L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique


    André-Louis Leroy, L'immatérialisme berkeleyen est-il un idéalisme ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19628
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    André-Louis Leroy, L'immatérialisme berkeleyen est-il un idéalisme ? Empty André-Louis Leroy, L'immatérialisme berkeleyen est-il un idéalisme ?

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 2 Fév - 14:31



    "Afin de rappeler la subordination, et même l'entière dépendance des données sensibles par rapport aux esprits, Berkeley a jugé bon de rompre avec l'habitude courante de réserver le nom de choses aux objets qui constituent ce que nous appelons couramment le monde extérieur ; et il accorde aux données sensibles le nom d'idées. « La distinction de l'idée et de la perception de l'idée a été une cause importante de ce qu'on a imaginé des substances matérielles.» « La référence des idées à des choses qui ne sont pas des idées, l'emploi du terme 'idée de' est une cause considérable d'erreur, aussi bien en notre sujet qu'en d'autres matières. »Cette imagination de choses matérielles qui auraient en soi assez de suffisance pour subsister par soi aurait, en effet, engendré le matérialisme et sapé la religion. D'autre part, Berkeley définit son 'idea' comme l'objet immédiat de l'esprit. Cette définition, reçue assez couramment encore aujourd'hui, peut paraître suggérer que l'idée est comme un objet contenu dans l'esprit. Il y a là une 'illusion d'immanence', selon l'expression des phénoménologues de notre temps, que Berkeley renforce encore par son emploi constant du mot 'within' pour désigner le rapport de l'idée sensible à l'esprit qui la perçoit." (p.201)

    "les idées sensibles sont en fait les créatures des esprits, c'est-à-dire de ce que toute la réalité, non seulement est absolument dominée par l'esprit, mais encore tire son existence même de l'esprit. On peut remarquer dès maintenant que, si l'on nommait idéalisme toute doctrine qui accorde cette primauté et cette priorité à l'esprit, on devrait appeler de ce nom tout spiritualisme, y compris ceux de Descartes et de Malebranche, en dépit de leurs affirmations expresses et répétées de l'entière réalité propre de la matière, qui suscitèrent l'accusation de 'matérialisme' portée par Berkeley contre ces spiritualisme dualistes. Car, dans ces deux philosophies, la matière, après avoir été créée par Dieu, ne peut subsister que par son concours continué. Au surplus, la matière, dont l'attribut essentiel est l'étendue, y est parfaitement intelligible, autant que la pensée et l'âme pour Descartes, et même beaucoup plus que l'âme pour Malebranche. On comprend donc que des commentateurs aient rejeté les affirmations de Descartes et de Malebranche au nom de la logique interne de leurs idées et qu'ils aient fait de ces philosophies des idéalismes honteux. Tel était, en somme, l'avis de Kant et de sa progéniture spirituelle." (p.202)

    "Qui dit idéalisme très souvent vise une doctrine qui, non seulement ramène toute existence à la pensée, au sens le plus large du mot - celui de Descartes dans la 2e Méditation, comme l'indique M. Lalande - mais encore compose le monde extérieur d'éléments intelligibles dans leur fond. L'intellectualisme leibnizien serait alors le type même de l'idéalisme. Or, Berkeley semble bien différer de Leibniz dans son inspiration essentielle." (p.204)

    "Ce que nous appelons couramment un objet, une pomme par exemple, n'est qu'un complexe de qualités sensibles toujours présentes simultanément à l'esprit, ou du moins en étroite succession. Il suit que l'individualité concrète d'une pomme, pour ainsi dire, n'est saisie que dans son rapport analogique aux autres pommes. La constitution d'un certain nombre de qualités sensibles en un groupe ¡défini ne peut, en effet, se faire sans raison, c'est-à-dire sans référence à ce que le langage courant appelle l'espèce. Ainsi une pomme n'est connue comme telle, dans son unité complexe - une certaine odeur, une certaine couleur, une certaine saveur, une certaine consistance, etc. - que par analogie avec un certain nombre d'autres expériences semblables. Il en est de même de la matière : celle-ci n'existe que par la vertu de l'esprit, qui discerne dans l'expérience l'analogie des différents groupes de qualités, des diverses espèces d'objets sensibles. La matière d'une pomme n'est rien d'autre, en somme, que la loi d'union - une loi sentie plutôt que pensée expressément - des qualités sensibles. La matière en général n'est rien de plus que la loi très générale de groupement des qualités sensibles. Le monde sensible est ainsi constitué par des groupes d'idées dont l'organisation est découverte par expérience par les esprits humains et établie, pense Berkeley, par une décision libre de Dieu. Le monde sensible est donc pénétré par la pensée qui en domine les démarches. Toutefois, ces intentions de Dieu qui pénètrent le monde dans son ensemble ne modifient pas la nature propre des éléments qu'elles organisent en systèmes ; pas plus que le plan qui préside à la construction d'une machine n'enlève leur matérialité aux matériaux mis en œuvre. On peut même penser que le plan ne parvient à se réaliser que parce que les matériaux qu'il informe sont matériels.

