https://fr.wikipedia.org/wiki/Franck_Fischbach
"Pour la génération de ceux qui, comme moi, sont nés autour de 1969 et qui ont donc débuté des études de philosophie à peu près au milieu des années 1980, il n'était plus question que du grand retour de la "philosophie politique": certains de nos "maîtres", qui avaient alors entre trente-cinq et quarante-cinq ans, orchestraient la résurrection de la philosophie politique classique (de Pufendorf à Kant) et procédaient à la redécouverte de l' "Etat de droit", des "droits de l'Homme", de la "démocratie" et de l' "humanisme." (p.5)
"Luc Ferry ajoutait Fichte à la liste, tandis que Blandine Barret-Kriegel s'y refusait, considérant l'auteur des Discours à la nation allemande comme l'incarnation de la "seconde" philosophie politique moderne, c'est-à-dire de la philosophie politique "romantique", comprise comme la mère de tous les maux de la modernité." (note 1 p.5)
"Le retour de ces idéaux politiques que la critique, notamment d'inspiration marxienne, avait longtemps mis à mal en y voyant autant de motifs purement idéologiques, allait de pair avec le retour à une philosophie politique de type normatif, consistant non plus à analyser la société telle qu'elle est ou la politique telle qu'elle se fait, mais à réfléchir à la société et à l'Etat tels qu'ils devraient être, et donc aux principes normatifs universels qui doivent fonder les institutions sociales et politiques de telle sorte qu'elles soient conformes aux valeurs de liberté et d'équité. C'est naturellement dans ce contexte aussi, et dans ces mêmes années, que la pensée du refondateur de la philosophie politique normative a été accueillie en France et que la Théorie de la justice de Rawls a commencé d'exercer une certaine influence sur les débats, avant d'être finalement traduite en français en 1987. Une telle réouverture de la dimension normative était une chose (au demeurant utile en elle-même, surtout dans un contexte théorique français qui avait systématiquement banni cette dimension), mais qu'elle ait été strictement limitée à la seule sphère juridico-politique en est une autre : après tout, il n'allait pas de soi [...] que le renouveau d'une réflexion politique de type normatif doive [...] s'accompagner systématiquement de l'occultation de toute dimension normative immanente à la sphère proprement sociale de l'existence humaine. N'y-t-a-t-il aussi de la normativité à l'œuvre au sein de la vie sociale elle-même, et pourquoi restreindre a priori la normativité aux seuls principes juridico-politiques ? Je ne suis pas loin de penser que la démarche rawlsienne a été d'autant mieux accueillie en France qu'elle repose sur une critique systématique de l'utilitarisme, et donc sur une critique de l'idée selon laquelle la norme de l'action humaine en société est la quête de la maximisation du bien-être pour le plus grande nombre, c'est-à-dire qu'elle repose sur la critique d'une tradition de pensée qui constitue précisément l'une des sources importantes de ce que je vais présenter et tenter de défendre ici sous le nom de de "philosophie sociale".
Pour les artisans de ce retour à la "philosophie politique classique", il s'agissait d'abord moins d'enregistrer que de proclamer et, surtout, de tâcher de rendre réelle, du fait même de sa proclamation, l'émancipation de la philosophie française à l'égard de ce qui avait exercé une emprise sur elle depuis les années 1950 jusqu'aux années 1970, c'est-à-dire, essentiellement, les sciences sociales, Heidegger et Marx. Vouant aux gémonies ce qu'eux-mêmes, plus jeunes et auprès de maîtres plus grands qu'eux, avaient un temps adoré [...] il s'agissait d'annoncer la "bonne nouvelle": on découvrait ainsi (contre Foucault) que tout pouvoir n'est pas nécessairement l'exercice d'une domination, dès lors qu'il s'agit du "bon" pouvoir, c'est-à-dire de celui qui est régulé par la loi, ou encore (cette fois contre Heidegger) que la subjectivité moderne ne s'accomplit pas inévitablement dans l'arraisonnement technique du monde, dès lors qu'il s'agit de la "bonne" subjectivité, à savoir la subjectivité transcendantale. On annonçait également et en même temps (contre Marx) que la politique possède bel et bien une autonomie, qu'elle ne se dissout pas dans l'économie et dans les rapports sociaux, ou encore (cette fois contre la sociologie et l'anthropologie) que le "sujet" se distingue de l' "individu" en ce qu'il se définit par son autonomie, et qu'il ne se dissout donc pas davantage dans la chaîne des causes qui le déterminent: à l'aide de cette double affirmation, on voit qu'il s'agissait de contester non seulement l'influence des sciences sociales sur la philosophie, mais aussi, et plus encore, l'emprise -réelle ou fantasmée- que pouvait encore exercer le marxisme, et cela alors même qu'un certain nombre de marxistes (et pas des moindres: Althusser) venaient justement d'expliquer que le marxisme était en crise.
Où en sommes-nous aujourd'hui ? A quoi ces petits événements de la sphère philosophique ont-ils servi d'accompagnement "théorique" et de préparation idéologique ? Avec les quelques vingt années de recul dont nous disposons maintenant relativement à l' "œuvre" [...] des artisans du retour à la philosophie politique classique, voilà quelque chose dont on peut avoir une idée un peu plus précise aujourd'hui. Notons que s'il convient ici de mettre "œuvre" entre guillemets, c'est bien parce que l'absence d'œuvre est une caractéristique majeure de ces petits maîtres qui sont arrivées à maturité à la fin des années 1970 et qui ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990 : après s'être engouffrés dans l'abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant "nouveaux philosophes" dont l'aventure se termine maintenant dans le cynisme d'une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d'œuvre. [...]
"Saluons le remarquable résultat de plus de vingt ans d'apologie de l'Etat de droit: elle visait à terrasser le monstre dont avait accouché le XXe siècle, l' "Etat totalitaire". C'est réussi, puisque le résultat en est l' "Etat minoritaire", un Etat au format de poche dont les plus fervents libéraux n'auraient même pas osé rêver [...] un Etat qui n'a plus guère d'autres fonctions que de "sauver les banques"." (pp.6-9)
"Le phénomène est tel qu'il conduit, philosophiquement, à réinvestir une démarche théorique qui prétend moins dire ce qui doit être ou ce qui est "de droit", qu'elle n'entend d'abord faire le diagnostic de "ce qui ne va pas" dans la société telle qu'elle est et de ce qui, dans l'ordre social existant, non seulement fait obstacle à l'épanouissement de la plupart des individus, mais leur impose des formes de vie profondément dégradées et mutilées.
Le constat qui s'impose aujourd'hui est que les institutions de l'Etat de droit et la garantie juridique des droits individuels sont parfaitement compatibles avec des atteintes majeures portées aux conditions élémentaires d'une vie humaine digne." (p.10)
"Si on a souvent l'impression de retrouver aujourd'hui des condition sociales qui ne peuvent qu'évoquer le XIXe siècle, la situation n'est pourtant pas la même [...] alors qu'au XIXe siècle on pouvait encore attendre d'avancées politiques en matière de droit et de démocratie qu'elles contribuent à résoudre la "question sociale", c'est désormais un espoir qu'il n'est plus possible de nourrir. D'où le fait aussi que la parenthèse du retour à la philosophie politique nous paraît bel et bien close, en tout cas sous la forme qu'elle a prise, particulièrement en France, en l'occurrence sous la forme d'une philosophie politique dépolitisée, dépolitisante, c'est-à-dire (comme disait Bourdieu) "science-politisée": le retour de et à la philosophie politique des années 1980 et du début des années 1990, c'était en fait la mise au régime "science-po" de la philosophie politique, c'est-à-dire l'imposition d'une manière axiologiquement neutre de poser les problèmes politiques et sociaux comme de purs problèmes techniques. Cette parenthèse est close et, à mesure que tombe le masque des pratiques et discours dépolitisants des gestionnaires du social, c'est le monde social qui semble retrouver des couleurs politiques. Ce livre veut favoriser une telle repolitisation du social, ce qui passe, philosophiquement, par l'affirmation de l'immanence de la politique dans le social comme espace clivé et fondamentalement conflictuel, mais aussi par un certain déplacement des interrogations dont nous pouvons aussitôt donner un exemple.
Posons la question [avec Adorno] "Qu'est-ce qu'une vie humaine dégradée ou mutilée ?", ou bien, pour dire la même chose, mais de manière à "rester intelligible des philosophes": "Qu'est-ce qu'une vie aliénée ?". Cette question n'est évidemment pas sans lien avec une autre, plus fréquemment posée aujourd'hui, au point d'être même devenue le titre d'un livre [de Luc Ferry]: "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" Je pourrais aisément prétendre que la première question a quelque préséance à faire valoir sur la seconde: il suffirait, pour cela, de partir du constat selon lequel la vie est généralement vécue et pensée et pensée par la plupart des individus eux-mêmes [...] comme inaccomplie, incomplète ou insatisfaisante et qu'une vie vécue, représentée et revendiquée comme réussie est donc plutôt l'exception que la règle. [...]
La plupart des individus auraient sans doute sur la question un jugement nuancé, disant par exemple que, dans tel "secteur" de leur vie (la vie familiale), leur existence est une réussite, alors que, dans un autre "secteur" (la vie professionnelle), elle est un échec. La question resterait évidemment de savoir quel sens il y a à comportement ainsi la vie [...] Quoi qu'il en soit, la question de savoir pour quelles raisons un aspect au moins de la vie peut être considéré comme un échec, et comment il est possible d'y remédier, est une question qui prime sur l'interrogation sur la nature d'une vie réussie: quel sens cela a-t-il de forger un modèle de vie réussie, si la plupart des hommes sont convaincus qu'une telle vie n'est pas, voire ne peut être la leur, qu'il existe des obstacles réels (d'ordre historique, psychologique ou social) qui font qu'une vie réussie est dans une large mesure une vie rêvée ou espérée sans grand rapport avec la vie réelle ?
