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    Voula Tsouna, « Les rêves chez les épicuriens »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Voula Tsouna, « Les rêves chez les épicuriens » Empty Voula Tsouna, « Les rêves chez les épicuriens »

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 9 Sep - 11:40



    "Rêver constitue une expérience curieuse voire dérangeante. Nous y sommes habituellement exposés lorsque nous sommes endormis et, par conséquent, vulnérables : à peine conscients de notre environnement physique, inaptes à contrôler notre corps et ses mouvements, incapables de régir nos pensées et de vouloir nos actes. Tant que nous nous trouvons dans cet état, nous sommes envahis d’images de toutes sortes. Nous ne pouvons ni convoquer ni empêcher ces images, mais il nous faut les contempler comme elles viennent."

    "Platon et Aristote donnent différentes explications psycho-physiques du rêve et des images des rêves mais bien que, occasionnellement, ils soient près de contester l’idée d’un élément divin dans le rêve prophétique, ils n’y renoncent jamais entièrement. Et alors que Démocrite offre une interprétation matérialiste des rêves en fonction de la théorie de l’atome, il semble néanmoins accepter les rêves prophétiques (Plutarque, Quaestiones convivales V. 7 ; VIII. 10). Les stoïciens reconnaissent le pouvoir prophétique de certains rêves envoyés par les dieux, bien qu’ils considèrent en général les rêves comme une pure fabrication de l’esprit. C’est pourquoi eux aussi appartiennent, à leur propre façon, à la tradition dominante selon laquelle les humains peuvent communiquer d’une manière ou d’une autre avec un monde au-delà du leur.

    Les seuls philosophes à marquer une coupure nette et explicite avec cette tradition sont les Épicuriens, à commencer par Épicure lui-même et jusqu’à son dernier éminent successeur, Diogène d’Œnoanda. Ils rejettent ouvertement l’idée que les rêves soient médiateurs entre les sphères divine et humaine ou entre le monde des vivants et le monde des morts. Ils démystifient complètement le phénomène du rêve en expliquant le sommeil et le rêve en termes de théorie physique matérialiste."

    "Au début du livre III, Lucrèce rappelle la devise épicurienne : seule la connaissance de la philosophie de la nature peut disperser les ténèbres de l’esprit causées par une peur superstitieuse (III, 31-93). Par la suite, il s’appuie sur les principes de la théorie de l’atome pour défendre la doctrine canonique selon laquelle la nature de l’âme est matérielle, l’âme et le corps de chacun sont unifiés et interdépendants. Lucrèce distingue par ailleurs dans l’âme ce qu’il appelle anima et animus, l’âme et l’esprit. L’âme consiste en atomes dispersés à l’intérieur de chaque organisme et elle est responsable de la sensation. L’esprit, composé de particules extrêmement petites et agiles (III, 187-190), est localisé au milieu de la poitrine (III, 140), interagit avec l’âme comme avec le corps, mais est également capable de fonctionner indépendamment d’eux. En fait, le principe psychique est l’élément prééminent en chaque personne vivante (III, 138-140) et « l’esprit (animus) surtout, tient closes les barrières de la vie : le maître de la vie, plus que l’âme (anima), c’est lui » . Aussi longtemps que les gens conservent leur faculté noétique, ils restent en vie, même si une grande partie de leur âme les a quittés (III, 402-416)."

    "Selon Lucrèce, le sommeil est une sorte de perte de connaissance résultant du désaccord entre les particules dont sont composés le corps et l’âme. Ce désaccord est le résultat nécessaire du constant bombardement d’atomes auquel nous sommes sujets de l’extérieur aussi bien que de l’intérieur. Ainsi « le corps est-il frappé des deux côtés » (IV, 4.939).. De l’extérieur, parce que l’air environnant souffle à la surface du corps de chacun. De l’intérieur, parce que ce même air frappe les parties internes du corps. Quand on inhale ou qu’on exhale, il pénètre à travers les pores jusqu’aux particules primaires, les frappe, désorganise leur arrangement et affaiblit la connexion entre les atomes de l’âme et ceux du corps (IV, 932-949). D’une part, l’anima, l’âme est délogée et partiellement décomposée. Quelques-uns des atomes de l’anima sont dispersés (distracta : IV, 916), d’autres sont expulsés du corps (eiecta : 917), d’autres sont refoulés dans les tréfonds les plus reculés du corps (concessit : 918). Ainsi le pouvoir de la sensation se retire de nos membres, ils faiblissent et nous nous endormons. Une partie de l’anima reste à sa place, néanmoins, de sorte que la vie est préservée et que les dormeurs sont capables de sentir et de remuer à nouveau quand ils se réveillent (cf. IV, 924-928).

