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    Samuel Depraz, La France des marges. Géographie des espaces « autres »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Samuel Depraz, La France des marges. Géographie des espaces « autres » Empty Samuel Depraz, La France des marges. Géographie des espaces « autres »

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 31 Juil - 22:46

    https://www.armand-colin.com/samuel-depraz

    https://book4you.org/book/16995452/c227d6

    " [Introduction]
    LA MARGE, NOUS DISENT LES DICTIONNAIRES, c’est ce qui est autour du texte sur la page et qui le met en valeur. Ce qu’on note dans la marge n’est qu’annexe ; cela reste secondaire par rapport au texte principal. On se réfère à ce dernier, on le commente, dans un aller-retour permanent entre le centre et la marge, mais l’essentiel reste au cœur de la page. Et pourtant… la marge, c’est aussi l’espace laissé en blanc autour du texte, où rien n’est encore écrit. La marge peut accueillir le commentaire critique, l’appréciation voire l’idée qui surgit à la lecture du texte et qui vient l’enrichir, permettant l’ouverture à d’autres réflexions théoriques extérieures. En économie, plus encore, la marge est avant tout une promesse de profit. Le terme est donc synonyme de potentialités, d’expression de soi et/ou d’enrichissement.

    C’est de cette ambivalence fertile que naît tout l’enjeu d’une réflexion géographique sur les marges territoriales de la France. Si les territoires de marge, en première approche, semblent bien désigner des espaces secondaires, inféodés aux logiques de commandement des territoires plus centraux, ils ne doivent pas se réduire à cette relation de subalternité, loin de là. Il s’agit de proposer une vision différente de ce qui fait rarement le cœur de l’analyse géographique et de chercher à voir ce qui s’écrit dans les territoires de marges – certes à l’écart, souvent plus pauvres que d’autres, mais non moins riches de potentialités sociales."

    "Par la distance qu’elles entretiennent vis-à-vis du centre, par leurs insuffisances mais aussi leur différence sociale et leur richesse propre, les marges constituent des miroirs efficaces de la société et nous parlent de la manière dont sont produites et entretenues les inégalités en France. [...]

    Le terme peut s’avérer triplement fécond. On peut l’envisager à la fois comme un état des lieux de ce qui est relatif à un centre (la marge). C’est également, d’un point de vue fonctionnel et dynamique, ce qui entretient une relation inégale avec d’autres éléments d’un système (la marginalité). Enfin, c’est un processus en cours, à venir ou abouti, qui met à distance un territoire et ses sociétés (marginalisation)."

    "Les rapports de richesse et de pouvoir, que l’on sache, sont eux-mêmes particulièrement déséquilibrés au profit d’une classe dominante aussi forte que numériquement réduite et spatialement concentrée en un petit nombre de lieux. La traduction territoriale de cette asymétrie fondamentale des sociétés humaines voit donc la marginalité s’inscrire dans des espaces très vastes : aussi bien l’Outre-Mer que de larges pans des campagnes, aussi bien des petites villes périphériques que de nombreux quartiers de banlieue. Aussi diverse que répandue, la marge permet alors de mettre en avant tous ces lieux qui décrochent, résistent ou s’effacent lorsque s’imposent des logiques centralisées ou des décisions politiques qui leur échappent."

    "Terme plus social que spatial, la marginalité décrit le fait qu’un individu ou un groupe social se trouve à l’écart de la norme sociale, soit qu’il l’ait choisi soit – bien plus souvent – que cette marginalité ait été subie du fait d’une exclusion ou d’une rupture avec le reste de la société. L’exclusion survient de multiples manières, par la déviance, l’anomie, le handicap, mais aussi la stigmatisation et la ségrégation sociale.

    Si la marginalité n’appelle pas nécessairement l’idée de pauvreté (et pourrait être parfois considérée comme une « ascèse volontaire »), elle s’en rapproche très souvent, car la privation des liens sociaux et l’exclusion de la possibilité de bénéficier des biens offerts par la société constituent des facteurs manifestes d’appauvrissement."

    "Si certaines situations de pauvreté sont atténuées voire « intégrées » à la société par des stratégies d’adaptation grâce aux réseaux de solidarité, à l’économie informelle, d’autres situations de pauvreté peuvent être considérées comme « disqualifiantes » et mener à des stades plus sévères que sont la précarité (vulnérabilité sociale permanente, risque accru de décrochage du fait d’un isolement croissant) et l’exclusion ou la misère, stades avérés de rupture sociale sous-entendant une forme de souffrance morale voire physique."

    "Il n’y a ainsi pas une vaste France périphérique, mais bien une France des marges."

    "Toute inégalité n’est pas nécessairement injuste, d’autant moins si elle n’est pas vécue comme telle par les personnes concernées et qu’elle constitue d’abord l’expression d’une différence choisie. On parlera d’injustice, à la suite d’Iris-Marion Young (Hancock, 2009 ; Bret et al., 2010), lorsque les inégalités sont génératrices d’un sentiment de précarité économique, d’une pauvreté disqualifiante et/ou d’une oppression de la part d’un groupe dominant."

    "Libre arbitre des actions humaines."

    "[Chapitre 1 Une théorisation des marges : approches épistémologiques et conceptuelles.]

    [...] Pierre Deffontaines indique, au sujet de la démarche vidalienne, l’importance du « principe d’étendue » : « un fait n’est intéressant que si l’on connaît son domaine propre et les curieuses formes de transition qu’il revêt sur son pourtour » (Deffontaines, 1933, p. 22). Emmanuel de Martonne insiste, quant à lui, sur l’identification des « traits caractéristiques de la physionomie d’un pays, en montrant les contrastes avec les pays voisins » (de Martonne, 1902, p. XIV). Paul Vidal de la Blache évoque lui aussi les « marges indécises » entre systèmes agricoles dans ses Principes de géographie humaine (1922). Contrastes, curieuses transitions ou indécisions géographiques : la marge est bien présente, en creux, dans la démarche régionale en géographie, tant il est vrai que la différence est nécessaire pour penser les centres.

    Cependant, cette démarche régionale implique aussi, tacitement, une hiérarchisation entre espaces. La typologie des paysages ruraux, l’identification des lieux emblématiques d’une région se focalise justement sur ce qui est le plus visible, le plus central. Lucien Febvre lui-même, fin analyste de la démarche vidalienne, le reconnaissait : « Peu importe le cadre, la marge. C’est le cœur qui vaut, et qu’il faut avant tout considérer » (Febvre, 1922, p. 337). L’historien concluait en ces termes un peu définitifs l’évocation des provinces de l’Artois, de Picardie et du Cambrésis, en constatant la difficulté de cerner les limites entre ces territoires proches. Paul Vidal de la Blache lui-même reste peu attiré par l’indécision géographique ; sa démarche préfère ce qui est fixe, stable et bien caractérisé :

    « Lorsqu’un coup de vent a violemment agité la surface d’une eau très claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d’un moment, l’image du fond se dessine de nouveau. L’étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques de la France doit être ou devenir plus que jamais notre guide. » (Vidal de la Blache, 1903, p. 551).

