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    Bernard Girard, Les cadres, terre de mission du syndicalisme ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Bernard Girard, Les cadres, terre de mission du syndicalisme ? Empty Bernard Girard, Les cadres, terre de mission du syndicalisme ?

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 23 Avr - 9:42

    https://www.babelio.com/auteur/Bernard-Girard/1929

    "Résumé : Les cadres ont montré, lors des négociations sur les 35 heures qu’ils ne souhaitaient pas abandonner leurs droits à la réduction du temps de travail. Ce comportement, qui a beaucoup surpris, est lié aux évolutions des entreprises qui, depuis quelques années, les éloignent des directions générales et réduisent leur rôle d’encadrement et de contrôle du travail des autres collaborateurs de l’entreprise. Ce changement de comportement pourrait rendre les cadres plus sensibles à l’action des organisations syndicales. Ils ne s’orienteront cependant dans cette direction que si les organisations syndicales réussissent à prouver qu’elles sont utiles à la croissance des entreprises. Un discours de ce type peut être élaboré, mais il relève du réformisme qui rencontre de fortes oppositions dans le mouvement syndical.

    L’attitude des cadres lors des négociations sur les 35 heures a surpris beaucoup de dirigeants. On les pensait proches des directions, sensibles au discours économique du Medef, hostiles à la réduction du temps de travail et à tout ce qui peut limiter la compétitivité des entreprises. On les a découverts tout différents. Non seulement, ils ne sont pas venus au secours du patronat dans sa lutte contre le gouvernement, mais ils se sont engagés rapidement dans les négociations pour les 35 heures, faisant preuve d’une combativité toute nouvelle. Et, une fois les accords signés, ils n’ont pas hésité à en tirer parti.

    De là à penser qu’ils pourraient être tentés par le syndicalisme il n’y a qu’un pas que peu ont franchi tant l’histoire et la tradition rendent improbable toute évolution de ce genre. Plusieurs facteurs pourraient cependant amener à envisager cette question d’une manière nouvelle.

    Pourquoi les cadres ont-ils changé ?

    On a souvent expliqué l’attitude inattendue des cadres par un changement culturel : les nouvelles générations seraient plus attachées que les précédentes à la qualité de la vie. On a également avancé la féminisation croissante de la fonction : de plus fortes contraintes privées rendraient les femmes plus sensibles aux avantages d’une durée du travail plus courte. On a encore suggéré le  » désir de vengeance  » de collaborateurs qui n’auraient pas accepté les licenciements lors des restructurations et la rupture, du contrat implicite qui liait traditionnellement les cadres à l’entreprise : promesse d’une carrière, de promotion sociale…

    Aucune de ces explications n’est à rejeter. On voudrait, cependant, en avancer ici deux autres. D’après la première, ce nouveau comportement serait à rapprocher de la rupture du lien de confiance qui unissait les cadres aux directions, les éloignait des autres collaborateurs de l’entreprise et leur interdisait de se syndiquer, de se mettre en grève ou de faire appel, en cas de conflit, à l’inspection du travail. D’après la seconde, il tiendrait à une évolution de leurs missions qui les rapprocherait des autres salariés.

    La révolution financière et la défiance à l’égard du management

    La rupture du lien de confiance qui unissait, jusqu’à la fin des années 70, les cadres aux directions, est à rapprocher des bouleversements qu’ont connus les entreprises ces vingt dernières années. Elle est liée à l’éloignement des centres de décision que l’on observe dans tous les groupes internationaux. Les managers des filiales ne sont plus associés aux décisions, mais seulement à leur mise en œuvre. On leur demande d’appliquer des mesures prises par d’autres, qu’ils ne comprennent pas toujours, qui leur paraissent parfois dangereuses voire absurdes. Malgré le développement des techniques de management participatif, jamais les décisions des directions générales n’ont suscité autant de scepticisme dans le management intermédiaire.

    La complexité des organigrammes, le brouillage de la structure hiérarchique dans les entreprises qui ont choisi des organisations de type matriciel n’ont fait qu’aggraver ce doute. Le manager est constamment confronté à des divergences de vue, des incompréhensions, des conflits entre ses différents interlocuteurs : il ne sait qui croire, ni, au sens propre, où donner de la tête.

    Mais, de manière plus profonde, le véritable fossé qui sépare aujourd’hui les dirigeants du management dans les entreprises les plus importantes est une des conséquences directes de la révolution financière qu’a vécue ces quinze dernières années le capitalisme.

