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    Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances Empty Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 23 Oct - 9:25



    "Les croyances constituent un phénomène universel d’une puissance extraordinaire. Il arrive qu’elles soient largement teintées de doute et le mot « croire » exprime alors davantage une conjecture qu’une conviction établie. Mais, le plus souvent, la part de doute, pourtant inhérente à la signification du mot croire, semble avoir totalement disparu. La croyance fait alors littéralement place à une profonde conviction ou à une intuition puissante qui atteint une forme paroxystique, à la fois merveilleuse et inquiétante, dans ce qu’il est convenu d’appeler la foi. On a l’habitude d’évoquer la foi dans un cadre religieux ou mystique mais je pense qu’on pourrait adopter ce mot pour signifier toute forme d’adhésion totale à des croyances qu’il n’est pourtant possible de justifier ni théoriquement ni empiriquement. Certaines d’entre elles peuvent s’avérer valides, d’autres ne le sont pas : là n’est pas le plus important. Surtout certaines sont indolores et impactent faiblement la vie des individus et celle de la société. Mais d’autres sont à l’origine des actes les plus remarquables, merveilleux ou monstrueux, que l’humanité a produits dans le passé comme aujourd’hui. [...]

    Quels sont les processus psychologiques qui nous conduisent à croire, qu’il s’agisse de banales superstitions ou de croyances établies ? Depuis une trentaine d’années, les psychologues de différentes disciplines ont analysé précisément les processus généralement inconscients qui nous font croire."

    "Chaque humain recèle deux facettes apparemment incompatibles, la première prompte à se satisfaire ou parfois se délecter de n’importe quelle croyance infondée, la seconde tout au contraire portée sur l’analyse, la rigueur et le doute, encline à réévaluer jusqu’à ce qui apparaît comme une solide évidence. S’il avait su tout cela, sans doute aurait-il porté ce fardeau plus facilement.

    Il y a quelques années, je discutais avec un ami fidèle pour lequel j’ai la plus grande affection. Il s’agit d’un très fervent chrétien, rompu à l’exégèse théologique et avec lequel j’échange toujours avec plaisir même si nos conceptions diamétralement opposées nous conduisent fréquemment à de profonds désaccords. Un jour que nous évoquions les croyances magico-religieuses de peuples dits indigènes, il m’exposa une croyance étonnante dont il avait eu connaissance : celle des chamanes qui ont la conviction de pouvoir quitter ce monde pour rejoindre celui des esprits et de tirer parti de leur rencontre avec ces derniers pour intervenir sur le monde d’ici-bas une fois revenus de leur voyage astral. Il semblait étonné, surpris, peut-être même accablé par tant de naïveté et de crédulité. Je restai coi face à une situation assez cocasse qui faisait admirablement écho au proverbe issu de l’Évangile selon Saint Matthieu : « Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? ». Je ne pus m’empêcher d’évoquer avec précaution quelques aspects incroyables de la théologie chrétienne notamment le fait qu’il y ait un Dieu unique composé du Père, du Fils et du Saint-Esprit (il s’agit bien sûr du mystère de la Sainte Trinité). Cela n’eut guère d’effet sur mon ami qui visiblement ne comprenait pas que je puisse mettre sur le même plan ces deux croyances. Mais comment peut-on être aussi aveugle sur ses propres croyances et si perspicace vis-à-vis de celles d’autrui ?"

    "Caractéristiques des croyances erronées ou magiques : l’acceptation de relations causales entre phénomènes totalement disjoints, l’attribution de propriétés mentales et d’intentions à des objets qui en sont dénués, une foi et une conviction à toute épreuve sur le bien-fondé de nos croyances, la faiblesse des arguments théoriques et empiriques pour les soutenir, la coexistence de raisonnements légitimes et illégitimes chez le même individu, la conscience d’adhérer à des croyances néanmoins discutables, l’aveuglement vis-à-vis de ses propres croyances et la perspicacité vis-à-vis de celles des autres, enfin la croyance en l’existence d’un monde caché."

    "D’abord remarquons simplement toute l’ambiguïté du mot « croire ». Il semble porter en lui la marque de l’incertitude. Lorsque je dis « je crois que cet hiver il fera froid », je veux signifier que je pourrais fort bien me tromper. Il en va de même dans les expressions : je crois avoir réussi mon examen, je crois qu’elle m’aime, je crois que je ne gagnerai jamais au loto. Une part de doute est inhérente à ce mot, ce qui le distingue clairement du mot savoir qui exprime plutôt une certitude avérée : je sais qu’on peut réussir un examen, que l’hiver est plus froid que l’été ou qu’il est rare de gagner au loto. Pourtant, beaucoup de croyants – par croyant, je ne me limite pas à la croyance religieuse mais à un ensemble beaucoup plus large et non clairement circonscrit de croyances – semblent ne pas douter, et même ne pas pouvoir douter de leurs croyances. D’incertaine ou possible, voire probable, la croyance revêt vite la force d’une évidence, de l’intuition et de la foi. Une conviction totale qui supporte mal la contradiction, précisément peut-être parce qu’elle ne peut totalement évincer l’incertitude qui l’habite de manière souterraine. En d’autres temps ou d’autres cultures, ce livre n’aurait jamais pu être écrit car la remise en cause des croyances d’autrui soulève très souvent une haine et une violence dont seuls les hommes ont le secret. Lecteur croyant, je sollicite votre indulgence.

