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    Georges Gusdorf, Mythe et philosophie + Henri Atlan, A tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 30 Déc 2023 - 19:43



    "On pourrait reprendre point par point les caractères relevés par le Vocabulaire de M. Lalande et montrer qu'ils ont cessé de s'imposer comme essentiels. Par exemple, le mythe n'apparait plus comme un récit. Le récit n'est qu'une expression lointaine et largement inauthentique du mythe. Le mythe ne représente pas, ne symbolise pas. Il n'est pas une mise en scène des forces de la nature sous un travestissement plus ou moins transparent. Il n'a pas pour fonction d'expliquer quoi que ce soit. Au fond, le Vocabulaire se contente, pour caractériser le mythe, de juxtaposer une série de doctrines : théorie naturaliste, théorie symboliste, théorie étiologique, et peut-être Völkerpsychologie de Wundt, dont le trait commun est de faire du mythe le résultat d'une tentative pour mettre en forme poétique une vérité déjà connue, au moins implicitement, par l'auteur de la fable. Le mythe serait ainsi une forme de connaissance, une conception de l'univers transcrite en style imagé afin d'être à la portée d'une intelligence rudimentaire. Il est clair, dans ces conditions, que le mythe sera, aux yeux des philosophes, frappé de discrédit. C'est un précurseur lointain de la raison, et qui doit s'effacer devant elle. Telle était l'opinion d'un Lévy-Brühl, par exemple, au début de ses recherches." (pp.174-175)

    "On peut se demander pourquoi la véritable nature du mythe a été si longtemps méconnue, alors que depuis plus d'un siècle les lettrés se préoccupent de recueillir, de classer et d'interpréter les traditions populaires, les fables classiques et les conceptions des primitifs. Il semble que les insuffisances de la compréhension soient liées, au cours de l'histoire, à la méthode même employée dans la recherche. Le mythe changeait de sens en même temps que se transformait l'état d'esprit des savants et leurs moyens techniques.

    On pourrait ainsi distinguer une série d'étapes successives dans cet ordre d'études. Il y aurait d'abord une phase littéraire où les mythes sont surtout les grandes fables traditionnelles de l'antiquité gréco-latine, acceptées telles quelles avec le sens symbolique et moral que leur reconnaissait la culture humaniste. Le problème s'élargit au XVIIIe siècle, sous de multiples influences. Les traditions classiques perdent de leur prestige. Elles cessent d'être intangibles et leur sens même se trouve remis en question. On n'hésite pas à les confronter avec les croyances des peuples primitifs, auxquelles on commence à s'intéresser. Une intention polémique anime d'ailleurs ces recherches. A travers les superstitions et les oracles des « sauvages », c'est le Christianisme que l'on veut atteindre. Mythes et religions seraient la création de prêtres artificieux qui prétendent ainsi régner sur la conscience des hommes. Ce qui demeure acquis, de toutes ces recherches, c'est la généralisation de la notion de mythe, et la possibilité de comparer entre eux des mythes d'ordres divers.

    Le XIXe siècle voit les générations romantiques s'insurger contre l'âge des lumières. Les mythes ne sont plus considérés comme des créations arbitraires. On les prend au sérieux, us apparaissent comme le produit d'une création collective, comme une sagesse communautaire plus vraie que la sagesse individualiste. Le patrimoine des mythes s'augmente d'ailleurs du domaine des traditions populaires, qui vient s'ajouter aux disciplines déjà rassemblées par les théoriciens de l'Aukflärung. Par ailleurs, les études philologiques et archéologiques sont systématiquement développées. La mythologie comparée devient une véritable science, qu'illustrent, par exemple, les recherches indo-européennes de Max Müller, précurseur un peu injustement oublié de M. Dumézil. Le siècle finissant apporte ensuite le progrès des méthodes critiques dans ce domaine comme ailleurs. L'ethnologie suit une orientation de plus en plus positive, et même positiviste, avec les travaux systématiques de Tylor, de Frazer, parmi beaucoup d'autres. Le mythe est considéré désormais comme caractéristique d'un âge mental encore infantile dans l'évolution de l'humanité. C'est donc l'esprit de l'Aufklärung qui semble s'imposer à nouveau.