Spinoza, quant à lui, a su résoudre la difficulté puisque le modèle de vie humaine accomplie qu'il propose dans la cinquième partie de l'Éthique n'a de sens qu'en tant qu'il vient après les Parties 3 et 4 où sont examinés les obstacles que les conditions extérieures et la nature humaine elle-même opposent à son propre accomplissement." (pp.11-13)
"La question "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" relève d'une interrogation d'ordre essentiellement moral. C'est la question morale traditionnelle de savoir quel type de vie ou quel genre de vie il convient de choisir en fonction d'une fin visée, qui est généralement le bonheur. Cette interrogation -au demeurant parfaitement légitime et aussi ancienne que la philosophie elle-même- est d'abord centrée sur l'individu et elle est pour lui une question de type "existentiel", au sens où elle engage un choix en faveur de tel ou tel type de vie -un choix que seul l'individu peut effectuer, qui l'engage totalement mais qui, aussi n'engage que lui. C'est une question essentiellement individuelle: il s'agit pour l'individu de déterminer et de choisir quel type ou quel genre de vie il devrait mener pour augmenter ses chances d'accomplissement de lui-même. La question "Qu'est-ce qu'une vie mutilée ou aliénée ?" est d'un autre ordre: elle n'appartient pas à la philosophie morale ni à l'éthique, mais à la philosophie sociale.
La question de la vie aliénée exige de ne pas prendre la vie individuelle comme cadre déterminant de l'enquête, dans la mesure où le fait et l'expérience de l'aliénation ou de l'inaccomplissement de soi renvoient l'individu aux conditions historiques, sociales et collectives de son existence: si le discours sur la vie réussie et accomplie peut entièrement s'adresser à l'individu que l'on appelle à faire le choix existentiel de tel ou tel genre de vie, le discours sur la vie aliénée, inaccomplie ou mutilée, en revanche, est aussitôt contraint de poser qu'une vie individuelle est inscrite dans un contexte social de vie déterminé. Si les conditions externes d'une vie réussie peuvent certes être mentionnées, elles le sont toujours de façon secondaire et à titre de conditions accessoires qui peuvent aider ou conforter l'individu dans son choix existentiel de vie ; en revanche de telles conditions externes s'imposent immédiatement comme centrales et décisives dès qu'on s'interroge sur ce qu'est une vie aliénée. Le discours sur la vie aliénée ou inaccomplie rencontre aussitôt les conditions extérieures à l'individu qui le contraignent à mener une vie vécue comme limitée ou bornée, impuissante ou mutilée. Au point que même les conditions internes, notamment d'ordre psychique, qui peuvent être mentionnées à titre d'éléments explicatifs d'une vie aliénée, sont des conditions qui renvoient à leur tour au contexte familial et social dans lequel un individu a été de fait contraint de se former.
Bref, la question "Qu'est-ce qu'une vie humaine aliénée ou mutilée ?" est une question qui engage un type particulier de questionnement philosophique et une forme singulière d'enquête relevant de ce qu'on appellera ici la philosophie sociale. Celle-ci ne peut certes pas faire l'économie d'une interrogation sur ce que pourrait ou devrait être une forme de vie humaine accomplie ou "réussie", et elle rejoint assurément par là un questionnement de type éthique, mais elle ne commence pas par cette interrogation : elle prend son point de départ dans les formes et les expériences de vie qui sont vécues par les agents eux-mêmes comme inaccomplies, aliénées, dégradées et mutilées, et elle cherche à identifier dans le contexte social et historique de ces formes de vie les conditions qui en font des formes non réussies au point, souvent, de devenir intolérables et de susciter la protestation ou la révolte." (p.14-15)
"Mais, direz-vous, ne faut-il pas disposer sinon d'un modèle du moins d'une représentation ou simplement d'une image de ce que pourrait être une vie humaine réussie et accomplie pour pouvoir en repérer les formes non réussies et inaccomplies, auquel cas la préséance reviendrait finalement à la philosophie morale ou à l'éthique ? Je ne le crois pas, dans la mesure où cette démarche-là revient à faire abstraction de l'expérience des agents eux-mêmes et à s'engager immédiatement dans la voie de l'abstraction et de l'élaboration théorique d'un modèle de vie humaine réussie. Au contraire, la philosophie sociale part de l'expérience vécue par les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus expérimentent et qu'ils peuvent eux-mêmes décrire comme des conditions sociales qui font obstacle à la réussite de leur vie et qui minimisent leurs chances d'un possible accomplissement d'eux-mêmes." (pp.15-16)
"A la différence de la philosophie politique, la philosophie sociale ne procède pas à un recentrage sur la philosophie elle-même, ni à une tentative de sauvetage de son autonomie, encore moins à un essai de restauration de son hégémonie perdue sur les sciences sociales, mais au contraire à la plus grande ouverture possible aux démarches et aux résultats des sciences sociales et des sciences humaines en général: c'est pour elle la condition sans laquelle il est impossible de rendre compte des expériences sociales négatives et des processus sociaux et psychiques qui les engendrent. Seule cette ouverture aux sciences sociales et à leurs résultats est ce qui peut permettre à la philosophie sociale de ne pas en rester à une critique sociale qui se limiterait à être seulement "expressive", selon le terme proposé par Éric Pineault pour désigner un discours critique "qui, pour mieux dénoncer les effets sociaux et écologiques délétères du capitalisme contemporain, se contente d'un réquisitoire sommaire de ses "qualités" monstrueuses pour asseoir sa critique". Je rejoins volontiers É. Pineault pour penser qu'un discours critique comme celui de A. Negri et M. Hardt, ainsi que d'autres discours post- ou néodeleuziens relèvent d'un tel régime seulement "expressif" de la critique sociale. Dans cette sorte de critique, l'effet rhétorique de dénonciation du capitalisme s'accompagne en même temps d'une forme à peine dissimulée de fascination devant les capacités d'invention, d'innovation, d'autotransformation, de redéploiement permanent de cette formation sociale : au pire, cela conduit à une forme de complicité avec l'objet, au mieux à une forme de réification du capitalisme vu comme une entité mystérieuse, dotée de qualités occultes, et à une paralysie de toute capacité d'analyse critique de ce mode de production. En vue d'articuler une telle critique, et à la différence de la philosophie morale, la philosophie sociale ne prétend ni à la découverte de normes universelles, ni à occuper un point de vue impartial ou neutre : au contraire, elle ne recule pas devant la prise de parti, y compris (ou d'abord) politique, et elle s'intéresse à la normativité toujours particulière, locale et incarnée qui est portée et mise en œuvre par les pratiques des individus et des groupes en quête des conditions objectives d'une plus grande affirmation d'eux-mêmes.
Ce livre veut tenter de cerner les conditions, le sens et la portée d'une démarche relevant de la philosophie sociale. Au-delà de considérations indispensables à montrer d'où elle vient, comment et sous quelles formes elle s'est développée et existe en tant que tradition, il s'agira avant tout de contribuer à la légitimation d'une démarche de philosophie sociale dans un contexte français dont on soulignera à quel point il est éminemment paradoxal: la philosophie sociale peut en effet y être l'une des branches actuellement les plus dynamiques et productives de la philosophie, tout en demeurant non identifiée comme telle et complètement absente du débat universitaire." (pp.17-18)
"Les facultés et les départements de philosophie de l'Université française [...] ne dispensent pas d'enseignement de "philosophie sociale" et ne possèdent pas de chercheurs officiellement reconnus spécialistes de ce domaine. Par contraste, si l'on jette ne serait-ce qu'un coup d'œil en Allemagne, on s'aperçoit que la situation y est assez différente: bien que l'expression de "soziale Philosophie" ne soit pas originairement allemande, et qu'elle ne soit que la traduction allemande de l'expression française équivalente, pourtant, en Allemagne, la "philosophie sociale" est une discipline philosophique reconnue comme telle, il existe des chaires de philosophie sociale dans les universités, comme il y en a de philosophie morale, de philosophie politique, de philosophie des sciences, de philosophie de l'art ou de métaphysique. Et il est admis, en Allemagne, de qualifier un philosophie de "Sozialphilosoph" ("philosophe social"), comme c'est par exemple le cas sur la plaque commémorative apposée à Stuttgart sur la façade de la maison natale de Max Horkheimer." (p.20)
"La philosophie sociale a produit depuis deux siècles (XIXe et XXe siècles) les concepts philosophiques qui ont le plus profondément pénétré les esprits et la société elle-même, bien au-delà des cercles restreints auxquels la philosophie est habituellement limitée. Il s'agit des concepts mêmes par lesquels ou grâce auxquels les sociétés modernes ont tenté à la fois de se comprendre dans leur spécificité relativement aux sociétés anciennes et traditionnelles, et de formuler une conscience critique d'elles-mêmes." (p.23)
"Historiquement, le premier de ces concepts est très certainement celui d' "aliénation", mais il y a aussi les concepts majeurs d' "idéologie", de "lutte des classes", de "fétichisme de la marchandise", de "nihilisme", de "perte du sens", de "désenchantement du monde", de "modernisation" et de "rationalisation sociale", de "réification de la conscience", de "perte de l'aura", d' "appauvrissement de l'expérience", d' "existence inauthentique" et de "médiocrité du On", d' "âge de la technique", de "sécularisation", de "practico-inerte", d' "unidimensionnalité", de "totalitarisme" et de "banalisation du mal", de "bureaucratisation", de "discipline" et de "contrôle", de "colonisation du monde vécu", de "lutte pour la reconnaissance", etc. Ces concepts sont autant d'outils permettant une compréhension critique des sociétés modernes: les guillemets qui les entourent signalent qu'il s'agit de quasi-citations, c'est-à-dire que ce sont à chaque des concepts signés dont on identifie aisément les auteurs (Feuerbach, Marx, Nietzsche, Simmel, Weber, Lukàcs, Benjamin, Horkheimer, Adorno, Heidegger, Sartre, Marcuse, Arendt, Castoriadis, Foucault, Deleuze, Habermas, Honneth). Cette liste non exhaustive laisse clairement apparaître qu'il y a largement de quoi faire une histoire de la philosophie sociale à travers l'étude des concepts qu'elle a produits. [...]