    Les croyances ont fait l’objet de très nombreuses et anciennes études en philosophie, en anthropologie et sociologie essentiellement. Plus récemment, les psychologues ont révélé la complexité des processus psychologiques universels qui déterminent la croyance et c’est principalement cela que je développerai par la suite.

    À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les anthropologues et sociologues ont totalement renouvelé le discours scientifique concernant les croyances. On peut y associer les noms de grands anthropologues et sociologues tels que Durkheim, Frazer, Lévi-Strauss, Lévy-Bruhl, Malinowski, Mauss, Weber… Le lecteur intéressé trouvera une remarquable synthèse de ces travaux dans le livre de Pascal Sanchez La rationalité des croyances magiques. De l’incroyable richesse de ces travaux, je ne retiendrai que quelques éléments. D’un côté, une vision colonialiste et occidentalocentriste qui concevait la pensée magique comme l’expression d’une pensée archaïque et peu développée contrastant fortement avec la rationalité de la pensée occidentale, notamment de son approche scientifique du monde. D’un autre côté, la pensée magique semblait malgré tout présenter une forme de rationalité, notamment quand on pointait sa cohérence interne et les fonctions essentielles qu’elle jouait dans l’organisation sociale des sociétés traditionnelles. Les croyances et les mythes fondateurs d’innombrables cultures et sociétés humaines ont clairement contribué à organiser et stabiliser la vie en société, garantissant une certaine harmonie dans l’établissement des relations humaines. Ces deux aspects de la pensée magique – leur supposé caractère irrationnel ou archaïque et leur fonction sociale comme leur utilité individuelle – ne sont antinomiques qu’en surface. On peut en effet avoir des croyances erronées qui présentent de multiples avantages individuels ou collectifs. Pour n’évoquer qu’un exemple familier de tous, rappelons la puissance de l’effet placebo, capable de conduire à de véritables guérisons par la seule vertu de notre croyance en l’efficacité d’un médicament pourtant dénué de tout principe actif. Ainsi, les croyances erronées ont ceci de particulier qu’elles nous illusionnent quant à un réel récalcitrant et parfois angoissant tout en nous aidant parfois à y faire face efficacement.

    Revenons à un des aspects les plus contestables des travaux des anthropologues, notamment des anthropologues évolutionnistes cités plus haut. La conception selon laquelle les peuples premiers adhèrent naïvement à des croyances magiques dont nous nous serions libérés en vertu de la rationalité générale qui s’est propagée à tous les niveaux de notre société, est à la fois prétentieuse, quasi raciste et parfaitement déconnectée de la réalité. Il faut bien sûr expurger tout jugement de valeur consistant à voir dans la pensée occidentale le résultat d’une évolution réussie nous conduisant vers une forme de rationalité supérieure bien éloignée des croyances et superstitions des cultures traditionnelles. Toutefois, cette critique classique, qui invite à davantage de mansuétude et de considération vis-à-vis de ces croyances traditionnelles, ne doit pas conduire à un relativisme dangereux et peu courageux. Toutes les croyances, toutes les théories, toutes les conceptions du monde ne se valent pas et je suis de ceux qui considèrent que la pensée magique et les croyances naïves qui y sont associées, malgré leur intérêt psychologique, ethnographique, artistique ou poétique, n’ont guère de valeur, au sens tout au moins où elles ne nous informent pas ou mal de la réalité de notre univers. En termes philosophiques, ces conceptions sont ontologiquement creuses. Comme le diraient les philosophes analytiques : elles se trompent sur le mobilier du monde. Pour autant, cette position devra être justifiée. Je le ferai plus tard. Indiquons quelques faits qui devraient nous convaincre que les croyances erronées ou magiques demeurent très présentes dans nos sociétés contemporaines. Elles peuvent prendre des formes nouvelles qui nous apparaissent aujourd’hui crédibles pour la simple raison qu’un filtre social et culturel s’impose à nous subrepticement et nous aveugle puissamment. Elles n’en restent pas moins d’une extrême banalité et constituent un élément prégnant, inexpugnable et constant de l’esprit humain au même titre que la violence, l’amour, la cupidité ou la bienveillance.

    Une étude réalisée sur 1236 Américains a montré qu’un individu sur quatre croit aux fantômes, un sur six pense être en contact régulier avec des proches défunts, un sur trois admet l’existence de la télépathie et presque un sur deux croit en l’existence de perceptions extrasensorielles. En Angleterre, une étude a révélé que 64 % des individus pensent que certaines personnes ont des pouvoirs que la science ne peut pas expliquer, 47 % pensent qu’il est possible de détecter mentalement la pensée d’autrui et 34 % croient en la psychokinèse, c’est-à-dire la possibilité d’intervenir sur la matière (déplacer ou modifier des objets physiques) par le seul pouvoir de l’esprit comme le font les Jedi dans Star Wars. Au Canada, une étude a produit des résultats assez similaires : 54,5 % croient aux perceptions extrasensorielles, 42 % ont eu des précognitions (la capacité de prédire des évènements), 30 % croient en l’astrologie, 18 % sont en relation avec les morts et 24 % croient en la réincarnation. Évidemment les Français ne font pas exception. 46 % pensent qu’il ne faut pas poser un pain à l’envers sur une table car cela porterait malheur. Pour éviter la mauvaise fortune, 31 % pensent qu’il ne faut pas ouvrir un parapluie dans une salle ou passer sous une échelle. À l’inverse, un trèfle à quatre feuilles porte bonheur (37 %) et faire un vœu au passage d’une étoile filante permettra de le réaliser (40 %). Globalement, 41 % des Français s’estiment superstitieux (sans doute davantage le sont réalité comme nous le verrons).