    L'apport majeur du XXe siècle serait sans doute ici dans le passage des méthodes indirectes à une méthode d'approche directe. En fait jusqu'à nos jours, les travaux des savants ont été à peu près uniquement des travaux de seconde main, qui ne permettaient pas de ressaisir l'actualité même du mythe vivant. La mythologie comparée est d'abord l'œuvre de philologues interprétant les documents antiques. Puis, lorsque naît l'ethnologie positive, les premiers théoriciens se contentent de mettre en œuvre les matériaux accumulés par des voyageurs et des missionnaires d'ordinaire peu capables de compréhension désintéressée." (pp.174-175)

    "Il était réservé aux chercheurs du XXe siècle de mettre en lumière qu'il n'existe pas de détermination exhaustive du mythe sur le plan de l'intelligence narratrice. [...] L'ethnologue a compris la nécessité, au lieu d'opérer sur des transcriptions, d'aller saisir le mythe sur le fait, pour découvrir en lui l'unité de l'expression parlée et du genre de
    vie. Le sociologue d'aujourd'hui hiverne avec les Esquimaux, consacre ses meilleures années à vivre parmi les Africains, les Canaques ou les Trobriandais. Le mythe cesse alors de se réduire pour lui au résultat de l'interprétation d'un questionnaire. Le souci de la fidélité intensive se substitue à celui de l'exactitude littérale. Une ethnologie qualitative se substitue ainsi à l'ethnologie extensive et quantitative des Frazer ou des Lévy-Brühl, qui, à vouloir trop embrasser, laissait peut-être échapper l'essentiel. Le chercheur d'aujourd'hui s'efforce de ne pas avoir raison trop vite. A la méthode critique, il substitue une méthode de sympathie. Il s'agit pour lui de comprendre avant d'expliquer." (p.176)

    "La transformation de la technique de recherche est solidaire d'une transformation de l'objet même de la recherche. L'ethnologue sur le terrain, limité à l'horizon d'une culture particulière, ne peut pas désolidariser les mythes de leur contexte vécu.

    Etymologiquement, le mythe est une parole. Mais cette étymologie se trouve déjà marquée par l'intelligence discursive des Grecs. Elle correspond à une étape tardive dans la détermination du mythe. En fait, s'il est vrai que le mythe finit par se cristalliser en mots et en doctrines, il se donne, à l'état naissant, comme le sens d'un moment d'existence. Il peut s'affirmer dans une parole, mais ce sera toujours une « parole qui circonscrit un événement », selon la formule de van der Leeuw. M. Leenhardt parle de « Comportement mythique », et souligne que « le mythe est senti et vécu avant d'être intelligé et formulé. Il est la parole, la figure, le geste, qui circonscrit l'événement au cœur de l'homme, émotif comme un enfant, avant que d'être récit fixé." (p.177)

    "L'erreur de toutes les théories sur le mythe est de supposer que le mythe est lui-même une théorie. Or le mythe est d'abord une forme de l'être dans le monde, une
    saisie de l'univers immanente à la conduite personnelle dans son ensemble, condition de toute expérience et non pas objet d'expérience. Dès que l'on a compris que le mythe est une structure et non pas un discours on aperçoit du même coup l'erreur des penseurs qui voient en lui un genre de fable, une belle histoire, un produit de la fonction fabulatrice, en marge de la réalité véritable. Le mythe n'est pas déréistique, dans la mesure où le primitif ne distingue nullement un monde réel et un monde imaginaire. Son univers ne connaît pas ce dédoublement. Il est donné en bloc, avec une signification massive et unitaire. Le mythe ne saurait donc pas non plus se réduire à une allégorie, car toute allégorie suppose deux ordres et comme deux dimensions dont l'une exprime l'autre.