    Toutefois, la préservation de la vie et la capacité de recouvrer et de réarranger l’anima dans sa totalité est surtout assurée par l’autre partie de la psuchê, à savoir l’animus. Bien que les vestiges qui nous restent des textes d’Épicure n’établissent pas exactement comment les atomes de l’âme disloqués durant le sommeil sont rappelés et réorganisés pour exercer leurs fonctions éveillées, Lucrèce indique clairement que l’animus est la partie de l’âme responsable d’une manière ou d’une autre du fait que l’anima reste à l’intérieur du corps des gens endormis et les maintient en vie. En fait, Lucrèce et d’autres auteurs épicuriens établissent un contraste multiple entre l’âme et l’esprit durant le sommeil. La première est fragmentée et dispersée tandis que l’autre reste entier. Les pouvoirs de l’âme sont suspendus, tandis que la mens animi demeure active. Plus précisément, la sensation cesse de fonctionner tandis que le jugement reste opérant.

    Il est assurément difficile d’accepter que, à cause de la dispersion temporaire de l’anima et de la rupture de connexion entre l’âme et le corps, le sommeil soit une sorte de mort temporaire : nous ne sentons rien, n’avons envie de rien, ne redoutons rien. Il est encore plus difficile de s’habituer à la pensée suivante que, du moment qu’il est nécessaire pour nous de dormir, il est aussi probablement nécessaire pour nous de mourir. Car, étant donné que notre constitution est sujette à un inexorable bombardement d’atomes même quand nous dormons, il est naturel d’inférer que nous serons finalement détruits. Mais tandis que dans le sommeil la dispersion de l’âme est temporaire et jusqu’à un certain point remédiable, dans la mort la dispersion est permanente et irréversible. « Plus grands sont en effet la dispersion et le désordre de la matière après, et nul ne se relève une fois qu’est venue la froide pause de la vie » (III, 928-930). Rêver, donc, est un irréfutable signe de vie : l’âme de chacun demeure, fût-ce partiellement, dans le corps de chacun et sera reconstituée et réordonnée au réveil de chacun."

    "Comme la sensation ou la perception (aisthêsis), le rêve dépend de la structure atomique des organismes vivants et de tout ce qui les entoure. Et, comme la sensation, il advient comme un résultat de l’interaction entre le rêveur et le monde extérieur. C’est-à-dire que la sensation et le rêve sont tous deux causés par des images (eidôla, simulacra) qui flottent constamment à la surface des choses et, dans des circonstances normales, préservent les traits morphologiques de leur source. Elles se forment très facilement et très rapidement, sont indescriptiblement ténues, voyagent avec une vélocité inimaginable à travers l’air et affectent respectivement et à travers les pores correspondants, les sens ou l’esprit. Étant donné que les sens ne peuvent opérer que lorsque nous sommes éveillés mais pas quand nous dormons, la sensation ou perception (aisthêsis) advient quand nous nous trouvons dans ce premier état mais pas dans ce dernier. D’autre part, comme l’esprit est vigilant et opérant dans le sommeil, il reçoit des simulacra à tous moments. Lucrèce insiste sur l’extrême finesse et mobilité des images dirigées vers l’esprit par comparaison avec celles qui pénètrent les yeux (IV, 728-731), et cela constitue les fondements de sa suggestion de distinguer deux sortes de simulacra, l’une inhérente à la sensation, l’autre inhérente à la pensée et au rêve. De mon point de vue, pourtant, l’affirmation que les images mentales sont plus fines et plus agiles que les images sensorielles n’implique pas que ce soient des images de deux sortes différentes. La différence est quantitative plutôt que qualitative."