    En somme, les marges indisposent : dans ces portions d’espace indécises et floues, voire évolutives par leur contact avec ce qui est extérieur, les caractères des territoires s’atténuent et se mêlent les uns aux autres, sans que l’on puisse en déterminer visiblement les caractéristiques propres.

    La géographie classique aurait donc contribué, par un certain conservatisme des formes, à imposer le primat des centres sur les marges. Le centre de tout pays rural, de toute région, est alors un espace considéré comme stable, moteur et peuplé. Source de richesses, il centralise le pouvoir et définit ce qui fait l’identité des lieux. Dès lors, les espaces dominés et marginaux ne sont pas vraiment étudiés – ou, s’ils le sont, c’est bien rapidement et au filtre de ce que sont les centres, puisque c’est le centre qui est structurant et explicatif de l’organisation de l’espace."

    "Si la méthode est efficace pour construire le raisonnement et confirmer les faits les plus caractéristiques du fonctionnement d’un territoire, elle ouvre cependant au risque de repousser en un second temps, voire de négliger l’analyse des marges et des résidus, c’est-à-dire de toutes ces exceptions au modèle qui font précisément la particularité du local : c’est le danger du « déterminisme du mesurable », selon Pierre George (1990)."

    "Dans son ouvrage Société, espace et justice, paru en 1981, Alain Reynaud a proposé une analyse plus approfondie du couple centre-périphérie dans laquelle il cherche à déterminer les critères et les modalités qui fondent la domination d’un pôle sur les autres territoires. L’auteur a ainsi construit, dans le cadre de sa réflexion sur les « classes socio-spatiales » une typologie des périphéries à la fois simple et féconde qui, pour la première fois sans doute dans le champ géographique, se centre prioritairement sur ces objets spatiaux.

    Son approche, d’inspiration largement économique, examine simultanément plusieurs critères pour distinguer ce qui est central de ce qui est périphérique : la masse de population, la richesse, la production industrielle et l’innovation, la localisation du pouvoir. Ensuite, l’auteur cherche à qualifier la relation qui lie le centre à la périphérie, relation asymétrique qui suppose des échanges de nature variée : des flux humains (échanges migratoires), des flux financiers, de marchandises ou d’information. La variation de ces différents paramètres permet de définir plusieurs types de périphéries, dont la désignation révèle, dans tous les cas, le parti pris critique de l’auteur.

    – La périphérie dominée : les territoires périphériques sont producteurs de matières premières (denrées agricoles, ressources naturelles, énergie) et de main-d’œuvre au bénéfice du centre, dont ils importent en retour des biens transformés, ce qui peut provoquer un déséquilibre de la balance commerciale, la valeur ajoutée étant surtout dans les biens importés. Il y a peu d’investissements sur place, peu de capitalisation et un sous-équipement notoire, y compris en moyens de communication. L’ émigration peut cependant être compensée par un bilan naturel qui demeure élevé ou l’arrivée de population depuis l’extérieur.

    – La périphérie délaissée : c’est une accentuation du stade précédent. L’exportation de denrées fléchit, l’intérêt pour la périphérie décroît. On observe alors un déclin démographique prononcé, du fait d’un solde migratoire très négatif, et un vieillissement qui témoigne de l’absence de renouvellement des classes jeunes. On note une forme de résignation à la pauvreté et au déclin, ou de repli identitaire, tandis que le centre, devenu hypertrophié, peut connaître à l’inverse des externalités négatives (surcharge des réseaux, pollutions urbaines notamment). Le centre peut toutefois soutenir cette périphérie par des transferts sociaux compensatoires qui permettent d’atténuer les effets les plus forts de cette marginalisation.

    – La périphérie intégrée et exploitée : c’est une forme de redistribution des tâches qui atténue l’effet de dissymétrie, tout en restant inégal. Le centre réinvestit une partie de ses richesses et envoie des travailleurs vers l’aire marginale, dans le cadre de programmes d’équipement ou de développement économique, pour y exploiter les ressources locales – mais parfois de manière brutale. L’arrivée de touristes stimule également l’économie de la périphérie et exploite les « gisements paysagiques » (Reynaud, 1981, p. 67) du territoire. S’il n’y a pas forcément d’inversion marquée des flux migratoires, la croissance est forte. Mais cette dernière reste mal partagée : les tensions sociales et environnementales sont fréquentes.

    – La périphérie annexée : la périphérie attire au détriment du centre, dont elle devient une annexe résidentielle – mais prioritairement pour des retraités, des emplois intermédiaires et de jeunes ménages ne pouvant accéder au marché du logement du centre. Des entreprises font aussi le choix de se déplacer pour optimiser leurs coûts d’implantation et de production. Les flux migratoires y sont donc positifs, les flux de capitaux s’inversent aussi, même si le centre garde les cadres et les fonctions supérieures (contrôle politique, sièges sociaux d’entreprises notamment), si bien que les écarts de revenus demeurent.

    – La périphérie émergente : Alain Reynaud utilise plutôt l’expression chinoise « comptant sur ses propres forces » afin de faire écho à une logique de lutte contre la domination. Ce contexte idéologique mis à part, on observe ici un phénomène de renversement de l’asymétrie, avec un centre déclinant et une périphérie qui parvient à valoriser suffisamment ses atouts pour maîtriser son développement de manière autonome : soit par une agriculture à très forte valeur ajoutée, soit par une industrie de niche et de qualité, soit par un tourisme endogène. On insiste alors sur le dynamisme des acteurs, l’ancrage local des entreprises, légères et adaptables et sur le contrôle sur place des capitaux, dans l’esprit des systèmes productifs localisés.

    – Enfin, dans le cas où les relations entre un centre et un autre territoire éloigné seraient finalement faibles, voire inexistantes, il est possible de parler d’isolat et d’angle mort – même si cette idée devient, dans le contexte contemporain de l’intégration économique mondiale, a priori caduque. La différence entre l’isolat et l’angle mort tient au fait que l’isolat possède une cohérence et une dynamique interne forte, avec une économie autarcique, lorsque l’angle mort est un territoire atone, sans véritable cohésion d’ensemble. C’est une périphérie délaissée à l’extrême, au point de ne plus avoir de lien significatif avec un centre.

    Cette typologie est ensuite complétée par deux figures spatiales plus particulières, à des échelles plus fines. On parle de métamorphisme de contact, par analogie avec la géologie, pour désigner la transformation des territoires à proximité immédiate du centre : on pense tout particulièrement aux auréoles d’urbanisation autour des grandes villes, qu’il s’agisse des couronnes de banlieues ou des espaces périurbains, chacun de ces territoires étant dans un rapport de domination variable avec le centre, mais intégrés et dynamisés par lui.