    Nous avons aujourd'hui le sens d'une pensée pour la pensée, l'univers du discours se constituant dans une sorte d'autonomie en dehors de la réalité concrète, comme une dimension nouvelle. Le primitif ignore cette gratuité de la connaissance. Aussi, par une sorte de renversement de la perspective admise, pourrait-on dire que c'est la pensée réfléchie qui est médiate et déréistique, alors que la pensée mythique adhère au réel. C'est par excellence une pensée incarnée, jalonnant le contact de l'homme avec le monde, mais sans jamais dominer le monde pour le mettre en équations. Le mythe demeure à fleur d'existence. Il s'affirme comme un complément de l'expérience immédiate, qu'il corrobore en la rendant possible. Il nous présente en quelque sorte une pensée avant la réflexion, avant la médiation, encore adhérente à l'action instinctive." (p.177)

    "On passe donc à côté du sens du mythe quand on veut voir en lui une doctrine quelle qu'elle soit, ou même simplement une histoire. Le mythe en sa réalité s'affirme comme une attitude, comme une forme de l'être dans le monde. Non pas théorie ou récit, mais saisie unitive du réel, mais structure de conscience." (p.178)

    "La conscience mythique constituerait ainsi une couche primitive de la pensée humaine. Elle apparaît comme une fonction, comme une puissance architectonique. C'est-à-dire qu'elle est autre chose qu'une collection de mythes, ou la totalité même des mythes auxquels elle a pu donner naissance. La conscience mythique, manifestée en conduites, en attitudes, en mots, affirme l'homme au contact des choses. Elle assure le sens d'un certain genre de vie, l'expression et ensemble la justification d'une manière, pour l'homme, de s'installer dans l'univers. Il faut, pour maintenir en sécurité l'existence individuelle et collective, un ensemble de garanties. Le mythe réalise la mise en place des hommes, des bêtes et des choses dans un paysage organisé, pourvu d'une assiette stable. Il légitime l'ordre des relations dans l'univers, jouant ainsi le rôle d'une sorte de gigantesque fondement de l'induction non pas restreint à la seule épistémologie, mais s'appliquant à la totalité de ce qui est.

    La conscience mythique s'explicite donc à la fois dans un genre de vie et dans une image du monde. Le genre de vie est d'ailleurs la manière, pour une communauté donnée, de mettre en œuvre son image du monde. D'un groupe humain à l'autre, la manière de jouer le jeu de l'univers peut varier dans le détail. Mais la conscience mythique se reconnaît à certaines structures caractéristiques." (p.179)

    "Les horizons de la pensée et de la vie primitives demeurent comme à portée de la main [...] Le primitif prend conscience de soi à l'intérieur d'un certain domaine qui fait partie de son être en sorte qu'il est incapable de se saisir abstraitement, en dehors de son lieu et de son ère dont les mythes fournissent la configuration. Corrélativement, il lui est quasi impossible de comprendre une existence en un autre lieu ou en un autre temps que son lieu propre ou le temps actuel. Il sait très mal se transporter en pensée à « l'étranger », ou raconter une histoire.

    La conscience primitive paraît donc comme engluée dans un rayon d'action très court. Ses dimensions maîtresses sont en quelque sorte coalescentes et nous frappent par un anthropocentrisme impossible à éliminer. En somme, la pensée primitive est une pensée avant la médiation. Le comportement catégorial y demeure rudimentaire, le passage ne s'étant pas encore opéré de l'affectif à l'abstrait. Pas de pensée pour la pensée, mais une présence immédiate et concrète de l'homme tout entier à chaque moment de son action." (p.179)

