https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Berger
https://fr.book4you.org/book/17010351/a28c4b
https://fr.book4you.org/book/12147558/237904
"Le voir précède le mot." (p.1)
"Notre façon de voir dépend de ce que nous savons ou de ce que nous croyons. Lorsque au Moyen Âge les hommes croyaient à l'existence de l'Enfer, la vue du feu devait avoir pour eux une signification différente de celle qu'elle a actuellement." (p.8 )
"Une image c'est quelque chose de vu qui a été recréé ou reproduit. C'est une apparence (ou une série d'apparences) que l'on a détachée du lieu et de l'époque où elle est apparue pour la première fois et que l'on a conservée pendant quelques instants ou quelques siècles. Chaque image, même une photographie, est une façon de voir le voir, car les photographies ne sont pas, comme on le suppose souvent, un enregistrement mécanique. Chaque fois que nous regardons une photographie, nous savons plus ou moins consciemment que le photographe a opéré une sélection parmi une infinité d'autres possibilités. Cela est vrai même dans le cas de la photo de famille la plus banale. La façon de voir du photographe se retrouve dans le choix qu'il a fait du sujet comme celle du peintre peut se reconstituer à partir des traces qu'il laisse sur la toile ou le papier. Pourtant, bien que toutes les images soient l'expression d'une vision, la perception ou l'appréciation que nous en avons dépendent également de notre propre façon de voir." (pp.9-10)
"À l'origine, la raison d'être de l'image était de faire revivre les apparences de quelque chose d'absent. Peu à peu il devint évident que l'image pouvait survivre à ce qu'elle évoquait: elle éternisait la représentation de personnes ou de choses. Elle nous permettait par déduction de voir le voir de l'autre. Plus tard encore on accepta l'idée que la vision spécifique de l'auteur de l'image faisait partie de l'œuvre et dès lors toute image consigna le regard d'X sur Y. C'était le résultat d'une prise de conscience plus nette de l'individualité, allant de pair avec une prise de conscience croissante de la perspective historique. Il serait téméraire d'essayer de dater avec précision ce dernier développement, mais cette prise de conscience existe sûrement en Europe depuis le début de la Renaissance." (p.10)
"L'appareil photo isolait des apparences momentanées et ce faisant détruisait l'idée que les images étaient atemporelles. Ou bien, en d'autres termes, l'appareil photo montrait que la notion du temps qui passait était inséparable de l'expérience visuelle (sauf en peinture). Ce que vous voyiez dépendait de l'endroit où vous étiez et du moment où vous vous y trouviez. Ce que vous voyiez était relatif à votre situation dans le temps et dans l'espace. Il n'était plus possible d'imaginer que tout convergeait vers l'œil humain comme vers le point ultime de l'infini.
Cela ne signifie pas pour autant qu'avant l'invention de la photographie les hommes croyaient que tout le monde pouvait tout voir. Mais la perspective organisait le champ visuel d'une façon qui se voulait idéale. Tous les dessins ou toutes les peintures qui se servaient de la perspective donnaient à entendre au spectateur qu'il était le centre du monde. l'appareil photographique, et surtout la caméra, ont démontré qu'il n'y avait pas de centre.
L'invention de l'appareil photographique a changé la façon de voir des hommes. Le visible prit un sens différent pour eux. Et cela se refléta immédiatement en peinture. Pour les impressionnistes, le visible ne s'offrait plus à l'homme pour être vu. Au contraire, le visible, dans un flux incessant, devint fugitif. Pour les cubistes, le visible n'était plus ce qui se présentait à un œil unique mais la totalité de toutes les vues possibles à partir d'un point quelconque autour de l'objet (ou de la personne) choisi comme modèle." (p.18)
"La singularité de chaque tableau était jadis un élément constitutif du caractère unique du lieu où il se trouvait. Parfois on pouvait changer le tableau de place. Mais on ne pouvait jamais le voir dans deux endroits en même temps. Lorsque l'appareil photographique reproduit un tableau, il détruit le caractère unique de son image. Il s'ensuit que sa signification change. Ou, plus exactement, sa signification se multiplie, se fragmente en de nombreuses significations.
C'est ce qui apparaît parfaitement lorsqu'on montre un tableau sur un écran de télévision. Pénétrant dans la maison de chaque téléspectateur, il s'intègre à la tapisserie, au mobilier, aux souvenirs. Il s'installe dans la famille. Il devient le sujet de conversation de ses membres. Il leur prête sa signification. Simultanément il pénètre dans un million d'autres foyers où chaque fois il est vu dans un contexte différent. De nos jours, grâce à l'appareil photographique, c'est le tableau qui est conduit vers le spectateur plutôt que le spectateur vers le tableau. Au cours de ses voyages, sa signification se diversifie." (pp.19-20)
"Dans un film c'est la séquence des images et leur agencement qui construisent de façon irréversible le fil d'une histoire. [...]
Dans un tableau tous les détails doivent être vus simultanément." (p.26)
"La signification d'une image varie en fonction de ce que l'on voit à côté d'elle ou de ce qui vient immédiatement après elle." (p.28)
"Le concept d'« héritage culturel national» exploite l'autorité de l'art pour glorifier le système social actuel et son échelle de valeurs." (p.29)
"Un peuple, ou une classe, coupés de leur passé, sont bien moins libres de choisir et d'agir en tant que peuple, ou classe, que d'autres qui ont eu la possibilité de se situer dans l'histoire." (p.33)
"Lorsque la tradition picturale devint plus profane, d'autres thèmes [qu'Adam et Éve] offrirent l'occasion de peindre des nus. Néanmoins dans chacun d'entre eux subsiste l'implication que le sujet, c'est-à-dire la femme, est conscient d'être regardé par un spectateur.
Elle n'est pas nue en tant que telle.
Elle est nue en tant qu'elle est vue par le spectateur." (pp.49-50)
"Vous peigniez une femme nue parce que vous aimiez la regarder, vous lui mettiez un miroir dans la main puis vous intituliez le tableau Vanité, et ce faisant vous condamniez moralement la femme dont vous aviez dépeint la nudité pour votre propre plaisir.
La véritable fonction du miroir est tout autre. Il s'agit de rendre la femme complice d'une situation où elle se traite elle-même d'abord et surtout en tant que spectacle." (p.51)
"Il est intéressant de remarquer que dans aucune autre tradition non européenne, l'art indien, perse, africain, pré-colombien, la nudité n'est présentée de cette manière docile. Et si, dans ces traditions, le thème de l'œuvre est le désir sexuel, il a toutes chances de représenter l'amour sexuel actif entre deux êtres, la femme aussi active que l'homme, chacun clos partenaires s'abîmant dans les gestes de l'autre." (p.53)
"Que signifient ces conventions ? Quelle est la signification du nu ? Répondre à ces questions uniquement sur le plan de l'art est insuffisant, car il est évident que le nu a aussi un lien avec la sexualité vécue.
Être nu, c'est être soi-même.
