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    Gisèle Sapiro, Aux origines de la modernité littéraire : la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Gisèle Sapiro, Aux origines de la modernité littéraire : la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien Empty Gisèle Sapiro, Aux origines de la modernité littéraire : la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 10 Mai - 10:54

    https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2010-2-page-13.htm#

    "Cette remise en cause de la conception classique du lien étroit entre le Beau, le Vrai et le Bien est l’œuvre des deux grands courants romanesques de la première moitié du XIXe siècle, le romantisme et le réalisme. Le premier en posant les prémices de la théorie de l’art pour l’art qui va dissocier le Beau de l’« Utile », le second en distinguant le Vrai du « beau idéal », supposé avoir un effet de moralisation selon la doctrine classique. De ces deux courants, Flaubert opère une synthèse originale, qui lui vaudra d’être traduit en justice."

    "La dissociation du Beau et du Bien, du Beau et de l’Utile, qui fonde la conception moderne de l’art, s’esquisse dès la fin du XVIIIe siècle, à travers la réception de la philosophie kantienne et de la théorie néoplatonicienne du « beau idéal » de Winckelmann en France. Distinguant, dans sa Critique de la faculté de juger , les jugements de goût des jugements de connaissance, Kant caractérise le goût esthétique comme un jugement sans concept, subjectif, à l’instar de l’attrait pour l’agréable. Cependant, alors que ce dernier vise à satisfaire des inclinations, donc un intérêt, le plaisir esthétique est quant à lui désintéressé. Ce trait le différencie également du jugement moral qui, se rapportant à un concept, vise à satisfaire un intérêt rationnel, une utilité. Le goût pour le Beau est, au contraire, contemplatif, il est son propre but. Attaché à la forme de la représentation, ce jugement est une « finalité sans fin » qui prétend à l’universalité malgré son caractère subjectif. Si la troisième Critique ne paraîtra en traduction française qu’en 1846, la théorie kantienne, mâtinée de celle du « beau idéal » (malgré leur incompatibilité philosophique puisque, sans être relativiste, l’approche kantienne n’est pas objectiviste), est relayée en France dès le début du XIXe siècle par Mme de Staël dans De l’Allemagne ; celle-ci y énonce ce qui va devenir la règle de l’autonomie de l’œuvre par rapport à la morale, en conférant à la distinction kantienne du Beau et de l’Utile le sens que lui donnent les romantiques d’Iéna réunis autour de Friedrich et August Wilhelm Schlegel :

    « Sans doute tout ce qui est beau doit faire naître des sentiments généreux, et ces sentiments excitent à la vertu ; mais dès qu’on a pour objet de mettre en évidence un précepte de morale, la libre impression que produisent les chefs-d’œuvre de l’art est nécessairement détruite » .

    Neuve dans un pays où prédomine la conception de la mission morale et sociale de l’art, cette idée se diffuse sous la Restauration par le biais de la philosophie spiritualiste, notamment Victor Cousin et son élève Théodore Simon Jouffroy, avant d’être réappropriée et radicalisée par la génération romantique. Il ne s’agit pas seulement de décréter que « l’art a sa loi », comme le fait Victor Hugo dans la préface aux Feuilles d’automne (1831), mais aussi qu’il est « désintéressé », « pur », qu’il est son propre but.

    Cette affirmation du primat du jugement esthétique désintéressé et de l’autonomie de l’art se heurte cependant à la croyance prédominante dans les effets sociaux de l’art et dans son potentiel pédagogique, que partagent alors conservateurs, catholiques, libéraux et socialistes. À partir de 1830, les attaques contre « l’art pour l’art » romantique se multiplient, émanant aussi bien des catholiques sociaux (
    L’Avenir de Lammenais) que des revues libérales (Revue des deux mondes, Le Globe) et des tribunes républicaines et socialistes (Revue encyclopédique de Pierre Leroux et Hippolyte Carnot, la Revue républicaine, Revue du progrès). Tous, de droite à gauche, assignent à l’art une utilité sociale et à l’écrivain une mission édifiante. On reproche aux romantiques leur individualisme égoïste et leur refuge dans le passé lointain du Moyen Âge, on condamne l’idée d’un art qui soit son propre but. L’art est conçu comme un sacerdoce laïque qui doit contribuer au progrès de la civilisation et à la moralisation du peuple."

    "Prenant le contre-pied de la doctrine classique, la théorie de l’art pour l’art présente désormais l’Utile comme le contraire du Beau . Comme l’exprime à l’excès Théophile Gautier dans la préface à Mademoiselle de Maupin (1834) : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles ». La littérature moralisatrice ne peut, de ce fait, être que mauvaise, car l’art qui récompense la vertu renvoie à une morale inférieure, qui fait appel à l’intérêt. À l’occasion d’un article sur Théophile Gautier paru le 13 mars 1859 dans l’Artiste, où il plaide pour la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien, Baudelaire explique que « si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise » (Œuvres complètes, II, p. 113). Cette idée va devenir un credo au pôle autonome du champ littéraire : « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature », écrira André Gide dans son Journal en 1921, à une époque où il est taxé d’immoralisme par la critique catholique .

    La représentation du « Mal » est au cœur de la polémique avec les gardiens de la morale. Gautier leur rétorque : « Proscrire de l’art la peinture du mal équivaudrait à la négation de l’art même  ». Dans un de ses projets de préface aux
    Fleurs du mal où il lance une pique à « ceux qui ont intérêt à confondre les bonnes actions avec le beau langage », Baudelaire dit avoir voulu « extraire la beauté du Mal » et présente son livre comme « essentiellement inutile » . Pour Baudelaire, la beauté absout l’art. "

    "À la technique narrative qui objective les différentes perspectives sur le monde, s’ajoute la technique descriptive réaliste, qui a également choqué les contemporains. La métaphore médicale employée par Sainte-Beuve fut largement reprise. Le critique Paulin Limayrac, dans le Constitutionnel du 10 mai 1857, déplore que le roman en soit arrivé, « de guerre lasse, à se servir de la plume comme du scalpel, et à ne voir dans la vie qu’un amphithéâtre de dissection ». Cette référence négative à la médecine est retournée par les écrivains réalistes comme source d’autorité pour fonder leur démarche. Outre Flaubert lui-même, elle va imprégner celle des frères Goncourt (dans Germinie Lacerteux), puis de Zola et des naturalistes."

    "Révélant le « courage » de celui qui n’a pas renoncé à défendre les valeurs de son art, beauté, vérité, le stigmate de l’infamie se retourne en signe d’élection. Il devient un titre de gloire. Victor Hugo félicite Baudelaire de sa « flétrissure » comme d’une des rares « décorations » que le régime actuel peut accorder . Alors que Baudelaire n’en retient que le versant négatif, la souillure, Hugo en voit la dimension positive : celle des valeurs à partir desquelles l’écrivain peut à son tour critiquer, condamner le régime qui les proscrit, et qui fondent un autre type de responsabilité, dont l’auteur des Misérables, lui-même exilé, banni, est l’incarnation."
    -Gisèle Sapiro , « Aux origines de la modernité littéraire : la dissociation du Beau, du Vrai et du Bien », Nouvelle revue d’esthétique, 2010/2 (n° 6), p. 13-23. DOI : 10.3917/nre.006.0013. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2010-2-page-13.htm



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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