Mais si, au-delà de la simple énumération, on cherche le dénominateur commun à ces concepts ou catégories de la philosophie sociale, on constate qu'il s'agit à chaque fois de concepts à double vocation ou à double prétention: à la fois descriptive et évaluative (ou critique). Ce sont des concepts qui entendent à la fois décrire certains phénomènes sociaux comme typiques des sociétés modernes, et articuler à cette description une critique de ces mêmes sociétés, dans la mesure où les phénomènes décrits le sont au titre d'évolutions sociales de type pathologique. Ou, plus précisément, il s'agit d'évolutions sociales que les agents sociaux peuvent être amenés à décrire eux-mêmes comme pathologiques, soit parce qu'elles restreignent et diminuent leur puissance sociale d'agir, soit parce qu'elles engendrent des formes de souffrances sociales, soit parce qu'elles empêchent la réalisation de leurs attentes sociales. De sorte que le concept même de "critique", que la philosophie sociale s'approprie à partir des jeunes-hégéliens et de Marx, constitue certainement la catégorie centrale de la philosophie sociale. C'est pourquoi [...] il faudrait encore ajouter le concept de "souffrance sociale" tel qu'Emmanuel Renault l'a récemment élaboré: comme tous les concepts que nous avons nommés, celui de "souffrance sociale" appartient de plein droit à la philosophie sociale dans la mesure où s'agit d'un concept qui articule une dimension descriptive (description de formes de distorsions de l'expérience sociale en puisant dans un arsenal de moyens fournis aussi bien par la sociologie critique que par la psychopathologie du travail) à une dimension évaluative (s'appuyant sur un besoin humain aussi primordial que la fuite de la souffrance) qui conduit elle-même à la formulation d'un discours relevant de la critique sociale." (pp.24-25)
"Le fait que la philosophie dominante en France à la fin du XIXe siècle, dans les années de naissance de la sociologie, ait été une philosophie réflexive, c'est-à-dire une philosophie de la conscience tournée vers l'intériorité et la conscience individuelle, sans lien direct avec l'extériorité du monde historique et social, ce fait explique sans doute assez largement que le questionnement de la réalité sociale n'ait pu se faire, en France, que sur les marges, voire en dehors de la philosophie, et souvent même en rupture avec elle et contre elle. Du coup la sociologie française, dans sa tradition fondatrice qu'est la tradition durkheimienne, veut être une démarche proprement scientifique et, dans cette mesure même, extraphilosophique, mais elle présente en même temps la caractéristique d'être [...] normative [...]
Durkheim, après avoir mené l'analyse d'un fait social, n'hésite pas à prescrire des remèdes qui permettraient de modifier ou de faire évoluer les faits sociaux décrits lorsque ceux-ci présentent une dimension morbide ou pathologique. Ce dont Max Weber, le fondateur de la sociologie allemande, s'abstient au contraire le plus possible, au motif qu'une démarche scientifique, comme celle de la sociologie, repose sur la neutralisation des jugements de valeur [...] Nous n'avons donc pas ou pratiquement pas de philosophie sociale en France [...] mais nous avons eu, en contrepartie, de Durkheim jusqu'à Bourdieu, ce qu'on pourrait appeler une "sociologie philosophique" ou "philosophante", une sociologie qui non seulement fait le diagnostic de ce qui "ne va pas" dans la société (les sociologues allemands le font aussi), mais qui n'hésite pas à proposer des remèdes et des solutions pratiques.
On voit que l'absence de philosophie sociale reconnue en France dépend très largement du fait historique ayant consisté en ce que les seules philosophies sociales que la France ait connues, à savoir le saint-simonisme et le positivisme comtien, ne soient pas parvenues à s'institutionnaliser comme philosophies dominantes et aient dû céder le pas à la tradition réflexive et spiritualiste: en France, entre 1830 et 1870, la lutte idéologie entre la philosophie sociale et le spiritualisme s'est soldée par la défaite claire et nette de la première et la victoire du second, porté par l'ascension de la bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Du coup, la philosophie sociale française de tradition saint-simonienne et comtienne est très largement restée lettre morte pour la philosophie, avant de féconder, après l'effondrement de 1871, la sociologie française où elle a enfin pu trouver un débouché." (p.26-28)
"Rien de tel en Allemagne où la sociologie n'a pas eu à se légitimer en s'opposant à la philosophie, au contraire: les principaux fondateurs de la sociologie allemande -Simmel, Tönnies, Weber- n'ont eu aucune difficulté à reconnaître leur dette à l'égard de la philosophie en général, et [...] en particulier [...] Marx et Nietzsche. Leur geste inaugural de fondation de la sociologie, loin d'avoir voulu repousser la philosophie ou se substituer à elle, s'est au contraire inscrit dans la continuité directe du diagnostic porté par Marx et Nietzsche sur les sociétés modernes et sur les phénomènes négatifs et pathologiques engendrés en leur sein par le règne croissant d'une économie marchande et monétaire couplée à une forme strictement instrumentale de rationalité. [...] Et non seulement la sociologie allemande n'a pas asséché la philosophie sociale en la dépossédant de son objet, mais au contraire elle a même en retour fécondé et relancé la philosophie sociale, comme le montre la façon dont des philosophes sociaux tels que Lukàcs, Horkheimer ou Adorno ont puisé à la source des sociologies de Simmel et de Weber.
Que sont allés chercher Sartre et Aron en Allemagne dans les années 1930, l'un chez Husserl et Heidegger, l'autre chez Weber et Dilthey, sinon précisément l'inspiration vivifiante d'une philosophie sociale qui leur permettrait peut-être de sortir de l'impasse du subjectivisme et du spiritualisme ? Quant au succès historique des leçons données par Kojève au début de ces années 1930, il a très largement tenu au fait qu'il importait en France une problématique originale de philosophie sociale, nourrie de Hegel, de Marx et de Heidegger. Et ne faut-il pas interroger le fait que les penseurs français les plus originaux aient dû, de générations en générations, renouveler le même geste de rupture à l'égard de la philosophie française régnante et de ses traditions dominantes ? Tout a été bon pour créer l'appel d'air indispensable: la phénoménologie et sa subjectivité ouverte au monde, située, incarnée (Sartre, Merleau-Ponty), la psychanalyse et son "cogito fêlé" (Lacan), le marxisme et sa découverte du "continent Histoire" (Althusser), les sciences humaines et leur contestation d'une subjectivité fondatrice (Lévi-Strauss et la linguistique, Canguilhem et la médecine, Foucault et la psychologie, Bourdieu et la sociologie). En posant que "la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et [...] pour qui toute bonne matière doit être étrangère", Canguilhem a dit ce que les penseurs français avaient fait depuis les années 1930: aller chercher hors de la philosophie de quoi continuer à en faire." (pp.29-32)
"Il est significatif que ce qui apparaissait en France comme un "dehors" de la philosophie n'était pas, loin s'en faut, aussi évidemment considéré ailleurs comme en dehors d'elle ou comme "étranger" à elle: en appeler à une collaboration entre la philosophie et les sciences sociales pouvait par exemple s'imposer à Horkheimer comme une nécessité dès 1930. Il n'est pas jusqu'au succès [...] d'un "certain" Heidegger dans l'Université française qui ne puisse très largement s'expliquer par la lutte de la philosophie française dominante contre toute pénétration chez nous de problématiques relevant de la philosophie sociale: en la matière, la figure d'un Dasein héroïquement assigné à la mort comme sa possibilité existentielle la plus propre, la critique de la médiocrité du "On", c'est-à-dire de "la masse", l'interprétation de la tradition philosophique abstraction faite de tout enracinement historique et social des discours philosophiques, tout cela a été accueilli chez nous tel [du] pain béni, tant cela confortait les philosophes dans leur déni du social et dans leur conviction de ne pas appartenir à la "masse".
