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    Christian Ferrié, S’émanciper du désir de soumission + site de l'auteur

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Christian Ferrié, S’émanciper du désir de soumission + site de l'auteur Empty Christian Ferrié, S’émanciper du désir de soumission + site de l'auteur

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 29 Oct - 20:32

    https://journals.openedition.org/leportique/4204

    "Le sens moderne du terme émancipation s’est émancipé de la domination du sens antique qui en restreignait l’usage à un cas de figure juridique bien précis : l’émancipation de la tutelle accordée par le tuteur, qu’il s’agisse alors de l’émancipation du fils par le pater familias ou de l’affranchissement de l’esclave par le dominus. Or cette émancipation statutaire allait de pair, à Rome, avec l’émancipation de la condition sociale inhérente au statut de fils ou d’esclave. L’émancipation civile ou juridique était donc ipso facto une émancipation sociale. Mais l’émancipation implique encore une autre dimension : l’affranchi a beau être émancipé d’un point de vue juridique et social, il peut néanmoins rester affectivement attaché à son ancien tuteur et même regretter la sûreté et la commodité relatives de son ancienne condition ; c’est qu’il faut apprendre la liberté en se libérant affectivement du désir d’en revenir à l’état de sujet soumis à l’autorité paternaliste. L’émancipation affective est l’indispensable complément d’âme des émancipations civile et sociale, et ce en raison du désir de soumission qui grève le désir inverse de libération au cœur même de l’individu et donc au sein de tout mouvement d’émancipation collective. Il conviendrait de focaliser l’attention sur ce point aveugle du désir de soumission qui s’avère assez pervers pour pousser à s’attacher de manière masochiste à la condition aliénée de victime du système. [...]

    Il faut donc, après avoir analysé la structure du système de soumission, élucider en premier lieu le tréfonds pulsionnel du désir de soumission à l’autorité qui résiste au mouvement d’émancipation affective."

    "Au xixe siècle, l’histoire de l’humanité européenne a été conçue comme un immense processus d’émancipation à trois composantes : sur le plan juridico-politique ou institutionnel, l’émancipation civile est obtenue ou octroyée par le moyen de déclarations d’égalité qui abolissent les discriminations statutaires d’ancien régime (abolition des privilèges, abolition de l’esclavage, etc.) ; au niveau économique, l’émancipation sociale passe par l’amélioration légale des conditions de travail, d’habitat et de vie des classes laborieuses ; sur le plan culturel, l’émancipation morale des individus implique de se soustraire intellectuellement et affectivement à la pression idéologique des mentalités, en se détachant tout particulièrement des croyances religieuses qui définissent autoritairement l’attribution genrée des rôles traditionnels autant que les obligations des fidèles envers leur divinité, ses représentants, leurs coreligionnaires (par contraste avec les mécréants), etc.).

    "Ces trois dimensions sont en corrélation : l’émancipation des femmes, par exemple, est à la fois statutaire (droit de voter, divorcer, avorter, etc.) et sociétale ou mentale (à propos notamment des pratiques sexuelles), tout en impliquant une dimension sociale [...]

    "L’abolition statutaire de l’esclavage ouvre à un processus de transformation radicale de la condition sociale des esclaves affranchis dont l’accomplissement effectif est indissociable d’un changement des mentalités. Pour autant, ces trois dimensions du système de soumission ne doivent pas être confondues. Tout en insistant à raison sur la nécessité d’une auto-émancipation, Marx distinguait en ce sens en 1843 l’émancipation civile des Juifs, qui est uniquement d’ordre juridico-politique, et ce qu’il appelait l’émancipation humaine par rapport à l’auto-aliénation, pratique ou effective, au système capitaliste : ce qui porte sur la condition socio-économique du groupe et non seulement sur ses pratiques religieuses. L’émancipation de l’être humain implique ainsi trois dimensions corrélées, mais bien distinctes quant à leur temporalité et à leur modalité : seule l’émancipation civile, qui est d’ordre statutaire ou institutionnel, peut être décrétée du jour au lendemain et même octroyée sans combat préalable pour la conquête des droits civiques ; en revanche, la condition sociale et sociétale des groupes au sein d’un système de soumission est tributaire d’un mouvement d’auto-émancipation4, fait de luttes aux niveaux socio-économique et socio-culturel, qui constitue pour sa part un processus à long terme. Mais corrélation ne signifie pas subordination de ladite superstructure politique et idéologique à l’infrastructure économique et sociale. Le projet d’émancipation ne peut que rompre avec le schéma marxiste de la contradiction principale à laquelle toutes les autres contradictions doivent être subordonnées."