    Enfin, Alain Reynaud propose, de manière très intéressante, le concept d’associat pour désigner des portions réduites de territoire, situées à grande distance d’un centre mais étroitement liées à ce dernier, soit qu’il s’agisse d’enclaves résidentielles touristiques et/ou de centres économiques secondaires sous contrôle des capitaux du centre. On peut ici évoquer les stations touristiques intégrées développées dans les années 1960, sur le littoral et en montagne, sous l’effet des plans d’aménagement de l’État ainsi que des promoteurs et investisseurs privés du secteur du tourisme ; mais aussi aux lieux de résidence des classes sociales les plus aisées, sur le littoral ou dans l’Outre-Mer, lesquels ont connu une logique de développement accéléré de leurs aménités résidentielles, en total décalage avec leur voisinage moins privilégié.

    Le modèle d’analyse constitué par la typologie précédente a eu l’immense mérite de recentrer le discours géographique sur les catégories d’espaces marginaux, dont les destins variables se sont trouvés ainsi éclairés. Cela a permis de penser des modalités d’intervention sur le territoire, en vue de plus de justice spatiale, dans le contexte de l’affirmation des grandes politiques d’aménagement du territoire des Trente Glorieuses. Les espaces périphériques ont été ainsi reconsidérés dans une perspective développementaliste, sous l’effet du besoin politique de rééquilibrage du territoire national."

    "La marge n’est pas à comparer avec la périphérie. Il semble vain d’inventer une relation de gradation ou d’inclusion entre ces deux termes. Non que les deux termes soient incompatibles, ni même opposés dans ce qu’ils désignent : il s’agit plutôt du fait que les deux notions relèvent d’un paradigme scientifique différent et constituent ainsi deux façons distinctes d’aborder un même phénomène. En effet, de nombreuses recherches récentes ont produit une vision alternative de la notion de « marge » en privilégiant, pour cela, une entrée éminemment sociale, en rupture assez franche de ce fait avec l’héritage de la Nouvelle géographie.

    L’importance actuelle accordée à une conception nouvelle de la marge, dégagée de l’héritage structuraliste, s’explique par un double mouvement de rupture : (a) l’introduction des approches constructivistes en géographie, centrées sur la société et la manière dont l’homme construit ses représentations de l’espace ; des approches directement inspirées par (b) le « tournant spatial » (spatial turn) que connaissent les sciences humaines et sociales dans leur ensemble."

    "La géographie sociale a repris à son compte une telle entrée critique et a élargi le champ d’investigation de la subalternité au contexte des pays dits développés, notamment en France. On aborde désormais largement les formes d’hégémonie culturelle exercées en tout lieu au détriment des groupes dominés, qu’ils soient minoritaires ou non, mais qui se trouvent marginalisés du fait de leur pauvreté économique, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur religion ou de leur origine ethnique – pour ne prendre que les critères les plus évidents – et l’on cherche à analyser les agencements spatiaux qui expliquent la marginalité.

    Ces territoires restent certes caractérisés par la mise à l’écart, la ségrégation ou la relégation. Mais ils sont aussi, simultanément, des lieux autres ; ils se construisent sur un refus de la norme et une certaine liberté vis-à-vis du cadre social dominant. On ne peut donc plus les considérer d’emblée en négatif ; c’est un construit social complexe, qui laisse place à plusieurs représentations oscillant entre les idées de mise à l’écart et de non-conformité. Ainsi, « l’étude des marges renvoie, en géographie, à une approche culturelle parfois qualifiée de post-moderne qui met l’accent sur la pluralité comme norme » (Sierra, Tadié, 2008, p. 5)."

    "On se propose donc, pour la suite de ce propos, de définir la marge comme une :

    « portion d’espace qui, à une échelle donnée, se situe à l’écart d’un centre – que cet écart soit de nature économique, politique et/ou social – et qui ouvre à d’autres réalités territoriales. La marge, subie ou choisie, s’analyse plus en termes de différence socio-culturelles que d’infériorité économique par rapport au centre. Elle consiste surtout en un décentrement de l’analyse au profit de territoires et de groupes sociaux généralement minoritaires. »

    Pour faciliter l’identification et la compréhension de ces marges, on se propose de dégager huit principes théoriques qui pourront servir de fil directeur à la démonstration et qui seront détaillés l’un après l’autre par la suite à travers quelques exemples (encadré ci-dessous).

    Huit principes pour penser les marges

    1. La marge est une notion multiscalaire (elle est valable à plusieurs échelles) : tout territoire central contient lui-même des marges à une échelle plus fine, ou peut devenir marge par rapport à un centre plus éloigné mais plus puissant.

    2. La marge est un principe évolutif. Une marge se construit dans le temps, les écarts mesurés peuvent s’approfondir ou se réduire.

    3. Une marge est un territoire ouvert, elle forme une transition aux limites floues vers d’autres réalités territoriales. Elle appelle une pensée ternaire de l’espace.

    4. La marge doit être conçue comme un espace de mobilités et d’échanges.

    5. La marge ne s’apprécie pas qu’en termes économiques ; elle implique des critères politiques, sociaux et culturels, qui peuvent d’ailleurs être contradictoires entre eux.

    6. La marge géographique ne se réduit pas toujours à la marginalité ni à la pauvreté. Elle peut être un écart volontaire. Elle doit en tout cas être pensée en termes de différences sociales, plus que de hiérarchisation systématique par la richesse.

    7. la marge est un espace de mise à distance de la norme. Entre liberté et contrôle, entre tolérance et conflits, elle permet l’informalité voire la transgression.

    8. La marge est, de ce fait, un espace d’innovation discrète. Zone blanche, hors texte, tout n’y est pas déjà écrit. Il s’y produit des adaptations, inventions et hybridations originales, propres à chaque territoire de marge."

    "Si les Landes de Lanvaux, en Morbihan, peuvent être considérées comme une marge intérieure de la Bretagne, la Bretagne reste elle-même une marge éloignée vis-à-vis des principaux flux économiques des grandes métropoles, Paris en tête. Mais la capitale elle-même, quelle qu’en soit la puissance, demeure en position relativement marginale par rapport à la Dorsale économique européenne, cet axe de peuplement et de puissance économique identifié dès les années 1980 par Roger Brunet et qui court de Liverpool à Milan, passant par Londres, le Benelux et l’axe rhénan – tout en contournant largement Paris et les Hauts de France (Brunet, 1989). L’aménagement du territoire n’aura d’ailleurs eu de cesse de réduire cet écart par des équipements structurants de grande ampleur : autoroutes (A1, A2, A16, A26), lignes à grande vitesse (TGV Nord, Thalis, Eurostar), tunnel sous la Manche voire, peut-être, canal à grand gabarit avec la réalisation de la liaison Seine-Escaut par le canal Seine Nord-Europe, projeté à l’horizon 2025. Tous ces investissements visent précisément à atténuer la mise à distance de Paris face au centre de commandement nord-européen."