    " [Les images] préservent parfois les caractéristiques morphologiques des objets correspondants tandis que d’autres fois, elles se combinent dans l’air environnant en des formes nouvelles qui ne correspondent pas aux espèces naturelles."

    "La texture des images mentales est semblable à la texture de l’esprit car ce dernier aussi est extrêmement ténu et facile à mettre en mouvement (IV, 748). Par conséquent, alors que les sens ne peuvent percevoir un unique simulacrum mais perçoivent plutôt l’effet cumulatif d’un flot de simulacra issus de la même source, l’esprit peut aisément être mû par une unique image mentale (IV, 745-748). Et cela vaut à la fois pour la veille et le sommeil. Dans le premier cas, « voir » des images avec l’œil de l’esprit conduit sans doute à une pensée riche en images et peut-être aussi bien à des rêves « lucides ». Dans le second cas, l’esprit « voit » des images en rêvant sans l’implication de la sensation ni de la mémoire (IV, 765). Par quel chemin ces images atteignent-elles l’esprit ? Tandis qu’il est clair que les images sensorielles parviennent aux sens de chacun et atteignent l’âme, savoir si les simulacra exclusivement dirigés vers l’esprit suivent le même chemin est moins clair. Selon Lucrèce, ils pénètrent à travers les interstices du corps et ébranlent l’esprit, mais il ne nous est pas dit si ces ouvertures sont localisées dans les organes des sens ou quelque part ailleurs. Dans sa Lettre à ma mère, Épicure dit que les visions des rêves ne sont pas perceptibles mais enregistrées par l’esprit seul. Mais de nouveau, il n’est pas clairement indiqué comment exactement cela arrive. À mon avis, les vestiges restants des Épicuriens autorisent la possibilité que les images du rêve atteignent l’esprit par quelque voie directe, et non à travers les pores des organes des sens. S’il en est ainsi, alors les images du rêve constituent une catégorie particulière d’objet intelligible qui, je le suggérerai plus tard, est comparable d’une certaine manière aux dieux.

    Étant donné que nous sommes constamment entourés d’une abondance d’images de toutes sortes, pourquoi l’esprit est-il réceptif à certaines mais pas à d’autres ? Une partie de l’explication est physiologique. Concernant la perception, la réception répétée du même type d’images sensorielles venues de l’extérieur détermine la forme des conduits pertinents afin de prédisposer les sens à sélectionner telles images parmi d’autres. Comme le suggère Diogène, les impacts des images que nous recevons quand nous sommes éveillés ouvrent les pores depuis les organes des sens jusqu’à l’esprit. Ainsi « l’esprit est-il capable de recevoir des images similaires à celles qu’il a d’abord contemplées, même quand les objets qu’il a contemplés d’abord ne sont plus présents ». Il semble que quelque chose de similaire vaille pour les images mentales et, spécifiquement, pour les images du rêve. L’exposition répétée du rêveur à ses occupations et ses préoccupations diurnes façonne les pores à travers lesquels les simulacra correspondants atteignent son esprit et prédisposent ce dernier à attirer et recevoir ces simulacra à l’exclusion d’autres.

    En somme, les Épicuriens présentent les rêves comme des événements physiologiques et psychologiques pourvus d’un contenu de représentation. Ils expliquent le rêve et les songes en termes atomiques et en étroite symétrie avec l’aisthêsis."

    "La sensation (aisthêsis) est toujours vraie tandis que le rêve renferme toujours erreur et tromperie. [...] Les rêveurs tiennent pour vivants des gens qui sont morts, croient que les monstres existent et que les dieux se révèlent d’une façon ou d’une autre, et ainsi de suite. La question est alors de savoir seulement comment les rêves peuvent être réels et pourtant non vrais.

