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    Victor Hugo, Pour la Serbie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Victor Hugo, Pour la Serbie Empty Victor Hugo, Pour la Serbie

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 5 Jan - 22:10

    http://www.tvorac-grada.com/ucesnici/komnen/hugo.html

    Le 29 août 1876, en pleine guerre serbo-turque, Victor Hugo publia dans le journal Le Rappel, un texte intitulé “Pour la Serbie”, qui figure dans ses Actes et Paroles. L’historien renommé des Balkans, Georges Castellan, de l’université de Paris VIII, et son collègue Nicolaï Todorov, de l’université de Sofia, ont écrit, dans leur ouvrage commun sur la Bulgarie, paru dans la collection Que sais-je aux Presses Universitaires de France, en 1976, que le texte de Hugo était un discours prononcé devant l’Assemblée nationale. Or Hugo, à cette époque, n’était pas député mais sénateur, et il ne s’agissait pas d’un discours, mais d’une véritable déclaration, comme il le note dans son Journal, le 28 août 1876 : “J’ai écrit la protestation pour la Serbie. Elle paraîtra demain”. De plus, les deux historiens ont reproduit les passages du texte de Hugo, traduits du bulgare en français. La journaliste Amber Boussoglou s’y est laissé prendre en parlant, dans Le Monde du 3 mars 1978, à l’occasion du centenaire du traité de San Stéfano, de la “fameuse harangue de Victor Hugo prononcée devant l’Assemblée nationale française” et en reproduisant, elle aussi, des bouts de phrases déformées.

    Outre ces inexactitudes, un malentendu a été à l’origine de controverses entre historiens bulgares, serbes et français. Il provient du fait que Hugo a évoqué, comme exemple des malheurs serbes, un massacre ayant eu lieu en Bulgarie, à Batak (qu’il écrit Balak). L’erreur de Hugo provient du fait que l’insurrection bulgare contre les Turcs, en mai 1876, et les effrayants massacres de la population qui suivirent – notamment à Plovdiv et à Batak où périrent 20.000 personnes, hommes, femmes et enfants – eurent lieu dans le contexte plus vaste du conflit serbo-turc. Celui-ci, ouvert par l’insurrection de Serbes d’Herzégovine, en juin 1875, s’était transformé en une véritable guerre entre la Serbie et le Monténégro d’une part, et la Turquie de l’autre. De plus, 2 000 volontaires bulgares combattaient dans les rangs de l’armée serbe. Non seulement la révolte bulgare avait éclaté dans le cadre de la guerre serbo-turque, mais aussi le facteur serbe, de même que grec, s’était affirmé en Europe depuis le début du siècle, notamment avec l’insurrection de Karageorges en 1804, suivie par l’insurrection grecque en 1821, alors que la question bulgare ne faisait qu’émerger, d’abord à l’ombre du conflit serbo-turc, puis à la faveur de l’intervention de la Russie en Bulgarie, en avril 1877. Celle-ci eut pour conséquence la défaite de la Turquie et la signature du traité de San Stéfano, localité près d’Istamboul, le 3 mars 1878, qui ressuscitait la liberté et l’État bulgares après cinq siècles passés sous la domination ottomane.

    Dans l’esprit de Hugo, le massacre de Batak n’était qu’un épisode de plus du conflit serbo-turc qui n’avait cessé de s’envenimer et de s’élargir avec le siècle. Les Serbes s’enorgueillirent de cette intervention du grand écrivain en leur faveur, et les Bulgares le remercièrent en le nommant, comme il le relate dans son Journal, le 17 novembre 1876, “citoyen d’honneur de leur pays”.

    J’ai adressé au Monde à l’époque une mise au point qui ne fut jamais publiée, le journal faisant déjà preuve de sa partialité à l’encontre des Serbes, qui n’a fait que s’aggraver jusqu’à verser, durant les années des conflits yougoslaves, dans la propagande la plus outrancière anti-serbe. Ma lettre, intitulée Victor Hugo, les Serbes et les Bulgares, a été publiée en serbe, dans l’hebdomadaire belgradois Nin du 6 août 1978.