    "Les friches urbaines témoignent tout particulièrement, à l’échelle locale, de cette situation transitoire. Ce sont des espaces provisoires, qui se développent entre déprise industrielle et reconquête par les projets urbains ; c’est en conscience de cette échéance que s’y développent de manière éphémère des organisations sociales marginales, du squat artistique aux jardins partagés ou aux abris de réfugiés. C’est précisément du temps d’attente que naît une liberté d’auto-organisation et que se déploie une dynamique sociale spécifique. L’espace périurbain, également, s’inscrit dans une temporalité très dynamique. Il se développe rapidement, aux marges de la ville, par intégration de périphéries rurales à l’économie urbaine. Mais il est lui-même progressivement intégré à l’agglomération urbaine qui l’absorbe inéluctablement. Le périurbain est alors conçu comme « un sas temporel entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore »."

    "Les marges peuvent même être tout à fait invisibles : soit que l’on souhaite nier leur existence, pour occulter ce qui semble dysfonctionner dans un territoire, soit que cet effacement soit voulu pour le bon fonctionnement de réseaux informels, sans même parler d’illégalité. Des lignes de rupture existent donc, mais elles sont d’abord sociales et – parfois seulement – associées à une limite nette dans le paysage ; ce n’est pas la règle."

    "La marge constitue dans tous les cas une unité originale de situations, distincte de toute polarisation normative par opposition à un unique espace de référence."

    "Le terme de marge partage avec la périphérie, on l’a vu, une connotation péjorative en tant que territoire au niveau de vie moyen « plus faible », aux productions « peu rentables », qui n’a « pas d’autonomie en matière décisionnelle » et qui est vécue comme telle par ses habitants, « parfois de façon dramatique », selon les termes d’Alain Reynaud. [...]
    Mais la marge est un peu plus qu’une périphérie ; elle s’en distingue par une entrée plus sociale, qui permet d’y voir un espace particulier, puisqu’elle peut posséder à la fois les propriétés négatives d’une périphérie économique (dépendance au centre) et des aspects positifs déjà envisagés plus haut : capacité d’auto-organisation, hybridation avec d’autres ressources locales, regain sélectif d’attractivité résidentielle. La pauvreté économique ne suffit donc pas à l’apprécier ; les représentations sociales, la culture, les clivages entre classes en montrent en réalité la complexité et la stratification interne.
    [...] Plus encore, la marge peut être parfois choisie. Se mettre en marge, faire le choix d’un mode de vie alternatif ou se mettre à l’abri des influences jugées néfastes du centre produit également des territoires de marge. Il s’agit de préserver un « entre soi » (Montagné-Villette, 2007), avec un enfermement stratégique dans des enclaves résidentielles à valeur de club. Ces « biens clubs » concernent des marges urbaines, comme les quartiers gentrifiés, où l’envol des prix du logement fait office de droit d’entrée particulièrement sélectif. De même, les communautés fermées (gated communities), dans l’espace périurbain, garantissent la pérennité d’un bien immobilier en contrôlant les logiques de voisinage, la sécurité du lotissement et la qualité des services aux résidents (Le Goix, 2006). Cela concerne même, de manière plus subtile, des villages investis par des populations néo-rurales aisées, qui vont alors tenter d’en prendre le contrôle politique et fiscal afin de maintenir un cadre paysager de qualité et un niveau de prestations publiques à la fois avantageux et sélectif – ce que décrit Éric Charmes par le concept de « clubbisation » de l’espace périurbain [...]
    Non seulement quelques marges peuvent être riches, mais aussi, plus simplement, la richesse implicite des représentations sociales ou du potentiel créatif des groupes marginaux alternatifs doit aider à révoquer vigoureusement toute approche négative fondée sur le seul critère de pauvreté."

    "La migration vers le rural permet ainsi, d’une certaine manière, de se déprendre de la pression sociale de l’urbain et de la course à la productivité ; la banlieue reléguée permet également l’émergence de marchés informels pour s’adapter à la pauvreté monétaire ; la friche artistique permet d’échapper à l’institutionnalisation de l’art ; la nature laissée libre d’évoluer par elle-même, protégée, est une manière de soustraire un écosystème à toute logique de marchandisation immédiate. Tous ces exemples, aussi divers et hétérogènes soient-ils, illustrent bien l’idée récurrente d’une sorte de décompression face à la contrainte sociale instituée.

    La mise à distance de la norme peut certes devenir transgression. La marge se compose aussi d’acteurs « non-déclarés », « dérogeant à la règle », « à rebours des normes » (Le Gall, Rougé, 2014, p. 17) ; la marge se mue en un « contre-espace » (Bazin, 2015), comme dans le cas des zones à défendre, où l’occupation du terrain en voie d’aménagement exprime, par-delà le conflit d’aménagement, une certaine contestation de la modernité. De fait, la marge rejoint alors les espaces du refus et de la transgression, qualifiés d’« antimondes » par les travaux de Roger Brunet, soit une « partie du monde mal connue et qui tient à le rester, qui se présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable »."

    "La marge peut être utile aux acteurs institutionnels eux-mêmes en ce qu’elle permet aussi au secteur formel d’explorer des voies nouvelles d’organisation, sinon d’échapper à ses propres règles. Tolérer les marges, c’est aussi acheter une forme de paix sociale en laissant les territoires marginaux évoluer de manière autonome et en n’exerçant qu’une forme de contrôle à distance. La marge s’inscrit donc dans une tension entre tolérance et répression, selon que l’autorité publique cherchera à éradiquer l’anormalité, au motif d’une rationalisation moderniste du territoire ou d’une liberté trop grande prise par les marges, ou qu’elle cherchera à s’en accommoder voire – qui sait – à s’en inspirer pour se transformer elle-même."

    "On voit émerger, en marge de la norme, de nouvelles modalités de gestion des territoires : architecture autogérée, circuits courts, économie du recyclage ou économie solidaire en système d’échange local (SEL) par exemple. C’est aussi une innovation culturelle et sociale : friches artistiques, fêtes éphémères, événements participatifs. Les initiatives prises dans les marges sont donc nombreuses et très diverses, mais aussi au succès variable : les marges permettent en effet de rester disponible à l’inattendu, ce sont des espaces d’expérimentation qui incluent une tolérance à l’erreur."

    [Chapitre 5: L’hyper-ruralité, marge paradoxale en recomposition]

    "Nommer et délimiter les territoires n’est pas un acte innocent, qui relèverait de la seule statistique. Cela dépend étroitement des enjeux politiques d’une époque et conditionne la manière de voir les problèmes ainsi que l’orientation des politiques publiques qui en découlent."

