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    Antoine Savoye et Frédéric Audren (éd.), Frédéric Le Play, Naissance de l'ingénieur social. Les ingénieurs des mines et la science sociale au XIXe siècle

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Antoine Savoye et Frédéric Audren (éd.), Frédéric Le Play, Naissance de l'ingénieur social. Les ingénieurs des mines et la science sociale au XIXe siècle Empty Antoine Savoye et Frédéric Audren (éd.), Frédéric Le Play, Naissance de l'ingénieur social. Les ingénieurs des mines et la science sociale au XIXe siècle

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 4 Aoû - 10:55

    https://books.openedition.org/pressesmines/1413

    "La génération de 1830, celle des Michel Chevalier, des Jean Reynaud, des Abel Transon, a introduit à l’École [des Mines] l’idée qu’une science des sociétés était possible et qu’il revenait à la jeunesse la mieux imprégnée d’esprit et de méthode scientifiques de lui donner vie. Idée qui mit en ébullition plus les salles d’études des élèves que le Conseil de l’École, mais dont celle-ci, forcément perméable à l’air du temps, n’allait pas sortir indemne. Avec le militantisme intellectuel de ces jeunes gens imbibés de saint-simonisme, le ver était dans le fruit et les sciences sociales n’allaient que croître et embellir chez les ingénieurs des mines, à côté des savoirs fondamentaux comme la géologie, la chimie, la mécanique, etc.

    Cet essor des sciences sociales dont on peut donc dater l’origine à la Monarchie de juillet, concerne en premier lieu la production de connaissances attendue des ingénieurs. L’autorité de tutelle, pressée par le Parlement, exigea que les ingénieurs du Corps ne se cantonnent plus au seul contrôle de l’exploitation des mines et des usines, mais contribuent à la compréhension des mécanismes économiques et commerciaux de la révolution industrielle dont ils étaient des agents de premier plan. La série des Annales des mines, inaugurée en 1832, sous la houlette de Dufrénoy, avec Frédéric Le Play comme adjoint, reflète cette nouvelle préoccupation. Mais le fait le plus marquant à cet égard fut la création, en 1833, de la Statistique de l’industrie minérale par laquelle les ingénieurs se trouvaient impliqués, de manière permanente, dans la réflexion économique et commerciale relative à la politique industrielle de la France. Car la statistique avait bien ce but : doter les politiques, à commencer par le gouvernement, d’un outil permanent d’analyse aidant à la décision en cette période d’intense rivalité internationale et de débats opposant libre-échangistes et protectionnistes.

    À vrai dire, un individu semble alors incarner, à lui seul, cette évolution du métier d’ingénieur des mines qui intègre – désormais officiellement – des préoccupations socioéconomiques, le tout nouveau secrétaire de la Commission de statistique, Frédéric Le Play (1806-1882). Ce dernier est entré à l’École des mines en 1827 où il a fait des études très brillantes. En sa qualité de responsable de la Statistique de l’industrie minérale2, il mobilise chaque année ses confrères en poste dans les circonscriptions territoriales, centralise les données qu’ils lui transmettent et les traite sous forme de tableaux statistiques, y adjoignant des études spéciales sur tel ou tel aspect de l’industrie minière et métallurgique qui échappent à la sécheresse et au laconisme du chiffre. Diffuse, dès lors, dans le corps un esprit nouveau – une orientation vers la science des sociétés – qui n’allait pas manquer d’avoir des suites : la statistique sociale devient, à partir de cet acte fondateur, du domaine de l’ingénieur, domaine qu’il va désormais disputer aux autres spécialistes (économistes, économistes sociaux)."

    "La maîtrise technique des procédés d’exploitation et de fabrication des mines et usines doit s’accompagner de la connaissance du travail ouvrier et des conditions de vie de ceux qui se trouvent sous les ordres de l’ingénieur. Selon Le Play, facteur technique et facteur humain interagissent, au point que la direction des entreprises minières et métallurgiques exige des compétences concernant l’un et l’autre, ainsi que leurs interrelations. C’est dans le cadre de son cours que Le Play énonce sa typologie des « systèmes d’engagement », c’est-à-dire des liens qui unissent patron et ouvrier, avec leurs conséquences sur la production industrielle et la condition ouvrière. Ses leçons d’ouverture constituent une véritable introduction à une science des sociétés, indissociable, à cette époque, dans l’esprit de Le Play, de la science métallurgique.