    Il reste que la méprise de Hugo n’enlève rien au caractère prophétique de sa appel, dont les termes superbes, indépendamment de l’exemple cité, s’appliquent en grande partie au sort réservé aux Serbes par l’Occident durant la dernière décennie, en Krajina, en Bosnie et au Kosovo, culminant par la criminelle guerre de l’Otan, au printemps 1999, contre la Serbie. Une guerre dépassant de loin en barbarie les Turcs eux-mêmes et précisément pour préserver les séquelles de leur colonialisme dans les Balkans. Une guerre dans laquelle participa, malheureusement, le pays de Victor Hugo, la France.
    Paris, 15 décembre 2001
    Komnen BECIROVIC



    * * *

    P O U R L A S E R B I E

    Il devient nécessaire d’appeler l’attention des gouvernements européens sur un fait tellement petit, à ce qu’il paraît, que les gouvernements semblent ne point l’apercevoir. Ce fait, le voici: on assassine un peuple. Où? En Europe. Ce fait a-t-il des témoins? Un témoin, le monde entier. Les gouvernements le voient-ils? Non.

    Les nations ont au-dessus d’elles quelque chose qui est en dessous d’elles, les gouvernements. A de certains moments, ce contresens éclate: la civilisation est dans les peuples, la barbarie est dans les gouvernants. Cette barbarie est-elle voulue? Non. Elle est simplement professionnelle. Ce que le genre humain sait, les gouvernements l’ignorent. Cela tient à ce que les gouvernements ne voient rien qu’à travers cette myopie, la raison d’Etat; le genre humain regarde avec un autre œil, la conscience.

    Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant une chose, c’est que les crimes sont des crimes, c’est qu’il n’est pas plus permis à un gouvernement qu’à un individu d’être un assassin, c’est que l’Europe est solidaire, c’est que tout ce qui se fait en Europe est fait par l’Europe, c’est que, s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve; c’est qu’à l’heure qu’il est, tout près de nous, là, sous nos yeux, on massacre, on incendie, on pille, on extermine, on égorge les pères et les mères, on vend les petites filles et les petits garçons; c’est que, les enfants trop petits pour être vendus, on les fend en deux d’un coup de sabre; c’est qu’on brûle les familles dans les maisons; c’est que telle ville, Balak, par exemple, est réduite en quelques heures de neuf mille habitants à treize cents; c’est que les cimetières sont encombrés de plus de cadavres qu’on n’en peut enterrer, de sorte qu’aux vivants qui leur ont envoyé le carnage, les morts renvoient la peste, ce qui est bien fait; nous apprenons aux gouvernements d’Europe ceci, c’est qu’on ouvre les femmes grosses pour leur tuer les enfants dans les entrailles, c’est qu’il y a dans les places publiques des tas de squelettes de femmes ayant la trace de l’éventrement, c’est que les chiens rongent dans les rues le crâne des jeunes filles violées, c’est que tout cela est horrible, c’est qu’il suffirait d’un geste des gouvernements d’Europe pour l’empêcher, et que les sauvages qui commettent ces forfaits sont effrayants, et que les civilisés qui les laissent commettre sont épouvantables.

    Le moment est venu d’élever la voix. L’indignation universelle se soulève. Il y a des heures où la conscience humaine prend la parole et donne aux gouvernements l’ordre de l’écouter.

    Les gouvernements balbutient une réponse. Ils ont déjà essayé ce bégaiement. Ils disent: on exagère.

    Oui, l’on exagère. Ce n’est pas en quelques heures que la ville de Balak a été exterminée, c’est en quelques jours; on dit deux cents villages brûlés, il n’y en a que quatre-vingt dix-neuf; ce que vous appelez la peste n’est que le typhus; toutes les femmes n’ont pas été violées, toutes les filles n’ont pas été vendues, quelques-unes ont échappé. On a châtré des prisonniers, mais on leur a aussi coupé la tête, ce qui amoindrit le fait; l’enfant qu’on dit avoir été jeté d’une pique à l’autre n’a été, en réalité, mis qu’à la pointe d’une bayonnette; ou il y a une vous mettez deux, vous grossissez du double, etc., etc., etc.

