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    Séverine Sofio, « « Toutes les directions sont incertaines et combattues » : les peintres, les critiques et l’imposition de la bataille romantique »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Séverine Sofio, « « Toutes les directions sont incertaines et combattues » : les peintres, les critiques et l’imposition de la bataille romantique » Empty Séverine Sofio, « « Toutes les directions sont incertaines et combattues » : les peintres, les critiques et l’imposition de la bataille romantique »

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 25 Mai - 19:22

    "Après la fin de l’École de David autour de 1815, le monde de l’art est marqué par un éclatement des repères traditionnels et une individualisation des manières d’autant plus déstabilisante pour les contemporains qu’elle se déroule dans le cadre référentiel commun de la nécessité de renouveler l’École nationale. On verra enfin, dans une dernière partie, comment, pour rendre compte des enjeux qu’ils perçoivent à chaque Salon, les critiques ont alors recours à une grille de lecture empruntée au monde littéraire – celle de la dialectique binaire de la « bataille romantique » – quitte à forcer un peu dans ce sens la réalité picturale contemporaine."

    "Muselée sous l’Empire (sauf pour ce qui concerne les sections culturelles des journaux, dispensées de censure), la critique se développe dans les premières années de la Restauration, au point de connaître une véritable « crise de croissance » dans la période 1826-1833. Sous l’effet conjugué de l’extension de l’éducation primaire qui permet de réduire l’illettrisme en ville, d’une relative libéralisation de la presse entre 1819 (lois de Serre qui suppriment la censure) et 1835 (lois du 9 septembre faisant suite à un attentat républicain contre Louis-Philippe), ainsi que de l’introduction des presses mécaniques anglaises permettant une réduction des coûts de tirage, le nombre de quotidiens publiés à Paris double entre 1828 et 1841, tandis que triple le nombre des hebdomadaires et mensuels. La création de tous ces journaux suscite, en conséquence, une explosion de la demande en rédacteurs et en illustrateurs."

    "À partir des années 1820, les journaux généralistes et les revues spécialisées commencent à s’attacher durablement les services de quelques critiques dont la notoriété participe directement de la réputation du journal : Delécluze puis Jules Janin au Journal des débats, Gustave Planche à la Revue des deux mondes, Alphonse Karr au Figaro, Adolphe Thiers au Constitutionnel puis au Globe, Théophile Gautier à La Presse et à L’Artiste, etc. Loin du commentaire érudit livré ponctuellement par quelques connaisseurs, comme c’était le cas auparavant, la critique d’art devient, à cette époque, une sorte de « tremplin réputationnel », une tâche parmi d’autres pour des « littérateurs » souvent jeunes, aspirant à une carrière d’écrivain. Désormais, la proportion de critiques publiées anonymement se réduit. Que la publication de critiques d’art soit à ce point liée à l’actualité du Salon complique néanmoins les conditions de rédaction : peu rémunérateurs, ces articles sont souvent rédigés dans l’urgence, pour paraître le plus vite possible après l’ouverture de l’exposition. Par souci de distinction, les commentaires sont souvent constitués de jugements tranchants censés asseoir le crédit du critique comme expert en matière de beaux-arts : il s’agit de trouver « le bon mot », sous la forme de quelque trait d’esprit dont les chances d’être retenu par le public sont souvent proportionnelles à sa cruauté pour l’œuvre commentée.

    Cette nouvelle génération d’hommes de lettres polygraphes remplace donc, peu à peu, dans les rubriques « beaux-arts », les artistes et amateurs d’art de l’époque précédente. C’est pourtant parmi ces derniers que l’on trouve trois des noms les plus connus de la critique des années 1820-1830. Proches, par leur parcours, de leurs prédécesseurs du tournant du siècle, Étienne-Jean Delécluze (1781-1863), François Charles Farcy (1792-1867) et Augustin Jal (1795-1863) apparaissent comme des figures singulières dans la critique d’art, sous la Restauration. Le plus âgé de ce groupe, Delécluze, est un peintre d’histoire formé chez David. Renonçant à une carrière d’artiste, il commence à écrire sur l’exposition à près de quarante ans, en 1819. Critique prolifique, il publie ses comptes rendus du Salon au Journal des débats jusqu’à la fin des années 1850. De même, c’est en amateur dans la tradition du XVIIIe siècle, que Jal, officier puis fonctionnaire aux archives de la Marine, s’intéresse aux beaux-arts, mais c’est par nécessité qu’il se fait critique professionnel, après son renvoi sous la Restauration. Farcy, quant à lui, oscille toute sa vie entre les beaux-arts (il suit une formation artistique, publie des traités sur la perspective, enseigne le dessin…) et l’activité d’imprimeur qu’il exerce à partir de 1825 : la publication du Journal des artistes, dans lequel il rédige une grande partie des articles, apparaît ainsi comme une manière de lier ses deux pratiques.