Être un nu, c'est être pour autrui la vision du nu non reconnu comme être. le corps nu doit être regardé comme un objet pour devenir un nu. (Le spectacle d'un corps comme objet invite à sa possession comme objet.) La nudité se découvre elle-même mais le nu est livré en spectacle. [...]
En général, la tradition européenne du nu ne fait jamais figurer le principal protagoniste dans le tableau, à savoir le spectateur qui est devant le tableau et qui est censé être un homme. Tout est fait pour lui. Tout doit apparaître comme le résultat de sa présence. C'est pour lui que les personnages sont nus. Mais, par définition, ce regardant est un étranger qui n'a pas ôté ses vêtements." (p.54)
"La femme est la proie d'un désir, désirable mais non désirante." (p.55)
"L'absurdité de cette flatterie du mâle atteint son apogée au XIX siècle dans l'art académique destiné au grand public." (p.57)
"Dans la peinture européenne traditionnelle, il existe quelques tableaux de nus qui font exception et auxquels ce qui précède ne s'applique pas ou très peu. Mais ce ne sont plus vraiment des tableaux de nus car ils rompent avec les normes du genre: ce sont des tableaux de femmes aimées, plus ou moins dévêtues. Parmi les centaines de milliers de nus traditionnels, il se trouve peut-être une centaine de semblables exceptions. Dans chaque cas. la vision personnelle qu'a l'artiste de la femme qu'il peint est si forte qu'elle ne laisse aucune place au spectateur. Le peintre, dans sa vision, lie la femme à lui de telle sorte qu'ils deviennent aussi inséparables que des couples de pierre. Le spectateur peut être le témoin de leur relation, mais il ne peut rien faire de plus: il est obligé de reconnaître qu'il est étranger. Il lui est impossible de s'illusionner délibérément et de croire que la femme est dévêtue pour lui. Il ne peut donc pas la transformer en nu." (pp.57-58)
"Dans l'art moderne, le nu a perdu de son importance et ce sont les artistes qui l'ont remis en question. À cet égard, comme à beaucoup d'autres, Manet marque un tournant. Si l'on compare son Olympia avec l'original du Titien, on voit une femme, présentée dans son rôle traditionnel, mais qui, non sans un certain défi, se met à le remettre en question." (p.64)
"Lorsqu'on parle de peinture â l'huile, il ne s'agit pas seulement de technique. Cette expression définit un genre artistique. En effet, dans I' Antiquité on mélangeait déjà les pigments avec de l'huile. Mais la peinture à l'huile en tant que genre n'apparut que lorsque se fit sentir le besoin de développé et de parfaire cette technique (ce qui impliqua vite l'utilisation de la toile et non plus des panneaux en bois) afin d'exprimer une conception particulière de la vie pour laquelle ni la technique, de la détrempe ni celle de la fresque n'étaient appropriées. Lorsqu'au début du XV siècle, en Europe du Nord, on utilisa pour la première fois la peinture à l'huile pour peindre des toiles d'un caractère nouveau, la survivance des conventions artistiques du Moyen Âge était encore perceptible. Il fallut attendre le XVl0 siècle pour que la peinture à l'huile établisse ses propres normes, son voir propre.
On ne peut pas davantage dater de façon précis la fin de l'époque de la peinture à l'huile. On l'utilise encore aujourd'hui. Pourtant les fondements mêmes du voir tradition, qui était le sien furent sapés par l'impressionnisme et balayé par le cubisme. C'est à peu près à la même époque que la photographie prit la place de la peinture à l'huile comme principale source d'imagerie visuelle. Voilà pourquoi nous situerons globalement l'époque de la peinture à l'huile traditionnelle entre 1500 et 1900.
Toutefois cette tradition façonne toujours un grand nombre de nos croyances culturelles." (p.86)
"Quelle que soit l'époque, l'art tend à servir les intérêts idéologiques de la classe dominante. Si nous disions simplement que l'art européen entre 1500 et 1900 a servi les intérêts des classes dirigeantes qui se sont succédé (toutes d'ailleurs dépendant à leur façon du nouveau pouvoir du capital), nous ne ferions guère preuve d'originalité. Ce que nous proposons ici est un peu plus précis: une certaine façon de voir le monde, déterminée en dernière analyse par de nouvelles attitudes vis-à-vis de la propriété et de l'échange, a trouvé son expression visuelle dans la peinture à l'huile et n'aurait pas pu le faire dans une autre forme d'art visuel. [...]
La peinture à l'huile fit aux apparences ce que le capital fit aux relations sociales. Elle réduisit tout à l'égalité des objets. Tout devint échangeable parce que tout devint marchandise. Toute réalité en vint à pouvoir être mesurée de façon mécanique par sa matérialité. Quant à l'âme, grâce au système cartésien qui la plaça dans une catégorie à part, elle fut
épargnée. Un tableau pouvait parler à l'âme, par ce à quoi il renvoyait, mais jamais par la vision qu'il exprimait. La peinture à l'huile était le véhicule d'une vision d'extériorité totale.
Certes, on pense immédiatement à des toiles qui vont contredire cette affirmation. Des toiles de Rembrandt, du Greco, de Giorgione, de Vermeer, de Turner, etc. Mais si nous les examinons en fonction de la tradition de la peinture à l'huile prise dans son ensemble, nous nous apercevons qu'elles furent des exceptions tout à fait particulières.
En effet, cette tradition était constituée de centaines de milliers de toiles et de tableaux de chevalet disséminés dans toute l'Europe. Beaucoup de ces œuvres ont disparu. Parmi celles qui nous sont parvenues il n'y en a qu'une toute petite fraction que l'on rangerait aujourd'hui port les œuvres d'art." (pp.89-90)
"Dans aucune autre culture que celle de la tradition de la peinture à l'huile, la différence n'est aussi grande entre le « chef-d'œuvre » et l'œuvre de qualité moyenne. Ici, la différence n'est pas seulement une question de métier ou d'imagination ; il faut y ajouter l'état d'esprit du peintre. Une œuvre courante -et cela de plus en plus après le XVIIe siècle- était une œuvre exécutée de façon plus ou moins cynique: les valeurs nominalement exprimées avaient moins d'importance pour l'artiste que l'achèvement de sa commande ou la vente de son travail en tant que produit.
Le travail du besogneux n'est pas plus le résultat de la maladresse que du provincialisme ; il est la conséquence de l'existence d'un marché dont les exigences sont plus contraignantes que celles de l'art. La période de la peinture à l'huile correspond au développement du marché de l'art. Et c'est dans la contradiction qui existe entre l'art et le marché qu'il faut chercher l'explication de ce qui se présente comme un contraste, un antagonisme entre l'œuvre exceptionnelle et celle qui ne l'est pas. [...]