D'autres lectures de Heidegger étaient possibles ; elles ont été faites à l'étranger, mais elles n'ont jusqu'à ce jour quasiment pas été reçues en France: je songe notamment à l'effort du philosophe tchèque Karel Kosik pour lire Heidegger comme un penseur de la praxis plaçant la transformation pratique et sociale du monde au centre de l'interprétation du thème de l'ouverture du Dasein au monde ; mais on peut penser aussi à l'entreprise de Hubert L. Dreyfus et à son commentaire de la première section d'Etre et Temps au fil de la question fondamentale de savoir ce que cette œuvre peut apporter aux sciences sociales. Ce genre d'interprétations et de tentatives de mettre au jour une conception du social, de la pratique sociale à partir de l'œuvre de Heidegger, n'aura finalement guère pénétré en France que grâce à Reiner Schürmann [...] on lui doit la tentative de reposer à partir de Heidegger la question du rapport entre la théorie et la pratique, entre la pensée et l'agir. Il aura fallu un "heideggérien" hors norme comme Gérald Granel -capable de lire à la fois Heidegger et Gramsci- pour que l'oeuvre de Schürmann ne passe pas complètement inaperçue en France." (pp.32-33)
"En Allemagne [...] il y a eu d'autres philosophies sociales que la seule "théorie critique" issue de Hegel et Marx, et incarnée par l'École de Francfort [...] le concept même de philosophie sociale a notamment été l'objet d'une élaboration particulièrement intense au sein de l'école néokantienne de Marburg dans les deux premières décennies du XXe siècle. [...] Cet oubli est d'autant plus étrange que notre pays a également connu, à la même époque [...] le développement d'une philosophie sociale elle aussi d'inspiration kantienne et fichtéenne, aboutissant notamment au "solidarisme" de Léon Bourgeois." (pp.33-34)
"Dans le texte qui sert de préface à la réédition de 1925 de son livre Qu'est-ce que la sociologie ?, Célestin Bouglé se livre à une défense et illustration de ce qu'il nomme lui-même la "philosophie sociale" à partir du rôle que cette philosophie devrait jouer son lui dans l'enseignement et la pédagogie ; mais il ne le fait pas sans en même temps adresser une très sévère attaque à une autre philosophie sociale où l'on n'a aucun mal à reconnaître sinon la pensée de Marx lui-même, du moins l'usage qu'en font ses héritiers socialistes: "une philosophie sociale vraiment critique et synthétique [...] n'a rien de commun avec cette espèce de matérialisme fataliste qu'on nous présente quelques fois comme le dernier mot de la science sociale" [Paris, Félix Alcan, 1925, pp.XX]. Bouglé revendiquait ainsi pour sa philosophie sociale d'inspiration durkheimienne, solidariste et républicaine l'appellation de "critique", ce qui supposait de déposséder par là même la tradition marxienne ou marxisante de ce même titre, et de l'affubler en retour, par sous-entendu, de celui -infamant- de dogmatique [...]
"Critique", dans ce cas, s'oppose [de façon kantienne] à "dogmatique" ; le terme désigne alors une démarche qui examine les conditions qui rendent une connaissance possible avant d'affirmer cette connaissance comme réelle. La philosophie sociale marxisante, telle que Bouglé la comprend, est dite "dogmatique" au sens où, par exemple, elle prétend formuler des lois de l'évolution sociale et historique sans se demander au préalable s'il est possible de le faire s'agissant de la réalité sociale (ce que Cournot, au contraire, a eu le grand mérite de faire aux yeux de Bouglé) et, si oui, de quelle sorte peuvent être les lois en question, notamment par rapport aux lois de la nature. [...] L'erreur des socialistes et des marxistes serait donc d'avoir posé des lois nécessitantes là où il ne peut y en avoir que de tendancielles, qui déterminent une évolution sociale comme probable mais jamais comme certaine.
On aurait beau jeu de renvoyer à Bouglé son accusation de dogmatisme dans la mesure où il porte ce jugement sans aucun examen sérieux de la doctrine ou des doctrines auxquelles il s'oppose. Mais plus important est le fait que la tradition de philosophie sociale à laquelle Bouglé dispute le titre de "critique" ne prend justement pas le terme de "critique" dans le sens kantien auquel Bouglé l'entend : "critique", dans ce cas, veut dire soumettre la réalité sociale existante à la critique, c'est-à-dire protester contre elle et se faire le promoteur d'une exigence de transformation de l'ordre social existant. Bouglé le sait très bien et c'est précisément cette tendance-là de la philosophie sociale qu'il veut désamorcer politiquement." (pp.36-38)
"La naissance de la philosophie sociale à la fin du XVIIIe siècle ne peut certainement se comprendre qu'en rapport avec l'évolution qui avait été celle d'un domaine dont elle a fini par s'émanciper, à savoir la philosophie politique.
La tendance de la philosophie politique moderne, disons de Hobbes à Kant, a consisté à restreindre son domaine propre à la question de savoir comment et sur quels principes construire un ordre politique et institutionnel qui soit à la fois stable et susceptible d'être l'objet d'un assentiment général, c'est-à-dire d'être considéré comme légitime. Cette conception proprement moderne du questionnement philosophique dans le domaine de la théorie politique revenait à mettre de côté tout un aspect que la philosophie politique des Anciens prenait encore en charge et qu'elle considérait même comme relevant éminemment de son domaine : cet aspect est celui en vertu duquel le questionnement politique ne porte pas seulement sur la stabilité et la légitimité des institutions, mais aussi sur la capacité de ces institutions à permettre et à garantir que les hommes mènent en elles une vie qui les satisfasse, une existence accomplie, c'est-à-dire ce qu'on peut appeler une "vie bonne" -raison pour laquelle, selon Aristote, le domaine de l'éthique conduit à celui de la politique pour s'y accomplir comme en ce qui l'englobe et dont il dépend.
Cet aspect-là du questionnement politique avait entre-temps, c'est-à-dire durant la période médiévale, été pris en charge par l'Église sous la forme du souci pour le salut de l'âme du chrétien : l'abandon par la philosophie politique moderne de la réflexion éthique sur les conditions devant permettre des formes de vie bonne ou de vie accomplie, tient au fait historique de l'émancipation des Etats modernes à l'égard de l'autorité de l'Église, et à la quête d'une légitimité à leur propre niveau, c'est-à-dire qui soit indépendante de l'autorité ecclésiastique. Une sorte de répartition des tâches s'est donc effectuée : à l'Église et à l'autorité spirituelle la question de la vie bonne et de la vie humaine accomplie ou réussie, et à l'Etat la question proprement politique de la stabilisation et de la légitimation des institutions de la vie collective. Pour le dire en termes foucaldiens, la politique moderne de la souveraineté est née en se séparant du gouvernement chrétien des âmes. [...]
Il faut évidemment des exceptions à cette règle générale selon laquelle la philosophie sociale est née du fait même que la philosophie politique classique a négligé la question des conditions de possibilité d'une existence humaine accomplie et d'une "vie bonne". Il y en a certainement d'autres, mais je vois au moins une exception majeure: Spinoza, qui aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l'angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement, et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la "puissance d'agir" collective, c'est-à-dire si elle permet ou non au plus grand nombre de vivre sous la conduite de la raison plutôt que sous celle des passions. Cette perspective spinoziste implique une critique de la philosophie politique et nommément, dans le cas de Spinoza, une critique de Hobbes." (pp.41-43)
"A une philosophie politique qui, par exemple avec J. Rawls, se préoccupe de déterminer les principes d'une répartition juste, c'est-à-dire équitable, des biens sociaux de base, la philosophie sociale répond que, en admettant même qu'une société dans laquelle prévaudraient de tels principes de justice vienne à exister, la question (propre à la philosophie sociale) de savoir si une telle société rassemble les conditions d'un épanouissement et d'une réalisation de soi du plus grand nombre de ses membres, est une question qui se poserait encore. C'est que la réponse à cette question est largement indépendante des principes politiques et juridiques qui sont ceux d'une constitution, d'une législation et d'un Etat : cette réponse dépend en revanche directement de la manière dont son aménagés les rapports sociaux et de la mesure dans laquelle sont réunies ou non les conditions sociales permettant au plus grand nombre d'individus de mener une vie accomplie et bonne, satisfaisante tant physiquement que moralement, culturellement et symboliquement." (p.44)
"Trois phénomènes historiques spécifiquement européens et modernes ont ici joué un rôle majeur dans l'émergence du social en tant que sphère autonome: d'abord la naissance de l'économie de marché et le développement parallèle de l'industrie capitaliste ; ensuite la formation des grands Etats-nations modernes auxquels se sont imposées les tâches nouvelles de connaître, de contrôler et de gouverner de vastes populations dans le but de les mobiliser non plus seulement pour la guerre, mais aussi pour la production ; et enfin la naissance de la "question sociale", c'est-à-dire l'apparition d'un paupérisme de masse touchant non plus les vagabonds et les marginaux, mais la population des travailleurs de l'industrie.
La philosophie sociale a donc ses racines dans le XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où le vocable même de "social" apparaît pour désigner une sphère de rapports et de relations interhumains qu'il s'agit de comprendre et d'analyser sans dissoudre aussitôt ces rapports dans les termes politiques du droit, de la loi, de la légitimité, de la représentation ou de la souveraineté, que ce soit celle du Prince ou celle du peuple lui-même." (p.45)
"Aron rappelle [...] qu'à l'entrée "Social" l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert note: "mot nouveau"." (note 5 p.45)
"H. Arendt rappelait ainsi [...] que "l'idée que la misère doit pousser les hommes à briser les chaînes de la tyrannie" est une idée qui était "inconnue avant la Révolution française" [...] Qu'une classe de la société puisse vouloir entreprendre une révolution en raison du sort misérable qui lui réserve la société existante, voilà une idée inconcevable avant le XIXe siècle, comme était inconcevable l'idée même de "révolution sociale".
L'émergence du social s'est accompagnée de la naissance de savoirs nouveaux (la statistique, l'économie politique, la sociologie, l'anthropologie, la médecine sociale, la criminologie, l'anthropométrie, etc.) et de techniques nouvelles (les techniques de la discipline et du contrôle, dont Foucault a montré à la fois la nouveauté et l'importance." (p.48)
"Bentham et l'utilitarisme [...] constituent le troisième pilier de la philosophie sociale européenne au moment de sa naissance." (note 10 p.49)
-Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, 161 pages.