    En dehors de ces trois figures, toutefois, la plupart des critiques entrés en activité à la fin des années 1820 présentent un certain nombre de caractéristiques sociales communes. Nés autour de 1800, ces « enfants du siècle » sont très souvent issus de familles de la petite bourgeoisie provinciale qui les encouragent à suivre des études longues à Paris. Là, ils commencent à gagner leur vie et se faire un nom dans le journalisme littéraire, politique et artistique. Dans un troisième temps, le réseau de relations ainsi construit leur permet de publier un ouvrage (roman, recueil de poèmes, essai, etc.) dont le succès, sous la monarchie de Juillet, confirme leur réputation et les installe dans une carrière d’écrivain (Gautier, Planche, Janin, Stendhal, Musset, Baudelaire), de journaliste (Karr, Thoré) ou d’homme politique (Thiers)."

    "Même pour les critiques les plus reconnus d’alors, le commentaire de Salon apparaît comme une activité secondaire et instrumentale dans la poursuite d’ambitions plus spécifiquement littéraires. Face à cela, les artistes plasticiens sont pris entre la conscience des bénéfices à tirer du soutien de ces critiques soucieux, comme eux, de se faire un nom, et le souci de défendre leur pré carré en remettant en question la légitimité du discours, parfois violent, d’écrivains extérieurs au domaine des beaux-arts. C’est que le monde de la peinture voit alors arriver une nouvelle génération d’artistes présentant bien des points communs avec celle de ces jeunes critiques. À ce propos, Delacroix incite ses confrères à la lucidité dans un article de 1829 :

    Même en vous blessant, ils révèlent au monde que vous vivez ; vous seriez, sans eux, des insectes étouffés avant d’arriver à la lumière […]. Payez donc d’un peu de reconnaissance le soin qu’ils se donnent pour faire de vous quelque chose."

    "En se plaçant du point de vue des commentateurs du Salon, on comprend aisément l’intérêt que les critiques peuvent avoir à transposer sur chaque exposition une grille de lecture présentant le double mérite de fournir une lecture simple de l’actualité artistique (romantiques versus classiques, « homériques » versus « shakespeariens », ligne versus coloris, « École moderne » versus Académie, etc. quitte à simplifier un peu la réalité et imposer des polarités qui sont alors loin d’être claires dans le monde de l’art), tout en leur permettant de se positionner personnellement, en tant qu’auteurs, dans cette bataille."