    Comme cela a été dit, lorsque nous sommes endormis, l’anima est inopérante. Les atomes du corps et de l’esprit à la fois sont désorganisés, l’anima se disperse en partie et se retire en partie en elle-même, les voies de communication entre le corps, l’âme (anima) et l’esprit (animus) sont coupées (IV, 948) et de ce fait, les sens sont obstrués et cessent de fonctionner. Rappelons toutefois que les Épicuriens défendent un type d’empirisme radical dont la thèse centrale est, précisément, que toutes les aisthêseis sont vraies : elles sont par conséquent le critère de base de la vérité sur lequel se fondent tous les autres critères de vérité et toutes les opérations de la raison. De toute évidence, les aisthêseis tirent leur pouvoir critériologique inconditionnel du fait qu’elles proviennent d’un contact non médiatisé avec la réalité. Quelque chose de similaire, fût-ce de manière dérivée, vaut pour les préconceptions (prolêpseis), à savoir une catégorie de concepts fondamentaux automatiquement formés à partir d’expériences répétées du même genre de chose et particulièrement importants pour la pensée scientifique et philosophique. D’un autre côté, bien que la croyance et le raisonnement ne puissent survenir indépendamment de la sensation, ils ne jouissent pas de l’infaillibilité de la sensation parce qu’ils ne sont pas directement et immédiatement exposés à la réalité à la façon dont l’est la sensation. Tant que l’opinion reste proche de l’aisthêsis, elle sera véridique. Autrement, elle est susceptible d’être fausse."

    "Lucrèce applique cette conception au cas des rêves. Il expose que, comme la sensation du rêveur est ralentie par son enveloppe corporelle, le dormeur est incapable de confronter la fausseté avec la vérité et de réfuter la première grâce à la seconde (IV, 771-764). La mémoire aurait pu avoir capacité d’aide puisqu’elle garde en réserve les expériences passées qui pourraient permettre au rêveur d’évaluer la vérité des images auxquelles il est soumis dans son sommeil. Mais comme la mémoire dépend de la sensation et que la sensation est paralysée, la mémoire est elle aussi paralysée (cf. IV, 765-766). Il ne peut y avoir ni confirmation ni infirmation des expériences imaginaires du rêveur par référence à la mémoire d’événements similaires survenus dans le passé.

    Comme ces critères épistémologiques sont inopérants dans le sommeil, l’esprit est laissé à lui-même et, naturellement, devient la proie de la fausseté et de l’illusion. L’explication par Lucrèce des figures en mouvement constitue un exemple des erreurs inhérentes aux rêves. L’illusion des figures de rêve en mouvement est due au fait que l’esprit s’est préparé à se concentrer sur quelques-unes des images qui se succèdent les unes aux autres à une énorme vitesse et sont d’une manière ou d’une autre cohérentes (IV, 794-806). « Si prompts et si nombreux sont les simulacres des choses, à peine l’un a-t-il disparu qu’un autre est déjà né dans une autre attitude et le premier semble changer la sienne » (IV, 799-801). Lucrèce ajoute que l’esprit du dormeur peut aussi être trompé quand l’image suivante n’entre pas en cohérence avec celle qui la précède. Parfois un visage rêvé de femme se mue en celui d’un homme, une personne de petite taille se transforme en quelqu’un de grand, une jeune personne en une plus vieille et ainsi de suite (IV, 818-821). Dans de tels cas, l’erreur du dormeur apparaît plus grande et plus irrationnelle. Tandis que des figures mouvantes du rêve trouvent leur contrepartie dans la réalité (i. e. les gens réels se meuvent), les figures du rêve qui changent de sexe, de forme ou d’âge d’un moment à l’autre, n’ont aucune contrepartie dans notre monde à trois dimensions. Si nous voyions quelqu’un subir un changement de ce genre, la réaction naturelle de chacun serait un sentiment de stupéfaction et on se demanderait comment telle chose pourrait s’être produite. Pourtant, les rêveurs ne réagissent pas de cette manière. « Le sommeil et l’oubli nous dispensent d’étonnement (ne miremur : IV, 822). L’animus du dormeur n’a absolument aucune capacité de réflexion."