"Pour la génération de ceux qui, comme moi, sont nés autour de 1969 et qui ont donc débuté des études de philosophie à peu près au milieu des années 1980, il n'était plus question que du grand retour de la "philosophie politique": certains de nos "maîtres", qui avaient alors entre trente-cinq et quarante-cinq ans, orchestraient la résurrection de la philosophie politique classique (de Pufendorf à Kant) et procédaient à la redécouverte de l' "Etat de droit", des "droits de l'Homme", de la "démocratie" et de l' "humanisme." (p.5)
"Luc Ferry ajoutait Fichte à la liste, tandis que Blandine Barret-Kriegel s'y refusait, considérant l'auteur des Discours à la nation allemande comme l'incarnation de la "seconde" philosophie politique moderne, c'est-à-dire de la philosophie politique "romantique", comprise comme la mère de tous les maux de la modernité." (note 1 p.5)
"Le retour de ces idéaux politiques que la critique, notamment d'inspiration marxienne, avait longtemps mis à mal en y voyant autant de motifs purement idéologiques, allait de pair avec le retour à une philosophie politique de type normatif, consistant non plus à analyser la société telle qu'elle est ou la politique telle qu'elle se fait, mais à réfléchir à la société et à l'Etat tels qu'ils devraient être, et donc aux principes normatifs universels qui doivent fonder les institutions sociales et politiques de telle sorte qu'elles soient conformes aux valeurs de liberté et d'équité. C'est naturellement dans ce contexte aussi, et dans ces mêmes années, que la pensée du refondateur de la philosophie politique normative a été accueillie en France et que la Théorie de la justice de Rawls a commencé d'exercer une certaine influence sur les débats, avant d'être finalement traduite en français en 1987. Une telle réouverture de la dimension normative était une chose (au demeurant utile en elle-même, surtout dans un contexte théorique français qui avait systématiquement banni cette dimension), mais qu'elle ait été strictement limitée à la seule sphère juridico-politique en est une autre : après tout, il n'allait pas de soi [...] que le renouveau d'une réflexion politique de type normatif doive [...] s'accompagner systématiquement de l'occultation de toute dimension normative immanente à la sphère proprement sociale de l'existence humaine. N'y-t-a-t-il aussi de la normativité à l'œuvre au sein de la vie sociale elle-même, et pourquoi restreindre a priori la normativité aux seuls principes juridico-politiques ? Je ne suis pas loin de penser que la démarche rawlsienne a été d'autant mieux accueillie en France qu'elle repose sur une critique systématique de l'utilitarisme, et donc sur une critique de l'idée selon laquelle la norme de l'action humaine en société est la quête de la maximisation du bien-être pour le plus grande nombre, c'est-à-dire qu'elle repose sur la critique d'une tradition de pensée qui constitue précisément l'une des sources importantes de ce que je vais présenter et tenter de défendre ici sous le nom de de "philosophie sociale".
Pour les artisans de ce retour à la "philosophie politique classique", il s'agissait d'abord moins d'enregistrer que de proclamer et, surtout, de tâcher de rendre réelle, du fait même de sa proclamation, l'émancipation de la philosophie française à l'égard de ce qui avait exercé une emprise sur elle depuis les années 1950 jusqu'aux années 1970, c'est-à-dire, essentiellement, les sciences sociales, Heidegger et Marx. Vouant aux gémonies ce qu'eux-mêmes, plus jeunes et auprès de maîtres plus grands qu'eux, avaient un temps adoré [...] il s'agissait d'annoncer la "bonne nouvelle": on découvrait ainsi (contre Foucault) que tout pouvoir n'est pas nécessairement l'exercice d'une domination, dès lors qu'il s'agit du "bon" pouvoir, c'est-à-dire de celui qui est régulé par la loi, ou encore (cette fois contre Heidegger) que la subjectivité moderne ne s'accomplit pas inévitablement dans l'arraisonnement technique du monde, dès lors qu'il s'agit de la "bonne" subjectivité, à savoir la subjectivité transcendantale. On annonçait également et en même temps (contre Marx) que la politique possède bel et bien une autonomie, qu'elle ne se dissout pas dans l'économie et dans les rapports sociaux, ou encore (cette fois contre la sociologie et l'anthropologie) que le "sujet" se distingue de l' "individu" en ce qu'il se définit par son autonomie, et qu'il ne se dissout donc pas davantage dans la chaîne des causes qui le déterminent: à l'aide de cette double affirmation, on voit qu'il s'agissait de contester non seulement l'influence des sciences sociales sur la philosophie, mais aussi, et plus encore, l'emprise -réelle ou fantasmée- que pouvait encore exercer le marxisme, et cela alors même qu'un certain nombre de marxistes (et pas des moindres: Althusser) venaient justement d'expliquer que le marxisme était en crise.
Où en sommes-nous aujourd'hui ? A quoi ces petits événements de la sphère philosophique ont-ils servi d'accompagnement "théorique" et de préparation idéologique ? Avec les quelques vingt années de recul dont nous disposons maintenant relativement à l' "œuvre" [...] des artisans du retour à la philosophie politique classique, voilà quelque chose dont on peut avoir une idée un peu plus précise aujourd'hui. Notons que s'il convient ici de mettre "œuvre" entre guillemets, c'est bien parce que l'absence d'œuvre est une caractéristique majeure de ces petits maîtres qui sont arrivées à maturité à la fin des années 1970 et qui ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990 : après s'être engouffrés dans l'abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant "nouveaux philosophes" dont l'aventure se termine maintenant dans le cynisme d'une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d'œuvre. [...]
"Saluons le remarquable résultat de plus de vingt ans d'apologie de l'Etat de droit: elle visait à terrasser le monstre dont avait accouché le XXe siècle, l' "Etat totalitaire". C'est réussi, puisque le résultat en est l' "Etat minoritaire", un Etat au format de poche dont les plus fervents libéraux n'auraient même pas osé rêver [...] un Etat qui n'a plus guère d'autres fonctions que de "sauver les banques"." (pp.6-9)
"Le phénomène est tel qu'il conduit, philosophiquement, à réinvestir une démarche théorique qui prétend moins dire ce qui doit être ou ce qui est "de droit", qu'elle n'entend d'abord faire le diagnostic de "ce qui ne va pas" dans la société telle qu'elle est et de ce qui, dans l'ordre social existant, non seulement fait obstacle à l'épanouissement de la plupart des individus, mais leur impose des formes de vie profondément dégradées et mutilées.
Le constat qui s'impose aujourd'hui est que les institutions de l'Etat de droit et la garantie juridique des droits individuels sont parfaitement compatibles avec des atteintes majeures portées aux conditions élémentaires d'une vie humaine digne." (p.10)
"Si on a souvent l'impression de retrouver aujourd'hui des condition sociales qui ne peuvent qu'évoquer le XIXe siècle, la situation n'est pourtant pas la même [...] alors qu'au XIXe siècle on pouvait encore attendre d'avancées politiques en matière de droit et de démocratie qu'elles contribuent à résoudre la "question sociale", c'est désormais un espoir qu'il n'est plus possible de nourrir. D'où le fait aussi que la parenthèse du retour à la philosophie politique nous paraît bel et bien close, en tout cas sous la forme qu'elle a prise, particulièrement en France, en l'occurrence sous la forme d'une philosophie politique dépolitisée, dépolitisante, c'est-à-dire (comme disait Bourdieu) "science-politisée": le retour de et à la philosophie politique des années 1980 et du début des années 1990, c'était en fait la mise au régime "science-po" de la philosophie politique, c'est-à-dire l'imposition d'une manière axiologiquement neutre de poser les problèmes politiques et sociaux comme de purs problèmes techniques. Cette parenthèse est close et, à mesure que tombe le masque des pratiques et discours dépolitisants des gestionnaires du social, c'est le monde social qui semble retrouver des couleurs politiques. Ce livre veut favoriser une telle repolitisation du social, ce qui passe, philosophiquement, par l'affirmation de l'immanence de la politique dans le social comme espace clivé et fondamentalement conflictuel, mais aussi par un certain déplacement des interrogations dont nous pouvons aussitôt donner un exemple.
Posons la question [avec Adorno] "Qu'est-ce qu'une vie humaine dégradée ou mutilée ?", ou bien, pour dire la même chose, mais de manière à "rester intelligible des philosophes": "Qu'est-ce qu'une vie aliénée ?". Cette question n'est évidemment pas sans lien avec une autre, plus fréquemment posée aujourd'hui, au point d'être même devenue le titre d'un livre [de Luc Ferry]: "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" Je pourrais aisément prétendre que la première question a quelque préséance à faire valoir sur la seconde: il suffirait, pour cela, de partir du constat selon lequel la vie est généralement vécue et pensée et pensée par la plupart des individus eux-mêmes [...] comme inaccomplie, incomplète ou insatisfaisante et qu'une vie vécue, représentée et revendiquée comme réussie est donc plutôt l'exception que la règle. [...]
La plupart des individus auraient sans doute sur la question un jugement nuancé, disant par exemple que, dans tel "secteur" de leur vie (la vie familiale), leur existence est une réussite, alors que, dans un autre "secteur" (la vie professionnelle), elle est un échec. La question resterait évidemment de savoir quel sens il y a à comportement ainsi la vie [...] Quoi qu'il en soit, la question de savoir pour quelles raisons un aspect au moins de la vie peut être considéré comme un échec, et comment il est possible d'y remédier, est une question qui prime sur l'interrogation sur la nature d'une vie réussie: quel sens cela a-t-il de forger un modèle de vie réussie, si la plupart des hommes sont convaincus qu'une telle vie n'est pas, voire ne peut être la leur, qu'il existe des obstacles réels (d'ordre historique, psychologique ou social) qui font qu'une vie réussie est dans une large mesure une vie rêvée ou espérée sans grand rapport avec la vie réelle ?