    Quelle est donc la nature exacte des idées sensibles pour Berkeley? Une idée se présente d'abord comme une donnée qualitative concrète originale. Un certain nombre d'entre elles, toutefois, sont des représentations, des images d'autres idées ; ce sont les idées de la mémoire et de l'imagination. Mais, à les bien considérer, on s'aperçoit qu'elles ont encore une certaine originalité. Car, si elles renvoient aux idées sensibles dont elles sont des copies pâles et effacées, elles se distinguent pourtant de leurs modèles non seulement numériquement, mais encore par leur effacement ; et les unes des autres à la fois par le degré de leur effacement et par leur schématisation qualitative. Toute idée qui naît à l'esprit est donc une nouvelle idée ; et sous peu il faudra l'affirmer avec plus de force encore." (pp.204-205)

    "L'idée est, d'autre part, caractérisée par son absolue passivité. Passivité double, peut-on dire. L'idée est visiblement inactive en soi ; et l'esprit est inactif lorsqu'il perçoit. Ce n'est pas que l'entendement soit toujours passif ;il est capable d'agir avec efficacité, par exemple pour comparer entre elle des idées, ou pour constituer des idées générales, ou encore pour dégager ou pour instituer des rapports de signification. Mais autre chose est le travail de préparation, ou le travail d'exploitation d'une perception, autre chose la perception elle-même [...] Les idées semblable sont si visiblement inactives que Berkeley ne peut admettre que Dieu puisse avoir des idées. Rien ne lui paraît plus contradictoire que la doctrine de Malebranche qui établit en l'entendement divin les idées des choses sensibles. Même si l'on admet que ces idées divines sont des archétypes, modèles lointains des idées sensibles de l'homme, tant que ce sont des idées, c'est-à-dire des présentations passives, on abaisse la nature de Dieu. Car Dieu est acte pur. Ce que nous appelons archétype en Dieu n'est que pouvoir de produire des idées d'un certain genre en un esprit créé. Peut-être est-ce aussi la considération de la passivité des idées qui pousse Berkeley à rejeter toute différence entre les essences réelles et les essences nominales. Ou plutôt ce rejet des essences réelles n'est qu'une autre expression de la conviction essentielle de Berkeley. Le rationalisme intellectualiste donne, en effet, à ces essences l'existence intelligible, soit en soi, soit dans l'Entendement de Dieu. Or, dans le second cas, ce serait une idée de Dieu, hypothèse exclue par Berkeley, et, dans le premier, il y aurait en face de Dieu tout un monde d'intelligibles éternels, un ordre auquel Dieu aurait à se conformer, hypothèse qui répugnait aussi à Berkeley, chaud partisan de la liberté en faveur de Dieu comme en faveur des hommes. Aussi l'essence réelle des scolastiques se ramène à l'essence nominale ; Dieu lui-même est nominaliste ; une essence traduit la constance de sa décision à agir d'une manière déterminée sur l'esprit de ses créatures." (pp.205-207)