    "Le rôle des préconceptions (prolêpseis) dans le rêve est plus difficile à déterminer. Il semblerait que, à la différence des aisthêseis, les préconceptions soient en quelque sorte inhérentes au rêve humain. D’un côté, elles ne peuvent pas remplir leur propre fonction épistémologique dans le monde des rêves : les rêveurs ne peuvent appliquer les préconceptions pour les besoins du raisonnement et des recherches théoriques. D’un autre côté, voudrais-je suggérer, l’esprit du rêveur exerce les préconceptions aussi aisément et automatiquement qu’il le fait lorsque le rêveur est éveillé. Car autrement, les rêveurs ne seraient pas capables de « voir » avec les yeux de l’esprit figures et événements comme les sortes de figures et d’événements qu’ils sont. Ils ne seraient pas non plus capables de comprendre ce que disent ou font les figures du rêve. Que nous soyons éveillés ou endormis, l’esprit applique aux images qui lui apparaissent des concepts tels que homme, mouvement, force, action, violence, trahison, hostilité et amitié.

    Donc, même si les rêveurs forgent de faux jugements à propos de la réalité à trois dimensions qu’ils voient, il n’en demeure pas moins qu’ils identifient correctement le type de chose qu’ils voient comme un élément relevant d’un certain concept. Si cela est correct, alors la description standard de la manière dont fonctionnent les préconceptions s’applique dans une certaine mesure au rêve et pas seulement à nos activités mentales quand nous sommes éveillés.

    Par exemple : « Ce qui se tient là-bas, est-ce un cheval ou une vache ? ». Il faut en effet, à un moment ou à un autre, avoir appris à connaître la forme (morphên) d’un cheval ou celle d’une vache par le biais d’une préconception.

    En effet, si l’esprit du rêveur applique les préconceptions pour donner sens aux images du rêve, il s’ensuit, à strictement parler, que tout type de mémoire n’est pas inopérant dans le sommeil. Car, puisque les préconceptions sont des concepts de base dérivant d’expériences répétées d’un même type de chose, elles aussi devraient être considérées comme des souvenirs d’une certaine sorte. Dans la mesure où la mémoire a à voir avec les évènements passés dont nous avons été conscients, selon les épicuriens elle est inopérante dans le sommeil : puisque nous pouvons parfois faire revivre, dans nos rêves, des personnes que nous savons pourtant être défuntes, ayant en quelque sorte « oublié » ce détail. La mémoire n’est toutefois pas totalement paralysée, puisque notre esprit endormi conserve la capacité d’appliquer automatiquement préconceptions et autres concepts."

    "Lucrèce affirme que nos yeux, oreilles, bouche et en général « tous nos membres existaient, à mon sens avant d’avoir leur fonction. Ils n’ont pu donc être créés pour un usage » (839-842). Il est probable qu’il souhaite étendre cette conception aux rêves eux-mêmes. Les rêves sont ce qu’ils sont et étant donné leur nature, les hommes inventent pour eux des utilisations variées et en particulier prophétiques."

    "Un certain type d’hypothèse téléologique [semble] nécessaire en vue d’expliquer la tendance naturelle et instinctive qu’ont tous les organismes vivants à se conserver, croître, satisfaire leurs besoins (IV, 858-859). En réponse et pour suivre étroitement Épicure, Lucrèce propose une explication matérialiste alternative de ces phénomènes. Les êtres vivants perdent constamment de la matière atomique à travers la sueur, l’expiration et tant d’autres biais. Les enveloppes des atomes perpétuellement expulsées depuis les recoins des corps vivants flottent dans l’air à la ronde. En vérité, la majeure partie des images qui nous environnent sont engendrées de cette manière. Pour ce qui est des êtres vivants dont proviennent ces images, en temps voulu ils éprouvent le besoin de remplacer la matière perdue : ils manquent de nourriture et en cherchent, ressentent un dessèchement interne et cherchent à boire pour l’étancher. Ainsi se maintiennent-ils pour un moment, même s’ils sont éventuellement voués à périr (858-876). Comparons avec ce qui arrive en dormant. Quelques simulacra se retirent dans le corps, d’autres sont expulsés, d’autres encore sont dispersés et désaccordés à travers l’organisme d’une personne avec pour résultat que l’interaction entre l’âme et le corps est temporairement interrompue. Les simulacra qui sont expulsés volent partout, loin ou près. Inversement, l’esprit du dormeur reçoit des simulacra de partout et de tout, et ceux-ci sont principalement responsables du rêve. Dès que nous nous réveillons, l’animus attire d’une manière ou d’une autre les simulacra qui ont été expulsés en les ramenant à l’intérieur de l’organisme de chacun et réorganise à l’intérieur de son organisme les simulacra qui ont été désaccordés et rétractés en notre for intérieur.