Spinoza, quant à lui, a su résoudre la difficulté puisque le modèle de vie humaine accomplie qu'il propose dans la cinquième partie de l'Éthique n'a de sens qu'en tant qu'il vient après les Parties 3 et 4 où sont examinés les obstacles que les conditions extérieures et la nature humaine elle-même opposent à son propre accomplissement." (pp.11-13)
"La question "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?" relève d'une interrogation d'ordre essentiellement moral. C'est la question morale traditionnelle de savoir quel type de vie ou quel genre de vie il convient de choisir en fonction d'une fin visée, qui est généralement le bonheur. Cette interrogation -au demeurant parfaitement légitime et aussi ancienne que la philosophie elle-même- est d'abord centrée sur l'individu et elle est pour lui une question de type "existentiel", au sens où elle engage un choix en faveur de tel ou tel type de vie -un choix que seul l'individu peut effectuer, qui l'engage totalement mais qui, aussi n'engage que lui. C'est une question essentiellement individuelle: il s'agit pour l'individu de déterminer et de choisir quel type ou quel genre de vie il devrait mener pour augmenter ses chances d'accomplissement de lui-même. La question "Qu'est-ce qu'une vie mutilée ou aliénée ?" est d'un autre ordre: elle n'appartient pas à la philosophie morale ni à l'éthique, mais à la philosophie sociale.
La question de la vie aliénée exige de ne pas prendre la vie individuelle comme cadre déterminant de l'enquête, dans la mesure où le fait et l'expérience de l'aliénation ou de l'inaccomplissement de soi renvoient l'individu aux conditions historiques, sociales et collectives de son existence: si le discours sur la vie réussie et accomplie peut entièrement s'adresser à l'individu que l'on appelle à faire le choix existentiel de tel ou tel genre de vie, le discours sur la vie aliénée, inaccomplie ou mutilée, en revanche, est aussitôt contraint de poser qu'une vie individuelle est inscrite dans un contexte social de vie déterminé. Si les conditions externes d'une vie réussie peuvent certes être mentionnées, elles le sont toujours de façon secondaire et à titre de conditions accessoires qui peuvent aider ou conforter l'individu dans son choix existentiel de vie ; en revanche de telles conditions externes s'imposent immédiatement comme centrales et décisives dès qu'on s'interroge sur ce qu'est une vie aliénée. Le discours sur la vie aliénée ou inaccomplie rencontre aussitôt les conditions extérieures à l'individu qui le contraignent à mener une vie vécue comme limitée ou bornée, impuissante ou mutilée. Au point que même les conditions internes, notamment d'ordre psychique, qui peuvent être mentionnées à titre d'éléments explicatifs d'une vie aliénée, sont des conditions qui renvoient à leur tour au contexte familial et social dans lequel un individu a été de fait contraint de se former.
Bref, la question "Qu'est-ce qu'une vie humaine aliénée ou mutilée ?" est une question qui engage un type particulier de questionnement philosophique et une forme singulière d'enquête relevant de ce qu'on appellera ici la philosophie sociale. Celle-ci ne peut certes pas faire l'économie d'une interrogation sur ce que pourrait ou devrait être une forme de vie humaine accomplie ou "réussie", et elle rejoint assurément par là un questionnement de type éthique, mais elle ne commence pas par cette interrogation : elle prend son point de départ dans les formes et les expériences de vie qui sont vécues par les agents eux-mêmes comme inaccomplies, aliénées, dégradées et mutilées, et elle cherche à identifier dans le contexte social et historique de ces formes de vie les conditions qui en font des formes non réussies au point, souvent, de devenir intolérables et de susciter la protestation ou la révolte." (p.14-15)
"Mais, direz-vous, ne faut-il pas disposer sinon d'un modèle du moins d'une représentation ou simplement d'une image de ce que pourrait être une vie humaine réussie et accomplie pour pouvoir en repérer les formes non réussies et inaccomplies, auquel cas la préséance reviendrait finalement à la philosophie morale ou à l'éthique ? Je ne le crois pas, dans la mesure où cette démarche-là revient à faire abstraction de l'expérience des agents eux-mêmes et à s'engager immédiatement dans la voie de l'abstraction et de l'élaboration théorique d'un modèle de vie humaine réussie. Au contraire, la philosophie sociale part de l'expérience vécue par les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus eux-mêmes en tant qu'ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d'existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie. L'élaboration de critères d'une vie humaine accomplie ne peut intervenir ici que dans un second temps et elle n'a lieu que sur la base de ce que les individus expérimentent et qu'ils peuvent eux-mêmes décrire comme des conditions sociales qui font obstacle à la réussite de leur vie et qui minimisent leurs chances d'un possible accomplissement d'eux-mêmes." (pp.15-16)
"A la différence de la philosophie politique, la philosophie sociale ne procède pas à un recentrage sur la philosophie elle-même, ni à une tentative de sauvetage de son autonomie, encore moins à un essai de restauration de son hégémonie perdue sur les sciences sociales, mais au contraire à la plus grande ouverture possible aux démarches et aux résultats des sciences sociales et des sciences humaines en général: c'est pour elle la condition sans laquelle il est impossible de rendre compte des expériences sociales négatives et des processus sociaux et psychiques qui les engendrent. Seule cette ouverture aux sciences sociales et à leurs résultats est ce qui peut permettre à la philosophie sociale de ne pas en rester à une critique sociale qui se limiterait à être seulement "expressive", selon le terme proposé par Éric Pineault pour désigner un discours critique "qui, pour mieux dénoncer les effets sociaux et écologiques délétères du capitalisme contemporain, se contente d'un réquisitoire sommaire de ses "qualités" monstrueuses pour asseoir sa critique". Je rejoins volontiers É. Pineault pour penser qu'un discours critique comme celui de A. Negri et M. Hardt, ainsi que d'autres discours post- ou néodeleuziens relèvent d'un tel régime seulement "expressif" de la critique sociale. Dans cette sorte de critique, l'effet rhétorique de dénonciation du capitalisme s'accompagne en même temps d'une forme à peine dissimulée de fascination devant les capacités d'invention, d'innovation, d'autotransformation, de redéploiement permanent de cette formation sociale : au pire, cela conduit à une forme de complicité avec l'objet, au mieux à une forme de réification du capitalisme vu comme une entité mystérieuse, dotée de qualités occultes, et à une paralysie de toute capacité d'analyse critique de ce mode de production. En vue d'articuler une telle critique, et à la différence de la philosophie morale, la philosophie sociale ne prétend ni à la découverte de normes universelles, ni à occuper un point de vue impartial ou neutre : au contraire, elle ne recule pas devant la prise de parti, y compris (ou d'abord) politique, et elle s'intéresse à la normativité toujours particulière, locale et incarnée qui est portée et mise en œuvre par les pratiques des individus et des groupes en quête des conditions objectives d'une plus grande affirmation d'eux-mêmes.
Ce livre veut tenter de cerner les conditions, le sens et la portée d'une démarche relevant de la philosophie sociale. Au-delà de considérations indispensables à montrer d'où elle vient, comment et sous quelles formes elle s'est développée et existe en tant que tradition, il s'agira avant tout de contribuer à la légitimation d'une démarche de philosophie sociale dans un contexte français dont on soulignera à quel point il est éminemment paradoxal: la philosophie sociale peut en effet y être l'une des branches actuellement les plus dynamiques et productives de la philosophie, tout en demeurant non identifiée comme telle et complètement absente du débat universitaire." (pp.17-18)
"Les facultés et les départements de philosophie de l'Université française [...] ne dispensent pas d'enseignement de "philosophie sociale" et ne possèdent pas de chercheurs officiellement reconnus spécialistes de ce domaine. Par contraste, si l'on jette ne serait-ce qu'un coup d'œil en Allemagne, on s'aperçoit que la situation y est assez différente: bien que l'expression de "soziale Philosophie" ne soit pas originairement allemande, et qu'elle ne soit que la traduction allemande de l'expression française équivalente, pourtant, en Allemagne, la "philosophie sociale" est une discipline philosophique reconnue comme telle, il existe des chaires de philosophie sociale dans les universités, comme il y en a de philosophie morale, de philosophie politique, de philosophie des sciences, de philosophie de l'art ou de métaphysique. Et il est admis, en Allemagne, de qualifier un philosophie de "Sozialphilosoph" ("philosophe social"), comme c'est par exemple le cas sur la plaque commémorative apposée à Stuttgart sur la façade de la maison natale de Max Horkheimer." (p.20)
"La philosophie sociale a produit depuis deux siècles (XIXe et XXe siècles) les concepts philosophiques qui ont le plus profondément pénétré les esprits et la société elle-même, bien au-delà des cercles restreints auxquels la philosophie est habituellement limitée. Il s'agit des concepts mêmes par lesquels ou grâce auxquels les sociétés modernes ont tenté à la fois de se comprendre dans leur spécificité relativement aux sociétés anciennes et traditionnelles, et de formuler une conscience critique d'elles-mêmes." (p.23)
"Historiquement, le premier de ces concepts est très certainement celui d' "aliénation", mais il y a aussi les concepts majeurs d' "idéologie", de "lutte des classes", de "fétichisme de la marchandise", de "nihilisme", de "perte du sens", de "désenchantement du monde", de "modernisation" et de "rationalisation sociale", de "réification de la conscience", de "perte de l'aura", d' "appauvrissement de l'expérience", d' "existence inauthentique" et de "médiocrité du On", d' "âge de la technique", de "sécularisation", de "practico-inerte", d' "unidimensionnalité", de "totalitarisme" et de "banalisation du mal", de "bureaucratisation", de "discipline" et de "contrôle", de "colonisation du monde vécu", de "lutte pour la reconnaissance", etc. Ces concepts sont autant d'outils permettant une compréhension critique des sociétés modernes: les guillemets qui les entourent signalent qu'il s'agit de quasi-citations, c'est-à-dire que ce sont à chaque des concepts signés dont on identifie aisément les auteurs (Feuerbach, Marx, Nietzsche, Simmel, Weber, Lukàcs, Benjamin, Horkheimer, Adorno, Heidegger, Sartre, Marcuse, Arendt, Castoriadis, Foucault, Deleuze, Habermas, Honneth). Cette liste non exhaustive laisse clairement apparaître qu'il y a largement de quoi faire une histoire de la philosophie sociale à travers l'étude des concepts qu'elle a produits. [...]