    "L'idée y apparaît encore comme le pur effet d'une activité spirituelle créatrice ; elle est pure passivité. Il n'y a pas de causes physiques ou naturelles ; le lien qui unit deux idées sensibles une à l'autre n'est qu'une relation de signification établie à l'aide d'une relation, de succession, de simultanéité, ou de ressemblance. Une idée est incapable de produire quoi que ce soit. Le cas du mouvement volontaire est hautement significatif. Berkeley s'oppose à Malebranche en ce qu'il accorde aux esprits créés de mouvoir eux-mêmes leur corpos. Il convient de bien entendre ce pouvoir. Notre volonté engendre certaines idées sensibles, des idées tangibles, pour user du vocabulaire berkeleyen, c'est-à-dire des sensations musculaires et articulaires, pour parler le langage d'une psychologie plus récente. Mais ne nous laissons pas tenter par l'affirmation que c'est notre pied qui. par exemple, meut un caillou. C'est une inférence que l'habitude a transformée en suggestion; nous pissons du signe au signifié. Nous avons dépassé la sphère de notre causalité propre que nous connaissons par sentiment direct. Berkeley a parfaitement distingué l'un de l'autre nos deux corps, le corps pour nous et le corps pour autrui, selon les expressions de nos contemporains. Notre volonté est toute-puissante dans les limites de notre corps pour nous ; elle est sans action réelle sur notre corps pour autrui. La communication du mouvement de notre corps pour nous ne peut se faire que par l'entremise de Dieu selon les lois générales que sa Providence générale a fixées. Et même c'est uniquement par métaphore que nous pouvons parler ici de communication ; il y a en fait création par Dieu de nouvelles idées selon des lois établies par lui. Les limites de notre corps pour nous constituent une barrière infranchissable à notre action propre.

    Mais le caractère dépendant d'une idée sensible est encore décrit, par Berkeley, d'une autre manière, très expressive. Alors qu'un esprit subsiste, une idée ne peut qu'exister. Il n'est sans doute pas utile de recourir ici à une manière d'écrire aujourd'hui très à la mode pour rendre plus sensible la nuance marquée par Berkeley. 'Exister', c'est littéralement, par opposition à subsister, 'être hors de' et comme 'jaillir hors de'. Si, en effet, on examine les passages où Berkeley oppose l'existence de l'idée à la subsistance de l'esprit, on voit qu'il attribue à l'idée une existence momentanée et fugitive, qui s'appuie toujours à la subsistance d'un esprit. C'est une sorte d'étincelle arrachée à un esprit créé par l'action de Dieu sur lui, assez comparable à l'étincelle arrachée à un silex par le choc d'une lame d'acier. Cette étincelle n'aurait jamais existé dans un cas sans le choc des corps, et dans l'autre sans celui des esprits ; toutefois, elle jaillit comme une réalité fugitive indépendante à la frontière, pour ainsi dire, des deux êtres substantiels entre lesquels le heurt se produit. L'un de ces êtres est actif, l'autre passif ; c'est en quelque sorte de la substance de celui-ci que l'idée est arrachée par l'acte de celui-là ; mais l'idée, bien que dépendante, possède dans l'instant une sorte d'existence propre. Si l'on admet cette interprétation des textes de Berkeley, les contradictions s'effacent, qu'on découvrait entre différents passages de la même œuvre ou d'œuvres successives ; il suffit de chercher l'esprit de la doctrine au lieu de s'attacher trop étroitement aux textes. Berkeley emploie très souvent le terme 'within' pour désigner le rapport de l'idée à l'esprit qui perçoit. 'Within' signifie sans doute là l'intérieur de' ; l'idée deviendrait alors une sorte de tableau intérieur à l'esprit ; l'on pourrait accuser assez justement Berkeley non seulement d'illusion d'immanence, mais encore de solipsisme décidé. Ce solipsisme serait confirmé par tous les passages qui assurent non sans raison qu'un esprit ne peut connaître que ses propres idées. Mais d'autres passages rejettent cette interprétation ; d'abord ceux où Berkeley remarque qu'une idée n'est pas un mode de l'esprit. Dans la perception sensible comme dans l'imagination et la mémoire, la représentation n'est pas, à proprement parler, un élément de l'esprit. « Si, les yeux fermés, vous vous représentez imaginativement le soleil et le firmament, vous ne direz pas que vous êtes, ou que l'esprit est, le soleil ; ou que vous êtes étendu ; et pourtant ni le soleil ni le firmament ne sont extérieurs à l'esprit. » De l'aveu unanime, en effet, les modes ou qualités des choses ne possèdent pas l'existence séparée ; l'expérience les propose toujours en union étroite les uns avec les autres et toujours appuyés à un objet qui les supporterait. Cette opinion courante, Berkeley en admet la validité pour les esprits, dont il conserve la substantialité. Mais il rejette expressément l'étendue et la forme du nombre des modes de l'esprit : « Ces qualités sont dans l'esprit uniquement en tant qu'elles sont perçues par lui, et non sous forme de mode ou d'attribut, mais uniquement sous forme d'idée. » Qualité seulement présente à l'esprit lorsqu'elle est perçue, l'idée peut donc en être absente ; ou plutôt, puisqu'elle possède seulement l'existence momentanée, et non la subsistance, elle peut s'effacer sans que la nature de l'esprit en soit modifiée. D'autres passages encore insistent sur l'extériorité ou, si l'on veut, sur ce que l'on pourrait appeler l'altérité ou l'étrangeté de l'idée sensible par rapport à l'esprit qui la perçoit. « Toutes les idées viennent du dehors », disent les Commentaires philosophiques ; les Principes ajoutent : « Je trouve que les idées réellement perçues par les sens ne dépendent pas de ma volonté de la même manière » que les idées de mon imagination. « Les idées imprimées sur les sens sont des choses réelles, elles existent réellement :... En outre, on peut appeler extérieures les choses perçues par les sens, par égard à leur origine ; car elles ne sont pas engendrées de l'intérieur par l'esprit lui-même, elles sont imprimées par un esprit distinct de celui qui les perçoit. » Le 3e Dialogue précise : « Voyez- vous, Hylas, quand je parle d'objets qui existent dans l'esprit, ou qui s'impriment sur les sens, je voudrais que vous ne preniez pas mes paroles au sens littéral et grossier ; comme lorsqu'on dit que les corps existent en un endroit, ou qu'un sceau laisse son empreinte dans la cire. J'entends seulement que l'esprit les accueille ou les perçoit ; qu'il est affecté de l'extérieur, par un être qui se distingue de lui. » Ainsi l'idée possède une existence originale dont le statut se laisse assez facilement discerner. Une idée est bien l'objet immédiat de l'esprit qui la perçoit ; mais elle en reste indépendante dans la mesure où elle exprime l'acte de l'esprit qui la produit.

