour ambition de penser le pouvoir ­ et de voir en quoi il y a éventuellement influences réciproques.

    C’est à ce point de l’analyse que surgit la seconde des difficultés signalées plus haut. Elle tient cette fois au positionnement des développements relatifs à l’ « utilitas publica » dans l’ensemble des ouvrages considérés. Or, ce positionnement peut être qualifié d’un double point de vue. D’abord en ce qu’il est assez marginal, ensuite en ce qu’il comporte une forte dimension relationnelle.

    La marginalité relative des développements consacrés à l’utilitas publica, au moins en termes de taille, se mesure à l’aune de leurs parcimonieuses références insérées dans des exposés d’envergure assez modeste. Si le bien commun est un topos de la pensée politique des xive-xve siècles, il s’en faut de beaucoup pour que sa version canonique occupe la même place dans les préoccupations des juristes de l’Église.

    Cette première approximation quantitative doit toutefois être corrigée ou précisée par un bref relevé des sedes materiae où il est fait mention de considérations sur l’utilitas publica. Leur énumération est en effet très significative. Elles portent sur les procédures de désignation aux dignités ecclésiastiques (par élection ou postulation, sur le changement d’état religieux, sur la faculté pour un évêque de quitter son siège épiscopal, sur la pluralité des bénéfices ecclésiastiques et les conflits d’intérêts que cela entraîne, ainsi que sur des modalités plus ou moins solennelles d’engagement (serment, voeu.). Sans entrer plus avant dans le détail de ces matières, leur simple évocation appelle de brèves remarques. En premier lieu, en dehors du serment et du vœu, tous les sujets évoqués touchent l’organisation interne de l’Église comme institution. Ils ont une portée plus disciplinaire, voire gestionnaire que véritablement politique. Ils visent, non à fonder la légitimité d’un pouvoir mais à préciser certaines des modalités concrètes de son exercice. L’utilitas publica dont il est fait mention est donc, au premier chef, l’intérêt public de l’Église : elle est interne à l’ordre juridique ecclésiastique.

    Par ailleurs, seconde remarque, toutes ces matières, sans exception, renvoient à des choix : il s’agit, dans chacun des développements exposés, de présenter les critères en vertu desquels peut être élaborée la décision la meilleure possible, dès lors que plusieurs actions sont envisageables et, de prime abord, également bonnes ou également mauvaises : faut-il respecter son serment ou le trahir en cas de nécessité ? Doit-on tenir son vœu ou le violer pour se conformer à l’utilité publique ? La mutation de siège épiscopal peut-elle être exigée par l’utilitas publica ? Comment est-il souhaitable que s’effectue la désignation du meilleur candidat à un poste ?

    Le recours à l’utilité publique relève ainsi bien plus d’une critériologie et d’une pragmatique de l’action que d’une réflexion radicale sur les fondements du pouvoir politique ou les fins dernières en vue desquelles il est sensé être institué et/ou exercé. Il apparaît, dans une certaine mesure, revêtu d’un caractère subsidiaire dont rend bien compte un passage d’Henri Boich écrit à propos d’une décrétale qu’Innocent III avait adressée à l’évêque de Troyes. Dans le texte d’origine, le pape indiquait qu’il lui était possible de commuer un vœu de pèlerinage en pratiques de perfectionnement spirituel (prières, jeûnes, veilles) dès lors que la cause ayant motivé ce pèlerinage n’existait plus ou que le pénitent se déclarait prêt à envoyer en terre sainte, à titre de subsides, l’équivalent de la somme qu’il aurait dû dépenser pour son voyage. C’est l’occasion pour le commentateur de s’attacher aux conditions en vertu desquelles le souverain pontife peut relever d’un vœu et donc substituer sa propre décision d’autorité à la volonté de celui qui s’est solennellement engagé par vœu. Selon le canoniste, ces conditions sont au nombre de trois : d’abord, l’intervention pontificale doit être licite (et donc ne pas aller contre la foi ni occasionner la commission d’un péché mortel ; ensuite, elle doit être convenable et donc comporter une cause suffisante ; enfin elle doit être expédiente c’est-à-dire conforme à la justice ou à l’utilité, « car s’il est toujours expédient de faire la justice », « l’utilité de la chose publique qu’est la très grande Église de Dieu, et l’utilité du salut des âmes doivent être préférées en tout à l’utilité privée ».