    Il existe des croyances qui présentent aux yeux de beaucoup un tout autre niveau de respectabilité. Il s’agit notamment des croyances religieuses. Rappelons que dans le monde 85 % des individus croient en un ou des dieux (94 % aux États-Unis) et 82 % perçoivent la religion comme importante dans leur vie (Crabtree, 2009 ; Zuckerman, 2008). Aux États-Unis toujours, 71 % des croyants disent qu’ils ont une absolue certitude en leur croyance. Par contraste, seuls 15 % des humains se disent athées ou agnostiques. D’aucuns penseront qu’il est injustifié et irrespectueux de mettre sur le même plan les croyances religieuses, l’astrologie et d’autres superstitions populaires. Certes l’amalgame et la généralisation abusive constituent de redoutables biais qu’il convient d’éviter et qui constituent d’ailleurs un puissant vecteur de croyances erronées. Bien évidemment, sur de nombreux aspects, associer la croyance en Dieu et les craintes liées au caractère trouble du chiffre 13 n’a guère de sens et on sait que les théologiens n’ont eu de cesse de tenter de séparer, brutalement parfois, les superstitions et les croyances religieuses. Néanmoins au-delà du caractère très particulier des croyances religieuses, elles n’en demeurent pas moins des croyances potentiellement erronées au sens où aucun fait empirique ni argument théorique ne permet de les soutenir. En cela, elles font clairement partie de l’univers chamarré des croyances dont le fondement doit nous interroger. Plus globalement, et même si le niveau de sophistication et la finalité de toutes ces croyances, qu’elles relèvent de la simple superstition, de la croyance dans une pseudoscience sans fondement ou de la théologie la plus sophistiquée, diffèrent de manière évidente, elles prennent néanmoins appui pour une bonne part sur des aspects universels de la psychologie humaine que nous analyserons précisément. En clair, dans cet ouvrage, il ne s’agira pas d’évaluer ou de juger telle ou telle croyance mais d’exposer l’incroyable complexité des processus psychologiques qui nous poussent toujours à croire."

    "Les abeilles, les chiens, les chauves-souris ne perçoivent pas le monde comme nous le percevons et il n’y a strictement aucune raison de penser que notre perception est plus ajustée ou plus fidèle que la leur. Une appréhension objective du monde demeurera toujours hors d’accès tout simplement parce que nous l’appréhendons au travers de nos sens et/ou de nos schémas conceptuels et que ces derniers constituent un filtre puissant dont nous ne pourrons jamais totalement nous libérer. Seul Dieu, s’il existait, devrait avoir le pouvoir de concevoir le monde tel qu’il est. Cela dit, il est très probable que le monde que nous percevons ou conceptualisons ait bien quelque chose à voir avec le monde tel qu’il est. Si ça n’était pas le cas, nous aurions depuis longtemps disparu de cette planète, la survie d’une espèce exigeant d’appréhender son environnement avec un minimum de réalisme.

    À l’opposé du réalisme naïf, peut-être en réaction à ce dernier, beaucoup croient que notre monde n’est qu’un monde d’apparences dissimulant plus ou moins efficacement le monde réel. D’une certaine manière, il s’agit de la position classique de grands philosophes, notamment Platon, Berkeley ou Kant qui, de manière certes très différente, ont distingué le monde des phénomènes courants, d’un monde ontologiquement plus riche mais plus inaccessible. Remarquons ici que c’est aussi le cas de la plupart des mystiques les plus ahuris qui admettent l’existence d’un autre monde, bien plus réel que le nôtre, et auquel ont seuls accès les sages éveillés.

    Serais-je en train de suggérer que ces grands philosophes se sont égarés et ont été victimes d’une illusion consistant à croire qu’il existe un autre monde derrière le nôtre, un monde plus authentique que celui auquel nous avons naturellement accès ? Non évidemment et, comme souvent, la différence est subtile entre l’intuition géniale et rationnelle de ces grands philosophes et la croyance magique ou délirante. Platon, Berkeley ou Kant avaient probablement raison au moins dans les grandes lignes. L’accès immédiat et direct que nous avons au monde ne nous permet pas de le comprendre et de le connaître de manière satisfaisante. C’est cet accès au monde, que nous croyons direct, qui nous a longtemps persuadés que la Terre était plate, que le Soleil tournait autour de la Terre ou que les objets tombaient en vertu de leur poids. C’est bien sûr une des fonctions essentielles de la science et de la raison de nous permettre de nous libérer d’intuitions aussi puissantes qu’absurdes et de nous donner accès aux lois causales qui permettent de rendre compte de phénomènes ordinaires auxquels nous ne comprendrions rien si nous étions guidés par notre seule intuition : pourquoi les objets tombent sur Terre, pourquoi les planètes se déplacent de telle ou telle manière, pourquoi le marnage est fonction des phases de la Lune, pourquoi telle anomalie génétique provoque tel handicap cognitif, pourquoi les hommes peuvent être si violents… D’une certaine manière, la science, parce qu’elle recherche des explications qui ne sont pas directement accessibles par la spéculation ordinaire ou par le seul usage de nos sens, participe à cette exploration de ce qui se dissimule derrière les phénomènes du monde ordinaire. En soi donc, l’idée que l’appréhension du monde phénoménal ou du monde ordinaire ne suffit pas à connaître véritablement notre univers est bien une intuition géniale et la science en constitue une remarquable manifestation.

