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    Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, "L’« assimilation », un concept en panne"

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, "L’« assimilation », un concept en panne" Empty Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, "L’« assimilation », un concept en panne"

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 29 Mai - 18:27

    https://www.erudit.org/en/journals/riac/1989-n21-riac02273/1034079ar.pdf

    "Le moment est venu, nous semble-t-il, de renouer avec une réflexion théorique qui, nous allons le voir, a été au cœur des préoccupations des « pères fondateurs » de la sociologie scientifique, notamment dans les premiers travaux de l'« École » de Chicago (où la question de l'assimilation des immigrants est explicitement posée) et dans l'œuvre d'Emile Durkheim (hantée par le problème de l'assimilation, mais jamais de façon explicite)." (p.64)

    "Le vocable « assimilation » apparaît beaucoup plus rarement, alors que, comme nous le verrons, il était largement dominant dans le vocabulaire sociologique de la première moitié du XXe siècle." (p.64)

    "L'assimilation dans les premiers travaux de l'École de Chicago.

    La première chose à noter, c'est qu'aucune des grandes études de Thomas, Park ou Burgess, pas plus que l'œuvre de Durkheim (nous y reviendrons), ne fournit une définition claire et opératoire du concept d'assimilation. Comme le remarque R. Turner, « le concept d'assimilation est, parmi les termes qu'emploie Park, un des plus difficiles à définir » (Turner, 1967). Cela tient au fait, sans doute, que la sociologie de Chicago privilégie l'approche empirique du problème. L'assimilation est conçue davantage comme un processus que comme un résultat. L'œuvre fondatrice de W.l. Thomas et F. Znaniecki, The Polish Peasant (1957), illustre parfaitement la démarche de déconstruction des préjugés du sens commun que privilégient les auteurs. Pour nous limiter au problème de l'assimilation des immigrants, soulignons deux aspects essentiels de leur problématique qui restent tout à fait pertinents pour réfléchir à la question aujourd'hui. Le premier tient au rapport entre les aspects individuels et les aspects collectifs de l'assimilation. Pour les deux auteurs, celle-ci ne peut être analysée au niveau du singulier. En effet, le choc du déracinement qu'entraîne l'immigration provoque une profonde rupture de tous les liens sociaux qui liaient entre eux les membres du groupe d'origine. L'assimilation ne peut qu'être consécutive à la reconstruction d'une vie collective dans le pays d'accueil. C'est pourquoi les auteurs affirment que la première étape vers une véritable assimilation consiste, paradoxalement, dans la reconstitution du milieu d'origine, par le développement d'une sociabilité locale vigoureuse. L'appréhension collective du phénomène s'impose d'autant plus qu'à ce stade du cycle migratoire les relations primaires, caractérisées par la faiblesse de l'individualisation de ses membres et la toute-puissance des rapports holistes, restent fondamentales dans la vie du groupe. Si la reconstitution du milieu d'origine par les immigrants n'est pas un obstacle à l'assimilation, c'est parce que, pour Thomas et Znaniecki - et nous touchons là le deuxième aspect important de leur problématique -, l'assimilation ne peut être expliquée dans les termes d'un passage d'un état culturel de départ (la « polonité ») à un état culturel d'arrivée (l'« américanité »). En fait, ce que le sens commun désigne comme une « communauté polonaise » est une reconstruction consécutive à une rupture, et de ce fait elle donne naissance à un nouveau groupe ethnique original indissociablement polonais et américain ou, selon les termes mêmes de Thomas et Znaniecki, à « une nouvelle société polono-américaine à partir des fragments séparés de la société polonaise encastrés dans la société américaine » (volume II, p. 1469). Ce nouveau groupe joue ainsi un rôle décisif de médiation, en ce sens que c'est à ses normes et à ses valeurs que l'individu devra s'adapter. Par l'usage fait des concepts de la psychologie sociale, les auteurs montrent que l'assimilation est en fait un processus en bonne partie inconscient, qui ne dépend finalement ni d'un programme politique volontariste du pays d'accueil, ni des stratégies d'acteurs déployées par les membres du groupe, mais d'une multitude d'interactions par lesquelles d'un côté l'individu s'identifie aux autres membres du groupe et à ses institutions, et de l'autre entre en conflit avec le monde extérieur au groupe.
    Dans un ouvrage ultérieur, W.l. Thomas (qui écrit l'essentiel du livre bien que son nom n'apparaisse pas) systématise et généralise les analyses produites antérieurement (Park et Miller, 1969). En se plaçant à nouveau du double point de vue adopté dans
    The Polish Peasant (le regard américain sur l'immigrant étant croisé avec celui de l'immigrant sur l'américain), ce livre propose une analyse originale de l'étrangeté réciproque comme facteur décisif de l'antagonisme initial, du conflit opposant dans un premier temps les groupes entre eux. Dans une problématique où l'inspiration théorique de Georg Simmel est évidente, les auteurs montrent, là encore en rupture avec le sens commun, que les conflits entre nationaux et étrangers ne sont pas des obstacles à l'assimilation.