    L’utilité de la chose publique, l’utilité de l’Église, même si elle occupe une position éminente, ne constitue par conséquent ni un critère exclusif de choix (puisqu’il ne suffit pas que la décision soit utile, il faut aussi qu’elle soit licite), ni un principe général d’action. Par surcroît, cette utilité publique ne peut être considérée comme une sorte de norme supérieure qui s’imposerait de manière absolue quels que soient les cas de figure envisagés, mais plutôt comme un élément d’appréciation relatif, qui doit être jugé par référence à une utilité dite « privée »."

    "Si l’on chercherait en vain un exposé complet sur le bien commun en droit canonique dans les ouvrages qui servent de support à la présente étude, on serait tout autant embarrassé pour y repérer une tentative concertée et volontariste de définition de la notion d’utilité publique. Pour des raisons qui tiennent à la fonction même de ce syntagme dans le discours juridique, à sa vertu mobilisatrice, à son caractère d’ultima ratio, il n’est pas opérant qu’il reçoive un contenu trop précis. Sa force argumentative tient précisément à sa relative imprécision conceptuelle."

    "[Le canoniste] Petrus de Ancharano [1333-1416] illustre son propos [sur l'existence de faits juridiques ayant l’utilité privée comme visée principale, et comportant une dimension publique à titre accessoire] par l’exemple souvent cité de la dot, qui permet aux femmes de se marier, donc de porter des enfants et d’accroitre ainsi la prospérité collective et la gloire de la patrie. Dans cette perspective, la dot, mécanisme de droit privé, comporte, subsidiairement une utilité publique en concourant à une augmentation du nombre des mariages et donc à une hausse de la fécondité."

    "L’invocation de l’utilité publique, ou de l’utilité des églises, occupe ainsi un peu la place de la condition suspensive ou de la clause de réserve, qui permet à tout moment de revenir sur ce qui a été décidé auparavant. Comme l’écrit Albericus de Rosate « l’utilité publique doit toujours être exceptée », même lorsqu’elle n’est pas explicitement visée."

    "Plume experte du canoniste français Henri Boich que l’on doit les explications les plus complètes et les plus claires sur ce sujet, dans le cadre d’un passage qui constitue un véritable modèle de virtuosité casuistique. S’attachant à préciser les critères de préférence entre différents types d’utilités, il distingue trois configurations possibles : le conflit entre deux utilités privées, qui ne nous retiendra pas ici, l’opposition entre deux utilités publiques, et enfin la tension entre utilité publique et utilité privée.

    Dans la deuxième hypothèse, l’affrontement entre deux utilités publiques, l’auteur distingue plusieurs facteurs de discrimination, selon que l’utilité publique comprend ou non une utilité privée, selon la part secondaire ou accessoire de l’utilité publique et de l’utilité privée et enfin selon l’importance de l’utilité publique envisagée et la vigueur de ses effets.

    Quant à l’arbitrage entre utilité publique et utilité privée, il est réglé de la manière suivante : « Ou l’utilité privée est incluse dans l’utilité publique, et alors l’utilité publique est préférée à l’utilité privée […] ou l’utilité privée n’est pas comprise dans l’utilité publique et alors l’utilité privée est préférée à l’utilité publique ».L’exemple donné est ici celui d’un fils qui voit quelqu’un s’apprêter à tuer son père au moment précis où une autre personne est sur le point de mettre le feu à sa cité. Quelle attitude la mieux adaptée à ces deux dangers simultanés doit-il adopter ? À qui doit-il d’abord porter assistance ? La réponse lui dicte de sauver son père avant de s’occuper de sa patrie.