Ce qui distingue la peinture à l'huile de toute autre forme de peinture, c'est son aptitude particulière à restituer la texture, le lustre, la solidité et la tangibilité de ce qui est peint. Elle définit le réel comme ce sur quoi on peut poser la main. Bien que les toiles soient des images bidimensionnelles, elles possèdent un pouvoir d'illusion bien supérieur à celui de la sculpture, car elles imposent la présence d'objets possédant une couleur, une texture, une «température» remplissant un certain espace et par extrapolation le monde tout entier." (pp.90-91)
"Dans les traditions précédentes, les œuvres d'art célébraient la richesse. Mais la richesse était alors le symbole d'un ordre divin ou bien d'un ordre social établi. La peinture à l'huile a célébré une nouvelle forme de richesse qui avait comme caractéristique d'être dynamique et de n'avoir pour sanction que le pouvoir d'achat suprême de l'argent. Ainsi donc la peinture devait démontrer le caractère désirable de ce que l'argent pouvait acheter. Et sur le plan visuel le caractère désirable de ce qui peut être acheté, c'est son aspect tangible, c'est la façon dont il peut gratifier le toucher, ou bien la main du propriétaire." (pp.92-93)
"Il est intéressant ici de relever le cas exceptionnel William Blake. Blake fit son apprentissage de dessinateur, de graveur selon les règles de la tradition. Quand cependant il en vint à peindre, il utilisa très rarement la peinture à l'huile. Bien qu'il fît encore appel aux conventions traditionnelles du dessin, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour que ses personnages soient privés d'épaisseur, qu'ils deviennent transparents, non distinguables les uns des autres, qu'ils défient les lois de la gravitation, qu'ils soient présents mais intangibles, qu'ils brillent sans pour autant avoir une surface définissable, qu'ils ne soient pas réductibles à des objets.
Cette volonté de Blake de transcender la « substantialité » de la peinture à l'huile est la manifestation d'une intuition profonde de la signification et des limitations de la tradition." (p.95)
"Le portrait officiel doit, en peinture, susciter un sentiment de distance cérémonieuse. C'est cela -et non pas une quelconque incapacité technique du peintre- qui donne raideur et rigidité aux portraits qui se situent dans la moyenne de la tradition. Ce caractère artificiel est inhérent au type de perception qu'il implique car le sujet doit être vu simultanément de près et de loin." (p.99)
"Les peintures à l'huile étaient en elles-mêmes autant de démonstrations de ce que l'on peut acheter avec de l'or ou de l'argent. La marchandise devint le véritable sujet des œuvres d'art. [...]
Des tableaux représentent des animaux. Non pas des animaux dans leur état naturel mais du bétail dont le pedigree ost mis en relief en tant que preuve de leur valeur met en relief le rang social de son propriétaire." (p.101)
"La peinture « de genre » se proposait de prouver -sous un aspect positif ou négatif- que, dans ce monde, la vertu était récompensée par le succès social et financier. C'est ainsi que ceux qui pouvaient se permettre d'acheter ces peintures -aussi bon marché soient-elles- y trouvaient la confirmation de leur vertu. Ces tableaux avaient un succès tout particulier auprès de la bourgeoisie d'origine récente qui s'identifiait non pas aux personnages représentés, mais à la morale illustrée par la peinture. Ici encore, sa faculté de créer l'illusion de matérialité donnait de la crédibilité à un mensonge sentimental ; à savoir que c'étaient les gens honnêtes et travailleurs qui prospéraient et que les bons à rien n'avaient que ce qu'ils méritaient, c'est-à-dire rien." (p.105)
"Le caractère essentiel de la peinture à l'huile a été masqué par une interprétation presque universellement erronée de la relation entre sa "tradition" et ses "maîtres". Certains
artistes exceptionnels, dans des circonstances exceptionnelles, se sont libérés des normes de la tradition et ont créé des œuvres diamétralement opposées à ses valeurs ; cependant, ces artistes sont salués comme les représentants suprêmes de cette tradition. Cela est d'autant plus facile à prouver qu'après la mort de ces artistes, la tradition s'est refermée autour de leurs œuvres, y incorporant des innovations techniques mineures, et poursuivant son chemin comme si aucun principe essentiel n'avait été remis en cause. C'est pourquoi ni Rembrandt, ni Vermeer, ni Poussin, ni Chardin, ni Goya, ni Turner n'ont eu de disciples mais seulement quelques imitateurs superficiels.
De la tradition est née une sorte de stéréotype du « grand artiste ». Celui-ci est un homme dont la vie a été dominée par la lutte: lutte dirigée en partie contre les conditions matérielles de son existence, en partie contre l'incompréhension, en partie contre lui-même. On le voit comme une sorte de Jacob aux prises avec l'Ange. (Les exemples
s'échelonnent de Michel-Ange à Van Gogh.) Dans aucun autre système culturel, l'artiste n'a été considéré de la sorte. Pourquoi alors l'a-t-il été dans ce système particulier ? Nous avons déjà fait allusion aux exigences du marché libre de l'art. Mais la lutte ne consistait pas seulement à gagner son pain. Chaque fois qu'un artiste se rendait compte qu'il était mécontent du rôle limité assigné à la peinture comme célébration de la propriété matérielle et du statut social qu'elle conférait, il se trouvait inévitablement en conflit avec le langage même de son art tel qu'il était compris par la tradition de son métier." (pp.111-112)
"Dans nos villes, tous les jours, nous voyons des centaines d'images publicitaires. Aucune autre catégorie d'images ne nous agresse avec autant d'insistance. L'histoire n'offre aucun autre exemple de société présentant une telle concentration d'images et une telle densité de messages visuels.
Nous pouvons nous souvenir de ces messages ou les oublier, mais nous les percevons brièvement et pendant un instant ils stimulent notre imagination, soit par la mémoire, soit par les aspirations qu'ils engendrent. L'image publicitaire appartient à l'instantanéité: nous la voyons en tournant une page ou au coin de la rue, ou encore sur les voitures qui passent. Ou alors sur un écran de télévision pendant que nous attendons la fin d'une séquence. Les images publicitaires appartiennent également à l'instantanéité, au sens où elles doivent constamment être renouvelées et adaptées au goût du jour. Pourtant elles ne parlent jamais du présent. Elles se réfèrent souvent au passé et parlent toujours de l'avenir." (pp.131-132)
"La publicité n'est pas uniquement un ensemble de messages concurrentiels: elle est un langage en soi, toujours utilisé pour faire la même proposition globale. Dans le cadre de la publicité, les choix sont entre telle ou telle crème, telle ou telle voiture, mais la publicité en tant que système ne propose qu'une seule chose.
Elle propose à chacun d'entre nous de nous transformer et de transformer nos vies en achetant quelque chose de plus.
Elle nous dit que ce plus, d'une certaine façon, nous enrichira, même si nous devons être plus pauvres, puisque nous aurons dépensé notre argent.
La publicité nous persuade d'opérer ces transformations en nous montrant des personnes en apparence transformées et de ce fait enviables. Devenir un sujet d'envie est ce qui constitue le prestige. Et la publicité est le processus qui consiste à fabriquer le prestige." (p.133)
"La publicité s'intéresse aux relations sociales et non aux objets. [...]