    "Le déclin des services des centre-bourgs, l’influence toujours plus large des grands pôles urbains sous l’effet de la progression des mobilités ont largement modifié la donne ; les premiers services intermédiaires n’apparaissent plus guère qu’à partir de 5 000 à 10 000 habitants. En outre, il va de soi qu’être une commune rurale à proximité d’une métropole ne signifie pas la même chose qu’une localisation éloignée dans des campagnes en dépeuplement prolongé.

    En somme, bien des petits bourgs sont ainsi exclus de la ruralité alors qu’ils n’en diffèrent guère, tandis qu’on ne peut pas non plus différencier, au sein de ce qui reste du rural, les marges les plus isolées vis-à-vis des espaces ruraux sous forte influence urbaine. Le critère manquant est bien celui de l’intensité des relations de proximité, exprimé notamment par la densité de population, et la distance aux pôles urbains principaux, envisagés dans leur capacité à fournir à la fois des services supérieurs et des emplois."

    "On considère que 5 % à 7 % de la population nationale relèvent des marges de la très faible densité, soit 3 à 4 millions d’habitants. Or, du point de vue démographique, quels que soient les périmètres retenus, la situation de ces territoires a récemment évolué et présente désormais des soldes migratoires positifs."

    "Dans l’ensemble, les communes rurales ont connu une hausse de +11,6 % de leur population entre 1999 et 2009, contre + 4,9 % pour les communes urbaines. L’évolution est désormais positive pour 85 % des communes rurales (Dedeire et al., 2011 ; Lacquement, Chevalier, 2011). Le même constat peut être dressé pour les « bassins de vie ruraux » de l’INSEE : ils croissent de + 0,9 % par an, contre + 0,6 % pour les bassins de vie urbains. Cette croissance, sur 10 ans, est une combinaison de l’accroissement naturel (+ 2 %) et des flux migratoires (+ 9,6 %). Mais si l’on ne retient que ces derniers, 70 000 ruraux deviennent urbains chaque année, contre 100 000 urbains qui choisissent la campagne, ce qui a conforté l’affirmation provocatrice de l’apparition d’un « exode urbain » en France."

    "Ce bilan positif n’est pas lié à une reprise de la natalité : les espaces hyper-ruraux restent nettement plus âgés que la moyenne nationale, puisqu’une personne sur trois a plus de 65 ans, contre 17 % à l’échelle nationale (CGDD, 2012). Le bilan naturel est donc négatif, faute de jeunes ménages susceptibles de porter la natalité. La croissance, dans les espaces ruraux les plus éloignés, est portée en réalité par le seul solde migratoire, qui a réussi à inverser le bilan démographique depuis une décennie environ."

    "La renaissance de l’hyper-ruralité reste donc sélective et se fait encore sans les jeunes, dans une optique avant tout résidentielle. [...]
    Les migrations d’agrément expliquent donc principalement la reprise des marges hyper-rurales, avec des migrations à longue distance, entre régions, bien plus que des migrations de proximité depuis un pôle urbain environnant."

    "Les Britanniques et les Allemands prisent également les départements ruraux du sud-ouest (Diry, 2008) ou les moyennes montagnes."

    "Les mesures dites de « révision générale des politiques publiques » (RGPP, 2007) devenues « modernisation de l’action publique » en matière de justice, d’éducation et de santé ont conduit à la fermeture de 387 tribunaux de première instance sur 1 206 en deux ans, tandis qu’on continue à privilégier les mesures de regroupement scolaire en fermant les écoles à classe unique – au prix d’une dévitalisation des villages et de coûts de transport accrus. Ont également été fermées 20 % des maternités entre 2002 et 2012, avec un seul pôle obstétrique par département pour les espaces ruraux aux plus basses densités comme la Creuse, le Gers, la Haute-Loire, la Lozère, les Pyrénées-Orientales, la Haute-Saône, la Haute-Corse (figure 5.2).

    La plupart des espaces ruraux de ces secteurs se trouvent désormais au-delà du seuil de sécurité des 45 minutes de trajet (Vanlerenberge, 2015). De même, alors que l’incidence des accidents vasculaires-cérébraux s’avère plus élevée dans les espaces hyper-ruraux en raison de l’âge et des modes de vie ruraux (95 pour 100 000 habitants et par an, contre 70 en moyenne), ces accidents sont aussi plus létaux (16 ‰ contre 11 ‰ en moyenne) notamment parce que plusieurs marges rurales n’ont pas un accès aisé à une unité neuro-vasculaire (UNV). Cette forte inégalité dans l’accès aux soins conduit ainsi le rapport Bertrand à parler d’un « seuil d’abandon » pour l’hyper-ruralité."

    "Le premier paradoxe de l’hyper-ruralité est donc bien contenu dans ces deux tendances contraires : la poursuite des logiques ségrégatives alors même qu’il y a reprise migratoire. Le renversement démographique n’a pas encore inversé la tendance en matière d’accessibilité aux services."

    "En matière d’accès à l’emploi, pour ceux des résidents qui ne sont pas retraités, la situation n’est pas favorable. Les distances pour se rendre au travail sont deux fois plus élevées dans ce rural éloigné que la moyenne nationale. Le chômage n’est certes ici pas maximal, avec 10,1 % des actifs en 2009 contre 9,4 % en moyenne nationale, ce qui reste bien inférieur aux taux des quartiers prioritaires des politiques de la ville (18,4 %) ; mais c’est élevé, et c’est bien supérieur aux chiffres des campagnes sous influence urbaine (6,4 %). En fait, les difficultés d’emploi sont bien réelles dans le rural éloigné, mais sont moins visibles qu’en ville. Ainsi le taux d’emploi, qui mesure la population effectivement en emploi par rapport à la population en âge de travailler, est ici de 8 points inférieur aux taux d’emploi de l’espace urbain ou périurbain (57 % contre 65 %) : l’accès ou le retour à l’emploi est plus compliqué du fait de la faiblesse et de la dispersion du marché du travail, mais aussi d’une offre tronquée, constituée à 60 % d’emplois peu qualifiés d’ouvriers et d’employés de services. Nombre d’adultes en âge de travailler ne donc sont pas inscrits au chômage, soit qu’ils soient au foyer, soit qu’ils ne bénéficient pas/plus d’aides à l’emploi, soit parce qu’ils y ont renoncé et sont dépendants des prestations sociales (handicap, minima sociaux).