    Le conflit a un rôle socialisateur, ne serait-ce que parce qu'il va permettre à l'immigrant de découvrir qu'il a lui aussi une nationalité. Stigmatisé comme « italien » dans les ghettos de Chicago, le Sicilien finit par s'identifier à une image nationale dont paradoxalement il n'avait guère conscience quand il était en Sicile. Ce processus contribue là aussi à la reconstruction d'un « groupe ethnique », qui représente la première étape de l'assimilation, interdite à l'individu isolé, sans possibilité d'intégration à un groupe d'appartenance. La seconde étape se traduit par une adaptation aux normes américaines, vestimentaires, langagières, gestuelles, qui peu à peu amène l'individu à évoluer de sa nationalité d'origine vers la nationalité américaine.
    Il faut souligner néanmoins qu'en fonction des thèmes concrets de recherche, les définitions de l'assimilation proposées par Park ont fluctué. On peut en retenir au moins deux. La première, fixée dès avant la guerre 1914-1918, rattachée au terme « assimilation raciale », concerne surtout les Noirs (Park, 1913). L'accent est mis sur le problème de la visibilité des différences ethniques comme obstacle à l'assimilation. Park note que les immigrants adoptent très vite les signes extérieurs de conformité avec les normes dominantes(langue, costumes...), tout en conservant leur culture d'origine dans leur univers « interne ». Mais cette stratégie est interdite à ceux qui n'ont pas la possibilité de masquer leurs différences. La couleur de la peau est ainsi décrite comme un uniforme racial, obstacle à l'assimilation, mais facteur favorisant la conscience de soi.

    La réflexion sur l'assimilation est aussi fortement influencée par la théorie de l'écologie urbaine développée par l'École de Chicago. Pour Robert Park, la concurrence économique entre les individus est la principale cause de la distribution de la population dans l'espace urbain, c'est-à-dire de la concentration des plus pauvres dans les zones les plus déshéritées. La logique proprement sociologique apparaît surtout dans les stratégies de sortie du ghetto : « les plus fins, les plus énergiques et les plus ambitieux » réussissent à s'installer dans la zone de deuxième peuplement. La mobilité spatiale reflète ainsi la mobilité sociale et témoigne de la réussite de l'assimilation.
    Retenons que le fil conducteur de toutes ces analyses reste le même. Produite contre les courants hostiles aux immigrants qui réfutent tout possibilité d'assimilation des nouveaux venus au nom d'une communauté conçue comme une réalité figée et immuable, la conceptualisation proposée par Park met au contraire l'accent sur les rapports sociaux, les interactions entre individus -nouées dans un cadre local déterminé, d'où la liaison avec l'écologie urbaine- qui sans cesse modifient et enrichissent la vie collective. Dans cette perspective, l'interaction est fondatrice du lien social et productrice d'ordre. D'où une conception évolutionniste de l'assimilation, que Park et Burgess (1921 : 735) systématiseront
    dans leur ouvrage d'introduction à la sociologie : l'immigrant traverse d'abord une phase dominée par la concurrence, puis par le conflit, qui précède elle-même la phase d'accommodation, l'assimilation étant considérée comme le stade ultime, mais aussi comme la seule étape spécifique aux immigrants, puisque les étapes précédentes caractérisent toute forme d'interaction.
    " (pp.68-69)

    "Lorsqu'on relit les définitions les plus récentes du terme assimilation, on note que leurs auteurs les rapportent invariablement aux trois disciplines que sont la sociologie, l'anthropologie et la psychologie collective (voir par exemple Eisenstadt, 1968). La question juridique, la problématique de l'État-nation ont totalement disparu de la réflexion scientifique, alors même que ces réalités n'ont cessé de renforcer leur emprise sur la vie des individus. Pour aller vite, on pourrait dire qu'il y a là un signe indéniable de la victoire
    « par K.O. » remportée par Park sur Durkheim, et de la sociologie américaine sur la sociologie française. C'est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, c'est-à-dire quand l'immigration devient un objet explicite et légitime de la recherche en sciences sociales, que se met en place cette suprématie. Dans leurs travaux sur le sujet publiés par l'INED, Alain Girard et Jean Stoetzel (1953 et 1954) à la fois « intronisent » la psychologie sociale dans l'Université française et y acclimatent une bonne partie des concepts et de la méthodologie de la sociologie de Chicago (notamment l'enquête de terrain).
    " (p.72)

    "Efficacité du processus d'assimilation [aux Etats-Unis], à la fois par la logique psycho-sociologique d'inculcation des normes dominantes et par l'action universalisante propre à l'État (juridique et linguistique surtout)." (p.74)

    "Démission théorique." (note 1 p.75)

    "Durkheim, qui n'était pas « révolutionnaire » (c'est le moins qu'on puisse dire), a toujours exprimé son hostilité à la transmission des biens matériels par héritage." (note 8 p.76)
    -Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, "L’« assimilation », un concept en panne", International Review of Community Development / Revue internationale d’action
    communautaire
    , 1989, (21), 63–76. https://doi.org/10.7202/1034079ar




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