Être envié, façon solitaire de se rassurer soi-même, consiste essentiellement à ne pas partager son expérience avec ceux qui vous envient. On vous observe avec intérêt, mais vous
ne portez vous-même aucun intérêt à l'observation des autres: si vous le faites, vous deviendrez moins enviable. À cet égard ceux qui sont enviés sont comparables à des bureaucrates: plus ils sont impersonnels, plus grande est l'illusion (à leurs propres yeux et aux yeux des autres) qu'ils donnent de leur pouvoir. Le pouvoir de ceux qui ont du prestige réside dans le bonheur qu'on leur prête; le pouvoir des bureaucrates, dans l'autorité qu'on leur attribue. C'est ce qui explique le regard absent, lointain, de tant de personnages respirant le prestige. Ils portent leur regard au-delà des regards d'envie qui les font exister." (p.134-135)
"L'œuvre d'art « citée » (et c'est la raison pour laquelle elle est si utile à la publicité) dit deux choses presque contradictoires en même temps: elle est un signe de richesse et de spiritualité et elle implique que l'achat proposé est à la fois un luxe et un élément de valeur culturelle. En fait, la publicité a compris, bien plus profondément que la plupart des historiens d'art, la tradition de la peinture à l'huile. Elle a saisi les implications de la relation entre l'œuvre d'art et le spectateur-propriétaire." (p.137)
« La peinture à l'huile, avant d'être quoi que ce soit d'autre, célébrait la propriété privée. En tant que forme artistique, elle était fondée sur le principe que l'on est ce que l'on possède. […]
C'est une erreur de penser que la publicité supplante l'art visuel de l'Europe, d'après la Renaissance; elle est la forme ultime, moribonde, de cet art. » (p.141)
« La photographie en couleurs est, pour le spectateur acheteur, ce que la peinture à l'huile était pour le spectateur-propriétaire. Les deux moyens utilisent des procédés semblables, en grande partie tactiles, pour jouer sur le désir inné que possède le spectateur d'acquérir l'objet réel que montre l'image. Dans les deux cas, le sentiment qu'il a de pouvoir presque toucher ce que représente l'image lui rappelle les moyens par lesquels il possède ou pourrait posséder l'objet réel. » (p.143)
« La peinture à l'huile montrait ce dont le spectateur jouissait déjà, ses richesses et son cadre de vie. Elle consolida l'idée qu'il se faisait de sa propre valeur. Elle rehaussait l'opinion qu'il avait de lui-même, tel qu'il était d'ores et déjà. Elle signifiait, dès le départ, des faits, des réalités de sa propr vie. Les toiles qu'il possédait embellissaient l'intérieur dans lequel il vivait réellement.
L'objet de la publicité est de rendre le spectateur marginalement insatisfait de sa façon de vivre présente. Non pas de la société dans laquelle il vit, mais de sa façon de vivre dans la société. La publicité lui fait entrevoir que s'il achète ce qu'elle lui offre, sa vie deviendra meilleure. Elle lui offre une solution de rechange améliorée à ce qu'il est dans l'instant. »
(p.144)
« Les peintures à l'huile étaient destinées à ceux qui faisaient fortune grâce au marché. La publicité s'adresse à ceux qui constituent le marché, au spectateur-acheteur, c'est-à-dire au producteur-consommateur qui fournit doublement matière à bénéfices - en tant que travailleur et en tant qu'acheteur. Les seuls endroits où la publicité est relativement absente sont les quartiers des gens très riches : leur argent n'est pas fait pour être dépensé. Toute publicité joue sur le sentiment d'angoisse. Tout est, en fin de compte, argent. En obtenir revient à dominer l'angoisse. » (p.144)
« L'angoisse essentielle sur laquelle joue la publicité est la crainte de n'être rien parce qu'on ne possède rien. » (p.145)
« De plus en plus, la publicité utilise la sexualité pour vendre n'importe quel produit ou service. Mais cette sexualité n'est jamais libre en elle-même : elle est le symbole de quelque chose qui est censé la dépasser : la vie facile dans laquelle on peut acheter ce que l'on veut. Pouvoir acheter, c'est exactement la même chose qu'être sexuellement désirable ; à l'occasion, c'est le message ex-plicite de la publicité tel qu'il est exprimé dans la réclame ci-dessus pour la carte de crédit de la banque Barclay ; mais d'ordinaire, c'est un message implicite : si vous êtes capable d'acheter ce produit, on vous aimera. Dans le cas contraire, on vous aimera moins. Dans la philosophie de la publicité, le présent est, par définition, insuffisant ; la peinture à l'huile était considérée comme un enregistrement permanent. L'une des joies que la toile de maÎtre procurait à son propriétaire était la pensée qu'elle transmettait l'image de son présent à ses héritiers, dans l'avenir. L'œuvre était donc peinte au présent. L'artiste représentait, soit en réalité, soit en imagination, ce qui était devant ses yeux. L'image publicitaire, qui est éphémère, n'utilise que le futur. En acquérant ceci, vous deviendrez désirable. » (p.146)
« La société industrielle qui a évolué dans le sens de la démocratie - et qui s'est ensuite arrêtée à mi-chemin - est la société idéale pour faire naître ce genre d'émotion. La recherche du bonheur individuel a été reconnue comme un droit universel. Cependant, les conditions sociales existantes font que l'individu se sent impuissant. Il vit au milieu de la contradiction entre ce qu'il est et ce qu'il voudrait être. Et alors, ou bien, il devient pleinement conscient de la contradiction et de ses causes et s'engage ainsi dans la lutte politique visant à une véritable démocratie qui, entre autres choses, requiert la destruction du capitalisme; ou bien, il vit en proie à un sentiment permanent d'envie qui, combiné à la conscience de son impuissance, se dissout dans un rêve éveillé perpétuellement recommencé. C'est cela qui permet de comprendre la raison pour laquelle la publicité reste crédible. Le fossé qui existe entre ce que la publicité offre en réalité et l'avenir qu'elle promet correspond au fossé entre ce que le spectateur acheteur sait sur lui-même et ce qu'il voudrait être. Les deux fossés n'en font plus qu'un; et au lieu que ce fossé unique soit comblé par l'action ou par l'expérience vécue, il est rempli par des rêves éveillés de glamour et de prestige. » (p.150)
« L'interminable présent que constituent les heures de travail sans intérêt est «compensé» par un avenir rêvé dan lequel l'activité imaginaire remplace la passivité du moment. Dans son rêve éveillé, l'ouvrier passif - homme ou femme - devient consommateur actif. Le moi qui travaille envie le moi qui consomme. Il n'y a pas deux rêves qui soient semblables. Certains sont instantanés, d'autres prolongés. Le rêve est toujours particulier au rêveur. La publicité ne fabrique pas le rêve. Elle se contente de suggérer à chacun de nous que nous ne sommes pas encore enviables mais que nous pourrions l'être. » (p.151)
-John Berger, Voir le Voir, Éditions B42, 2014 (1972 pour la première édition britannique ; 1976 pour la première édition française), 156 pages.