    Malheureusement, l’intuition très heuristique, philosophique comme scientifique, de l’existence d’un monde caché est aussi constitutive de la pensée magique la plus triviale, la plus répandue et la plus inepte. Beaucoup d’humains ont en effet l’intuition chevillée au corps qu’il existe un monde caché, aux propriétés si extraordinaires qu’aucune entreprise scientifique ou simplement rationnelle ne pourra en révéler son authentique nature. Bering (2011) a montré que les enfants de plus de 5 ans, confrontés à des évènements naturels à l’allure aléatoire, imaginaient spontanément que des forces cachées ou des agents invisibles en étaient à l’origine. Ce monde caché serait fondamentalement distinct du monde matériel qui seul nous est familier. Sa nature si particulière lui conférerait une opacité sur laquelle la science buttera inexorablement. Il s’agit d’un monde mystérieux, parfois beau et amical, parfois laid et dangereux, un monde qui échappe aux déterminismes matériels ordinaires, un monde chargé de spiritualité, de forces et d’énergies encore inconnues et qui pourtant détermineraient de manière souterraine les phénomènes du monde ordinaire. Ce monde est le monde des croyances magiques."

    "Parmi les formes les mieux identifiées de pensée magique, notamment par les anthropologues du XIXe et XXe siècle, figurent les croyances magiques liées aux lois de contagion et de similarité. George Frazer, dans un remarquable essai datant de 1890 sur la mythologie et la religion dans le monde, a finement décrit les manifestations de la loi de contagion chez les peuples qu’il étudiait. Selon cette loi, tout objet avec lequel on a été mis en contact peut avoir un effet qui peut continuer de s’exercer même à distance, que cette distance soit spatiale ou temporelle. C’est la raison pour laquelle, de nombreuses civilisations évitaient soigneusement que les rois, empereurs et toutes les personnalités sacrées soient mises en contact avec la terre de crainte que la sacralité de leur être puisse se dissoudre par elle ou être dégradée à son contact. Ainsi, les pharaons, les empereurs ou les rois étaient souvent portés ou bien étaient isolés du sol par un tapis ou une étoffe protectrice. La loi de contagion explique aussi que dans le Vodou, comme dans d’autres actes de sorcellerie, il est possible de porter atteinte à quelqu’un à distance. Il suffit pour cela de disposer d’une partie de cette personne (ses cheveux ou ses ongles par exemple) et de l’altérer en la faisant brûler pour pouvoir lui porter préjudice, voire le tuer. Dans de nombreuses cultures, les dents de lait, une fois tombées, font l’objet de soins très particuliers. En effet, il suffirait selon la loi de contagion qu’une personne dotée de mauvaises intentions exerce de mauvais traitements sur une dent de lait perdue pour que son propriétaire en subisse à distance de graves désagréments.

    Évidemment, de telles pratiques peuvent prêter à sourire. Les anthropologues du début du XXe siècle considéraient ces manifestations de la pensée magique comme l’expression de croyances primitives qui auraient désormais cédé la place aux croyances rationnelles, apanage des peuples occidentaux civilisés rompus à la rigueur scientifique. Outre l’évidente et stupide arrogance de cette vision ethnocentriste, elle pâtit de surcroît d’une grande naïveté. La loi de contagion continue de s’exercer avec force aujourd’hui, y compris en Europe ou aux États-Unis où elle touche encore une majorité d’individus. En voici quelques exemples. Avez-vous remarqué l’étrange hystérie qui semble animer la foule de fans tentant de toucher ou même de frôler la star qu’ils vénèrent comme si le simple contact permettait d’absorber une partie du charme ou du talent du personnage adulé ? Comment interpréter le prix exorbitant que certains sont prêts à payer pour acquérir un objet ayant appartenu à un sportif, un musicien ou un artiste réputé ? De tels objets posséderaient-ils quelque chose en rapport avec la qualité supposée de ces personnes ? Dans une expérience, on a demandé à des individus s’ils accepteraient de porter un vêtement qui, fût-il magnifique à leurs yeux, aurait appartenu à un horrible criminel. La plupart des sujets le refusent sans pouvoir clairement se justifier et alors même que le vêtement aurait été parfaitement lavé et désinfecté. Bien souvent, ils esquissent un sourire au moment de répondre comme si soudainement ils réalisaient le caractère irrationnel de leur décision. Se pourrait-il que quelque chose d’inhérent au criminel se soit glissé dans la matière du vêtement et puisse ensuite irradier jusqu’à son nouveau propriétaire ? De tels phénomènes sont très présents dans le domaine alimentaire. En Inde, le système de caste demeure très prégnant. Un membre d’une caste supérieure peut accepter un don de nourriture provenant d’un membre d’une caste identique ou supérieure mais pas d’un individu d’une classe inférieure comme si l’aliment pouvait hériter des caractéristiques de l’individu de caste inférieure.