    Tout en appartenant à la suite des perceptions d'un esprit, elle se propose comme la marque, comme le signe de référence d'un au-delà que le sens commun croit être une 'chose', et qui est effectivement un esprit. Cette indépendance de l'idée et son invitation à chercher au delà d'elle-même lui confèrent une suffisance apparente, qui contribue à expliquer la naissance de l'illusion matérialiste'." (pp.207-210)

    "Ce que nous appelons "voir à distance" dans le langage courant correspond en fait à l'organisation en série d'une succession d'idées visibles dont la dernière est étroitement liée par expérience à une idée tangible ; mais toutes ces idées visibles et tangibles se posent également comme objets pour l'esprit. Un objet, bien qu'immédiat, est encore devant l'esprit, tel est sans doute pour Berkeley le sens de la définition traditionnelle. On entend alors le 'within' dans son sens berkeleyen. Comment un immatérialisme, qui fait de l'étendue une idée générale créée par l'acte de l'esprit à partir des idées sensibles et de l'ordre qu'il y découvre, pourrait-il donner aux mots 'extériorité' et 'intériorité un sens absolu ; entre les événements de l'esprit, il n'y a pas de rapport d'étendue ; il n'y a que des relations d'absence et de présence, qui s'inscrivent dans ce que Berkeley appelle la durée, dans la suite qualitative des idées sensibles. C'est un sens analogue que nous retrouvons dans la note de Berkeley : « Je peux dire que la douleur est dans mon doigt, etc., dans ma doctrine. » Or, le psychologue a raison de dire que la douleur n'existe que pour l'esprit ; mais elle se pose pour lui en liaison immédiate avec les autres idées qui constituent mon doigt pour moi ; elle leur est unie, elle ne leur est pas intérieure.

