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    Étienne Balibar, Locke ou Spinoza : un point d’hérésie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Étienne Balibar, Locke ou Spinoza : un point d’hérésie Empty Étienne Balibar, Locke ou Spinoza : un point d’hérésie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 2 Fév - 16:17



    "De façon générale, nous pouvons dire que ces deux discours se situent sur le « seuil de la modernité », c’est-à-dire dans la période de transition qui commence quand les conceptions de l’âme avec ses « parties » inférieures et supérieure, exprimant la hiérarchie des fonctions vitales et des aspirations spirituelles, commencent à paraître intenables et inintelligibles. 

    Cette transition a conduit à un nouveau genre de psychologie, qui deviendra « la psychologie » tout court, essentiellement conçue comme une analyse des opérations mentales, des schèmes d’associations d’idées, des corrélations entre représentations et affects, des phases de développement des facultés morales et cognitives, des modes de pensée « normaux » et « pathologiques », etc. Ainsi que je l’ai soutenu, la philosophie de Descartes prise en totalité — depuis le cogito comme « première vérité » métaphysique jusqu’à la théorie de « l’union substantielle » entre le corps et l’âme d’où procèdent les « passions » — formait à la fois une condition de possibilité et un obstacle épistémologique pour le développement d’une telle psychologie : c’est pourquoi elle dut prendre la forme d’une réaction à la métaphysique cartésienne, en particulier à travers la désubstantialisation de l’esprit (mens, mind), même si l’usage que Descartes faisait de la catégorie de substance était atypique et subversif. Mais cette réaction pouvait se produire en deux directions opposées, présentant donc des alternatives radicales."

    "Pour l’un comme pour l’autre, l’unité intrinsèque de l’idée de « connaître » et de l’idée d’« être conscient » est liée au fait que l’activité de connaissance comporte une essentielle réflexivité, en ce sens que l’esprit opère au second degré sur des représentations ou des objets (y compris des objets « internes ») déjà « donnés » au premier degré. Cependant chez Locke cette unité va de pair avec une continuité dans « l’histoire naturelle » de l’esprit, dont procèdent les acquisitions ultérieures de la connaissance (même si elles font intervenir de nouveaux moyens, en particulier ceux du langage, donc de la « société »). Pour Locke en effet il y a une corrélation originaire de la « perception » et de la « réflexion », qui n’est pas autre chose que la conscience elle-même en tant qu’« opération » intellectuelle. Au contraire, pour Spinoza, cette unité comporte une discontinuité essentielle, ou (comme je l’ai soutenu dans ma « note ») elle doit être reconstituée par-delà la coupure épistémologique provenant de ce que la forme « originaire » de la conscience implique une méconnaissance de l’essence des objets ou de leurs propriétés, immédiatement associées à l’imagination de la « valeur » qu’elles représentent pour le sujet. Et plus profondément la connaissance doit échanger sa compréhension première des « choses » telles que nous les percevons à travers les affections de notre corps pour une compréhension des « choses » (y compris notre propre corps) telles qu’elles sont en elles-mêmes. Or ce renversement épistémologique, qui porte sur la compréhension de la causalité, est aussi une révolution mentale et éthique. Dans l’une et l’autre doctrine on peut donc se représenter la connaissance comme un « processus d’apprentissage » commençant avec la conscience et s’achevant avec la réflexion : mais l’un de ces procès a la forme d’une accumulation, tandis que l’autre a la forme d’une rectification."