    Un domaine particulièrement éclairant pour mesurer les effets de la loi de contagion est celui de la transplantation d’organes. Très fréquemment, les receveurs s’interrogent sur l’identité du donneur, craignant que celle-ci (sa personnalité, son niveau social, sa couleur de peau, son sexe) puisse avoir un effet sur leur propre devenir une fois la greffe réalisée. Dans une étude conduite sur ce thème, la moitié des participants manifestaient une grande réticence à recevoir un organe provenant d’un individu d’une autre ethnie comme si quelque chose de fondamental chez le donneur pouvait diffuser sur le receveur. De manière similaire, des donneurs blancs et racistes acceptent difficilement qu’un de leurs organes soit transplanté chez un Africain, un Arabe ou un Asiatique. Beaucoup d’hommes craignent, si l’organe transplanté provient d’une femme, de perdre leur virilité et de se féminiser. La nature de cette résistance est très explicitement affirmée : il s’agit de la crainte que la personnalité même du receveur soit contaminée par celle du donneur. De fait, selon la croyance populaire, des receveurs auraient vu leur personnalité évoluer, positivement ou négativement, après qu’ils ont reçu un rein ou un foie issu d’un donneur « mauvais » ou « bon ». Évidemment, cela relève de la croyance magique la plus grossière : de tels phénomènes n’existent pas. Nous sommes clairement ici dans le monde de la pensée magique au sens où selon ces croyances, certaines actions peuvent avoir un effet sur des objets, des êtres vivants ou des évènements alors même qu’il n’existe aucune relation causale entre eux."

    "Si vous pensez être parfaitement étanche à ce type de croyance, vous devriez accepter qu’il soit indifférent d’utiliser la brosse à dents de votre conjoint ou celle d’un horrible criminel dès lors que l’une et l’autre auront été parfaitement désinfectées. Peu de gens acceptent l’équivalence de ces deux brosses à dents y compris parmi les plus sceptiques : les croyances magiques sont plus résilientes qu’on ne l’admet souvent.

    Un des principaux ressorts psychologiques de la loi de contagion réside dans une conception essentialiste du monde, les essences constituant précisément une dimension cachée qui définirait et caractériserait l’identité profonde des objets, des êtres vivants et des humains bien évidemment. D’un point de vue philosophique, l’essence d’un objet serait ce qui le définit de manière fondamentale. Cette essence ne peut être assimilée aux caractéristiques visibles de l’objet car ces caractéristiques peuvent varier dans le temps et selon le contexte alors que l’objet demeure le même, semble-t-il. D’un certain point de vue, je considère qu’entre moi à 20 ans et moi à 60 ans, il s’agit fondamentalement du même individu… malgré le changement radical de surface malheureusement survenu en 40 ans. Si j’ai le sentiment de demeurer moi alors que je suis aujourd’hui matériellement différent de ce que j’étais à 20 ans, c’est que mon identité réside dans quelque chose d’immatériel : mon essence ou mon âme. Un tel sophisme que nous aborderons au chapitre 6 a très tôt été identifié par le philosophe anglais John Locke. Mais l’intuition est puissante et nous n’y résistons guère. L’essence concernerait quelque chose d’invariant et d’immuable et a constitué pour Platon la réalité ultime et intelligible qui se cache derrière la bigarrure et la versatilité du monde visible. Si l’essentialisme en philosophie pose d’infinis problèmes âprement discutés, il se dévoile de manière tout à fait concrète et souvent positive dans l’univers scientifique : le concept d’essence a un fondement rationnel et n’est pas uniquement porteur d’intuitions erronées. Il a aussi conduit les hommes à redoubler d’inventivité et de sagacité pour identifier la nature profonde de notre environnement et globalement de notre univers. Donnons-en deux exemples. L’eau de pluie, l’eau de vos larmes, l’eau gelée, l’eau boueuse d’un torrent ou l’eau de la rosée demeurent de l’eau. Avant même que la chimie ne le confirme, les humains savaient que l’eau pouvait prendre des formes différentes tout en demeurant de l’eau. Nous savons aujourd’hui que l’eau est définie par sa composition chimique (H2O) et c’est cette réalité inaccessible à nos sens qui pourrait constituer l’essence de l’eau. De la même manière, chaque individu, fût-il amputé, amaigri, vieilli ou « embelli » chirurgicalement demeure le même individu. Son essence, ce qui fait son identité profonde et non modifiable (pour le moment) peut être assimilée à son génome, ce dernier demeurant identique de la naissance à la mort et constituant d’ailleurs pour la justice un marqueur incontestable de l’identité d’un individu.

    Malheureusement si l’essentialisme a joué un rôle heuristique considérable en philosophie et en sciences, il a conduit aussi à d’évidentes absurdités telles qu’on peut les identifier dans la pensée magique. L’intuition essentialiste des grands philosophes, de même que celle qui a finalement attisé la curiosité des scientifiques, s’est bien évidemment déployée sur des bases psychologiques tout à fait ordinaires, universelles et naturelles. Il existe en effet un essentialisme psychologique qui concerne toutes les cultures et qui se manifeste clairement déjà chez les jeunes enfants avant de se manifester avec une redoutable force chez tous les adultes. La psychologue développementaliste Susan Gelman a montré par exemple que de très jeunes enfants considèrent que les hommes et les femmes, au-delà de leurs différences physiques évidentes, se distinguent par une essence profonde et invisible qu’il ne serait pas possible de définir matériellement. Les enfants raisonnent comme des essentialistes dès l’âge de 4 ans, qu’il s’agisse de l’univers social, biologique ou physique. Cet essentialisme est si puissant qu’il les conduit souvent à faire de fausses inférences. Ainsi, Hirschfeld et Gelman (1997) ont montré que des enfants de cinq ans considéraient que si un enfant né de parents anglais était adopté à sa naissance par des parents français, l’enfant adopté parlera l’anglais et non le français : il s’agit du biais nativiste qu’on retrouve chez les enfants de toutes les cultures.