    "La conscience mythique, dans la mesure même où elle demeure concrète, qualitative, maintenant l'adhérence du signifiant au signifié, est une pensée totalitaire. Elle vise sans cesse une réalité globale, sans différence entre l'apparence et la réalité, entre le relatif et l'absolu. La difficulté sera donc pour elle d'accepter et de mettre en place les situations particulières, de reconnaître la dispersion, l'échelonnement et l'étalement du réel, alors qu'elle ne possède pas un outillage conceptuel à la mesure d'une pareille tâche. La répartition du global, de l'absolu, - saisi sous les espèces du sacré - dans la succession des jours, donne lieu à la fixation des calendriers rituels." (p.180)

    " [Le mythe] authentifie l'univers en le stabilisant dans un paysage rituel fixé une fois pour toutes. Il réalise un principe de conservation pour la totalité du réel, un principe d'identité ontologique. En effet, il sauve l'homme de l'histoire et de ses vicissitudes, il le dispense de l'opposition entre le passé et le futur. Il abolit le temps et l'espace. Il tend à maintenir la grâce de la présence totale, en deçà de toute discussion intellectuelle, la grâce aussi de l'éternelle jeunesse du monde. C'est pourquoi les âges qui succéderont à l'âge du mythe en conserveront toujours la nostalgie.

    On peut donc admettre qu'il existe, dans l'ordre du mythe, un certain type de vérité, une forme générale d'intelligibilité, qui subsistera même lorsque l'unité de la conscience mythique aura été rompue par le progrès de la réflexion. Les mythes des âges postérieurs ne sont que les épaves disparates de ce naufrage, qui a permis d'ailleurs l'avènement de la raison. Désormais la conscience mythique ne sera plus qu'une conscience clandestine, une mauvaise conscience refoulée, mais dont les retours ne cessent de hanter la pensée réfléchie par la hantise d'un âge d'or perdu.

    La raison, en effet, chasse le mythe, - mais elle ne le remplace pas. Elle se développe comme une conscience de la science. Elle accède au comportement catégorial abstrait, qui dessine les contours d'un univers médiatisé. L'espace se réduit à la mesure et à la géométrie. Le temps vécu se met à l'alignement de l'horloge et de la chronologie. A l'intelligibilité matérielle du mythe, encore adhérent à la présence au monde primitive, la raison substitue l'idéal d'une intelligibilité formelle, en laquelle s'affirme l'activité autonome de l'esprit. Au contraire, le mythe serait plutôt un ordre de la passivité. Il suppose la dépendance de l'homme par rapport à l'englobant, auquel le lient des participations jamais pleinement élucidées. Si le signe de la raison est la transparence, la lucidité, celui de la conscience mythique serait plutôt l'opacité d'un sens du réel qui réintègre l'individu dans la totalité par tout son être.

    Le domaine du mythe apparaît ainsi tout à fait distinct de l'aire rationnelle. Le mythe évoque la destinée humaine concrète, naissance, vie et mort, dont l'intellect ne peut rien dire. La raison ne sait rien de la différence entre l'homme et la femme, toute la philosophie d'Occident est asexuée, ou plutôt masculine. Au contraire, la sexualité joue un rôle considérable dans les mythes, où apparaissent constamment les thèmes du mariage, de la paternité, de la maternité, de la filiation. De même, les mythes évoquent la chute et la conversion, le péché, le salut, l'espoir et le remords, la création, la puissance, la sympathie. Un répertoire des thèmes mythiques ferait voir aisément que le mythe intervient chaque fois qu'il est question d'origine ou de fin, d'eschatologie, c'est-à-dire dans tous les moments décisifs où l'existence humaine se trouve mise en question. Du même coup se manifeste l'exiguïté de l'ordre rationnel, incapable d'assumer les questions fondamentales de notre destinée. Comme Bergson le notait avec pénétration, « les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez tel d'entre eux, convenablement choisi : vous verrez qu'il s'appliquerait aussi bien à un monde où il n'y aurait pas de plantes ni d'animaux, rien que des hommes ; où les hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient, ne rêveraient ni ne divagueraient ; où ils naîtraient décrépits pour finir nourrissons ; où l'énergie remonterait la pente de la dégradation ; où tout irait à rebours et se tiendrait à l'envers." (pp.181-182)

    "Le mythe précède l'établissement de l'esprit. Non pas fantaisie sans loi, mais expression première et plus spontanée des valeurs humaines.