    Les élèves-ingénieurs qui suivirent l’enseignement de ce professeur exceptionnel (qui dura une quinzaine d’années, de 1840 à 1855), furent donc formés aux linéaments d’une science sociale à venir. Certains, comme Paul Benoist d’Azy ou Alfred Saglio, bénéficièrent même d’une formation pratique en accompagnant leur professeur dans ses voyages à l’étranger où ils combinaient étude des districts miniers et métallurgiques et analyse des sociétés locales au moyen de monographies de familles ouvrières, comme en Suède et en Allemagne en 1845 ou en Italie et Autriche-Hongrie l’année suivante."

    "Après avoir quitté les Mines et s’être mis en congé du corps, Le Play va continuer d’influer sur le monde des ingénieurs, notamment sur la conception de leur fonction professionnelle, dans le cadre de la société savante, la Société internationale des études pratiques d’économie sociale (SIEPES) qu’il fonde en 1856. Celle-ci accueille immédiatement plusieurs ingénieurs des mines. C’est dans ce cadre que va s’élaborer, peu à peu, l’idée du « rôle social » de l’ingénieur, qui débouchera sur la notion, promise à un bel avenir, d’« ingénieur social ». En bref, le filon de la science sociale ne s’épuise pas avec le départ de Le Play ; il continue de produire ses effets tant au niveau de la formation initiale des ingénieurs que des lieux où s’expérimente la mutation de leur fonction dans la société."

    "Ce nouvel enseignement porte rapidement ses fruits, du moins si l’on en juge par les travaux de la nouvelle génération des élèves-ingénieurs ou des élèves externes, qui intègrent l’École dans les années 1880. Le recueil ici publié en contient deux spécimens dont les auteurs sont, respectivement, Lucien Fèvre (promotion 1882) et Maurice Bellom (promotion 1886). Mais l’influence de Cheysson s’étend aussi à d’autres élèves, comme Jacques de Bellefond, Alfred Toqué, Arthur Fontaine et Édouard de Billy pour ne citer que quelques-uns de ceux que leur professeur attire à la SIEPES ou aux Unions de la paix sociale, hauts lieux de la science sociale qu’il instille boulevard Saint-Michel. Nous en verrons les effets un peu plus loin, en examinant les apports de ces ingénieurs aux sciences sociales. Ces apports sont d’autant plus manifestes qu’ils bénéficient du développement de la science sociale leplaysienne dotée, à partir de 1882, d’un périodique de grande diffusion La Réforme sociale, revue bimensuelle à laquelle concourent nos jeunes ingénieurs. L’Exposition universelle de 1889 et les congrès internationaux qu’elle suscite auxquels plusieurs d’entre eux sont associés, grâce à Cheysson, un des responsables de la section « économie sociale », sont également des occasions de manifester leur nouvelle compétence.

    Cheysson va présider aux destinées de cet enseignement jusqu’en 1906, c’est dire l’empreinte qu’il a pu laisser sur vingt promotions d’élèves-ingénieurs, plus marquante, sous l’angle de la durée, que celle de Le Play lui-même. Et elle va avoir des prolongements dans la mesure où, en 1906, lui succède Maurice Bellom, un de ses anciens élèves, sans doute le plus proche du maître, en tout cas, le représentant le plus éminent, avec Arthur Fontaine, de l’alliage entre les Mines et les sciences sociales en ce début de siècle."

    "Dans le contexte leplaysien, l’apport des ingénieurs des mines aux sciences sociales se décline de deux façons au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Tout d’abord, les ingénieurs s’engagent dans la pratique des enquêtes directes, à commencer par la réalisation de monographies de familles ouvrières ; ces enquêtes alimentent les débats savants fondés sur ces observations, que la SIEPES organise chaque année, de novembre à juillet. Le Bulletin de la SIEPES, publié à partir de 1864, témoigne de cette activité, ainsi que la collection de monographies Les Ouvriers des deux mondes qui publie les meilleurs de ces travaux. Plus tard, lorsque la Société s’engage plus franchement dans la voie de l’expertise sociale et prône ouvertement, de concert avec les Unions de la paix sociale (UPS), des « réformes sociales », plusieurs des ingénieurs qu’elle compte dans ses rangs, bien placés dans la hiérarchie de la France industrielle, comme Gustave Noblemaire ou Édouard Gruner, passent de l’enquête à la prescription active. Ils expérimentent, dans leur branche d’activités, des solutions pratiques tirées de la science sociale leplaysienne comme, par exemple, des caisses d’assurance contre les accidents du travail ou des sociétés pour le logement ouvrier. D’autres, enfin, se consacrent à l’étude générale (souvent l’aide de recherches statistiques) de phénomènes sociaux qui concernent les secteurs industriels de leur compétence comme les retraites ouvrières ou l’enseignement professionnel.