    Bloom (2005) s’est intéressé à quelque chose de beaucoup plus subtil : comment un enfant évalue la valeur d’un artefact qu’il s’agisse de son objet en peluche préféré ou d’une œuvre d’art ? Cela pose la question de savoir si au-delà des êtres vivants, les objets auraient aussi une essence. Bloom a réalisé l’expérience suivante avec de jeunes enfants. Il leur explique qu’une machine a été mise au point et qu’elle permet de reproduire à l’identique n’importe quel objet. Après réplication, la copie et l’original ne peuvent absolument plus être distingués : ils sont matériellement identiques et indiscernables. Il leur demande ensuite la chose suivante. Après avoir reproduit un objet usuel (un stylo par exemple) est-il indifférent d’avoir la copie ou l’original ? Pour la plupart, le choix de la copie ou de l’original n’a aucune espèce d’importance. En revanche, s’il s’agit d’un objet chargé affectivement, très peu d’enfants accepteront de substituer la réplique à l’original. On peut rationaliser ce choix en admettant que l’enfant préfère l’objet original avec lequel il s’est construit parce qu’il s’est attaché à lui. Il a construit une relation avec l’objet. Mais qu’en est-il du cas suivant ? Les mêmes auteurs ont cette fois répliqué une cuiller en argent. Dans un cas, la cuiller était présentée comme appartenant à la reine d’Angleterre ; dans l’autre, il s’agissait d’une cuiller ordinaire mais constituée du même métal précieux. Dans le cas de la cuiller ordinaire, les enfants ne font guère de différences entre l’original et la copie. Dans le cas de la cuiller de la Reine d’Angleterre, ils privilégient largement l’original. Le caractère précieux ou sacré d’un objet n’est que faiblement déterminé par sa nature physique car il semble découler d’une essence qui est bien plus que la constitution simplement matérielle de l’objet.

    Les adultes ne diffèrent guère des enfants. Pourquoi préférons-nous l’original d’une œuvre à sa copie au point de leur accorder une valeur financière si différente même si elles sont parfaitement identiques ? Un jour que j’assistais à un concert d’un très grand pianiste cubain, Chucho Valdes, un spectateur placé devant moi profita d’un petit moment d’inattention des techniciens pour aller toucher le piano sur lequel jouait Valdes. Il l’effleura à peine mais revint avec un sourire d’une rare allégresse. Bien sûr de telles attitudes relèvent du fétichisme et sont intimement liées à la sacralité de certains objets importants aux yeux de croyants de toutes les religions. Mais que recèlent vraiment ces objets ? Rien évidemment, si ce n’est la valeur que leur accordent les hommes. Et pourquoi sont-ils aussi importants aux yeux des hommes ? Parce que leur essence, cette part indéfinissable, non matérielle et non visible, est porteuse d’une force et d’une signification qui vont bien au-delà de la réalité matérielle de l’objet. Évidemment, rien ne permet de conclure à l’existence de ces essences qui n’ont d’autres réalités que celles que leur accordent les hommes. Cela n’enlève rien à leur force bien au contraire : les fantasmes sont dotés d’une puissance que rien dans le monde réel ne peut égaler.

    Sans doute, le cas le plus emblématique à ce sujet est-il celui du Saint Suaire de Turin. Bien que l’analyse au carbone 14 ait montré que le supposé linge mortuaire du Christ datait du Moyen Âge, l’Église refuse le verdict sans appel de la science et les polémiques ne cessent encore aujourd’hui de faire rage. Mais peu nous importe son authenticité finalement car le fait qu’il soit ou non l’authentique linge mortuaire du Christ n’a guère d’importance. L’extraordinaire de cette histoire réside non dans ce linge mais dans la passion exprimée par les défenseurs de son authenticité. Que signifie une telle passion ? Comment est-il possible que le même objet selon qu’il ait ou non été posé sur le corps du Christ puisse être tantôt une vulgaire étoffe, tantôt une étoffe porteuse d’une magie et d’une puissance qui attire chaque année des millions de visiteurs ? En quoi, sa valeur se trouverait-elle miraculeusement (sans jeu de mots) décuplée s’il était avéré qu’il s’agissait bien du linceul du Christ ? Puisque l’objet demeurerait le même, qu’il soit authentique ou qu’il ne le soit pas, c’est qu’il doit être encore une fois porteur d’une essence qui transcende sa réalité matérielle. Il s’agit bien de l’expression d’une pensée magique d’une redoutable et parfois effective force."

    "Manger un individu est, pour les cannibales, la meilleure manière de s’approprier les vertus psychologiques et la force physique de l’autre. Au-delà de la chair matérielle consommée, c’est l’essence d’un individu qui est importante car elle constitue cette dimension invisible qui confère force, énergie et personnalité.

    On pourrait penser que de telles conceptions que nous jugeons aujourd’hui violentes et/ou archaïques ont désormais disparu. Il n’en est rien. Nemeroff et Rozin (1994) ont réalisé l’expérience suivante auprès d’étudiants américains. On présentait à un groupe de sujets un scénario fictif mettant en scène des indigènes qui chassaient des tortues et des sangliers : les sangliers pour les manger et les tortues pour la valeur décorative de leur carapace. On disait à un autre groupe de sujets que les sangliers étaient chassés pour leurs belles canines et les tortues pour s’alimenter. Étonnamment, une majorité d’étudiants pense que la tribu qui mange des sangliers sera plus agressive et irritable que celle qui s’alimente de tortues. En quelque sorte, associée avec la nature matérielle de leur chair, l’essence de ces animaux pourrait se transmettre par le simple fait de s’en nourrir.