    A ses débuts, cette révolution était souvent présentée comme une révolte des actionnaires contre le management. On trouve cette idée dans les déclarations des premiers raiders qui reprenaient des entreprises pour les vendre par appartements :« These managements need shaking up — they’re horrendous… they take money from the peasants [the stockholders] and then hire mercenaries [lawyers] to protect their castle, mainly by browbeating the peasants. So we attack the castle » déclarait, par exemple, Carl Icahn dans une interview dans un journal économique. Ces propos ont aujourd’hui disparu des discours publics, mais on les devine implicites dans beaucoup de déclarations sur la valeur pour l’actionnaire. On mesure mieux cette opposition lorsque l’on relit les thèses sur le pouvoir des managers qui firent le succès de Kenneth Galbraith au début des années 60. Les dirigeants, expliquait-il alors, n’utilisent pas leur pouvoir pour maximiser les profits, mais  » pour servir les intérêts ou les objectifs les plus profonds de la technostructure.  » Intérêts et objectifs qui n’étaient certainement pas ceux des actionnaires comme en témoignent les cours de la bourse pendant toute cette période : de 1966 à1982, le Dow Jones a perdu 72 % de sa valeur en dollar constant, soit pratiquement autant, quoique sur une période beaucoup plus longue, qu’entre 1929 et 1932. On comprend mieux dans ce contexte que les bourses aient tant applaudi les dégraissages massifs : toute annonce de licenciement était vécue par les marchés comme une victoire des actionnaires sur le management.

    Cette révolution financière a donné lieu aux restructurations du début des années 80 dont on a tant parlé même si elles n’ont, en définitive, touché que quelques grands conglomérats, le plus souvent américains. Mais elle a aussi, on a envie de dire surtout, entraîné une modification des politiques des rémunérations. Kenneth Galbraith assurait que l’augmentation de leur rémunération n’était pas le premier objectif des managers ( » les directeurs, écrit-il, ne remuent pas ciel et terre pour assurer leur propre rémunération. « ). Si c’était vrai dans le monde qu’il décrivait, ce ne l’est certainement plus depuis que raiders et théoriciens de l’agence ont montré aux actionnaires, seuls propriétaires de l’entreprise, comment inciter le haut management à mettre les cours de la bourse au centre de leurs préoccupations.

    C’est le développement de stock-options ou de mécanismes conçus pour lier plus fermement les revenus des dirigeants aux bénéfices des actionnaires qui ont véritablement fait le succès cette révolution financière. On a tous en mémoire les chiffres astronomiques qu’atteignent les rémunérations des dirigeants des grandes entreprises et le rôle qu’y joue le portefeuille d’actions que leur position leur a permis d’acquérir à des conditions très avantageuses. A l’inverse de ce que l’on a parfois dit, ces rémunérations n’ont rien d’irrationnel : elles ne sont que le prix à payer pour que les dirigeants des entreprises cotées donnent la priorité aux décisions qui satisfont le mieux leurs actionnaires. Les hausses constantes de la bourse montrent que ces politiques ont été, au moins de ce point de vue, efficaces.

    Ces rémunérations ne concernent, cependant, qu’une toute petite frange de managers, les membres du comité exécutif. Le reste du management n’est pas concerné. De fait, les revenus des cadres n’ont progressé ces dernières années que très lentement, au rythme classique des promotions et des augmentations individuelles ou générales.

    Ce fossé qui sépare les dirigeants pieds et poings liés aux actionnaires des autres cadres pourrait être discret, invisible surtout en France où l’on n’a pas l’habitude d’afficher ses revenus. Ce n’est pas le cas.

    Le recours systématique à des consultants extérieurs chaque fois qu’il s’agit de prendre des décisions qui engagent l’entreprise sur le long terme, le rôle joué dans toutes les opérations de restructuration par les grands cabinets de conseil rappellent chaque jour aux cadres qu’on ne leur fait plus complètement confiance! Plus que la compétence de leurs consultants c’est leur capacité à mener des projets de restructuration que le management refuserait de mener à bien qui intéressent les directions. L’hostilité que rencontrent les interventions des grands cabinets de conseil dans de grandes entreprises est un signe qui ne trompe pas.

    Dépossession des managers d’une partie de leur pouvoir

    Cette révolution financière s’est doublée d’une transformation des pratiques managériales. Avec la croissance des entreprises et le développement des technologies nouvelles on a assisté à une série d’évolutions qui ont eu pour effet de décharger les managers de l’une de leurs fonctions traditionnelles : le contrôle du travail de leurs collaborateurs.