    C'est pourquoi le jeu apparent du mythe a une signification prophétique. Il répond à des structures, il recèle des articulations intrinsèques qui manifestent à l'état naissant une vocation à l'humanité dans l'homme. Il faut donc distinguer, comme le réclamait Cassirer, en présence d'un mythe, entre Sinn et Bild, entre le sens et l'image. L'image, le conte peut être faux et déraisonnable. Le sens, une fois élucidé, sera toujours vrai, comme une indication sur telle ou telle spontanéité constitutive de l'être dans le monde." (p.183)

    "La raison peut bien, dans un premier temps, s'opposer au mythe. La critique censure les extravagances de l'imagerie mythologique. Elle l'empêche d'être déraisonnable. D'autre part, -elle lui maintient sa modalité de vérité particulière. Elle cantonne ses certitudes au niveau de l'approximation, du pressentiment, de la foi. Mais, à côté de la raison critique, il est une raison cosmologique, dont le dynamisme fait vivre toutes les grandes pensées. Les systèmes tirent leur mouvement et leur vertu de cette inspiration qui se manifeste déjà au niveau de la conscience mythique." (pp.183-184)

    "Les grandes philosophies, en tant qu'intuitions unitives, ont leur soubassement dans la conscience mythique. Il ne suffit pas de tenir compte ici des mythes explicites qu'on peut relever dans les œuvres de Platon ou de Kant. Là même où le mythe n'est pas mis en forme et présenté comme tel, il existe à l'état de structure. Chez Spinoza, par exemple, l'unité panthéistique de l'univers, d'ailleurs inspirée de la théologie juive, trouve sa justification dernière dans une saisie mythique du monde. Davantage encore, le Grand Temps et le Grand Espace, catégories de la conscience mythique, attestations de l'éternité concrète dans le temps, se retrouvent, transposés, dans certains thèmes essentiels des grandes philosophies. Le monde intelligible des Idées platoniciennes, auquel correspond peut-être l'intellectus archetypus, horizon de la métaphysique de Kant, est comme un écho du Grand Temps qui est par delà le temps et qui commande le temps. De même, l'idée du règne de la grâce, ou du règne des esprits, chère à Leibniz, à Kant et déjà à Spinoza, prolonge l'intention de la fête, de l'universelle reconnaissance et réconciliation qui domicilie pour un temps ou pour tous les temps le mythe parmi les hommes. A cela près que la fête est réalité présente, partie gagnée, tandis que le règne des esprits demeure espoir et prophétie." (p.184)

    "La philosophie de l'histoire [d'Hegel, de Marx...] apparaît dans cette perspective comme un autre type de reprise du mythe selon la catégorie du progrès." (p.185)

    "La conscience métaphysique nous apparaît donc comme une promotion de la conscience mythique. La philosophie occidentale commence, avec Socrate, par une abjuration des mythes. Mais la critique demeure toujours le premier moment d'une métaphysique, ainsi qu'on le voit dans le cas de la pensée kantienne. Cette persistance invincible, ce retour du refoulé, donne à penser que la pensée réfléchie reprend à son compte une fonction qui était déjà celle du mythe.

    Le monde primitif, contrairement à ce qu'en pensent souvent des hommes accablés par les charges de la civilisation, n'est pas le règne de l'unité parfaite entre l'homme et la nature. L'harmonie se trouve déjà rompue. L'acte de naissance de l'humanité correspond à une distance prise vis-à-vis de l'univers immédiat. Dès l'origine, l'homme s'oppose à son environnement. Il y a là comme un péché originel de l'existence humaine que les comportements mythiques ont pour intention de surmonter, de résoudre. Le mythe aurait ainsi le sens d'une restitution de l'univers, d'une visée grâce à un formulaire de réintégration vers l'intégrité perdue. La conscience mythique rétablit un monde rassurant. Elle constitue une carapace enveloppante, une géographie cordiale du milieu humain défini par des horizons familiers.