    Il y a quelques années, un fait divers horrible a défrayé la chronique : il s’agit de l’acte de cannibalisme perpétré par Armin Meiwes. L’acte est horrible mais il est loin d’être unique. Meiwes a été abandonné jeune par son père et a été élevé par une mère très autoritaire. Enfant, il souffrait d’une grande solitude. Adulte, Meiwes développa le fantasme de dévorer un être humain et plus particulièrement un homme avec lequel il pourrait avoir une relation amoureuse. Il déposa une annonce sur Internet dans l’espoir de réaliser son fantasme. Un individu y répondit et consentit à se faire dévorer par Meiwes. Évitons quelques détails scabreux pour simplement en venir à l’essentiel. Après avoir tué son partenaire, Meiwes le dépeça et le consomma des mois durant. C’est en 2002, après avoir posté une annonce similaire sur Internet qu’il fut interpellé puis jugé. Point tout à fait important, les psychiatres n’ont pas considéré que Meiwes était atteint d’une quelconque folie. Au-delà de la complexité psychiatrique d’un tel personnage et des aspects psychodynamiques qui l’ont conduit à une telle extrémité, Meiwes expliqua simplement que le fait d’avoir mangé son partenaire lui procura le sentiment d’avoir établi la connexion parfaite avec son amant que rien ne pourrait jamais faire disparaître. Au-delà de la dimension psychiatrique, Meiwes exprime finalement une chose très banale révélatrice d’un essentialisme psychologique naturel. Ce qu’il a ingurgité était beaucoup plus que quelques kilogrammes de viande car dans cette chair résidait l’essence de son partenaire, une essence d’origine immatérielle définitivement logée dans son propre être. Dans ce cas extrême, Meiwes a consenti à perdre son amant en chair et en os (au sens le plus littéral de cette expression) pour s’en approprier une essence immatérielle et parfaitement imaginaire.

    L’Eucharistie, point culminant de la liturgie chrétienne, présente une grande similitude avec le cannibalisme de Meiwes. La similitude est si grande qu’elle n’a pas échappé aux théologiens eux-mêmes qui ont déployé beaucoup d’énergie afin de distinguer l’Eucharistie d’un cannibalisme jugé comme pervers et violent. Pourtant, à la différence près que l’hostie et le vin représentent symboliquement le Christ et ne sont donc ni sa chair ni son sang, les processus psychologiques sont de nature fondamentalement identique. Rappelons-nous cette phrase de Saint Jean : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » C’est très exactement ce qu’exprime Meiwes de même que son amant : Meiwes a eu le sentiment que son amant était en lui et son amant a accepté de se faire manger pour faire partie de Meiwes. Une autre formulation catholique classique est très éclairante : « L’Eucharistie est le corps, le sang, l’âme et la divinité de Notre Seigneur Jésus Christ. » Effectivement, l’essentialisme psychologique et la croyance magique qui y est naturellement associée sont au fondement de ce rituel religieux. En absorbant une forme symbolique du corps et du sang du Christ, j’intègre son essence, plus précisément son âme. Nous le verrons plus tard, le concept d’âme, en tant que substance immatérielle, propre à chaque individu, est l’expression la plus achevée de cette intuition universelle selon laquelle les objets comme les êtres vivants ne se réduisent pas à leur composition matérielle.

    Le fait que nous percevions naturellement que les objets ou les êtres vivants sont porteurs d’une essence qui, bien qu’elle ne soit pas directement accessible, constitue leur réalité ultime, peut conduire à une vision catégorielle du monde extrêmement dangereuse. C’est l’essentialisme qui est à l’origine d’expressions telles que : les blancs, les noirs, les Juifs, les homosexuels… Bref, il est fréquent d’imaginer que de telles catégories sont justifiées par quelque chose d’aussi indéfinissable et immatériel que profond permettant de distinguer de manière radicale les uns et les autres, très souvent les membres de son groupe (ce qu’on appelle l’intragroupe) et les membres d’un groupe autre ou étranger (l’exogroupe). L’essence supposée d’un individu détermine inéluctablement qui il est et ce qu’il est. Le concept de race en constitue une sinistre expression. N’oublions pas que notre esprit conçoit ces essences comme inaltérables et extrêmement rigides. Lorsque le racisme est bien installé, il ne souffre d’aucune exception, raison pour laquelle un juif ne pouvait connaître d’autre horizon que le camp d’extermination sous le Troisième Reich. L’essentialisme a d’ailleurs clairement été identifié par les psychologues sociaux (Haslam, 2006) comme l’ultime justification d’une infra-humanisation, c’est-à-dire de la propension à considérer certains hommes comme des sous-hommes, voire des hommes potentiellement privés d’émotions ou de capacités réflexives.