Cite Benjamin
https://fr.book4you.org/book/17010351/a28c4b
https://fr.book4you.org/book/12147558/237904
"Le voir précède le mot." (p.1)
"Notre façon de voir dépend de ce que nous savons ou de ce que nous croyons. Lorsque au Moyen Âge les hommes croyaient à l'existence de l'Enfer, la vue du feu devait avoir pour eux une signification différente de celle qu'elle a actuellement." (p.8 )
"Une image c'est quelque chose de vu qui a été recréé ou reproduit. C'est une apparence (ou une série d'apparences) que l'on a détachée du lieu et de l'époque où elle est apparue pour la première fois et que l'on a conservée pendant quelques instants ou quelques siècles. Chaque image, même une photographie, est une façon de voir le voir, car les photographies ne sont pas, comme on le suppose souvent, un enregistrement mécanique. Chaque fois que nous regardons une photographie, nous savons plus ou moins consciemment que le photographe a opéré une sélection parmi une infinité d'autres possibilités. Cela est vrai même dans le cas de la photo de famille la plus banale. La façon de voir du photographe se retrouve dans le choix qu'il a fait du sujet comme celle du peintre peut se reconstituer à partir des traces qu'il laisse sur la toile ou le papier. Pourtant, bien que toutes les images soient l'expression d'une vision, la perception ou l'appréciation que nous en avons dépendent également de notre propre façon de voir." (pp.9-10)
"À l'origine, la raison d'être de l'image était de faire revivre les apparences de quelque chose d'absent. Peu à peu il devint évident que l'image pouvait survivre à ce qu'elle évoquait: elle éternisait la représentation de personnes ou de choses. Elle nous permettait par déduction de voir le voir de l'autre. Plus tard encore on accepta l'idée que la vision spécifique de l'auteur de l'image faisait partie de l'œuvre et dès lors toute image consigna le regard d'X sur Y. C'était le résultat d'une prise de conscience plus nette de l'individualité, allant de pair avec une prise de conscience croissante de la perspective historique. Il serait téméraire d'essayer de dater avec précision ce dernier développement, mais cette prise de conscience existe sûrement en Europe depuis le début de la Renaissance." (p.10)
"L'appareil photo isolait des apparences momentanées et ce faisant détruisait l'idée que les images étaient atemporelles. Ou bien, en d'autres termes, l'appareil photo montrait que la notion du temps qui passait était inséparable de l'expérience visuelle (sauf en peinture). Ce que vous voyiez dépendait de l'endroit où vous étiez et du moment où vous vous y trouviez. Ce que vous voyiez était relatif à votre situation dans le temps et dans l'espace. Il n'était plus possible d'imaginer que tout convergeait vers l'œil humain comme vers le point ultime de l'infini.
Cela ne signifie pas pour autant qu'avant l'invention de la photographie les hommes croyaient que tout le monde pouvait tout voir. Mais la perspective organisait le champ visuel d'une façon qui se voulait idéale. Tous les dessins ou toutes les peintures qui se servaient de la perspective donnaient à entendre au spectateur qu'il était le centre du monde. l'appareil photographique, et surtout la caméra, ont démontré qu'il n'y avait pas de centre.
L'invention de l'appareil photographique a changé la façon de voir des hommes. Le visible prit un sens différent pour eux. Et cela se refléta immédiatement en peinture. Pour les impressionnistes, le visible ne s'offrait plus à l'homme pour être vu. Au contraire, le visible, dans un flux incessant, devint fugitif. Pour les cubistes, le visible n'était plus ce qui se présentait à un œil unique mais la totalité de toutes les vues possibles à partir d'un point quelconque autour de l'objet (ou de la personne) choisi comme modèle." (p.18)
"La singularité de chaque tableau était jadis un élément constitutif du caractère unique du lieu où il se trouvait. Parfois on pouvait changer le tableau de place. Mais on ne pouvait jamais le voir dans deux endroits en même temps. Lorsque l'appareil photographique reproduit un tableau, il détruit le caractère unique de son image. Il s'ensuit que sa signification change. Ou, plus exactement, sa signification se multiplie, se fragmente en de nombreuses significations.
C'est ce qui apparaît parfaitement lorsqu'on montre un tableau sur un écran de télévision. Pénétrant dans la maison de chaque téléspectateur, il s'intègre à la tapisserie, au mobilier, aux souvenirs. Il s'installe dans la famille. Il devient le sujet de conversation de ses membres. Il leur prête sa signification. Simultanément il pénètre dans un million d'autres foyers où chaque fois il est vu dans un contexte différent. De nos jours, grâce à l'appareil photographique, c'est le tableau qui est conduit vers le spectateur plutôt que le spectateur vers le tableau. Au cours de ses voyages, sa signification se diversifie." (pp.19-20)
"Dans un film c'est la séquence des images et leur agencement qui construisent de façon irréversible le fil d'une histoire. [...]
Dans un tableau tous les détails doivent être vus simultanément." (p.26)
"La signification d'une image varie en fonction de ce que l'on voit à côté d'elle ou de ce qui vient immédiatement après elle." (p.28)
"Le concept d'« héritage culturel national» exploite l'autorité de l'art pour glorifier le système social actuel et son échelle de valeurs." (p.29)
"Un peuple, ou une classe, coupés de leur passé, sont bien moins libres de choisir et d'agir en tant que peuple, ou classe, que d'autres qui ont eu la possibilité de se situer dans l'histoire." (p.33)
"Lorsque la tradition picturale devint plus profane, d'autres thèmes [qu'Adam et Éve] offrirent l'occasion de peindre des nus. Néanmoins dans chacun d'entre eux subsiste l'implication que le sujet, c'est-à-dire la femme, est conscient d'être regardé par un spectateur.
Elle n'est pas nue en tant que telle.
Elle est nue en tant qu'elle est vue par le spectateur." (pp.49-50)
"Vous peigniez une femme nue parce que vous aimiez la regarder, vous lui mettiez un miroir dans la main puis vous intituliez le tableau Vanité, et ce faisant vous condamniez moralement la femme dont vous aviez dépeint la nudité pour votre propre plaisir.
La véritable fonction du miroir est tout autre. Il s'agit de rendre la femme complice d'une situation où elle se traite elle-même d'abord et surtout en tant que spectacle." (p.51)
"Il est intéressant de remarquer que dans aucune autre tradition non européenne, l'art indien, perse, africain, pré-colombien, la nudité n'est présentée de cette manière docile. Et si, dans ces traditions, le thème de l'œuvre est le désir sexuel, il a toutes chances de représenter l'amour sexuel actif entre deux êtres, la femme aussi active que l'homme, chacun clos partenaires s'abîmant dans les gestes de l'autre." (p.53)
"Que signifient ces conventions ? Quelle est la signification du nu ? Répondre à ces questions uniquement sur le plan de l'art est insuffisant, car il est évident que le nu a aussi un lien avec la sexualité vécue.
Être nu, c'est être soi-même.