    La philosophie prend naissance lorsque les transformation historiques et techniques du milieu humain rendent illusoire le contrôle des traditions. La croûte protectrice des images mythiques cède à la modification des évidences et à la critique réfléchie. En même temps éclate la première unanimité du groupe humain qui communiait sans différence dans les croyances établies. Désormais la norme de vérité ne sera plus dans l'accord affectif et social, mais dans la fidélité à certaines règles intellectuelles dont le dépositaire sera l'individu isolé. La raison élargit indéfiniment l'horizon fermé du mythe. Elle supprime toute détermination locale et temporelle. Elle transforme l'homme en citoyen abstrait d'une cité universelle.

    Pourtant cette émancipation rationnelle, si elle se prend pour une fin en soi, aboutit à une sorte d'acosmisme qui réduit la personne à la condition de sujet intellectuel au sein d'un système abstrait de coordonnées. Le pur intellectualisme, à quoi correspondrait le triomphe de la raison raisonnante, aurait pour résultat une désorientation dans l'être, un déracinement de l'être dans le monde, qui ferait de l'homme un étranger sur la terre, un aliéné parmi les hommes. L'intégration de l'individu à la nature et aux communautés dont il fait partie suppose la mise en œuvre des valeurs maîtresses de l'existence, celles là mêmes qui trouvaient leur expression la plus primitive au niveau des mythes. La critique rationnelle frappe de déchéance les mythes comme images, comme traditions et mystifications. Mais l'existence doit retrouver les principes d'orientation dans l'être de la conscience mythique comme sens et comme structures, comme exigences constitutives de la réalité humaine.

    En dépit de la rupture apparente, il y a donc une continuité essentielle entre le mythe et la philosophie. Le schéma trop simple d'Auguste Comte, qui supposait un passage progressif de l'âge théologique à l'âge positif, ne correspond aucunement à la réalité, - comme d'ailleurs en témoigne le système comtien lui-même qui, pour intégrer les valeurs affectives, aboutit à une floraison de mythes libérés, semble-t-il, de toute censure rationnelle." (pp.185-186)

    "Lévy-Brühl, qui était parti du positivisme de Comte, devait finir par reconnaître l'absence de coupure entre les âges successifs de la pensée. De même, Léon Brunschvicg pensait que l'avènement de la raison se réalise par l'élimination du mythe. Son histoire de la pensée occidentale, fidèle au même postulat implicite que celui de M. Lévy-Brühl et de M. Bréhier, consistait donc à célébrer le triomphe progressif de l'intelligence scientifique. En sorte que l'œuvre de Lévy-Brühl pouvait apparaître comme une introduction préhistorique au Progrès de la conscience de Brunschvicg. Le désaveu formel par Lévy-Brühl, dans ses Carnets posthumes, de sa propre thèse renverse ce schéma trop simple et remet tout en question.

    Dès lors, si l'on n'admet pas une discontinuité aussi radicale entre l'âge mythologique et Tage positif, l'intérêt se trouvera tout naturellement attiré sur cette prétendue coupure, qui cesse d'en être une. Au lieu d'opposer deux moments radicalement distincts, on pourra se proposer de saisir ce qu'ils ont de commun, et peut-être le mythe comme la philosophie apparaîtront-ils alors dans une lumière nouvelle. Ils bénéficieront tous deux de cette remise en question. La fonction du mythe se comprend mieux si l'on découvre en lui une philosophie avant la philosophie." (p.187)
    -Georges Gusdorf, « Mythe et philosophie », Revue de Métaphysique et de Morale, 56e Année, No. 2 (Avril-Juin 1951), pp. 171-188.

    "
    -Henri Atlan, A tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe,



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