    Les politiques publiques ont donc été attentives à soutenir l’emploi et à maintenir autant d’activités productives que possible dans les espaces ruraux éloignés. Pour les secteurs économiquement les plus fragiles, la définition des Zones de revitalisation rurale (ZRR) a été instaurée en 1995, et confirmée par la loi de 2005 sur le développement des territoires ruraux (loi DTR). Ces périmètres touchent 4,7 millions d’habitants dans les zones de basse densité (moins de 31 hab./km²), connaissant un déclin démographique et/ou une baisse de leur population active, et qui comptent plus de 8,3 % de la population active employée dans le secteur agricole – on reste, globalement, dans le périmètre de l’hyper-ruralité. Ces ZRR permettent aux entrepreneurs, professions libérales et artisans de bénéficier d’exonérations fiscales pour leur implantation dans ces secteurs de basse densité. Les investissements touristiques, la rénovation du bâti et l’emploi associatif sont également soutenus par des mesures de réduction fiscale. La même loi DTR propose des adaptations pour favoriser les groupements d’employeurs, mieux reconnaître la pluriactivité et aider l’installation des jeunes exploitants par des allégements fiscaux."

    "Il se produit bien du développement, mais sans forte création de richesse locale, et en l’absence d’un marché de l’emploi porteur.

    La nouvelle théorie de la base dissocie donc la question du développement de celle de la production de richesse, et considère une « base » élargie, non plus fondée sur les emplois et la production de valeur ajoutée, mais sur les revenus. En effet, les territoires de la basse densité, quoique faiblement productifs, bénéficient de la circulation toujours plus intense des capitaux, apportés dans les campagnes les plus reculées par les résidents secondaires, les touristes, les étrangers, les fonctionnaires, quelques travailleurs pendulaires et les retraités. « La géographie de la croissance s’est ainsi peu à peu déconnectée de la géographie du développement » (Pecqueur, Talandier, 2011, p. 123).

    De ce fait, Paris et l’Île-de-France peuvent bien concentrer toujours plus de création de valeur ajoutée, en proportion du PIB (29 % en 2011, contre 27 % en 1999) : cela n’empêche pas que la concentration des revenus y décline, en valeur relative, par rapport au reste du territoire (22 % contre 25 % dix ans plus tôt) car la richesse produite y est aussitôt exportée vers les espaces résidentiels des campagnes. Le facteur décisif du développement rural est donc bien cette « circulation invisible de la richesse » (Davezies, 2008). La nouvelle base économique des territoires repose sur les transferts publics et privés de revenus permis par la présence de populations qui n’ont pas produit cette richesse sur place."

    "Les taux de présence de l’espace rural de basse densité sont précisément très élevés ; le bilan est globalement bien plus favorable aux entrées qu’aux sorties. Ainsi,

    « la Lozère qui mise sur 90 000 habitants en 2010 a finalement déjà atteint son objectif. Elle bénéficie, en effet, d’un taux de présence de 125 […]. Un indice égal à 125, comme en Lozère, indique qu’il y a, par rapport à la population recensée, 25 % de personnes en plus à l’année dans le département. L’incidence sur les besoins en services publics, médecins, commerces et équipements divers est directement liée à cette population présente. »."

    "Dans le rural lui-même, les agriculteurs ne composent que 11 % des actifs en moyenne : c’est moins que l’industrie (12 %) ou que le secteur éducation-santé-social (19 % des actifs) (Rouiller, 2011) ! Même dans le rural très peu dense, on n’arrive plus à une majorité d’exploitants agricoles, les chiffres culminent au mieux à 30 % des actifs. L’activité économique repose donc plutôt sur les activités de transformation et de service : de la petite industrie rurale, de l’agroalimentaire, que complètent la construction et l’artisanat. Les services en milieu rural, également de qualification moyenne, portent surtout sur l’accompagnement du quotidien dans le domaine de l’éducation, de la santé, des commerces de proximité ; mais il existe aussi des activités motrices fortes, notamment dans le tourisme ou l’immobilier, voire quelques activités libérales et médicales profitant du cadre campagnard."

    "Cette mutation hors de la base productive s’est traduite par plusieurs politiques publiques à dimension transversale, favorable aux fonctions résidentielles. C’est particulièrement le cas des parcs naturels régionaux (PNR) et de programme LEADER de l’Union européenne.

    Les PNR (encadré et figure 5.3) constituent en effet un espace de réflexion permanent pour les espaces ruraux qui en font partie. Le projet de territoire, négocié et contractualisé entre acteurs locaux, repose sur une démarche transversale en intégrant obligatoirement plusieurs dimensions émergentes de la ruralité : la production économique locale, certes, mais aussi et surtout le développement touristique, la préservation des paysages, du cadre de vie et du patrimoine, l’éducation à la nature et les filières innovantes pour l’économie rurale.

    Le programme LEADER, quant à lui, prolonge cet état d’esprit à l’échelle européenne (Chevalier, 2010) en associant, dans une même démarche contractuelle, un collectif d’acteurs locaux appelé Groupe d’action locale (GAL). Composé obligatoirement à parité de représentants des institutions publiques, des entreprises privées et du secteur associatif, ce comité de programmation incarne la variété des enjeux des espaces ruraux qui doit prévaloir à la constitution d’un projet de territoire, gage de l’obtention de financements européens pour une période de 7 ans. Les thématiques de la programmation, encadrées par le règlement européen de développement rural, doivent également être transversales ; elles concernent, pour la moitié d’entre elles, des projets d’accueil et de développement des services en milieu rural, puis la valorisation du patrimoine naturel et des énergies alternatives et, en troisième lieu seulement, la valorisation des productions locales et des savoir-faire, en encore est-ce en les envisageant sous un angle patrimonial.

    Lancé en 1991, le programme LEADER était initialement réservé aux territoires de basse densité (moins de 120 hab./km²) et associant entre 10 000 et 100 000 habitants. Fort de son succès, il a été aujourd’hui étendu à la plupart des territoires ruraux et soutient bien moins spécifiquement les marges rurales que l’ensemble des dynamiques de développement local du territoire, pôles métropolitains et aires urbaines de plus de 50 000 habitants exclus."

    "Les 51 Parcs naturels régionaux (PNR) ont été établis progressivement depuis 1967, suite aux réflexions d’un groupe de travail de la DATAR pour promouvoir le développement rural des espaces ruraux en déclin. [...] Les PNR, créés sur la base d’un engagement volontaire des communes-membres, reposent sur une démarche contractuelle concrétisée par une charte de parc. Ce document, négocié pour une durée de 12 ans (bientôt 15 ans) avec une évaluation finale des résultats, s’appuie sur une concertation entre élus et partenaires institutionnels, afin de déterminer un projet de territoire [...] Le contrat permet ainsi, pour 10 % de budget engagé par les municipalités, de recevoir un cumul de 90 % d’aides au fonctionnement et aux projets du parc, lesquels sont menés à l’échelle intercommunale par un syndicat mixte ouvert. [...] Les parcs abritent aujourd’hui plus de 4 millions d’habitants et 15 % du territoire national. [...] les parcs permettent de doter des territoires ruraux généralement de très basse densité, aux marges des limites administratives et éloignés des grands pôles urbains, d’une ingénierie territoriale et d’un budget public complémentaire : 26 agents en moyenne, relevant de la fonction publique territoriale, et 2 à 3 millions d’euros par an. [...] Les campagnes incluses dans les PNR connaissent, à l’image des espaces ruraux dans leur ensemble, une dynamique migratoire désormais positive."