    Cet allégement s’est fait discrètement au travers de plusieurs mécanismes :

    La professionnalisation de la fonction ressources humaines a centralisé des tâches jusqu’alors confiées au management : recrutement, formation, distribution des primes, suivi budgétaire… ;
    L’utilisation d’outils de gestion des temps a, en pratique, déchargé le management de proximité, du premier des contrôles : celui de la présence et de l’absence ;
    Des relations plus étroites avec les clients ont, dans de nombreux métiers, transféré le contrôle du travail des salariés aux consommateurs Ce n’est plus depuis longtemps l’agent de maîtrise qui vérifie la qualité du travail des caissières des grandes surfaces, mais les clients qui protestent lorsque les queues sont trop longues ou lorsqu’il y a des erreurs dans les factures ;
    Ces évolutions ont conduit à une évolution sensible des missions confiées aux cadres. Si, il y a quelques années encore, la plupart occupaient des fonctions d’encadrement et d’autorité, comme en témoigne tout le discours sur leur statut, la grande majorité occupe aujourd’hui des fonctions d’experts, de professionnels. Leur compétence et savoir-faire priment leur position dans la structure hiérarchique. Ce ne sont plus des chefs mais, comme on dit parfois, des travailleurs du savoir. Or, cela a un impact sur :

    Leur carrière : on n’a ni les mêmes ambitions ni les mêmes perspectives lorsque l’on est un professionnel, spécialiste d’une technique et lorsque l’on est un manager ;
    leur relation à la hiérarchie : la fonction de contrôle participait à la fabrication de la culture très conformiste des cadres, ce rôle les conduisait à défendre et à faire leurs les positions des directions. Les professionnels ont une approche toute différente ;
    Et la manière dont ils vivent leur contrat de travail.
    Ce dernier point mérite qu’on s’y attarde un instant. On sait que l’une des caractéristiques du contrat de travail est son  » incomplétude « . On dit d’un contrat qu’il est  » incomplet  » lorsqu’on ne peut pas en spécifier à l’avance tout le contenu. L’employeur qui recrute un salarié rencontre deux difficultés :

    Il lui est difficile d’évaluer de manière très précise les capacités et la motivation du candidat qu’il retient,
    Il lui est tout aussi difficile de prévoir ce que seront les tâches et missions qu’il lui confiera.
    Or, ces difficultés ne sont pas également insurmontables pour tous les candidats. Elles sont plus grandes lorsque l’on recrute un manager auquel on veut confier des fonctions de direction que lorsque l’on embauche un travailleur du savoir.

    Les compétences des experts se mesurent plus facilement que celles des managers, elles peuvent éventuellement faire l’objet de certification (ou de diplômes). Les missions qu’on leur confie se décrivent et s’anticipent mieux. Leurs perspectives de carrières sont également mieux définies : il est rare que l’on demande à un comptable de devenir recruteur, on voit souvent confier une direction des ressources humaines à quelqu’un qui a commencé sa carrière dans une toute autre fonction. Les contrats que l’on passe avec ces spécialistes sont donc plus précis, plus explicites, plus  » complets  » que ceux que l’on passe avec des candidats à des emplois de manager.

    Or, l’incomplétude a un impact sur les comportements des parties prenantes au contrat. Plus le contenu de celui-ci peut être facilement détaillé, plus ses signataires tentent de négocier des clauses précises qu’ils cherchent, après coup, à faire appliquer avec rigueur. Pour ne prendre qu’un exemple que les négociations sur les 35 heures ont permis de vérifier, les salariés dans une position d’expert sont, à salaire et statut équivalents, plus attentifs aux clauses touchant à leurs horaires que les managers. Plus le contrat s’approche de la complétude et plus le salarié est attaché à défendre ses droits et donc susceptible de s’adresser à une organisation syndicale pour le soutenir en cas de conflit avec sa direction.

    Un rôle à jouer pour les organisations syndicales ?