Mais si, au-delà de la simple énumération, on cherche le dénominateur commun à ces concepts ou catégories de la philosophie sociale, on constate qu'il s'agit à chaque fois de concepts à double vocation ou à double prétention: à la fois descriptive et évaluative (ou critique). Ce sont des concepts qui entendent à la fois décrire certains phénomènes sociaux comme typiques des sociétés modernes, et articuler à cette description une critique de ces mêmes sociétés, dans la mesure où les phénomènes décrits le sont au titre d'évolutions sociales de type pathologique. Ou, plus précisément, il s'agit d'évolutions sociales que les agents sociaux peuvent être amenés à décrire eux-mêmes comme pathologiques, soit parce qu'elles restreignent et diminuent leur puissance sociale d'agir, soit parce qu'elles engendrent des formes de souffrances sociales, soit parce qu'elles empêchent la réalisation de leurs attentes sociales. De sorte que le concept même de "critique", que la philosophie sociale s'approprie à partir des jeunes-hégéliens et de Marx, constitue certainement la catégorie centrale de la philosophie sociale. C'est pourquoi [...] il faudrait encore ajouter le concept de "souffrance sociale" tel qu'Emmanuel Renault l'a récemment élaboré: comme tous les concepts que nous avons nommés, celui de "souffrance sociale" appartient de plein droit à la philosophie sociale dans la mesure où s'agit d'un concept qui articule une dimension descriptive (description de formes de distorsions de l'expérience sociale en puisant dans un arsenal de moyens fournis aussi bien par la sociologie critique que par la psychopathologie du travail) à une dimension évaluative (s'appuyant sur un besoin humain aussi primordial que la fuite de la souffrance) qui conduit elle-même à la formulation d'un discours relevant de la critique sociale." (pp.24-25)
"Le fait que la philosophie dominante en France à la fin du XIXe siècle, dans les années de naissance de la sociologie, ait été une philosophie réflexive, c'est-à-dire une philosophie de la conscience tournée vers l'intériorité et la conscience individuelle, sans lien direct avec l'extériorité du monde historique et social, ce fait explique sans doute assez largement que le questionnement de la réalité sociale n'ait pu se faire, en France, que sur les marges, voire en dehors de la philosophie, et souvent même en rupture avec elle et contre elle. Du coup la sociologie française, dans sa tradition fondatrice qu'est la tradition durkheimienne, veut être une démarche proprement scientifique et, dans cette mesure même, extraphilosophique, mais elle présente en même temps la caractéristique d'être [...] normative [...]
Durkheim, après avoir mené l'analyse d'un fait social, n'hésite pas à prescrire des remèdes qui permettraient de modifier ou de faire évoluer les faits sociaux décrits lorsque ceux-ci présentent une dimension morbide ou pathologique. Ce dont Max Weber, le fondateur de la sociologie allemande, s'abstient au contraire le plus possible, au motif qu'une démarche scientifique, comme celle de la sociologie, repose sur la neutralisation des jugements de valeur [...] Nous n'avons donc pas ou pratiquement pas de philosophie sociale en France [...] mais nous avons eu, en contrepartie, de Durkheim jusqu'à Bourdieu, ce qu'on pourrait appeler une "sociologie philosophique" ou "philosophante", une sociologie qui non seulement fait le diagnostic de ce qui "ne va pas" dans la société (les sociologues allemands le font aussi), mais qui n'hésite pas à proposer des remèdes et des solutions pratiques.
On voit que l'absence de philosophie sociale reconnue en France dépend très largement du fait historique ayant consisté en ce que les seules philosophies sociales que la France ait connues, à savoir le saint-simonisme et le positivisme comtien, ne soient pas parvenues à s'institutionnaliser comme philosophies dominantes et aient dû céder le pas à la tradition réflexive et spiritualiste: en France, entre 1830 et 1870, la lutte idéologie entre la philosophie sociale et le spiritualisme s'est soldée par la défaite claire et nette de la première et la victoire du second, porté par l'ascension de la bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Du coup, la philosophie sociale française de tradition saint-simonienne et comtienne est très largement restée lettre morte pour la philosophie, avant de féconder, après l'effondrement de 1871, la sociologie française où elle a enfin pu trouver un débouché." (p.26-28)
"Rien de tel en Allemagne où la sociologie n'a pas eu à se légitimer en s'opposant à la philosophie, au contraire: les principaux fondateurs de la sociologie allemande -Simmel, Tönnies, Weber- n'ont eu aucune difficulté à reconnaître leur dette à l'égard de la philosophie en général, et [...] en particulier [...] Marx et Nietzsche. Leur geste inaugural de fondation de la sociologie, loin d'avoir voulu repousser la philosophie ou se substituer à elle, s'est au contraire inscrit dans la continuité directe du diagnostic porté par Marx et Nietzsche sur les sociétés modernes et sur les phénomènes négatifs et pathologiques engendrés en leur sein par le règne croissant d'une économie marchande et monétaire couplée à une forme strictement instrumentale de rationalité. [...] Et non seulement la sociologie allemande n'a pas asséché la philosophie sociale en la dépossédant de son objet, mais au contraire elle a même en retour fécondé et relancé la philosophie sociale, comme le montre la façon dont des philosophes sociaux tels que Lukàcs, Horkheimer ou Adorno ont puisé à la source des sociologies de Simmel et de Weber.
Que sont allés chercher Sartre et Aron en Allemagne dans les années 1930, l'un chez Husserl et Heidegger, l'autre chez Weber et Dilthey, sinon précisément l'inspiration vivifiante d'une philosophie sociale qui leur permettrait peut-être de sortir de l'impasse du subjectivisme et du spiritualisme ? Quant au succès historique des leçons données par Kojève au début de ces années 1930, il a très largement tenu au fait qu'il importait en France une problématique originale de philosophie sociale, nourrie de Hegel, de Marx et de Heidegger. Et ne faut-il pas interroger le fait que les penseurs français les plus originaux aient dû, de générations en générations, renouveler le même geste de rupture à l'égard de la philosophie française régnante et de ses traditions dominantes ? Tout a été bon pour créer l'appel d'air indispensable: la phénoménologie et sa subjectivité ouverte au monde, située, incarnée (Sartre, Merleau-Ponty), la psychanalyse et son "cogito fêlé" (Lacan), le marxisme et sa découverte du "continent Histoire" (Althusser), les sciences humaines et leur contestation d'une subjectivité fondatrice (Lévi-Strauss et la linguistique, Canguilhem et la médecine, Foucault et la psychologie, Bourdieu et la sociologie). En posant que "la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et [...] pour qui toute bonne matière doit être étrangère", Canguilhem a dit ce que les penseurs français avaient fait depuis les années 1930: aller chercher hors de la philosophie de quoi continuer à en faire." (pp.29-32)
"Il est significatif que ce qui apparaissait en France comme un "dehors" de la philosophie n'était pas, loin s'en faut, aussi évidemment considéré ailleurs comme en dehors d'elle ou comme "étranger" à elle: en appeler à une collaboration entre la philosophie et les sciences sociales pouvait par exemple s'imposer à Horkheimer comme une nécessité dès 1930. Il n'est pas jusqu'au succès [...] d'un "certain" Heidegger dans l'Université française qui ne puisse très largement s'expliquer par la lutte de la philosophie française dominante contre toute pénétration chez nous de problématiques relevant de la philosophie sociale: en la matière, la figure d'un Dasein héroïquement assigné à la mort comme sa possibilité existentielle la plus propre, la critique de la médiocrité du "On", c'est-à-dire de "la masse", l'interprétation de la tradition philosophique abstraction faite de tout enracinement historique et social des discours philosophiques, tout cela a été accueilli chez nous tel [du] pain béni, tant cela confortait les philosophes dans leur déni du social et dans leur conviction de ne pas appartenir à la "masse".