    "Sexagénaire usé par plusieurs mois d’emprisonnement et mis à l’écart du pouvoir politique comme du gouvernement des arts après les événements de Thermidor, Jacques-Louis David demeure néanmoins une figure incontournable de la peinture française. Il est ainsi, jusqu’en 1815, le maître le plus recherché. Le fonctionnement de son atelier s’impose alors comme un modèle pour l’apprentissage de la peinture à cette époque. Des élèves lui arrivent de l’Europe entière et son atelier continue à se partager avec celui de Regnault et (dans une moindre mesure) celui de Vincent, tous les lauréats du Prix de Rome. De l’atelier de David sortent : Granger, lauréat en 1800, Ingres en 1801, Odeveare en 1804, Langlois en 1809, Drölling en 1810, Abel de Pujol en 1811 ou Picot en 1813. Lieu d’effervescence, l’atelier de David redevient, dans les premières années du XIXe siècle, ce qu’il était au cours des années 1780 : un véritable laboratoire esthétique, où les tendances les plus nouvelles sont expérimentées. L’atmosphère à cet égard y est cependant bien différente dans la mesure où la révérence et la proximité des élèves vis-à-vis du maître à la veille de la Révolution se sont muées en un respect mâtiné d’une certaine volonté de défi. C’est que tous ne suivent pas les nouvelles directions esthétiques prises par le maître à la fin des années 1790 – le travail de la ligne pure et le style grec des Sabines ne font pas l’unanimité : tandis que certains saluent le renouvellement du chef de l’École nationale, d’autres, jusque parmi ses élèves, trouvent ses compositions froides, ses figures raides, ses sujets désuets. Mais, en particulier après la mort, en 1809, du patriarche Joseph-Marie Vien, qui fut son maître, David reste le chef incontesté de l’École nationale, occupant une place qu’aucun des peintres consacrés de sa génération ne peut prendre à cette époque. Joseph-Benoît Suvée est mort en 1807 ; François-André Vincent, affaibli et malade, meurt en 1816 ; Jean-Baptiste Regnault, pédagogue réputé mais artiste discret et peu prolifique, cesse d’exposer sous la Restauration ; et Guillaume Guillon-Lethière est à Rome où il dirige l’Académie de France jusqu’en 1817. Quant aux peintres « vedettes » de l’Empire (Gros, Gérard, Girodet…), soit ils n’ambitionnent guère, pour diverses raisons, de devenir des chefs d’école, soit, à l’instar de Guérin, Hersent ou Ingres, ils sont de toute façon trop jeunes pour avoir cumulé la triple légitimité d’un atelier couru, d’une réelle popularité au Salon et d’une consécration par l’institution.

    David est donc toujours la référence des peintres et des critiques, c’est-à-dire le modèle en fonction duquel on s’identifie – zélote, disciple, renégat ou opposant, à la fin de l’Empire chaque artiste continue à se situer (et à être situé par la critique) par rapport à David. En lui, même si certains voient encore le jacobin régicide, destructeur de l’académie, tout le monde admire le « régénérateur des arts » qui, à la suite de Vien, a su donner une nouvelle direction à la peinture au début des années 1780 avec les Horaces ou le Brutus. Dans ce contexte, lorsque Louis XVIII revient au pouvoir en juillet 1815, et que David, rallié aux Cent Jours, choisit de s’exiler, le monde de l’art perd une figure tutélaire. Avant de partir, le maître confie son atelier à Gros qui accepte avec réticence, se considérant comme un indigne remplaçant."

    "Tous les ateliers à la mode se réclament d’ailleurs de l’héritage de David, sans que l’un d’entre eux ne parvienne vraiment à l’emporter sur les autres, que ce soit en termes de réputation ou de résultats objectifs (réussites au Prix de Rome ou succès publics au Salon).

    Ainsi, tandis que s’instaure une forte concurrence entre ces ateliers, l’idée d’un « éclatement » de l’École française émerge-t-elle dans les commentaires des Salons des années 1820. Pour la plupart des observateurs, les individualités semblent définitivement avoir pris le pas sur toute école ou toute identité d’atelier : il semble d’autant plus évident qu’une page se soit tournée, que, au Salon, les artistes les plus âgés et les plus consacrés brillent par leur absence.
    "

    "Chaque exposition sous la Restauration voit émerger de nouveaux noms et des œuvres marquantes : après les débuts remarqués de Théodore Géricault et Horace Vernet en 1812, les révélations sont Ary Scheffer en 1817, Émile Callande dit Champmartin en 1819, Eugène Delacroix, Richard Bonington et Xavier Sigalon en 1822, Léon Cogniet en 1824, Camille Roqueplan, Louis Boulanger, Eugène Devéria, Paul Delaroche et Robert-Fleury en 1827, puis Alexandre Decamps en 1831. Leurs œuvres suscitent les commentaires des critiques (élogieux ou non – l’essentiel n’est-il pas d’éviter l’indifférence ?) et sont quasiment toujours acquises par l’État. Ces artistes présentent, en outre, plusieurs points communs, dont le plus évident est leur appartenance à la même génération que les critiques évoqués plus haut.

    Purs produits d’un enseignement de l’art marqué par le modèle de l’atelier de David, façonnés par cette formation classique dont tous se revendiquent, ils souhaitent en « moderniser » les principes et les sujets. Les œuvres de leurs débuts sont ainsi caractérisées par le désir manifeste d’adapter la peinture d’histoire au goût d’un public désormais moins sensible aux récits de l’Antiquité qu’au merveilleux des romans contemporains, à l’exotisme d’un Orient fantasmé ou à un Moyen Âge gothique, violent et mystérieux. Ce souci de dépoussiérer le grand genre, néanmoins, doit être compris, pour les artistes de la génération 1820, non comme une volonté de table rase esthétique, mais, au contraire, comme une manifestation de leur profond attachement à la peinture d’histoire la plus conforme à l’idéal académique.