    Plusieurs motifs pourraient donc inciter des cadres à s’adresser à une organisation syndicale :

    Le souci de préserver leurs avantages acquis dans des environnements dans lesquels ils sont moins bien protégés, voire contestés,
    La recherche d’informations sur les choix stratégiques de l’entreprise qu’on ne leur donne plus spontanément dans des organisations qui se méfient d’eux,
    La défense de leurs droits.
    Mais, il ne suffit pas d’avoir de bons motifs de se syndiquer pour s’engager effectivement. Il faut également en avoir envie. Les cadres ont jusqu’à présent montré de fortes réticences à tout engagement de ce type. Leur position hiérarchique, la nature des relations qu’ils entretenaient avec les directions générales, le rôle qu’y jouait la confiance s’y opposaient. On a vu que ces barrières avaient perdu de leur force. Leur profil de carrière jouait également contre l’action syndicale : qui souhaite recevoir une promotion ne prend pas le risque de compromettre ses chances en allant rejoindre les rangs de ceux qui critiquent la direction. Mais là encore, les évolutions récentes des entreprises pourraient modifier la donne : il suffirait que l’accès au conseil d’administration se fasse plus rapidement par la voie syndicale que par la voie classique pour que des cadres rationnels choisissent ce moyen d’arriver rapidement tout en haut de l’organisation. La question risque de se poser demain dans toutes les organisations multinationales. On sait qu’aujourd’hui leurs dirigeants sont de même nationalité que les dirigeants : américains dans les multinationales américaines, allemands dans les multinationales allemandes, français dans les multinationales françaises… C’est une barrière inédite à leur carrière qui peut conduire les plus ambitieux à chercher d’autres moyens de prendre du pouvoir.

    Avoir de bons motifs de s’engager est une chose. Encore faut-il que les organisations syndicales soient capables d’offrir aux cadres des institutions qui leur conviennent, capables de porter leur discours et de défendre leurs intérêts. Il n’est pas sûr que ce soit aujourd’hui le cas.

    Les limites du syndicalisme actuel

    Plusieurs facteurs en font douter. Le premier est l’extrême faiblesse du syndicalisme dans tous les pays développés et, notamment, en France. Faiblesse encore plus marquée dans les populations de cadres. Le second est certainement le périmètre d’intervention des organisations syndicales : tel qu’elles sont aujourd’hui organisées, elles sont mal armées pour intervenir dans des organisations internationales alors même que l’une des attentes majeures des cadres pourrait être de les soutenir dans le nouvel environnement que celles-ci construisent. Le troisième est l’inadaptation des discours actuels du syndicalisme aux préoccupations des cadres.

    C’est ce dernier point que nous allons maintenant développer.

    Le syndicalisme a, pour l’essentiel, maintenu ses positions dans le service public, dans l’administration, dans des activités monopolistiques financées par la collectivité. Du fait de ces positions de monopole, les salariés sont en position de force : lorsque l’on peut arrêter toute l’activité économique de la région parisienne en cessant de conduire trains et métros, il est facile d’obtenir gain de cause, surtout lorsque c’est la collectivité qui paie : qui ira sanctionner la RATP ou la SNCF parce que leur déficit s’est un peu creusé à la suite d’un mouvement social ?

    Les stratégies de tension permanente qu’entraîne ce type de rapport de force ne peuvent évidemment convenir aux salariés du secteur concurrentiel qui savent que des gr èves à répétition se traduiraient rapidement par la destruction de leur emploi.

    Pour ce qui est des cadres, les choses se compliquent de ce qu’ils ne peuvent entrer massivement en syndicalisme que si celui-ci leur propose des stratégies qui préservent leur avenir et, donc, celui de l’entreprise qui les emploie.

    Ce n’est pas qu’ils soient plus  » sensibles à la raison  » que d’autres, mais du fait de leur position et des missions qu’on leur confie, ils investissent plus que la moyenne des salariés dans des compétences spécifiques à l’entreprise, qui n’ont guère de valeur à l’extérieur. Cela tient au fonctionnement même des entreprises. On a réalisé des études d’organisation dans les usines, on a décrit dans le détail les postes de travail des caissières des supermarchés, des télé acteurs ou des spécialistes de la maintenance informatique, mais on n’a rien fait de pareil pour les cadres. Souvent, même, on leur laisse assez de liberté pour définir eux-mêmes leurs missions. Cela tient à la confiance qu’on leur faisait (inutile de surveiller des gens que l’on suppose motivés), au peu d’automatisation de leur fonction (leurs premiers outils datent de l’arrivée de la micro-informatique), de la difficulté de rationaliser la plupart de leurs tâches (des milliers de livres ont été écrits sur l’art de la réunion, on ne voit pas qu’ils ont servi à grand chose ! ). Pour tous ces motifs, les cadres sont de tous les salariés ceux dont les compétences et les savoir-faire sont le plus menacés par une disparition de l’entreprise qui les emploie. Ce sont donc ceux qui ont le plus intérêt à ce qu’elle reste compétitive.