    La destruction des peuples premiers lors des grandes découvertes et de la colonisation, leur aliénation, leur massacre, l’esclavagisme qui en a résulté et l’évangélisation à marche forcée qui leur a été imposée sont intimement liés à un essentialisme fondamental qui a conduit certains religieux à se demander si de tels sous-hommes disposaient d’une âme similaire à la leur. L’essentialisme conduit ainsi à des catégories étanches et parfaitement rigides car l’essence d’une catégorie étant supposée inaltérable, un élément d’une catégorie ne pourra jamais évoluer pour se rapprocher d’un élément d’une autre catégorie. L’expression « l’âme juive » ou « l’âme slave » ou « l’âme nègre » signent bien le caractère inaltérable de leur essence qui, rappelons-le, est beaucoup plus que leur simple matérialité. On notera aussi ce fait remarquable que certaines catégories ne sont pas nécessairement associées à des caractéristiques physiques claires. Contrairement aux stéréotypes, il n’y a pas de morphologie juive type précisément parce que la judéité s’est propagée sur l’ensemble de la planète de même que le christianisme. Qu’y a-t-il de commun au niveau physique entre un Juif polonais, anglais, français, arabe ou africain ? Rien bien sûr. Mais cela n’est pas un réel problème car ce qui constitue l’essence juive, comme toute essence, se situerait bien au-delà des caractéristiques physiques de surface. La croix jaune du Troisième Reich était un moyen de distinguer des êtres qui ne pouvaient être distingués sur la base de leurs propriétés morphologiques. Ce qui est fascinant c’est que les hommes sont finalement plus confiants dans leur intuition d’une essence immatérielle et empiriquement inaccessible que dans l’identification d’éléments matériels évidents perçus pourtant comme secondaires : la force du monde caché est sans limite.

    L’intuition essentialiste est en partie autoréalisatrice : le fait de croire que certains objets ont une essence leur conférant un pouvoir extraordinaire ou magique fait que ces objets acquièrent un réel pouvoir. Des objets qui ont appartenu à des individus positivement évalués sont dotés de pouvoirs étonnants. De multiples expériences en psychologie l’ont remarquablement bien révélé. Par exemple, la performance d’un golfeur sera réellement améliorée si on lui fait croire que le club avec lequel il joue appartenait à un très grand joueur alors même qu’il s’agit d’un club parfaitement quelconque en réalité. Plus étonnant encore, Kramer et Block (2015) ont montré que la croyance magique de contagion pouvait s’exercer sur des activités cognitives de haut niveau, notamment la créativité. L’un des auteurs rapporte l’anecdote suivante qui aurait été à l’origine de leur projet expérimental. Alors qu’il était étudiant, il réussissait brillamment tous ses examens. Il se trouve que les moyens financiers dont il disposait étaient faibles et lui imposaient de porter toute l’année durant une vieille paire de baskets en piteux état. Un de ses amis de promotion fut amené à lui emprunter sa paire de baskets simplement parce qu’il ne trouvait plus ses propres chaussures au moment de se rendre à son examen. Habituellement élève moyen, il se trouve qu’il réussit brillamment l’épreuve. La pensée magique produisant son irrépressible travail, l’étudiant se persuada que son succès était lié au fait qu’il avait emprunté les chaussures de son camarade, celles-ci ayant probablement hérité de la compétence de son propriétaire. La contagion est ici double : de l’étudiant brillant à ses chaussures puis des chaussures au second étudiant. Convaincu que son succès résultait de l’emprunt des chaussures de son camarade, l’étudiant développa par la suite un rituel consistant à toucher ces chaussures avant chaque examen. Ainsi, naissent de nombreux rituels qui, nous le verrons, correspondent aux gestes ou paroles opératoires censées mettre en œuvre la puissance de pouvoirs magiques. Kramer et Block se sont donc inspirés de cette anecdote pour réaliser l’expérience suivante. Ils mirent au point une tâche permettant d’évaluer la créativité des participants. Avant de les soumettre à cette tâche, on leur proposait de lire un petit texte destiné à accroître leur créativité. Ce texte était soit un texte en papier, manipulable manuellement, soit un texte lu sur un écran d’ordinateur. On leur disait par ailleurs qu’un autre participant avait réalisé cette tâche immédiatement avant eux. Dans un cas, ils apprenaient incidemment soit que leur prédécesseur avait exceptionnellement bien réussi, soit qu’il avait échoué. En réalité bien sûr, il n’en était rien : l’information était parfaitement fictive. Le résultat est à la fois tout à fait incroyable mais finalement banal au regard de la force d’une pensée magique qui s’exerce sur nous-mêmes y compris quand nous l’ignorons ou la rejetons. Lorsque le participant croyait que son prédécesseur était brillant, cela avait un effet très positif sur sa propre performance mais uniquement dans le cas où il avait manipulé le livret en papier. La lecture du texte sur ordinateur n’avait strictement aucun effet car n’ayant été touché, il n’avait pu être contaminé par son précédent utilisateur. En fait, le simple fait de croire que le livret qu’on manipule a été précédemment touché par une autre personne a un effet massif sur la performance. Si les essences qui se transmettent par contagion sont de pures mais naturelles fictions, la croyance en leurs pouvoirs est lui parfaitement réel. Comme l’exprime la sagesse populaire, il suffit d’y croire pour que ça marche.

    Comme les objets ou les êtres vivants, les lieux sont aussi dotés de pouvoirs magiques en vertu d’une essence spirituelle qui leur confère une sacralité magique ou religieuse potentiellement éternelle. Le Talmud l’exprime clairement : « la sainteté ne quitte jamais sa place ». Toutes les cultures ont leur lieu sacré soit en vertu de leur beauté intrinsèque, soit en vertu d’évènements historiques et fondateurs qui s’y seraient déroulés. De manière générale, la terre, en particulier la terre natale, est bien plus que sa simple nature physique. Elle est souvent dotée d’une essence qui lui confère une dimension mystique ou religieuse forte. Elle est alors comme dotée d’une âme et devient un être à part entière. Cela n’est pas étranger au fait que les hommes sont prêts à mourir et à se sacrifier pour la défendre comme l’illustrent certains conflits actuels (le conflit judéo-palestinien par exemple) qui vont bien au-delà de la seule dimension géostratégique et politique."
    -Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Sciences Humaines Éditions, 2020.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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