    "L’impératif de l’efficacité stratégique pousse à reconduire sciemment et inconsciemment la structure militaire de sujétion de la troupe au chef. Cette dialectique négatrice de l’émancipation a tout particulièrement habité et abîmé les mouvements de libération nationale du système de soumission coloniale."

    "Tout mouvement d’émancipation implique une motivation affective du sujet qui s’émancipe effectivement à la faveur de l’émotion collective. Par exemple, les femmes qui refusent en 1955 d’obéir à l’injonction de se soumettre aux lois ségrégationnistes en vigueur dans les bus de la ville de Montgomery (Alabama) se sont déjà émancipées de la soumission à l’ordre établi et aux autorités qui défendent et incarnent ce système oppressif, et ce quoi qu’elles puissent subir ensuite en matière de représailles pour cet acte d’insoumission."

    "Selon Kant, la volonté du sujet conscient qui ose se servir de son entendement et, donc, sa bonne volonté suffirait au sujet pour se libérer du joug et devenir autonome. C’est en vérité bien plus compliqué, car le processus de soumission des sujets se produit dans le tréfond obscur des désirs inconscients, et non pas à la surface de consciences qu’il suffirait d’éclairer pour que l’aliénation disparaisse, comme par enchantement…

    Pour ne pas succomber à cette illusion volontariste des philosophies de la conscience morale, le mouvement d’émancipation ne peut que prendre en compte ce processus inconscient d’auto-soumission de façon à pouvoir s’y opposer résolument. Car le désir de soumission du sujet à l’autorité se conjugue au désir de l’autorité de soumettre les sujets pour produire un système d’assujettissement, relativement stable, où le masochisme inconscient des soumis conforte le sadisme des maîtres. Selon Freud, ce dispositif de domination reconduirait une structure originaire des groupes humains : la psychologie individuelle de meneurs (Führer) « absolument narcissiques », qui dominent tout naturellement les autres en raison de leur nature même de maîtres (Herrennatur), ferait système avec la psychologie de la masse hypnotisée, assujettie qu’elle est du fait de sa propre admiration et même de sa fascination amoureuse pour le narcissisme invétéré de ces hommes supérieurs (Übermensch)."

    "Il y aurait une sorte de dialectique de l’émancipation dont il conviendrait de décrire les différents moments. Lors du premier moment, le narcissisme blessé des sujets révoltés peut de manière réactive se complaire à dénoncer le sadisme des maîtres pour mieux refouler la contribution propre des sujets masochistes au processus inconscient de soumission, alors même que la domination des maîtres est indissociable de l’aliénation des sujets. C’est l’époque immature de la quérulence vindicative d’un sujet, encore assujetti à son propre désir de soumission, qui ne peut pas encore reconnaître sa collaboration au système dont il s’estime victime. Enfermé dans le déni, le sujet indigné se révolte et dénonce systématiquement le système de soumission dont il est pourtant complice.

    Toutes les valeurs de l’émancipation révolutionnaire faisant l’objet, à l’époque moderne, d’une récupération réactionnaire sur le mode du renversement, il est paradoxalement possible de cerner la vérité négative de ce moment dans la figure opposée de l’inversion des valeurs qui fait pendant, du côté du parti de la Réaction, à ce moment immature de l’émancipation : à l’extrême droite de l’échiquier politicien, la dénonciation du système équivaut à l’accusation de l’autre, l’étranger, comme seul et unique responsable d’une situation, catastrophique pour le sujet, qui réclamerait une réaction de retour en arrière, c’est-à-dire le retour à l’état de soumission à l’autorité du chef incontesté. L’imitation inconsciente du mouvement de libération nationale aboutit au fantasme xénophobe d’une nation libérée des étrangers supputés : par exemple, les Juifs allemands à l’époque nazie de la célébration schmittienne de la liberté allemande ; c’est en ce même sens qu’islamistes et néonazis cherchent à présent à instaurer des prétendues zones libérées en Europe à partir d’une trame maoïste. Cette reprise inversée et caricaturale du schéma d’émancipation socialiste par un nationalracisme qui se travestit sous la figure d’un socialisme national ou d’un nationalisme social pourrait bien trahir autre chose que l’aporie du modèle ennemi. Car la caricature contre-révolutionnaire force les traits d’une stratégie d’émancipation fondée sur la violence révolutionnaire, qui requiert la soumission à la discipline militaire d’un parti dirigé d’une main de fer par un comité central incarné par une personnalité autoritaire : il en résulte un régime antirévolutionnaire de soumission à l’autorité du parti qui sombre dans un culte de la personnalité en contradiction avec l’idée même d’émancipation. Cette impasse dans laquelle s’est abîmé le mouvement révolutionnaire d’antan est redoublée par la confrontation statique entre les deux extrêmes de la réaction et de l’émancipation. Il s’ensuit la fixation du mouvement dans le bourbier d’une “guerre de position”, désormais médiatique, où chaque camp livre à ses affidés le préfabriqué d’un prêt-à-dénoncer qui se substitue au prêt-à-penser : les stratèges mènent leurs troupes suivistes dans un combat, plus imaginaire que symbolique, qui s’empêtre dans d’incessantes polémiques contre l’ennemi. Par contraste avec l’émancipation en acte, l’esprit contestataire se complaît dans la dénonciation du fascisme ou du racisme sans identifier la structure d’auto-soumission à l’incarnation autoritaire inhérente à la stratégie populiste.