    On pourrait, d’ailleurs, faire l’hypothèse que la plus grande motivation des cadres tient à ce qu’ils ont plus que d’autres investi dans des savoir-faire spécifiques à l’entreprise et qu’ils ont intérêt à voir leur investissement fructifier.

    Cet attachement aux bons résultats de l’entreprise qui les emploie est d’autant plus élevé qu’ils ont plus de chances de faire une belle carrière dans une entreprise en forte croissance que dans une entreprise qui n’a que des résultats médiocres. Ce qui est moins vrai des autres salariés.

    Une croissance rapide valorise, en effet, les compétences spécifiques et offre des opportunités de promotion à ceux qui les possèdent : la taille des équipes que l’on dirige grandit, les projets que l’on mène prennent de l’importance, la reconnaissance du milieu professionnel augmente…

    On pourrait, en simplifiant, dire que si les employés et les ouvriers ont une préférence pour les positions de monopole qui leur donnent la possibilité de mieux tirer parti des richesses produites, les cadres ont plutôt une préférence pour la croissance et la compétitivité qui leur permettent de mieux tirer leur épingle du jeu.

    L’impact économique du syndicalisme
    Le syndicalisme n’a donc vraiment de chance de se développer dans les populations de cadres que s’il réussit à élaborer un discours économique positif sur son action.

    Or, ce discours n’existe pas aujourd’hui. Lorsque la littérature économique parle du syndicalisme, c’est presque toujours pour souligner son coût pour l’entreprise ou, mais cela revient au même, la croissance. Un syndicalisme puissant limite et retarde, explique-t-on, les investissements et donc, indirectement, les créations d’emploi. Il aurait, indiquaient récemment deux chercheurs de la Federal Reserve Board américaine, le même effet sur les investissements qu’une augmentation de 30% de l’impôt sur le capital. Son influence se ferait particulièrement sentir sur les dépenses de R&D, les entreprises réduisant celles-ci là où les syndicats sont puissants.

    La plupart de ces travaux visent, en fait, à démolir les thèses de James Medoff, Charles Brown et Richard Freeman qui assuraient, à la fin des années 70, que les syndicats apportaient des gains de productivité et d’efficacité au motif qu’ils facilitent la prise de parole des salariés et évitent un turn-over qui coûte cher aux entreprises.

    Les conclusions de ces critiques du syndicalisme mériteraient d’être vérifiées. On ne voit pas, en effet, qu’il y ait eu corrélation entre le recul du syndicalisme ces vingt dernières années un peu partout dans le monde industrialisé et la croissance de la productivité. C’est même plutôt le contraire qui s’est produit, comme en témoignent tous les travaux sur le  » paradoxe de la productivité « . Par contre, le recul du syndicalisme a certainement contribué à la modération salariale de ces dernières années et à la progression des bénéfices. Reste à vérifier que cela a partout entraîné une hausse des dépenses de R&D et des investissements.

    On remarquera qu’on ne trouve guère plus de discours positifs sur le syndicalisme chez les professionnels des ressources humaines, une discipline qui s’est construite contre les syndicats. C’est particulièrement net dans la tradition américaine : on a commencé à créer des postes de responsables des ressources humaines au lendemain de la première guerre mondiale aux Etats-Unis pour lutter contre des grèves révolutionnaires (il s’agissait alors de professionnaliser le recrutement, de le retirer aux agents de maîtrise et chefs d’atelier). Pour Elton Mayo, un des grands noms de la théorie des relations humaines, dont les travaux sur la lumière sont connus de tous les professionnels, affirmait que seul  » un ouvrier névrosé  » peut souhaiter se syndiquer.  »

    Peut-on construire un discours positif sur le syndicalisme ?

    Les arguments en faveur du syndicalisme que l’on entend aujourd’hui reposent pour l’essentiel sur :

    Le rééquilibrage du rapport de force dans la négociation sur le contrat de travail entre le salarié et l’entreprise,
    La lutte contre l’arbitraire patronal. La présence d’un syndicat transforme le système disciplinaire en quelque chose de plus rationnel : il évite les sanctions improvisées, prises sur un coup de tête,
    Le frein au développement de l’intervention publique : la disparition des syndicats incite les pouvoirs publics à intervenir, à substituer la loi et le règlement à la négociation. C’est un thème que le Medef a souvent développé à l’occasion des débats sur les 35 heures,
    Le maintien ou la progression du pouvoir d’achat qui favorise la croissance.
    Peut-on construire un discours sur le syndicalisme qui en montre les vertus économiques ? Peut-on montrer qu’il est plus utile que néfaste au développement économique et à la croissance ? Sans doute.