Être un nu, c'est être pour autrui la vision du nu non reconnu comme être. le corps nu doit être regardé comme un objet pour devenir un nu. (Le spectacle d'un corps comme objet invite à sa possession comme objet.) La nudité se découvre elle-même mais le nu est livré en spectacle. [...]
En général, la tradition européenne du nu ne fait jamais figurer le principal protagoniste dans le tableau, à savoir le spectateur qui est devant le tableau et qui est censé être un homme. Tout est fait pour lui. Tout doit apparaître comme le résultat de sa présence. C'est pour lui que les personnages sont nus. Mais, par définition, ce regardant est un étranger qui n'a pas ôté ses vêtements." (p.54)
"La femme est la proie d'un désir, désirable mais non désirante." (p.55)
"L'absurdité de cette flatterie du mâle atteint son apogée au XIX siècle dans l'art académique destiné au grand public." (p.57)
"Dans la peinture européenne traditionnelle, il existe quelques tableaux de nus qui font exception et auxquels ce qui précède ne s'applique pas ou très peu. Mais ce ne sont plus vraiment des tableaux de nus car ils rompent avec les normes du genre: ce sont des tableaux de femmes aimées, plus ou moins dévêtues. Parmi les centaines de milliers de nus traditionnels, il se trouve peut-être une centaine de semblables exceptions. Dans chaque cas. la vision personnelle qu'a l'artiste de la femme qu'il peint est si forte qu'elle ne laisse aucune place au spectateur. Le peintre, dans sa vision, lie la femme à lui de telle sorte qu'ils deviennent aussi inséparables que des couples de pierre. Le spectateur peut être le témoin de leur relation, mais il ne peut rien faire de plus: il est obligé de reconnaître qu'il est étranger. Il lui est impossible de s'illusionner délibérément et de croire que la femme est dévêtue pour lui. Il ne peut donc pas la transformer en nu." (pp.57-58)
"Dans l'art moderne, le nu a perdu de son importance et ce sont les artistes qui l'ont remis en question. À cet égard, comme à beaucoup d'autres, Manet marque un tournant. Si l'on compare son Olympia avec l'original du Titien, on voit une femme, présentée dans son rôle traditionnel, mais qui, non sans un certain défi, se met à le remettre en question." (p.64)
"Lorsqu'on parle de peinture â l'huile, il ne s'agit pas seulement de technique. Cette expression définit un genre artistique. En effet, dans I' Antiquité on mélangeait déjà les pigments avec de l'huile. Mais la peinture à l'huile en tant que genre n'apparut que lorsque se fit sentir le besoin de développé et de parfaire cette technique (ce qui impliqua vite l'utilisation de la toile et non plus des panneaux en bois) afin d'exprimer une conception particulière de la vie pour laquelle ni la technique, de la détrempe ni celle de la fresque n'étaient appropriées. Lorsqu'au début du XV siècle, en Europe du Nord, on utilisa pour la première fois la peinture à l'huile pour peindre des toiles d'un caractère nouveau, la survivance des conventions artistiques du Moyen Âge était encore perceptible. Il fallut attendre le XVl0 siècle pour que la peinture à l'huile établisse ses propres normes, son voir propre.
On ne peut pas davantage dater de façon précis la fin de l'époque de la peinture à l'huile. On l'utilise encore aujourd'hui. Pourtant les fondements mêmes du voir tradition, qui était le sien furent sapés par l'impressionnisme et balayé par le cubisme. C'est à peu près à la même époque que la photographie prit la place de la peinture à l'huile comme principale source d'imagerie visuelle. Voilà pourquoi nous situerons globalement l'époque de la peinture à l'huile traditionnelle entre 1500 et 1900.
Toutefois cette tradition façonne toujours un grand nombre de nos croyances culturelles." (p.86)
"Quelle que soit l'époque, l'art tend à servir les intérêts idéologiques de la classe dominante. Si nous disions simplement que l'art européen entre 1500 et 1900 a servi les intérêts des classes dirigeantes qui se sont succédé (toutes d'ailleurs dépendant à leur façon du nouveau pouvoir du capital), nous ne ferions guère preuve d'originalité. Ce que nous proposons ici est un peu plus précis: une certaine façon de voir le monde, déterminée en dernière analyse par de nouvelles attitudes vis-à-vis de la propriété et de l'échange, a trouvé son expression visuelle dans la peinture à l'huile et n'aurait pas pu le faire dans une autre forme d'art visuel. [...]
La peinture à l'huile fit aux apparences ce que le capital fit aux relations sociales. Elle réduisit tout à l'égalité des objets. Tout devint échangeable parce que tout devint marchandise. Toute réalité en vint à pouvoir être mesurée de façon mécanique par sa matérialité. Quant à l'âme, grâce au système cartésien qui la plaça dans une catégorie à part, elle fut
épargnée. Un tableau pouvait parler à l'âme, par ce à quoi il renvoyait, mais jamais par la vision qu'il exprimait. La peinture à l'huile était le véhicule d'une vision d'extériorité totale.
Certes, on pense immédiatement à des toiles qui vont contredire cette affirmation. Des toiles de Rembrandt, du Greco, de Giorgione, de Vermeer, de Turner, etc. Mais si nous les examinons en fonction de la tradition de la peinture à l'huile prise dans son ensemble, nous nous apercevons qu'elles furent des exceptions tout à fait particulières.
En effet, cette tradition était constituée de centaines de milliers de toiles et de tableaux de chevalet disséminés dans toute l'Europe. Beaucoup de ces œuvres ont disparu. Parmi celles qui nous sont parvenues il n'y en a qu'une toute petite fraction que l'on rangerait aujourd'hui port les œuvres d'art." (pp.89-90)
"Dans aucune autre culture que celle de la tradition de la peinture à l'huile, la différence n'est aussi grande entre le « chef-d'œuvre » et l'œuvre de qualité moyenne. Ici, la différence n'est pas seulement une question de métier ou d'imagination ; il faut y ajouter l'état d'esprit du peintre. Une œuvre courante -et cela de plus en plus après le XVIIe siècle- était une œuvre exécutée de façon plus ou moins cynique: les valeurs nominalement exprimées avaient moins d'importance pour l'artiste que l'achèvement de sa commande ou la vente de son travail en tant que produit.
Le travail du besogneux n'est pas plus le résultat de la maladresse que du provincialisme ; il est la conséquence de l'existence d'un marché dont les exigences sont plus contraignantes que celles de l'art. La période de la peinture à l'huile correspond au développement du marché de l'art. Et c'est dans la contradiction qui existe entre l'art et le marché qu'il faut chercher l'explication de ce qui se présente comme un contraste, un antagonisme entre l'œuvre exceptionnelle et celle qui ne l'est pas. [...]