    Ainsi, vers la fin du siècle, se dégage un idéal-type de l’ingénieur des mines ayant intégré les sciences sociales qui est, à la fois, observateur, analyste et expérimentateur du milieu social où il exerce. Et c’est à la science sociale leplaysienne que l’on doit cet « habit neuf », dans la mesure où c’est dans le mouvement scientifique et réformateur fondé par Le Play que s’est forgé cet ingénieur « économiste social ». Certains créent même pour le désigner la dénomination d’« ingénieur social » (Cheysson, 1897) ou bien, à tout le moins, soulignent le caractère impératif du « rôle social » de l’ingénieur (Gruner, 1904 ; Bellom, 1906). Cette conception n’est pas, bien évidemment, sans implications socio-politiques. À l’origine de l’ingénieur social selon les leplaysiens, il y a la volonté d’ouvrir, entre le socialisme qui gagne du terrain et le conservatisme obtus des détenteurs des entreprises, une troisième voie. Celle d’un réformisme social, éclairé par la rationalité, qui sache ménager les intérêts industriels dont les ingénieurs ont la charge et ceux des ouvriers qu’ils encadrent."

    "En matière d’enquête directe, il faut enfin ajouter la participation des ingénieurs aux organismes d’étude créés au tournant du siècle comme l’Office du travail29. Dans ce cadre, Arthur Fontaine, par exemple, réalise en collaboration avec le leplaysien Pierre du Maroussem, une vaste enquête sur les « associations ouvrières de production », c’est-à-dire les coopératives de production (1897)."

    "Jusqu’en 1916, Maurice Bellom s’efforce, devant ses étudiants, d’articuler réflexion sur l’économie politique et analyse de la législation sociale, rappelant que la tâche de l’ingénieur n’est pas purement technologique. À la même période, à l’École polytechnique, Eugène Fournière (1857-1914), chargé du cours d’économie sociale, conçoit son enseignement sur des bases idéologiques diamétralement opposées à celle de Bellom. Pourtant, les deux hommes s’accordent pour défendre le rôle social de l’ingénieur et pour considérer que l’économique ne peut être étudié indépendamment du social. Après la première guerre, l’économie sociale cède, dans les grandes écoles, la place à une économie fortement marquée par les mathématiques. Sous l’influence de Clément Colson, un nouveau paradigme, appelé à une prestigieuse destinée, se met en place : son élève François Divisia (1889-1964), qui enseigne à l’École des mines à partir de 1926 et défend « l’Économique rationnelle », refonde la théorie monétariste, développe l’économétrie. La science sociale des ingénieurs originelle est déjà bien loin…

    En réalité, cette évolution est le signe d’un phénomène plus vaste : la perte d’influence des idées de Le Play dans les milieux des sciences sociales à partir du début du XXe siècle. Les effectifs du mouvement leplaysien se réduisent progressivement (et les ingénieurs des mines y sont moins nombreux) et la conception de la science sociale qu’il promeut se trouve vivement contestée. Des raisons politiques ne sont sans doute pas étrangères à cette situation. Surtout, les continuateurs de Le Play n’ont pas su (ou n’ont pas voulu) investir l’Université qui accompagne, à présent, le développement des sciences sociales. La sociologie durkheimienne, fermée aux ingénieurs, feint d’ignorer les travaux de l’École de Le Play. Abandonnant son ambition d’être une science de l’économie générale des sociétés, l’économie sociale des professeurs d’économie – du moins ce qui en subsiste – se réduit à l’enseignement des institutions sociales et de leur gestion. Quant à la législation industrielle, elle s’institutionnalise dans les facultés de droit à partir de 1890 et ouvre la voie au droit social. En somme, le rêve leplaysien d’une science sociale totale se brise sur les récifs des nouveaux clivages disciplinaires. Tandis que la science sociale, dans sa version leplaysienne, est bannie des savoirs universitaires, les ingénieurs sont renvoyés à leurs fonctions techniques. Il leur faudra, tout au long du XXe siècle, résister plus d’une fois à cette assignation."
    -Antoine Savoye et Frédéric Audren (éd.), Frédéric Le Play, Naissance de l'ingénieur social. Les ingénieurs des mines et la science sociale au XIXe siècle, Chapitre d'Introduction, Paris, Presse des Mines, 2008, 334 pages.

    https://books.openedition.org/pressesmines/1442

    https://books.openedition.org/pressesmines/1444



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