    Les critiques du syndicalisme insistent beaucoup sur son impact sur les coûts et sur les barrières aux licenciements qu’il introduit. Les syndicats négocient effectivement les salaires et résistent (avec plus ou moins de bonheur) aux projets de plans sociaux et de licenciements. En ce sens, on peut effectivement dire qu’ils réduisent la part des actionnaires et, éventuellement, celle que ceux-ci affecteraient aux investissements ou à la R&D. Mais leur rôle ne se limite pas à cela. Ils sont, notamment dans le contexte français, amenés à intervenir sur bien d’autres sujets que les rémunérations et l’emploi. Ils jouent notamment un rôle déterminant dans les prises de décision. On insiste en général sur les freins et barrières qu’ils mettent, on pourrait également mettre en avant les bénéfices du contrôle qu’ils exercent.

    L’obligation de soumettre un projet à un comité d’entreprise incite les directions à préparer leurs décisions, à les justifier, c’est-à-dire à les fonder en raison. C’est un effet que l’on observe régulièrement dans les PME dans lesquelles se créent des sections syndicales : les décisions improvisées, prises sur un coup de tête sans réfléchir ont tendance à diminuer au profit des décisions plus réfléchies. Ceci permettrait d’expliquer que les entreprises dont le personnel est syndiqué ne sont pas moins performantes que celles qui n’en ont pas.

    Ils interviennent sur les décisions de plusieurs autres manières :

    Ils exercent des contrôles de régularité, notamment en matière sociale : là où il n’y a pas de syndicats les règles du droit du travail sont en général bien moins bien respectées que là où il y a des délégués syndicaux,
    Ils amènent les directions à tenir compte dans leurs décisions, des intérêts de tous les acteurs et agents de cette entité économique qu’est l’entreprise et non pas ceux seulement des actionnaires ou de leurs représentants : en ce sens, ils peuvent être favorables aux salariés mais aussi également aux clients.
    Ils forcent, enfin, les directions à communiquer et exposer leurs choix stratégiques, les syndicats favorisent la compréhension des politiques de l’entreprise et évitent ces situations, assez fréquentes, où l’on voit le management improviser et prendre de mauvaises décisions, faute de savoir ce que l’on attend de lui.
    L’une des principales critiques faites au syndicalisme concerne ses résistances au changement. On sait que les syndicats bloquent toutes les réformes, notamment dans le secteur public. Mais ces résistances sont-elles toujours contre-productives ? Il est des cas dans lesquels elles sont plutôt utiles au développement économique, comme lorsqu’elles s’opposent au management par le stress et, de manière plus générale, aux pratiques qui dégradent la productivité plutôt qu’elles ne l’améliorent.

    On peut également mettre à leur crédit leur opposition à l’intérim et au travail précaire, à l’externalisation, notamment lorsqu’elle touche au cœur de métier de l’entreprise, aux projets de démembrement des entreprises qui apparaissent lorsqu’une valorisation boursière est inférieure à la valeur cumulée des actifs. Ajoutons, enfin, qu’ils protègent l’entreprise contre les raiders en agissant comme une menace : lorsque les syndicats sont puissants, il est plus difficile de mettre en œuvre des plans sociaux.

    Une décision entre les mains des syndicats

    Tenir un discours positif sur le syndicalisme est donc possible. Reste à vérifier que les syndicats puissent et veuillent le tenir. Cela n’a rien de certain. Il faut bien voir que le projet de rechercher une justification économique du syndicalisme est l’essence même du réformisme qui fait l’objet d’oppositions fortes. Notamment en France où, traditionnellement, comme l’indiquent Dominique Labbe et Maurice Croisat,  » les discours mobilisateurs reposant sur la conscience de classe, la prise de conscience d’un mouvement ouvrier ou de l’identité collective du groupe ont été de puissants facteurs de mobilisation pour une cause qui dépasse les destins individuels.  »

    Les cadres sont disponibles pour une aventure syndicale. Ils sont prêts à entendre des discours plus musclés d’organisations qui les protègeraient des risques que la nouvelle économie financière leur fait courir. Mais, ils ne s’engageront que si les organisations syndicales modifient profondément leur discours. Or, cela les obligerait à faire des choix stratégiques peu compatibles avec l’intérêt du gros de leurs troupes actuelles."
    -Bernard Girard, "Les cadres, terre de mission du syndicalisme ?", 8 mars 2023 : https://www.bernardgirard.com/


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