Ce qui distingue la peinture à l'huile de toute autre forme de peinture, c'est son aptitude particulière à restituer la texture, le lustre, la solidité et la tangibilité de ce qui est peint. Elle définit le réel comme ce sur quoi on peut poser la main. Bien que les toiles soient des images bidimensionnelles, elles possèdent un pouvoir d'illusion bien supérieur à celui de la sculpture, car elles imposent la présence d'objets possédant une couleur, une texture, une «température» remplissant un certain espace et par extrapolation le monde tout entier." (pp.90-91)
"Dans les traditions précédentes, les œuvres d'art célébraient la richesse. Mais la richesse était alors le symbole d'un ordre divin ou bien d'un ordre social établi. La peinture à l'huile a célébré une nouvelle forme de richesse qui avait comme caractéristique d'être dynamique et de n'avoir pour sanction que le pouvoir d'achat suprême de l'argent. Ainsi donc la peinture devait démontrer le caractère désirable de ce que l'argent pouvait acheter. Et sur le plan visuel le caractère désirable de ce qui peut être acheté, c'est son aspect tangible, c'est la façon dont il peut gratifier le toucher, ou bien la main du propriétaire." (pp.92-93)
"Il est intéressant ici de relever le cas exceptionnel William Blake. Blake fit son apprentissage de dessinateur, de graveur selon les règles de la tradition. Quand cependant il en vint à peindre, il utilisa très rarement la peinture à l'huile. Bien qu'il fît encore appel aux conventions traditionnelles du dessin, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour que ses personnages soient privés d'épaisseur, qu'ils deviennent transparents, non distinguables les uns des autres, qu'ils défient les lois de la gravitation, qu'ils soient présents mais intangibles, qu'ils brillent sans pour autant avoir une surface définissable, qu'ils ne soient pas réductibles à des objets.
Cette volonté de Blake de transcender la « substantialité » de la peinture à l'huile est la manifestation d'une intuition profonde de la signification et des limitations de la tradition." (p.95)
"Le portrait officiel doit, en peinture, susciter un sentiment de distance cérémonieuse. C'est cela -et non pas une quelconque incapacité technique du peintre- qui donne raideur et rigidité aux portraits qui se situent dans la moyenne de la tradition. Ce caractère artificiel est inhérent au type de perception qu'il implique car le sujet doit être vu simultanément de près et de loin." (p.99)
"Les peintures à l'huile étaient en elles-mêmes autant de démonstrations de ce que l'on peut acheter avec de l'or ou de l'argent. La marchandise devint le véritable sujet des œuvres d'art. [...]
Des tableaux représentent des animaux. Non pas des animaux dans leur état naturel mais du bétail dont le pedigree ost mis en relief en tant que preuve de leur valeur met en relief le rang social de son propriétaire." (p.101)
"La peinture « de genre » se proposait de prouver -sous un aspect positif ou négatif- que, dans ce monde, la vertu était récompensée par le succès social et financier. C'est ainsi que ceux qui pouvaient se permettre d'acheter ces peintures -aussi bon marché soient-elles- y trouvaient la confirmation de leur vertu. Ces tableaux avaient un succès tout particulier auprès de la bourgeoisie d'origine récente qui s'identifiait non pas aux personnages représentés, mais à la morale illustrée par la peinture. Ici encore, sa faculté de créer l'illusion de matérialité donnait de la crédibilité à un mensonge sentimental ; à savoir que c'étaient les gens honnêtes et travailleurs qui prospéraient et que les bons à rien n'avaient que ce qu'ils méritaient, c'est-à-dire rien." (p.105)
"Le caractère essentiel de la peinture à l'huile a été masqué par une interprétation presque universellement erronée de la relation entre sa "tradition" et ses "maîtres". Certains
artistes exceptionnels, dans des circonstances exceptionnelles, se sont libérés des normes de la tradition et ont créé des œuvres diamétralement opposées à ses valeurs ; cependant, ces artistes sont salués comme les représentants suprêmes de cette tradition. Cela est d'autant plus facile à prouver qu'après la mort de ces artistes, la tradition s'est refermée autour de leurs œuvres, y incorporant des innovations techniques mineures, et poursuivant son chemin comme si aucun principe essentiel n'avait été remis en cause. C'est pourquoi ni Rembrandt, ni Vermeer, ni Poussin, ni Chardin, ni Goya, ni Turner n'ont eu de disciples mais seulement quelques imitateurs superficiels.
De la tradition est née une sorte de stéréotype du « grand artiste ». Celui-ci est un homme dont la vie a été dominée par la lutte: lutte dirigée en partie contre les conditions matérielles de son existence, en partie contre l'incompréhension, en partie contre lui-même. On le voit comme une sorte de Jacob aux prises avec l'Ange. (Les exemples
s'échelonnent de Michel-Ange à Van Gogh.) Dans aucun autre système culturel, l'artiste n'a été considéré de la sorte. Pourquoi alors l'a-t-il été dans ce système particulier ? Nous avons déjà fait allusion aux exigences du marché libre de l'art. Mais la lutte ne consistait pas seulement à gagner son pain. Chaque fois qu'un artiste se rendait compte qu'il était mécontent du rôle limité assigné à la peinture comme célébration de la propriété matérielle et du statut social qu'elle conférait, il se trouvait inévitablement en conflit avec le langage même de son art tel qu'il était compris par la tradition de son métier." (pp.111-112)
"Dans nos villes, tous les jours, nous voyons des centaines d'images publicitaires. Aucune autre catégorie d'images ne nous agresse avec autant d'insistance. L'histoire n'offre aucun autre exemple de société présentant une telle concentration d'images et une telle densité de messages visuels.
Nous pouvons nous souvenir de ces messages ou les oublier, mais nous les percevons brièvement et pendant un instant ils stimulent notre imagination, soit par la mémoire, soit par les aspirations qu'ils engendrent. L'image publicitaire appartient à l'instantanéité: nous la voyons en tournant une page ou au coin de la rue, ou encore sur les voitures qui passent. Ou alors sur un écran de télévision pendant que nous attendons la fin d'une séquence. Les images publicitaires appartiennent également à l'instantanéité, au sens où elles doivent constamment être renouvelées et adaptées au goût du jour. Pourtant elles ne parlent jamais du présent. Elles se réfèrent souvent au passé et parlent toujours de l'avenir." (pp.131-132)
"La publicité n'est pas uniquement un ensemble de messages concurrentiels: elle est un langage en soi, toujours utilisé pour faire la même proposition globale. Dans le cadre de la publicité, les choix sont entre telle ou telle crème, telle ou telle voiture, mais la publicité en tant que système ne propose qu'une seule chose.
Elle propose à chacun d'entre nous de nous transformer et de transformer nos vies en achetant quelque chose de plus.
Elle nous dit que ce plus, d'une certaine façon, nous enrichira, même si nous devons être plus pauvres, puisque nous aurons dépensé notre argent.
La publicité nous persuade d'opérer ces transformations en nous montrant des personnes en apparence transformées et de ce fait enviables. Devenir un sujet d'envie est ce qui constitue le prestige. Et la publicité est le processus qui consiste à fabriquer le prestige." (p.133)
"La publicité s'intéresse aux relations sociales et non aux objets. [...]