    Ainsi, comme le modèle de connexité, le modèle d’inclusion aboutit à privilégier les formes mixtes d’utilité, conjoignant privé et public, par rapport aux formes simples. À l’inverse, l’utilité publique, prise isolément, est considérée comme moins importante que la « pure » utilité privée. On peut lire dans les solutions proposées une forme d’immaturité de la pensée publiciste des canonistes, qui se refusent à reconnaître la primauté systématique du seul critère de l’utilité publique, quelles que soient les hypothèses envisagées. Il est loisible de voir dans ces textes la traduction d’une sorte d’état prémoderne de la réflexion juridique, posant l’utilité publique dans la continuité du droit commun, et non dans une situation dérogatoire et surplombante par rapport à lui.

    Une autre interprétation est possible, qui est proposée ici. Plus que de la préhistoire d’un système, ces textes semblent témoigner du refus de tout système. Plus précisément, les auteurs sollicités font, dans leurs écrits, le choix délibéré, cohérent, assumé, d’écarter a priori toute approche substantialiste de l’utilité publique ­ voire du bien commun, si tant est que l’identification ente ces deux notions paraisse acceptable : ils ne croient pas en une utilité publique « en soi », pas plus qu’ils n’assignent à certains champs de l’action collective le caractère propre de relever systématiquement d’une utilité publique hypostasiée. Le cas de la fiscalité étant réservé, les canonistes n’inclinent pas à penser qu’il existe un domaine de l’utilité publique par nature (législation, gouvernement, guerre, justice), élaboré autour de principes aisément identifiables et ayant vocation à bénéficier d’une protection juridique spéciale. Leur démarche traduit au contraire un déplacement de la problématique de l’appréhension du contenu vers la procédure d’évaluation des intérêts en présence. Elle est fondamentalement casuistique et processuelle."

    "Quelle est, dès lors, la fonction de cette notion floue d’utilité publique dans le discours canonique, qui ne constitue, rappelons-le, ni un véritable concept, ni une notion interne au champ politique ? Au terme de cette étude, il est possible de conclure que cette fonction est au moins double : argumentative et herméneutique. Sur le plan discursif, l’invocation de l’utilité publique joue comme un argument convaincant, apte à susciter d’emblée l’adhésion du lecteur/auditeur. Elle a un effet mobilisateur ; elle produit du consensus social, sans qu’il soit nécessaire de s’interroger au préalable sur le contenu précis d’une telle notion. Sur le plan herméneutique, la référence à l’utilité publique offre à l’instance habilitée à juger un critère souple d’appréciation et d’arbitrage entre différents intérêts en conflit. Immanente au champ juridique, sa vocation première n’est pas politique : elle ne tend ni à organiser, fût-ce de façon indirecte, l’exercice de l’autorité publique, ni à fonder la légitimité de l’autorité en charge du pouvoir de décision ­ dans la mesure où elle ne renvoie à aucune transcendance, comme à aucune cause finale.

    L’utilité publique, telle qu’elle est entendue et manipulée par les canonistes médiévaux, est avant tout un outil d’évaluation pragmatique et casuistique conçu à l’usage des experts en droit, des magistrats, des consultants. Paradoxalement, la définition de ce qui est commun et l’appréciation portée sur ce qui doit servir le public, relève, en dernière analyse, de compétences individuelles et d’évaluations singulières."
    -Corinne Leveleux-Teixeira, « L'utilitas publica des canonistes. Un outil de régulation de l'ordre juridique », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2010/2 (N° 32), p. 259-276. DOI : 10.3917/rfhip.032.0259. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2010-2-page-259.htm

    = suggestion, indéterminé, laisse place à l'imagination, comme un soutien-gorge.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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