    Notons, enfin, que Berkeley ne perd aucune occasion de marquer la réalité propre de l'idée. On peut rappeler ses nombreuses affirmations, si souvent citées, de la réalité du monde sensible ; elles étaient rendues nécessaires par l'incompréhension, peut-être volontaire, de ses contemporains. Il est inutile de donner ici une longue suite de références très connues de tout lecteur de Berkeley. Une note des Philosophical Commentaries mérite d'être encore citée : « Descartes dit : l'idée de Dieu n'est pas faite par moi, car je ne peux rien y ajouter, ni rien en retrancher. Peut-il davantage ajouter à une autre idée, même de sa façon, ou en retrancher quoi que ce soit. » Quelque fugitive que soit l'existence d'une idée, nous n'en pouvons modifier la qualité, ni de refuser de croire à son existence, présente ou passée. Cette suffisance pittoresque de l'idée bien propre à captiver et à retenir l'attention apparaît plus encore, pense Berkeley, à la puissance du prestige que le monde sensible exerce sur la grande majorité des hommes, savants compris. Berkeley sent l'immédiateté de la présence divine au point que l'on peut dire, sans infidélité à l'esprit de sa philosophie que l'on découvre, derrière les idées sensibles, la présence de Dieu, non par inférence, mais par suggestion immédiate, dès que l'on parvient à se déprendre du charme ensorcelant de ces idées. Ou plutôt le philosophe averti attribue le charme réel de ces idées à la cause qui les produit. Telle est la preuve de l'existence de Dieu par le Langage Visuel. Dieu prend soin de nous ; il nous conseille et il nous guide ; il nous réconforte et il nous charme également ; c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons notre être. Ce mot de saint Paul, Berkeley pense que sa philosophie l'exprime mieux qu'aucune autre. Dieu est là, à notre contact immédiat, et sa bienveillance nous enveloppe. Pourtant, les hommes, en très grande majorité, ne le voient pas ; et beaucoup n'ont pas même le sentiment de sa présence. C'est que, toute transparente que soit l'idée sensible pour qui sait la considérer, elle reste opaque, en quelque sorte, pour qui se laisse retenir par son chatoiement et son pittoresque." (pp.211-212)

    "Ainsi l'idée sensible apparaît en définitive comme une existence originale, dont les caractères principaux sont sa qualité propre, sa passivité absolue, sa dépendance à l'égard d'un esprit, sa présence à un esprit et son opacité à l'esprit. Ces caractères font de l'idée le terme antithétique de l'esprit, bien qu'elle en soit la créature. Elle paraît donc être l'héritière directe de la matière du sens commun et des 'matérialistes'.

    Pour mieux marquer cette opposition, peut-être convient-il de rappeler le rôle capital que joue l'esprit dans l'organisation du monde sensible ; et d'appuyer, pour un temps, l'interprétation idéaliste de l'immatérialisme berkeleyen. S'il n'y avait, en effet, pour constituer ce monde, que les seules idées, les esprits créés seraient en présence d'un monde d'existences fugitives sans cesse remplacées par d'autres existences tout aussi fugitives, un monde scintillant dépourvu de toute stabilité. Or, le sens commun et la
    science découvrent dans le monde sensible des ressemblances et des régularités ; et ils dégagent des maximes et des lois efficaces. Berkeley, en homme du XVIIe siècle et en esprit profondément religieux, jugeait que cette organisation est intentionnelle et qu'elle traduit la Providence générale de Dieu. Toutefois, pour répondre aux faits, il reconnaissait volontiers que les intentions de Dieu ne se découvrent pas sur-le-champ et que les hommes demeurent aisément dans le monde naturel des faits physiques et des choses.

    Sinon, d'ailleurs, il n'y aurait aucun mérite à découvrir la présence immédiate de Dieu et à se conduire en conséquence ; il n'y aurait plus d'état d'épreuve." (p.213)

    "Les lois de la nature, pour Berkeley, énoncent, en effet, seulement des rapports de signe à signifié ; et c'est par un abus flagrant que nous croyons qu'elles nous donnent des rapports de causalité réelle, des rapports de production. Sur ce point, Berkeley a droit à notre reconnaissance ; car il a été l'un des premiers à affirmer avec autant de décision le caractère propre des lois naturelles. Il l'a fait, assurément, dans un but apologétique, pour réserver le domaine de la causalité réelle aux seuls esprits et pour détourner de chercher dans les lois scientifiques l'explication dernière des faits de la nature, pour renvoyer les hommes des causes dites efficientes aux causes finales, et les convier à chercher l'explication de l'ordre de la nature dans les libres décisions de l'esprit divin.