    "C’est sous l’angle de la théorie des « passions » et, plus généralement, par l’aspect « pratique » de sa théorie du mind (telle que l’expose en particulier l’extraordinaire chapitre XXI, Of Power, du Livre II de l’Essay on Human Understanding – un de ceux qui ont été largement développés ou ajoutés pour l’édition de 1694) – que les affinités de Locke avec Spinoza sont les plus apparentes. La première, d’une évidente portée morale et politique, concerne la réfutation de la notion de « libre arbitre », ou de l’idée que les actions humaines puissent procéder d’une radicale « spontanéité », en l’absence de « déterminations préalables » : cette idée leur est commune. Il en résulte que, chez Locke, la responsabilité ne se fondera pas sur une capacité idéale de « choisir » entre le bien et le mal, qu’il faudrait protéger contre l’influence des désirs, mais, de façon beaucoup plus pragmatique, sur la possibilité pour toute personne de s’identifier avec l’auteur de telle ou telle action et donc de « reconnaître » la justice des sanctions (judiciaires, morales et même eschatologiques) qu’elles appellent. Mais il est encore plus intéressant de pointer les affinités au niveau du désir : un mot (cupiditas) qui, chez Spinoza, permet d’identifier l’essence singulière de tout homme avec le conatus in suo esse perseverare ou « l’effort » que fait chacun pour conserver et faire exister sa propre essence, et chez Locke (desire) s’identifie avec un état d’inquiétude (uneasiness) venant déranger le repos de chacun, soit qu’il faille en chercher la cause dans la perception des « souffrances du corps » (pain of the body) ou dans « l’agitation de l’esprit » (disquiet of the mind) (Essay, II. xxi § 31 – 32). La façon dont Locke corrèle le desire et l’uneasiness, comme la façon dont Spinoza corrèle la cupiditas et le conatus se ressemblent d’autant plus qu’elles servent l’une et l’autre à expliquer qu’il n’y a jamais de séparation entre un enchaînement d’affects (train of affects) et un enchaînement d’idées (train of ideas). On peut certes distinguer abstraitement entre une représentation « théorique » et un affect « pratique » qui est soit une passion, soit une action, de même que les changements de nos idées ont des conséquences affectives et les changements de nos affects des conséquences intellectuelles. Mais c’est leur dépendance mutuelle qui constitue la « vie de l’esprit », donnant un caractère dynamique à l’analyse des opérations mentales et des processus psychiques. Partant de là, les doctrines repartent cependant dans des directions opposées, étant donné que pour Spinoza le conatus qui soutient différentes formes d’appétit inconscient ou de désir conscient doit demeurer identique à lui-même aussi longtemps que la « forme » d’un individu se conserve. S’il permet de reconnaître le « même individu » à différentes époques de sa vie, qui le font passer par des expériences diverses et des degrés de connaissance spécifiques, c’est qu’il rend compte du désir de l’individu « d’accroître sa puissance d’agir et d’être affecté ».Tandis que pour Locke l’uneasiness entretient une relation dialectique avec la consciousness, dérivant de l’impossiblité pour le mind de « penser la même idée » pendant plus d’un instant : d’où l’appel à la mémoire pour préserver l’identité personnelle de l’esprit ou pour retrouver le « principe d’identité » comme sa propre condition d’existence – bien qu’à l’intérieur de limites qui excluent les « états pathologiques » que sont les identités partagées et les personnalités dissociées.

    La différence ici se creuse parce que, pour Locke, la mémoire doit se diviser entre deux niveaux distincts (auxquels il réserve les noms de memory et de recollection), dont l’un est purement empirique (à ce niveau se situent les phénomènes d’oubli et de défaillance de la mémoire, qui traduisent une sorte de victoire de l’uneasiness sur la consciousness), tandis que l’autre est quasi transcendantal ou « virtuel », formant la condition de possibilité d’un rapport « normal » entre la conscience et sa propre inquiétude : c’est elle qui définit l’identité personnelle (ou l’identité du self, traduit par Coste au moyen de l’expression composée « soi-même »), en s’enracinant dans l’intériorité ou dans le « train » des états mentaux de l’esprit. Au contraire, chez Spinoza, la mémoire correspond aux traces persistantes d’expériences antérieures dans lesquelles l’esprit a été affecté par des objets extérieurs qu’il a associés avec des idées et des signes : au cours du temps, soit elles se répètent et se renforcent, soit elles se contredisent et se détruisent virtuellement entre elles, produisant cette « instabilité mentale » (fluctuatio animi) caractéristique qui devient l’objet principal de la psychologie spinoziste (à partir de la proposition 17 de la IIIe partie de l’Éthique). En bref, la mémoire lockienne est synthétique et virtuelle, tandis que la mémoire spinoziste est disjonctive et matérielle. Mais par-dessus tout, la mémoire lockienne fait cercle avec le postulat de l’isolement mental ou de l’autoréférence de l’esprit, tandis que la mémoire spinoziste brise le cercle dans la direction de l’extériorité, aboutissant à « exproprier » l’esprit de ses propres états en même temps qu’elle les lui attribue (ce qui représente chez Spinoza une sorte de « réfutation de l’idéalisme » au sens de Kant)."