    Autre point commun à cette génération de peintres d’histoire : ils sont candidats à l’exposition du Salon, sans avoir remporté – ni même tenté, pour certains – les différents concours proposés à l’École des beaux-arts (dont le Prix de Rome).

    Malgré cela, leurs toiles remportent un réel succès critique au Salon, elles sont récompensées et achetées par l’État. Pendant ce temps, leurs confrères du même âge qui ont patiemment suivi le cursus honorum académique – les lauréats du Prix de Rome en premier lieu – doivent attendre la fin de leur séjour italien pour envoyer des œuvres au Salon et, surtout, lorsqu’ils y exposent enfin, ne remportent ni les médailles ni les commandes que leurs collègues non « diplômés », mais restés à Paris, ont obtenu dès leurs premières participations à l’exposition : c’est d’abord en cela que la génération 1820 a profondément bouleversé les structures de la formation académique.

    Cependant, il faut insister sur le caractère profondément individuel de ces stratégies d’entrée dans le monde de l’art : bien que la plupart de ces artistes, issus des mêmes ateliers, se connaissent et se fréquentent, aucun mot d’ordre ne les rassemble, en dehors de leur commune volonté de se faire un nom. Ainsi, la proximité de Louis Boulanger ou des frères Devéria avec les cénacles du romantisme littéraire et l’interprétation que l’on en fera ex post, ne doivent pas faire croire que ces peintres mènent, à l’instar de leurs collègues écrivains, un combat concerté et collectif contre le « classicisme » : il n’y a ni consigne d’action, ni unanimité esthétique théorisée chez les jeunes peintres qualifiés de « novateurs » dans les années 1820. Surtout, ils n’ont pas de chef : des deux précurseurs (en termes de stratégies de carrière et d’âge) que sont Théodore Géricault et Horace Vernet, le premier meurt prématurément (en 1824, à 33 ans), avant d’avoir pu occuper la place de leader que ses cadets de l’atelier de Guérin (Cogniet, Scheffer, Delacroix…) étaient prêts à lui accorder, tandis que le second, précocement consacré (il est élu à l’Académie en 1826, à 37 ans), quitte Paris pour Rome deux ans plus tard. Enfin, si Delacroix est celui dont les critiques parlent le plus, il travaille seul et refuse résolument tout rôle de chef d’école.

    Cette situation renforce, chez les critiques, l’impression d’atomisation du monde de l’art en une myriade d’individualités que rien ne rassemble sur le plan esthétique."

    "Ce Salon est encore couramment associé à la naissance du romantisme en art, la réception de La Mort de Sardanapale que Delacroix expose cette année-là, étant souvent assimilée, chez les critiques de l’époque comme dans l’historiographie contemporaine, à une « Bataille d’Hernani » picturale. Pour un exemple de la persistance de cette grille de lecture mise en œuvre par la critique des années 1820, voir Èva Bouillo, Le Salon de 1827."

    "Ingres (pourtant vu par ses contemporains comme un artiste rebelle à l’autorité de David, et un peintre souvent scandaleux non seulement par ses œuvres, âprement critiquées, mais aussi par ses actions – tels son refus d’exposer au Salon ou de siéger au jury) y est associé au conservatisme esthétique le plus rigide, qui fait primer le trait (et le gris) sur la couleur, tandis que Delacroix (qui n’a cessé de se réclamer de la tradition académique et a toujours refusé le rôle de chef de la « nouvelle école ») incarne l’iconoclasme chatoyant et positif des avant-gardistes. Ce pseudo-antagonisme a été fabriqué par les critiques d’art dans les années 1850, au moment des candidatures de Delacroix à l’Institut ; il incarne pourtant toujours la bataille romantique en peinture, et les carrières entières des deux peintres sont encore interprétées à ce prisme."