    En bref, Lucrèce suggère un étroit parallèle entre, d’un côté, la perte régulière de matière atomique et son remplacement régulier et, d’un autre côté, la dispersion de la matière atomique dans le rêve et la récupération et le réarrangement de cette matière à notre réveil."

    "Du point de vue épicurien, bien que Démocrite ait raison de considérer comme réelles les figures du rêve, il a tort de supposer qu’elles sont douées de sensations et rationnelles et qu’elles nous parlent ; il a également tort d’affirmer que les rêves sont un avertissement et un don du ciel. À l’inverse de Démocrite, les stoïciens affirment que les rêves sont de simples illusions mentales ou trompe-l’œil. Les stoïciens en concluent que les rêves n’ont absolument aucune efficience causale. De façon tout à fait typique, la position épicurienne se situe quelque part entre les deux : les rêves sont certes matériels mais n’ont pas le type d’efficience causale que leur prête Démocrite, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas causalement efficients au sens où le sont les êtres à trois dimensions. D’un autre côté, en dépit de ce qu’affirment les stoïciens, les rêves ne sont pas de simples états illusoires dépourvus de pouvoirs causaux.

    Quel est alors le pouvoir causal des rêves ? Leur contenu est aussi déterminé de façon cruciale par la réalité interne : le caractère et le mode de vie du rêveur. Comme les exemples suivants le montrent, rêver a irréductiblement des aspects subjectifs et intensément personnels. Ce n’est pas uniquement une question de bombardement passif de l’animus par des images formées dans l’air environnant. Nos rêves sont aussi grandement déterminés par nous-mêmes.

    Un ensemble de rêves a à voir avec les besoins du corps et leur satisfaction. Des gens assoiffés sont assis près d’un ruisseau et ne cessent de boire, d’autres qui ont besoin d’uriner trempent leurs vêtements, et d’autres, émus par un joli visage ou une jolie silhouette, font l’expérience des rêves érotiques (IV. 1024-1036). Un autre ensemble de rêves a trait aux activités et travaux réguliers de chacun.

    Les goûts et les passions qui nous prennent et nous tiennent (studio), les sujets sur lesquels nous sommes restés longtemps, dont l’étude exigea singulière attention, voilà ce qui nous apparaît le plus souvent en rêve : les avocats plaident et confrontent les lois, les généraux guerroient et se lancent à l’attaque, les marins poursuivent leur lutte contre les vents, moi je fais cette œuvre, je cherche la nature des choses, toujours et la révèle sur des papiers ancestraux. Ainsi des passions et des métiers divers (studia atque artes) : leurs vaines images tiennent l’esprit des hommes (IV, 962-972).

    Un autre ensemble encore a trait aux rêves qui mettent en scène des désirs, émotions et passions exprimés ou refoulés.

    Les hommes dont l’esprit en grand mouvement accomplit de grandes prouesses les revivent (faciuntque geruntque) souvent en songe : ils triomphent des rois, sont pris, dans la mêlée se jettent et poussent des cris, comme si on les égorgeait. Beaucoup se débattent, gémissent de douleur et, croyant qu’une panthère ou quelque lion furieux les mord, ils emplissent l’espace de grands cris. Beaucoup discutent en rêve d’affaires importantes et très souvent dénoncèrent leurs propres forfaits. Beaucoup vont à la mort, beaucoup d’un haut sommet se voyant précipités jusqu’à terre s’effraient éperdument, s’éveillent comme fous, recouvrent à peine leur sens, tout palpitants d’émoi (IV, 1011-1023).