    "Les taux de pauvreté monétaire, exprimés ici à 60 % de la médiane des revenus, sont en moyenne plus bas dans le rural que dans les villes (11,6 % contre 14,1 %). Cependant, tout comme pour les quartiers prioritaires en milieu urbain, c’est dans le détail des bassins de vie que l’on trouvera les écarts les plus expressifs. Ainsi, les campagnes rurales agricoles et vieillies de Haute-Loire, des plateaux du Limousin ou du Cantal ou les collines de la Creuse présentent des populations d’agriculteurs âgés, avec des retraites faibles et des conjoint(e) s sans pension, faute d’avoir officiellement enregistré leur activité dans l’exploitation. Ces « aidants familiaux » n’ont alors droit qu’au minimum vieillesse. Dans ces régions, les taux de pauvreté rurale sont largement supérieurs à ceux des villes et atteignent 19 % de la population, essentiellement en lien avec l’âge. À l’inverse, les revenus moyens les plus élevés du rural sont aujourd’hui concentrés dans les couronnes périurbaines, donc dans les campagnes les plus denses, les plus jeunes et les plus proches des villes.

    Au total, c’est bien la plus faible densité qui reste la plus pauvre : le revenu moyen net déclaré par foyer fiscal en 2009 est de 25 155 € dans les communes rurales les plus denses, contre 19 343 € pour les moins denses, soit un quart de moins. Si l’on prend l’exemple du Cantal, les taux de pauvreté monétaire en 2004 étaient de 11 % dans les espaces urbains et périurbains, de 13,3 % dans les petits pôles d’emploi ruraux, de 16,8 % dans les couronnes d’emploi de ces petits pôles ruraux et de 23,3 % dans le rural isolé (Berthod-Wurmser et al., 2009).

    La « pauvreté en conditions de vie » dans l’espace rural est également marquée. Cette notion correspond à un déficit en éléments de bien-être matériel, dont des retards de paiement, des restrictions à la consommation, le surpeuplement ou la médiocre qualité du logement. En matière de confort de l’habitat, justement, il demeure encore 6 % de logements sans équipement sanitaire intérieur dans le rural éloigné, contre 1,6 % en ville (2012) ; le parc de logements est ancien, datant aux trois quarts d’avant 1949, si bien que seulement la moitié du parc des résidences principales dans les communes rurales satisfait aux normes actuelles de la construction, selon le ministère du Logement. La propriété occupante y étant plus élevée qu’ailleurs (75 % des logements contre 57 % en moyenne), la pauvreté n’est donc pas concentrée dans un parc locatif social quasi inexistant (8 % des logements, contre 19 % moyenne), mais bien dans le parc privé. [...] Un logement sur cinq en milieu rural aurait ainsi des problèmes d’infiltrations et d’humidité."

    "Les actifs agricoles sont, en moyenne, ceux dont les revenus sont les plus modestes de toutes les catégories socio-professionnelles : entre 25 000 et 28 000 € par an et par actif, avant impôts, et souvent pour le ménage entier, en sachant que les charges fixes ont été en hausse de 31 % entre 2010 et 2013. De ce fait, environ 30 % des ménages dont au moins l’un des membres est agriculteur ont un revenu net en réalité inférieur au SMIC mensuel. [...] A la colère d’une partie de la profession répondent les taux de suicide dans le milieu agricole (42 pour 100 000 actifs, contre une moyenne nationale à 18)."

    "Du côté des situations subies, donc des populations « fragiles », on note des conjoints sans profession, faute de trouver de l’emploi local, qui restent alors au foyer ; ou des personnes arrivées avec un emploi mais qui l’ont perdu et peinent à en retrouver. D’autres ont fait un choix sous contrainte : chômeurs longue durée en ville, personnes en situation de rupture conjugale, de dépression ou de surendettement, tous ont espéré pouvoir reconstruire une vie dans l’espace rural, profitant du logement très accessible, du mythe de l’autoconsommation par le jardinage et d’une solidarité rurale largement fantasmée, parfois nourrie par une origine familiale ancienne – mais depuis lors bien distendue. Le coût des transports, les difficultés pour trouver des solutions de garde pour les enfants sont, en général, largement sous-estimés. La précarité énergétique, notamment sur le bois de chauffage, peut être fréquente. La pauvreté urbaine devient alors rurale, les situations d’isolement ou de « réclusion subie » (Berthod-Wurmser et al., op. cit.) pouvant se renforcer faute d’un tissu médico-social suffisamment dense pour repérer tous les cas de figure et lutter, notamment, contre les comportements addictifs et les troubles psychologiques.

    Enfin, il reste le cas des populations « rebelles », en rupture avec le modèle social dominant et qui font le choix de la marge rurale pour expérimenter des formes de vie alternative ou rompre avec un passé de déviance. [...] La marginalité peut être alors mûrement réfléchie et construite comme un projet auto-suffisant, avec installation économique (agricole, artisanale, travail ouvrier itinérant, création artistique). [...] Il s’agit donc, bien souvent, d’une forme de légitimation et de justification d’une contrainte sociale, transformée a posteriori en choix de rupture."

    "La gentrification rurale, ou « embourgeoisement des campagnes », permet en effet de qualifier ce processus de revalorisation des espaces ruraux qui permet, au sein du phénomène de renaissance rurale, une triple requalification de l’espace :

    – une requalification de l’esthétique des paysages ; les « gentrifieurs », populations à fort capital économique et/ou culturel, vont en effet permettre de restaurer le bâti ancien, souvent dans un style proche des traditions du lieu, dans une quête d’authenticité patrimoniale ;

    – un regain de vitalité culturelle des campagnes, par l’implantation d’activités de création artistique (galeries, festivals de musique, compagnies en résidence, etc.) attirant des populations extérieures à la région, transplantées depuis un pôle urbain le temps d’un événement ;

    – l’apparition d’un marché de produits de plus haute gamme (agriculture de terroir, produits biologiques, gastronomie fine) dans les territoires ruraux, même les plus reculés : c’est justement ce caractère fortuit et inattendu de l’enclavement qui peut créer l’originalité et la surprise d’une démarche pionnière de la part de quelques investisseurs.