    "Dès 1836, Musset affirme que « le temps n’est pas loin où le romantisme ne barbouillerait plus que des enseignes » (cité par Léon Rosenthal, Du romantisme au réalisme, op. cit., p. 165.) Au cours des années 1840, Théophile Gautier opère un retournement, dénigrant l’appellation romantique : il explique, un peu plus tard, qu’il ne veut plus employer ce mot « auquel les disputes d’école avaient donné une signification presque ridicule » (La Presse, 10 mai 1848)."

    "À partir de la seconde moitié des années 1830, après l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe et le triomphe romantique dans l’espace littéraire, l’appellation « romantique » perd une grande partie de sa force subversive. Le discrédit du cadre discursif qui avait nolens volens donné une certaine cohérence au monde de l’art pendant plus de dix ans, laisse une impression de vide, renforcée par la mort de quelques chefs d’école consacrés (Regnault en 1829, Lethière en 1832 et surtout Gros en 1835, dont l’atelier d’élèves, hérité de David, passe sous la tutelle de Delaroche) ainsi que le retrait de quelques autres (Hersent, Ingres et Delaroche cessent d’exposer entre 1831 et 1834, Delacroix part au Maroc en 1832). Le discours des critiques change alors progressivement : le champ sémantique de la bataille fait place à celui de l’anarchie et de la confusion."

    "Dans cet apparent chaos auquel les critiques ne parviennent plus à donner du sens, un certain nombre de commentateurs du Salon choisissent de revenir à des valeurs sûres en incitant les artistes à imiter la nature, à revenir au « vrai » et à se rappeler les exemples glorieux de l’école davidienne. Dans la foulée de la réhabilitation politique de la Révolution et de l’Empire par la monarchie de Juillet, on exalte à nouveau, dans les arts, le David des Horaces, le Gros napoléonien, le Géricault du Radeau de la Méduse. Ainsi, les mêmes critiques qui appelaient, en 1824, à se défaire du modèle néoclassique, le remettent au goût du jour quinze ans plus tard, en arguant de ses liens particuliers avec le peuple et avec l’Histoire. Après la bataille, les critiques se réjouissent « de notre retour lent mais progressif aux idées d’ordre et de sagesse  ».

    Mais la fin des années 1830 et le début des années 1840 sont aussi marqués par une radicalisation des artistes dans leur opposition au jury du Salon : avec l’augmentation continue des aspirants à l’exposition, en effet, les artistes – en particulier les plus jeunes – sont de plus en plus confrontés au risque d’être refusés. Certains commentateurs proposent ainsi une lecture alternative de la situation des artistes exclus du Salon, en politisant le débat et en le raccrochant au contexte social houleux de cette époque. Une fraction de la critique, saint-simonienne ou républicaine, se met à porter l’idée d’un « art utile » ou « art social », fondé sur le principe, plus ou moins empreint de mysticisme, que l’art doit contribuer à changer l’ordre social. Sous l’action de la critique, cette vision de l’art (bien antérieure à celle de l’art pour l’art, qui est encore très marginale) traverse ainsi tout l’espace de production picturale, des artistes refusés jusqu’à l’Académie où elle est représentée par le sculpteur républicain David d’Angers (« Artistes, travaillez pour les nations, pour le peuple, instruisez-le »), nourrissant l’engagement du « peuple artiste » aux côtés des révolutionnaires de février 1848."

    "L’Académie – c’est-à-dire le jury du Salon – par exemple, n’a jamais été unanime sur les questions esthétiques, comme le suppose le schéma binaire de la bataille romantique. En faisant de chaque Salon un événement, et de quelques tableaux marquants les emblèmes d’une bataille qui les dépassait largement, ces critiques ont fait la réputation de plusieurs jeunes peintres, soudain propulsés vers la consécration sous les étiquettes de « novateurs », « shakespeariens » ou « romantiques » qui les ont fait entrer dans la postérité. La fortune critique de cette bipolarisation artificielle du monde de l’art des années 1820-1830 est telle qu’elle a suscité une historiographie biaisée. En cela, l’adaptation de la bataille romantique au monde de l’art s’impose comme un témoignage remarquable de la performativité du discours critique."
    -Séverine Sofio, « « Toutes les directions sont incertaines et combattues » : les peintres, les critiques et l’imposition de la bataille romantique », Sociétés & Représentations, 2015/2 (N° 40), p. 163-181. DOI : 10.3917/sr.040.0163. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2015-2-page-163.htm



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