    Dans le premier groupe de rêves, les gens rêvent d’eux-mêmes en proie à la soif, à la faim, au désir ou sous l’emprise de quelque autre besoin physique dont l’accomplissement induit habituellement un processus qui s’achève sur un sentiment de soulagement ou de plaisir. De telles expériences sont susceptibles d’être suffisamment intenses dans notre vie éveillée pour que nous puissions tout aussi bien en rêver. Dans le sommeil et l’état de veille à la fois, l’envie liée au besoin est douloureuse, mais sa satisfaction est agréable. Cependant, tandis que le processus est réel quand nous sommes éveillés, il n’est que virtuel quand nous sommes endormis ; nous nous voyons altérés et nous nous voyons boire mais nous ne ressentons en réalité ni soif ni faim. Néanmoins de tels rêves ont le pouvoir d’agir sur nous de façon causale : il arrive aux rêveurs de tendre leurs mains pour remplir le verre ou de mouiller leurs vêtements en dormant. Ensuite, dans le second groupe, on trouve des exemples de rêves relatifs à la profession de chacun ou à d’autres activités qu’il pratique quand il est éveillé. Les avocats rêvent de cours de justice et de lois, les militaires de batailles, les marins de navigation et ainsi de suite. Dans de tels cas, il pourrait sembler que la relation causale est inversée. Les rêves d’un tel sont, pour ainsi dire, calqués sur ses intérêts et expériences diurnes. C’est la plaidoirie de l’avocat devant la cour ou le minutieux plan de bataille du général qui déterminent le contenu de leurs rêves plutôt que l’inverse.

    Le troisième ensemble d’exemples apparaît pour illustrer les deux types d’interaction causale mentionnés plus haut : nos désirs exprimés ou inexprimés, nos émotions, nos passions et nos valeurs agissent sur nos rêves ; mais aussi, nos rêves agissent sur nous tout autant. Concernant l’influence causale de nos états et attitudes mentaux sur nos rêves, il est tout d’abord important de noter que même si les types de rêves examinés dans cette section pouvaient être réalisés ou réalisables, ils n’ont pas besoin de l’être. À la différence du marin qui rêve de navigation parce qu’il navigue toute sa vie durant, il est peu probable que les rêves du roi – être massacré – découlent de ses expériences personnelles dans la vie réelle. Il est susceptible d’avoir entendu parler d’autres rois qui ont été massacrés et, dans de rares cas, d’avoir été témoin du meurtre d’un parent proche qui avait été roi. Mais il faut bien plus vraisemblablement faire dériver ses rêves de massacre de la peur que de l’expérience. Des remarques similaires s’appliquent aux cauchemars que font les gens de périr, d’être blessés, dévorés vivant par des bêtes sauvages, ou précipités au sol depuis le sommet d’une montagne. Bien des gens redoutent de telles choses sans les avoir jamais le moins du monde côtoyées. Lucrèce suggère que, généralement, la peur qui provoque les rêves en question est la peur de la mort (IV, 1020).

    À leur tour, ces cauchemars agissent sur les rêveurs. Dans leur sommeil, ils s’agitent et frissonnent, ils luttent, ils crient, ils pleurent. D’une part, aucun de ces événements n’est causé de manière à constituer une action véritable. Car chaque rêve est une réalité virtuelle, bi-dimensionnelle, possédant la force virtuelle de quasi motivation. Et c’est pourquoi il n’agit pas sur le rêveur à la façon dont le monde réel agit sur nous. D’autre part, les rêves ont un pouvoir causal suffisant pour provoquer certains types d’effets chez ceux qui les font. [...]