    "Si la corrélation des opérations de l’entendement et de la dynamique des affects construit ainsi une forte affinité entre Locke et Spinoza, l’articulation de l’identité et de l’individualité, au contraire, les emmène à l’extrême opposé. D’un côté (Spinoza), nous avons une unité complexe, mais organique, de ces deux concepts, provenant du fait que l’identité avec soi-même est une qualité des individus (en tant qu’elle réunit un composé corporel et ses propres représentations mentales) : cette qualité s’atteint dans la mesure où l’individu acquiert des idées adéquates de lui-même en tant que « cause » de ses propres actions, ce qui engendre l’affect de la « satisfaction de soi-même » (acquiescentia in se ipso). Il importe de le noter, rien dans cette définition n’implique que les idées adéquates forment une idée « totale », correspondant à la représentation de l’individu comme une unité indissoluble ou comme un tout, dont les actions émaneraient d’une seule cause, ou à qui elles « appartiendraient » de façon unique. Au contraire, elle est compatible avec l’idée que des actions différentes pourraient être causée par nous en combinaison avec d’autres causes (en particulier les actions d’autres individus), ou avec l’idée que nous n’atteignons que partiellement à une compréhension « adéquate » de notre puissance d’être la cause de nos actions. Cette supposition est cohérente avec l’idée de la fin de l’Éthique (Ve partie, proposition 39) qu’une « partie de notre esprit » devient éternelle à mesure que les multiples puissances de notre corps engendrent une « conscience » de l’esprit et de son rapport à Dieu et aux autres choses. La notion spinoziste de l’identité (qu’il vaudrait mieux appeler identification) est donc avant tout une idée pratique, passant par la médiation des « notions communes » : elle signifie que nous devenons conscients de la mesure dans laquelle, à travers la chaîne causale qui détermine nos actions, nous influençons l’ordre des causes, en avançant vers plus d’autonomie – ce qui veut dire que nous perdons en dépendance, mais pas en interdépendance ou en réciprocité.

    Le concept d’identité personnelle chez Locke est profondément différent, parce qu’il se fonde sur une disjonction radicale entre l’individu (pensé comme un organisme vivant) et le soi (ou la personne consciente) : ainsi que je l’ai exposé dans mon livre, « identité » chez Locke est un concept équivoque qui permet de penser des analogies entre trois types de relations (identité de substance, identité individuelle, identité personnelle), mais ne les rapporte pas à une seule définition logique. Le plus important, cependant, c’est le fait que l’identité personnelle soit définie comme une forme particulière de « propriété » (la propriété de nos propres pensées, et plus généralement, de nos « expériences », que nous procure précisément la conscience, en les appropriant à notre « soi »). Ceci engendre une relation pragmatique entre l’individualité et l’identité personnelle, qui n’a rien de naturel ou d’automatique, ainsi que le démontrent les expériences de pensée relatives aux états de « division de la personnalité », dont Locke n’exclut pas la possibilité. Cette relation vient du fait que les actions d’un individu sont aussi perçues ou éprouvées par une conscience comme « ses propres actions », d’où il dérive qu’elles soient les actions de « son corps », ce qui conduit indirectement à l’idée que « ce corps est le sien ». Il y a évidemment quelque chose de très profond dans le fait de suggérer que nous ne « possédons pas un corps », littéralement parlant, mais que nous possédons les actions de ce corps et les attribuons à l’individualité qu’elles supposent, et dont la conscience se soucie tout particulièrement (concern). Ainsi que je le suggérais il y a un instant, c’est une façon subtile de fonder l’individualisme possessif : elle a d’évidentes affinités avec l’idée que la personne est le « propriétaire » de sa responsabilité juridique (d’où la précision de Locke sur le caractère judiciaire du terme de « personne » : a forensic termà, ainsi qu’avec la justification de la propriété privée en termes d’incorporation du travail humain à des choses extérieures tout en préservant la « propriété de soi-même » de l’individu."
    -Étienne Balibar, « Locke ou Spinoza : un point d’hérésie », La Pensée, 2019/2 (N° 398), p. 144-153. DOI : 10.3917/lp.398.0144. URL : https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2019-2-page-144.htm



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