    Le processus, à la fois paysager, culturel et marchand, progresse à la manière d’un « front », à la fois visible (paysages, commerces) et invisible (marché de l’immobilier). Ceci peut cependant occasionner une hausse sensible des valeurs foncières, entendues ici au sens large : prix des terrains, accès à l’immobilier locatif ou à la vente : on pourrait même observer une forme de ségrégation socio-spatiale dans le rural, avec des difficultés à l’implantation pour des classes modestes pourtant issues de l’espace rural – jeunes agriculteurs, professions manuelles à faibles revenus (Perrenoud, 2012) – au détriment de populations nouvelles exogènes, mais à plus fort pouvoir d’achat. C’est le côté souvent critiqué de la gentrification, qui finit par étendre à l’espace rural des phénomènes d’exclusion spatiale plus communément identifiés dans l’espace urbain."

    "L’exemple des collines du Perche, situées aux confins de la Normandie et du Centre-Val de Loire. Ce secteur est encore marqué par une légère érosion démographique, le solde migratoire positif ne compensant pas encore un bilan naturel dégradé, comme souvent dans le rural des très basses densités. Il n’est polarisé que par des villes modestes (Nogent-le-Rotrou, La Ferté Bernard, environ 10 000 habitants chacune) et les pôles plus éloignés sont également de rang secondaire (Le Mans, Chartres, Alençon). Cependant le Perche a connu la faveur de personnalités médiatiques, avec l’installation depuis les années 1990 de l’écrivain Julien Cendres puis, pour un temps, de la styliste Chantal Thomass dans le village-promontoire de La Perrière, en bordure de la forêt de Bellême. Village ouvrier, abandonné pour 60 % de ses maisons à l’origine, il est devenu désormais un lieu de culture avec son marché d’art, son épicerie fine faisant brocante, ses artisans créateurs. Accessible depuis Paris, il est choisi par des journalistes et des télétravailleurs qui recherchent le calme et la discrétion de ce secteur rural éloigné, avec un « besoin de se réancrer dans un lieu » (Cognard, in Alonso, 2012). En 2012, ainsi, 50 % des habitants sont des « accourus », selon l’expression locale – dont le maire, lequel assure une cohabitation apaisée entre habitants. Julien Cendres a également milité pour la reconnaissance patrimoniale de la Perrière avec la création du PNR du Perche en 1998. De fait, le parc confirme la mise en visibilité nouvelle du rural et peut catalyser le processus de gentrification, comme cela a été mis en évidence pour le Vexin français (Desponds, 2007). Quelques acquéreurs britanniques complètent la sociologie du site, dont l’attractivité s’est étendue à un triangle d’or entre la Ferté-Saint-Bernard, Nogent-le-Rotrou et Bellême. Le front de gentrification (figure 5.5) est visible aux limites de la forêt de Réno-Valdieu et au nord-est du Perche, vers le Thimerais, espace le plus proche de l’influence parisienne. [...] Cependant, la gentrification n’y est pas très poussée et il serait exagéré de parler d’un processus d’éviction de la population rurale la plus modeste."

    "Il en va tout autrement du massif du Luberon, situé à l’est d’Avignon et sur les pourtours du bassin d’Apt. Ce territoire, marqué par ses villages perchés médiévaux renommés, a été investi depuis les années trente par des communautés d’artistes sur l’exemple des peintres André Lhote, Marc Chagall ou de l’auteur Samuel Beckett (Hellé, 1997). Le massif a ensuite été intégré à l’attractivité d’Avignon et de son festival, et a bénéficié dès lors des choix résidentiels d’une population à fort capital culturel et financier en provenance de Paris, Marseille et d’Aix-en-Provence. Ces moteurs résidentiels ont transformé une pratique encore marginale en une mode de l’élite culturelle autour des pôles de Gordes, Oppède et Roussillon. À partir des années 1980, la tendance s’est encore élargie à de nouvelles populations très aisées du cinéma, de la télévision mais aussi du secteur de la finance et de la politique, constituant ainsi une classe de gentrifieurs fortunés qui ont diversifié encore les profils des habitants (Le Goff, 2012) mais surtout conduit à un processus spéculatif de valorisation maximale du foncier : les valeurs locatives cadastrales relevées dans les communes de Gordes, Bonnieux ou Lacoste atteignent aujourd’hui 350 % de la moyenne des villages de leur taille, tandis que cette pression foncière repousse le front de gentrification toujours plus vers l’est, vers Rustrel, Cereste et Reillanne. Le village d’Oppède lui-même, parfois très chargé en touristes à la période estivale, a d’ailleurs largement perdu son caractère de marge rurale.

    La pression foncière s’exerce tout particulièrement au détriment de l’activité agricole et devient conflictuelle. Ainsi, en 2014, dans la commune de Lauris, une centaine de militants d’associations paysannes ont labouré quatre hectares de terres agricoles laissés en friche depuis plus de cinq ans et marqué le sol du sigle « ZAP » (zone agricole protégée) pour réclamer un statut de protection. De fait, dans le Luberon, 30 % des exploitations ont disparu entre 2000 et 2010, ce qui est légèrement supérieur au taux national de 27 % de déclin, mais surtout la surface agricole utile (SAU) a régressé de 17 %, ce qui est bien supérieur à la tendance française (– 3 %). Le Parc naturel régional (PNR) du Luberon, lui-même produit de la valorisation de l’image du massif, s’est par conséquent saisi de cet enjeu. Depuis 2011, le parc travaille activement avec la chambre d’agriculture et les associations paysannes pour protéger le foncier agricole par cinq sites pilotes pour la reconquête pastorale, l’action réglementaire dans les PLU, la création de fermes communales et des diagnostics fonciers informatifs.

    En fait, la quasi-totalité du Luberon, exception faite d’une dizaine de communes du Grand Luberon à l’est, n’est plus désormais une marge rurale de la basse densité. Ici, le cycle de gentrification n’a pas été un épisode éphémère mais s’est enraciné dans le temps et s’est conjugué avec l’extension de l’influence périurbaine d’Avignon et d’Aix-en-Provence. Le tout a généré une réelle pression foncière, avec une ségrégation socio-spatiale marquée en faveur des villages les plus recherchés. Les enjeux du Luberon relèvent désormais surtout de la gestion de la mobilité pendulaire et de la pression métropolitaine voisine, donc des tensions spécifiques aux marges périurbaines, plutôt que de processus endogènes de recomposition rurale à proprement parler.

    L’ultime paradoxe des marges de la basse densité consiste donc, avec leur intégration progressive aux dynamiques démographiques de la renaissance rurale, à en faire un territoire d’expression privilégié des disparités sociales. Entre logiques de relégation sociale des populations les plus fragiles d’une part, et enclaves de gentrification caractéristiques d’une marginalité choisie, d’autre part, la basse densité rend particulièrement visibles les processus de recomposition sociale de la société française en général."
    -Samuel Depraz, La France des marges. Géographie des espaces « autres », Armand Colin, 2017.



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