D'autres lectures de Heidegger étaient possibles ; elles ont été faites à l'étranger, mais elles n'ont jusqu'à ce jour quasiment pas été reçues en France: je songe notamment à l'effort du philosophe tchèque Karel Kosik pour lire Heidegger comme un penseur de la praxis plaçant la transformation pratique et sociale du monde au centre de l'interprétation du thème de l'ouverture du Dasein au monde ; mais on peut penser aussi à l'entreprise de Hubert L. Dreyfus et à son commentaire de la première section d'Etre et Temps au fil de la question fondamentale de savoir ce que cette œuvre peut apporter aux sciences sociales. Ce genre d'interprétations et de tentatives de mettre au jour une conception du social, de la pratique sociale à partir de l'œuvre de Heidegger, n'aura finalement guère pénétré en France que grâce à Reiner Schürmann [...] on lui doit la tentative de reposer à partir de Heidegger la question du rapport entre la théorie et la pratique, entre la pensée et l'agir. Il aura fallu un "heideggérien" hors norme comme Gérald Granel -capable de lire à la fois Heidegger et Gramsci- pour que l'oeuvre de Schürmann ne passe pas complètement inaperçue en France." (pp.32-33)
"En Allemagne [...] il y a eu d'autres philosophies sociales que la seule "théorie critique" issue de Hegel et Marx, et incarnée par l'École de Francfort [...] le concept même de philosophie sociale a notamment été l'objet d'une élaboration particulièrement intense au sein de l'école néokantienne de Marburg dans les deux premières décennies du XXe siècle. [...] Cet oubli est d'autant plus étrange que notre pays a également connu, à la même époque [...] le développement d'une philosophie sociale elle aussi d'inspiration kantienne et fichtéenne, aboutissant notamment au "solidarisme" de Léon Bourgeois." (pp.33-34)
"Dans le texte qui sert de préface à la réédition de 1925 de son livre Qu'est-ce que la sociologie ?, Célestin Bouglé se livre à une défense et illustration de ce qu'il nomme lui-même la "philosophie sociale" à partir du rôle que cette philosophie devrait jouer son lui dans l'enseignement et la pédagogie ; mais il ne le fait pas sans en même temps adresser une très sévère attaque à une autre philosophie sociale où l'on n'a aucun mal à reconnaître sinon la pensée de Marx lui-même, du moins l'usage qu'en font ses héritiers socialistes: "une philosophie sociale vraiment critique et synthétique [...] n'a rien de commun avec cette espèce de matérialisme fataliste qu'on nous présente quelques fois comme le dernier mot de la science sociale" [Paris, Félix Alcan, 1925, pp.XX]. Bouglé revendiquait ainsi pour sa philosophie sociale d'inspiration durkheimienne, solidariste et républicaine l'appellation de "critique", ce qui supposait de déposséder par là même la tradition marxienne ou marxisante de ce même titre, et de l'affubler en retour, par sous-entendu, de celui -infamant- de dogmatique [...]
"Critique", dans ce cas, s'oppose [de façon kantienne] à "dogmatique" ; le terme désigne alors une démarche qui examine les conditions qui rendent une connaissance possible avant d'affirmer cette connaissance comme réelle. La philosophie sociale marxisante, telle que Bouglé la comprend, est dite "dogmatique" au sens où, par exemple, elle prétend formuler des lois de l'évolution sociale et historique sans se demander au préalable s'il est possible de le faire s'agissant de la réalité sociale (ce que Cournot, au contraire, a eu le grand mérite de faire aux yeux de Bouglé) et, si oui, de quelle sorte peuvent être les lois en question, notamment par rapport aux lois de la nature. [...] L'erreur des socialistes et des marxistes serait donc d'avoir posé des lois nécessitantes là où il ne peut y en avoir que de tendancielles, qui déterminent une évolution sociale comme probable mais jamais comme certaine.
On aurait beau jeu de renvoyer à Bouglé son accusation de dogmatisme dans la mesure où il porte ce jugement sans aucun examen sérieux de la doctrine ou des doctrines auxquelles il s'oppose. Mais plus important est le fait que la tradition de philosophie sociale à laquelle Bouglé dispute le titre de "critique" ne prend justement pas le terme de "critique" dans le sens kantien auquel Bouglé l'entend : "critique", dans ce cas, veut dire soumettre la réalité sociale existante à la critique, c'est-à-dire protester contre elle et se faire le promoteur d'une exigence de transformation de l'ordre social existant. Bouglé le sait très bien et c'est précisément cette tendance-là de la philosophie sociale qu'il veut désamorcer politiquement." (pp.36-38)
"La naissance de la philosophie sociale à la fin du XVIIIe siècle ne peut certainement se comprendre qu'en rapport avec l'évolution qui avait été celle d'un domaine dont elle a fini par s'émanciper, à savoir la philosophie politique.
La tendance de la philosophie politique moderne, disons de Hobbes à Kant, a consisté à restreindre son domaine propre à la question de savoir comment et sur quels principes construire un ordre politique et institutionnel qui soit à la fois stable et susceptible d'être l'objet d'un assentiment général, c'est-à-dire d'être considéré comme légitime. Cette conception proprement moderne du questionnement philosophique dans le domaine de la théorie politique revenait à mettre de côté tout un aspect que la philosophie politique des Anciens prenait encore en charge et qu'elle considérait même comme relevant éminemment de son domaine : cet aspect est celui en vertu duquel le questionnement politique ne porte pas seulement sur la stabilité et la légitimité des institutions, mais aussi sur la capacité de ces institutions à permettre et à garantir que les hommes mènent en elles une vie qui les satisfasse, une existence accomplie, c'est-à-dire ce qu'on peut appeler une "vie bonne" -raison pour laquelle, selon Aristote, le domaine de l'éthique conduit à celui de la politique pour s'y accomplir comme en ce qui l'englobe et dont il dépend.
Cet aspect-là du questionnement politique avait entre-temps, c'est-à-dire durant la période médiévale, été pris en charge par l'Église sous la forme du souci pour le salut de l'âme du chrétien : l'abandon par la philosophie politique moderne de la réflexion éthique sur les conditions devant permettre des formes de vie bonne ou de vie accomplie, tient au fait historique de l'émancipation des Etats modernes à l'égard de l'autorité de l'Église, et à la quête d'une légitimité à leur propre niveau, c'est-à-dire qui soit indépendante de l'autorité ecclésiastique. Une sorte de répartition des tâches s'est donc effectuée : à l'Église et à l'autorité spirituelle la question de la vie bonne et de la vie humaine accomplie ou réussie, et à l'Etat la question proprement politique de la stabilisation et de la légitimation des institutions de la vie collective. Pour le dire en termes foucaldiens, la politique moderne de la souveraineté est née en se séparant du gouvernement chrétien des âmes. [...]
Il faut évidemment des exceptions à cette règle générale selon laquelle la philosophie sociale est née du fait même que la philosophie politique classique a négligé la question des conditions de possibilité d'une existence humaine accomplie et d'une "vie bonne". Il y en a certainement d'autres, mais je vois au moins une exception majeure: Spinoza, qui aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l'angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement, et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la "puissance d'agir" collective, c'est-à-dire si elle permet ou non au plus grand nombre de vivre sous la conduite de la raison plutôt que sous celle des passions. Cette perspective spinoziste implique une critique de la philosophie politique et nommément, dans le cas de Spinoza, une critique de Hobbes." (pp.41-43)
"A une philosophie politique qui, par exemple avec J. Rawls, se préoccupe de déterminer les principes d'une répartition juste, c'est-à-dire équitable, des biens sociaux de base, la philosophie sociale répond que, en admettant même qu'une société dans laquelle prévaudraient de tels principes de justice vienne à exister, la question (propre à la philosophie sociale) de savoir si une telle société rassemble les conditions d'un épanouissement et d'une réalisation de soi du plus grand nombre de ses membres, est une question qui se poserait encore. C'est que la réponse à cette question est largement indépendante des principes politiques et juridiques qui sont ceux d'une constitution, d'une législation et d'un Etat : cette réponse dépend en revanche directement de la manière dont son aménagés les rapports sociaux et de la mesure dans laquelle sont réunies ou non les conditions sociales permettant au plus grand nombre d'individus de mener une vie accomplie et bonne, satisfaisante tant physiquement que moralement, culturellement et symboliquement." (p.44)
"Trois phénomènes historiques spécifiquement européens et modernes ont ici joué un rôle majeur dans l'émergence du social en tant que sphère autonome: d'abord la naissance de l'économie de marché et le développement parallèle de l'industrie capitaliste ; ensuite la formation des grands Etats-nations modernes auxquels se sont imposées les tâches nouvelles de connaître, de contrôler et de gouverner de vastes populations dans le but de les mobiliser non plus seulement pour la guerre, mais aussi pour la production ; et enfin la naissance de la "question sociale", c'est-à-dire l'apparition d'un paupérisme de masse touchant non plus les vagabonds et les marginaux, mais la population des travailleurs de l'industrie.
La philosophie sociale a donc ses racines dans le XVIIIe siècle, c'est-à-dire à l'époque où le vocable même de "social" apparaît pour désigner une sphère de rapports et de relations interhumains qu'il s'agit de comprendre et d'analyser sans dissoudre aussitôt ces rapports dans les termes politiques du droit, de la loi, de la légitimité, de la représentation ou de la souveraineté, que ce soit celle du Prince ou celle du peuple lui-même." (p.45)
"Aron rappelle [...] qu'à l'entrée "Social" l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert note: "mot nouveau"." (note 5 p.45)
"H. Arendt rappelait ainsi [...] que "l'idée que la misère doit pousser les hommes à briser les chaînes de la tyrannie" est une idée qui était "inconnue avant la Révolution française" [...] Qu'une classe de la société puisse vouloir entreprendre une révolution en raison du sort misérable qui lui réserve la société existante, voilà une idée inconcevable avant le XIXe siècle, comme était inconcevable l'idée même de "révolution sociale".
L'émergence du social s'est accompagnée de la naissance de savoirs nouveaux (la statistique, l'économie politique, la sociologie, l'anthropologie, la médecine sociale, la criminologie, l'anthropométrie, etc.) et de techniques nouvelles (les techniques de la discipline et du contrôle, dont Foucault a montré à la fois la nouveauté et l'importance." (p.48)
"Bentham et l'utilitarisme [...] constituent le troisième pilier de la philosophie sociale européenne au moment de sa naissance." (note 10 p.49)
-Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, 161 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 19 Aoû - 12:46, édité 1 fois