    C'est cette explication intentionnelle qui justifie notre science de signes. Tant que celle-ci ne repose que sur l'observation quotidienne, aussi méthodique qu'elle soit, elle reste uniquement probable, elle est une sorte de divination ou de vaticination naturelle. Nous pouvons bien soupçonner que la constance des successions observées n'est pas accidentelle ; nous ne pouvons pourtant considérer nos lois que comme hautement probables. Mais l'expérience de nous-mêmes nous montre que notre volonté est capable de produire des idées. Les pâles idées de l'imagination tout d'abord : « II n'y a qu'à vouloir, immédiatement telle ou telle idée surgit dans mon imagination ; le même pouvoir l'efface et en introduit un autre. » Des idées sensibles aussi, toute la gamme des idées tangibles des mouvements de mon corps, et peut-être les idées visibles correspondantes. Cette expérience et la vue de l'entière passivité des idées nous portent à penser que les idées sensibles indépendantes de notre volonté sont produites en nous par l'action d'une autre volonté, à laquelle nous accordons la puissance, la sagesse et l'habileté que découvre le spectacle du monde. Telle est la preuve berkeleyenne de l'existence de Dieu." (p.214)

    "Berkeley ait accepté de s'en tenir à une preuve par analogie s'explique aisément. Puisqu'il existe des libertins de bonne foi, l'existence de Dieu est objet de croyance, et non de science. Un libertin peut bien, comme l'astronome Halley, que visait particulièrement Y Analyste, croire pleinement à la validité des sciences de la nature et se montrer incrédule à l'égard des propositions religieuses. Toutefois, pense Berkeley, c'est là une attitude inconséquente, c'est un refus d'accepter la totalité de l'expérience humaine. Quand on les considère convenablement, les lois naturelles expriment les intentions divines ; elles conservent la marque de la présence de Dieu ; elles possèdent comme une valeur surnaturelle ; toute observation de la nature appelle une émotion religieuse. On peut dire qu'en ce sens Berkeley a idéalisé toute la nature. Mais cet intentionalisme n'est en rien un intellectualisme ; bien au contraire, il donne le pas à la bienveillance de Dieu sur sa volonté, et bien plus encore sur son intelligence." (p.215)

    "La pseudo-matière des idées sensibles, en regard, possède moins de suffisance que la matière cartésienne, à laquelle l'étendue, son attribut essentiel, confère la valeur d'une essence intelligible, créature de Dieu au même titre que les esprits, puisqu'elle possède une existence durable sous la variété de ses modes. Les idées sensibles de Berkeley, au contraire, ne subsistent pas ; elles existent de manière fugitive ; ce sont des étincelles d'être, aussitôt disparues qu'apparues ; elles sont si nettement inférieures en dignité d'être aux esprits créés que ceux-ci peuvent en produire un certain nombre. De plus, leurs liaisons, bien que créées par les intentions divines, ou, peut-être, justement parce* que créées par elles, ont moins d'indépendance que des rapports intelligibles du type mathématique, tels que ceux proposés par un Leibniz comme constitutifs du plan divin. Ce sont, déclare expressément Berkeley, des liaisons arbitraires ; bien qu'elles ne soient pas sans raisons, elles auraient pu être différentes ; il n'y a pas de mathématique divine. Dans l'esprit de Dieu, comme dans celui de l'homme, c'est la liberté qui possède le primat, comme pour Descartes, et peut-être plus encore que pour Descartes, puisque ces intentions conservent leur ténuité spirituelle sans se durcir en un ordre intelligible, les mathématiques n'ayant pour Berkeley qu'une valeur symbolique.
    En somme, l'immatérialisme est bien plutôt un spiritualisme renforcé qu'un idéalisme." (p.217)
    -André-Louis Leroy, "L'immatérialisme berkeleyen est-il un idéalisme ?", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 143 (1953), pp. 201-218.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 28 Avr - 16:11