    Il faudrait dépasser ce moment plein d’illusions et poursuivre le mouvement d’émancipation affective de l’aliénation effective au système en intégrant à l’analyse autocritique du projet d’autonomie la psychanalyse du désir inconscient de soumission masochiste à l’autorité du chef. Car il s’agit bien de s’ouvrir à la perspective d’une autre société, autonome : une société humaine s’émancipant d’elle-même des dispositifs de soumission en tout genre, qui détruisent la nature tout autant que le lien social entre les vivants, humains ou non-humains. Mais il convient d’engager une psychanalyse des mouvements d’émancipation pour en diagnostiquer le destin pulsionnel. Car le leurre serait de s’imaginer avec Marcuse la société émancipée à travers la figure d’une pure et simple inversion des valeurs qui se solderait, en fin de compte, par l’abolition de l’injustice et de la pauvreté au sein d’une société sans classe dépourvue d’exploitation et d’oppression : si la lutte politique doit dès à présent s’émanciper, à un niveau pulsionnel, de l’exploitation et de l’oppression dans ses propres rangs – Marcuse a raison sur ce point décisif d’envisager une sorte de « pénétration de l’avenir dans le présent » –, rien n’autorise pour autant la théorie critique de la société à projeter dans l’avenir une société libre de toute forme d’antagonisme antisocial, ni à postuler pour le présent une convergence des luttes qui y mènerait. Rien ne permet de spéculer que les groupes humains puissent en finir un jour avec la conflictualité.

    C’est pourquoi le mouvement d’émancipation réclame un incessant travail sur soi pour se libérer des leurres de toute-puissance et/ou se délivrer de ses fantasmes paranoïaques."

    "En contrepoint de l’idéologie dominante, le dispositif hégémonique du politiquement correct produit désormais des simulacres d’émancipation dont il faudrait s’émanciper en affrontant résolument la dialectique négatrice de l’émancipation affective qui abîme actuellement le projet d’autonomie.

    Il s’agit de défendre le principe d’un mouvement social et politique contre les mobilisations polémiques de masses qui, soumises à une compulsion de répétition, reconduisent la stratégie populiste de soumission au leader en adoptant une tactique culturaliste et/ou communautariste. À contresens des luttes entre classes sociales et castes antisociales au sein des sociétés divisées, des masses communautaires ont pris forme en réaction au processus globalitaire pour revendiquer, désormais de manière vindicative, leur identité confessionnelle ou culturelle, régionaliste ou nationaliste, pour ne pas dire nationalraciste. Inféodées à des guides autoritaires, ces communautés identitaires sont plébiscitées par des appareils de mobilisation populiste qui poursuivent des stratégies communautaristes d’enrôlement des masses. Contre ce populisme identitaire, les mouvements d’émancipation devraient assumer le principe de contradiction en naviguant entre Charybde et Sylla sans, donc, s’échouer sur le double écueil d’une dialectique de la réconciliation finale des forces antagoniques et/ou d’une anti-dialectique de l’opposition absolue des identités figées."