    Ainsi, suivant l’analyse de Lucrèce, il se produit une relation causale complexe et réciproque, en quelque sorte, entre les facteurs objectifs et les facteurs subjectifs impliqués dans le rêve : entre les combinaisons de simulacra entrant depuis l’extérieur dans l’esprit du rêveur et les éléments mentaux et psychologiques qui déterminent le paysage intérieur de celui-ci. Rêver ne consiste pas dans la simple acceptation non-critique d’images par l’esprit des dormeurs. Leurs personnalités, intérêts, croyances et valeurs jouent aussi un rôle important et déterminant pour le contenu de leurs expériences oniriques."

    "Une importante implication de l’exposé ci-dessus est que l’identité de chacun persiste en rêvant. Bien que, endormis, nous n’ayons ni véritable conscience ni mémoire, nous demeurons nous-mêmes. Physiquement, notre animus nous maintient en un tout (III, 396-397). Psychologiquement et moralement, nous sommes habités en dormant par des versions imaginaires de notre existence diurne. Les rêves ne sont pas de simples indications de la manière dont il nous arrive de penser ou de sentir à un moment donné. Ils révèlent des traits profondément ancrés de notre personnalité et nous montrent la sorte de personne que nous sommes. Concernant aussi cette fonction, nous devons noter qu’il n’y a rien de métaphysique quant à nos rêves. Car il n’y a rien de métaphysique ou de mystérieux quant à notre caractère : nous sommes ce que nous nous faisons."

    "D’un côté, rêver ressemble à la perception étant donné ses aspects physicalistes et représentationnels, mais en diffère parce qu’il inclut l’opinion (prosdoxazesthai) et le mensonge. De l’autre côté, même si le rêve implique la croyance en plus de l’apparition, et bien qu’il dépende des opérations de l’animus, il diffère des actes normaux de la raison en vertu de son objet particulier : des images en deux dimensions consistant en simulacra extrêmement fins et agiles qui pénètrent dans l’esprit du dormeur. Tout compte fait, il paraît plausible de conjecturer que les Épicuriens, et en particulier Lucrèce, soumettent le rêve et les songes à une faculté distincte sinon séparée, à savoir l’imagination, dont les pouvoirs complètent ceux de la sensation et du jugement.

    En tout cas, c’est un fait indéniable que les Épicuriens attribuent à l’activité du rêve une considérable signification psychologique et morale. Quoique les rêves ne soient pas véridiques, ils sont révélateurs : non pas de la volonté des dieux ou du monde des morts, comme le veut la tradition, mais des recoins intimes de tout un chacun. Pour cette raison les rêves montrent le chemin de la thérapie psychologique et de la résilience morale de tout un chacun. Ils facilitent les diagnostics d’angoisses et de mensonges qui dévastent la vie humaine et ils suggèrent des moyens par lesquels ces derniers peuvent être surmontés."

    "Une complète adhésion à l’Épicurisme implique que le sage préserve sa parfaite tranquillité dans le sommeil autant que dans la veille. Son attitude et ses habitudes assurent que les pores à travers lesquels passent les images du rêve permettent à l’esprit de choisir les simulacra agréables plutôt que les désagréables. Les opinions selon lesquelles l’animus du sage aide à la contemplation de ces images sont invariablement vraies et jamais fausses. Le sage ne doit pas confondre la réalité des simulacra avec ce que les simulacra paraissent représenter. S’il lui arrive de rêver de monstres ou de gens morts depuis longtemps, il les prend pour ce qu’ils sont : des illusions créées au hasard par des simulacra volant dans l’air. S’il rêve des dieux, ce ne sont pas les êtres terrifiants de la religion, mais des images de béatitude et de beauté. Ni la vision ni la réalité de la mort ne l’effraient puisqu’il sait que la mort n’est rien pour nous. Pour ce qui est des rêves d’ambition et de violence, sa parfaite bonté empêche la sélection de telles images par son animus ; elles n’atteignent pas du tout son esprit. Le sommeil paisible du sage reflète la sainte tranquillité de sa vie intérieure."
    -Voula Tsouna, « Les rêves chez les épicuriens », Cahiers philosophiques, 2019/4 (N° 159), p. 77-94. DOI : 10.3917/caph1.159.0077. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2019-4-page-77.htm



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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