Être envié, façon solitaire de se rassurer soi-même, consiste essentiellement à ne pas partager son expérience avec ceux qui vous envient. On vous observe avec intérêt, mais vous
ne portez vous-même aucun intérêt à l'observation des autres: si vous le faites, vous deviendrez moins enviable. À cet égard ceux qui sont enviés sont comparables à des bureaucrates: plus ils sont impersonnels, plus grande est l'illusion (à leurs propres yeux et aux yeux des autres) qu'ils donnent de leur pouvoir. Le pouvoir de ceux qui ont du prestige réside dans le bonheur qu'on leur prête; le pouvoir des bureaucrates, dans l'autorité qu'on leur attribue. C'est ce qui explique le regard absent, lointain, de tant de personnages respirant le prestige. Ils portent leur regard au-delà des regards d'envie qui les font exister." (p.134-135)
"L'œuvre d'art « citée » (et c'est la raison pour laquelle elle est si utile à la publicité) dit deux choses presque contradictoires en même temps: elle est un signe de richesse et de spiritualité et elle implique que l'achat proposé est à la fois un luxe et un élément de valeur culturelle. En fait, la publicité a compris, bien plus profondément que la plupart des historiens d'art, la tradition de la peinture à l'huile. Elle a saisi les implications de la relation entre l'œuvre d'art et le spectateur-propriétaire." (p.137)
« La peinture à l'huile, avant d'être quoi que ce soit d'autre, célébrait la propriété privée. En tant que forme artistique, elle était fondée sur le principe que l'on est ce que l'on possède. […]
C'est une erreur de penser que la publicité supplante l'art visuel de l'Europe, d'après la Renaissance; elle est la forme ultime, moribonde, de cet art. » (p.141)
« La photographie en couleurs est, pour le spectateur acheteur, ce que la peinture à l'huile était pour le spectateur-propriétaire. Les deux moyens utilisent des procédés semblables, en grande partie tactiles, pour jouer sur le désir inné que possède le spectateur d'acquérir l'objet réel que montre l'image. Dans les deux cas, le sentiment qu'il a de pouvoir presque toucher ce que représente l'image lui rappelle les moyens par lesquels il possède ou pourrait posséder l'objet réel. » (p.143)
« La peinture à l'huile montrait ce dont le spectateur jouissait déjà, ses richesses et son cadre de vie. Elle consolida l'idée qu'il se faisait de sa propre valeur. Elle rehaussait l'opinion qu'il avait de lui-même, tel qu'il était d'ores et déjà. Elle signifiait, dès le départ, des faits, des réalités de sa propr vie. Les toiles qu'il possédait embellissaient l'intérieur dans lequel il vivait réellement.
L'objet de la publicité est de rendre le spectateur marginalement insatisfait de sa façon de vivre présente. Non pas de la société dans laquelle il vit, mais de sa façon de vivre dans la société. La publicité lui fait entrevoir que s'il achète ce qu'elle lui offre, sa vie deviendra meilleure. Elle lui offre une solution de rechange améliorée à ce qu'il est dans l'instant. »
(p.144)
« Les peintures à l'huile étaient destinées à ceux qui faisaient fortune grâce au marché. La publicité s'adresse à ceux qui constituent le marché, au spectateur-acheteur, c'est-à-dire au producteur-consommateur qui fournit doublement matière à bénéfices - en tant que travailleur et en tant qu'acheteur. Les seuls endroits où la publicité est relativement absente sont les quartiers des gens très riches : leur argent n'est pas fait pour être dépensé. Toute publicité joue sur le sentiment d'angoisse. Tout est, en fin de compte, argent. En obtenir revient à dominer l'angoisse. » (p.144)
« L'angoisse essentielle sur laquelle joue la publicité est la crainte de n'être rien parce qu'on ne possède rien. » (p.145)
« De plus en plus, la publicité utilise la sexualité pour vendre n'importe quel produit ou service. Mais cette sexualité n'est jamais libre en elle-même : elle est le symbole de quelque chose qui est censé la dépasser : la vie facile dans laquelle on peut acheter ce que l'on veut. Pouvoir acheter, c'est exactement la même chose qu'être sexuellement désirable ; à l'occasion, c'est le message ex-plicite de la publicité tel qu'il est exprimé dans la réclame ci-dessus pour la carte de crédit de la banque Barclay ; mais d'ordinaire, c'est un message implicite : si vous êtes capable d'acheter ce produit, on vous aimera. Dans le cas contraire, on vous aimera moins. Dans la philosophie de la publicité, le présent est, par définition, insuffisant ; la peinture à l'huile était considérée comme un enregistrement permanent. L'une des joies que la toile de maÎtre procurait à son propriétaire était la pensée qu'elle transmettait l'image de son présent à ses héritiers, dans l'avenir. L'œuvre était donc peinte au présent. L'artiste représentait, soit en réalité, soit en imagination, ce qui était devant ses yeux. L'image publicitaire, qui est éphémère, n'utilise que le futur. En acquérant ceci, vous deviendrez désirable. » (p.146)
« La société industrielle qui a évolué dans le sens de la démocratie - et qui s'est ensuite arrêtée à mi-chemin - est la société idéale pour faire naître ce genre d'émotion. La recherche du bonheur individuel a été reconnue comme un droit universel. Cependant, les conditions sociales existantes font que l'individu se sent impuissant. Il vit au milieu de la contradiction entre ce qu'il est et ce qu'il voudrait être. Et alors, ou bien, il devient pleinement conscient de la contradiction et de ses causes et s'engage ainsi dans la lutte politique visant à une véritable démocratie qui, entre autres choses, requiert la destruction du capitalisme; ou bien, il vit en proie à un sentiment permanent d'envie qui, combiné à la conscience de son impuissance, se dissout dans un rêve éveillé perpétuellement recommencé. C'est cela qui permet de comprendre la raison pour laquelle la publicité reste crédible. Le fossé qui existe entre ce que la publicité offre en réalité et l'avenir qu'elle promet correspond au fossé entre ce que le spectateur acheteur sait sur lui-même et ce qu'il voudrait être. Les deux fossés n'en font plus qu'un; et au lieu que ce fossé unique soit comblé par l'action ou par l'expérience vécue, il est rempli par des rêves éveillés de glamour et de prestige. » (p.150)
« L'interminable présent que constituent les heures de travail sans intérêt est «compensé» par un avenir rêvé dan lequel l'activité imaginaire remplace la passivité du moment. Dans son rêve éveillé, l'ouvrier passif - homme ou femme - devient consommateur actif. Le moi qui travaille envie le moi qui consomme. Il n'y a pas deux rêves qui soient semblables. Certains sont instantanés, d'autres prolongés. Le rêve est toujours particulier au rêveur. La publicité ne fabrique pas le rêve. Elle se contente de suggérer à chacun de nous que nous ne sommes pas encore enviables mais que nous pourrions l'être. » (p.151)
-John Berger, Voir le Voir, Éditions B42, 2014 (1972 pour la première édition britannique ; 1976 pour la première édition française), 156 pages.
Cite Benjamin