    "Les deux plans, individuel et collectif, sont évidemment en corrélation. D’une part, par exemple, un cancer provoqué par une centrale nucléaire, les mauvais traitements au travail (harcèlement sexuel ou moral, etc.) ou la frustration engendrée par la sur-répression religieuse et/ou moraliste de la sexualité affectent la joie de vivre. D’autre part, inversement, la souffrance de vivre d’un individu peut l’amener à laisser se déchaîner, au niveau collectif, les pulsions destructrices qui le travaillent de l’intérieur : la fureur de destruction aveugle, dont Freud rend compte, peut ainsi se traduire par des décisions ou des mesures, prises au mépris des conditions de vie naturelles, et/ou par des comportements sadiques envers les autres, le mal de vivre d’un décideur l’amenant à abuser de sa position de pouvoir ou d’autorité en faisant souffrir ses subordonnés de différentes manières. Pour autant, l’émancipation individuelle du désir de soumettre les autres ou du désir de se soumettre soi-même à d’autres n’est pas de même ordre que l’émancipation collective à l’endroit d’un système de soumission antisociale. La confusion messianiste des deux plans est fatale, pour l’une comme pour l’autre forme d’émancipation.

    Il ne s’agit pas de nier que la foi insufflée par certaines formes de messianisme et de renaissance vitaliste a pu, à de multiples reprises dans l’histoire, donner de la force au mouvement d’émancipation d’un système déterminé de soumission, en particulier colonial, et même impulser des mouvements de libération nationale et/ou sociale. Mais le messianisme théologico-polémique ne peut que produire des effets contreproductifs, à vouloir introduire une eschatologie de la délivrance absolue à l’intérieur d’une politique d’émancipation effective. C’est que la représentation messianiste de la fin comme terme extrême (eschaton) de l’histoire affecte d’un coefficient d’absoluité la finalité toute relative qu’un mouvement d’émancipation, inscrit dans l’histoire et inséré dans le monde, poursuit effectivement, ici et maintenant."

    "Cette confusion fatale entre les objectifs, constitutivement relatifs, d’une politique d’émancipation intrinsèquement pragmatique et la fin, dernière ou ultime, d’une délivrance absolue de tous les maux se retourne inévitablement et irrémédiablement contre le mouvement d’émancipation. C’est que la dissolution de la relativité a pour conséquence l’intensification polémique du combat engagé sous l’égide d’un meneur, dont l’autorité spirituelle lui permet d’exiger la soumission sans faille des combattants afin de soumettre absolument l’ennemi."

    "Ce que Gramsci et Horkheimer avait, chacun à leur manière, conçu comme une médiation culturelle est en passe de devenir le principe et la fin de l’engagement. Même le camp des forces engagées contre l’antagonisme antisocial subit la force d’attraction identitaire : il n’est plus question que d’identité, que cette identité soit de genre, de classe, de culture, etc. Or cette production identitaire de conflits intercommunautaires fait partie intégrante de l’antagonisme antisocial de type vertical, qu’elle duplique et déplace sur le plan horizontal, pour mieux refouler à l’arrière-plan la constitution proprement antisociale de l’antagonisme vertical. C’est un écran de fumée qui vise à faire diversion. L’antagonisme antisocial est désormais masqué par la virulence des divers antagonismes d’ordre sociétal d’une société multiculturelle et multiconfessionnelle, dont les clivages identitaires surdéterminent la division antisociale : la société hiérarchisée verticalement est sur-divisée horizontalement. C’est ainsi que les conflits entre communautés identitaires ont pris le pas sur les luttes sociales entre classes.

    Clivage, stigmatisation, invisibilisation et phobie sont tout autant de concepts polémiques qui participent de la stratégie d’exacerbation des conflits menée par des groupes en lutte symbolique ou idéologique pour l’hégémonie culturelle. Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que le discours “politiquement correct” contre l’oppression des identités sociétales produise des effets pervers de rejet, qui peuvent prendre des aspects apparemment contradictoires, populistes et/ou communautaristes, selon le type des groupes en conflit. Mais, comme ces effets réactifs convergent dans le sens du système, la tactique pseudo-émancipatoire, qui consiste à prendre parti pour les communautés minoritaires en invoquant le rapport de force, quantitatif vs qualitatif, entre majorité et minorités, cette tactique populiste est vouée à l’échec, enfermée qu’elle est dans le système de soumission antisociale. Dans ces conditions, ce serait une erreur et un leurre de croire pouvoir sortir du cercle vicieux de la logique identitaire sans s’émanciper du motif même de l’identité."
    -Christian Ferrié,  « S’émanciper du désir de soumission », Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°20 | 2022, document 2, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 28 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/leportique/4204 ; DOI : https://doi.org/10.4000/leportique.4204

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