    Et puis, pourquoi ce peuple s’est-il révolté? Pourquoi un troupeau d’hommes ne se laisse-t-il pas posséder comme un troupeau de bêtes? Pourquoi? Etc., etc., etc.

    Cette façon de pallier ajoute à l’horreur. Chicaner l’indignation publique, rien de plus misérable. Les atténuations aggravent. C’est la subtilité plaidant pour la barbarie. C’est Byzance excusant Stamboul.

    Nommons les choses par leur nom. Tuer un homme au coin d’un bois qu’on appelle la forêt de Bondy ou la forêt Noire est un crime; tuer un peuple au coin de cet autre bois qu’on appelle la diplomatie est un crime aussi.

    Plus grand, voilà tout.

    Est-ce que le crime diminue en raison de son énormité? Hélas! c’est en effet une vieille loi de l’histoire. Tuez six hommes, vous êtes Troppmann; tuez-en six cent mille, vous êtes César. Etre monstrueux, c’est être acceptable. Preuves: la Saint-Barthélémy, bénie par Rome; les dragonnades, glorifiées par Bossuet; le Deux-Décembre, salué par l’Europe.

    Mais il est temps qu’à la vieille loi succède une loi nouvelle; si noire que soit la nuit, il faut bien que l’horizon finisse par blanchir.

    Oui, la nuit est noire ; on en est à la résurrection des spectres. Après le Syllabus voici le Koran; d’une Bible à l’autre on fraternise; jungamus dextras; derrière le Saint-Siège se dresse la Sublime Porte; on nous donne le choix des ténèbres; et voyant que Rome nous offrait son moyen âge, la Turquie a cru pouvoir nous offrir le sien.

    De là les choses qui se font en Serbie.

    Où s’arrêtera-t-on? Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation?

    Il est temps que sorte de la civilisation une majestueuse défense d’aller plus loin. Cette défense d’aller plus loin dans le crime, nous, les peuples, nous l’intimons aux gouvernements.

    Mais on nous dit: vous oubliez qu’il y a des “questions”. Assassiner un homme est un crime, assassiner un peuple est une “question”. Chaque gouvernement a sa question; la Russie a Constantinople, l’Angleterre a l’Inde, la France a la Prusse, la Prusse a la France.

    Nous répondons: l’humanité aussi a sa question; et cette question, la voici, elle est plus grande que l’Inde, l’Angleterre et la Russie: c’est le petit enfant dans le ventre de sa mère.

    Remplaçons les questions politiques par les questions humaines.

    Tout l’avenir est là.

    Disons-le, quoi qu’on fasse, l’avenir sera. Tout le sert, même les crimes. Serviteurs effroyables.

    Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des Etats-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages; libre pensée, libre échange; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix? La République d’Europe, la Fédération continentale, il n’y a pas d’autre réalité politique que celle-là. Les raisonnements le constatent, les événements aussi. Sur cette réalité, qui est une nécessité, tous les philosophes sont d’accord, et aujourd’hui les bourreaux joignent leur démonstration à la démonstration des philosophes. A sa façon, et précisément parce qu’elle est horrible, la sauvagerie témoigne pour la civilisation. Le progrès est signé Achmet-Pacha. Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à l’Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même, toutes les nations sœurs ayant pour cité et pour chef-lieu Paris, c’est-à-dire la liberté ayant pour capitale la lumière. En un mot, les Etats-Unis d’Europe. C’est là le but, c’est là le port. Ceci n’était hier que la vérité; grâce aux bourreaux de la Serbie, c’est aujourd’hui l’évidence. Aux penseurs s’ajoutent les assassins. La preuve était faite par les génies, la voilà faite par les monstres.
    L’avenir est un dieu traîné par des tigres!
    Paris, 29 août 1876
    Victor HUGO


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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