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    Richard Wilkinson & Kate Pickett, Pour vivre heureux, vivons égaux !

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 14 Avr - 15:53

    « Nous allons nous demander comment l’inégalité s’immisce dans nos esprits et intensifie notre anxiété, comment nous y réagissons, quelles sont les conséquences sur la prévalence des maladies mentales et des troubles émotionnels – en somme, comment le fait de vivre dans une société inégalitaire modifie notre façon de penser, nos émotions et nos modes de communication avec les autres. Pour brosser ce tableau, nous utiliserons, outre nos propres travaux, un vaste corpus de recherches menées à travers le monde. »
    « Prenez l’exemple des États Unis – qui, de toutes les nations développées, présentent les écarts de revenus les plus prononcés entre riches et pauvres. C’est dans ce pays que l’on trouve les pires chiffres en matière d’homicides, de population carcérale, de maladies mentales et de grossesses précoces, mais aussi une espérance de vie parmi les plus basses, un faible niveau de bien-être des enfants et, chez ces derniers, de piètres résultats en mathématiques et en compréhension de l’écrit. Dans tous ces domaines, la Grande Bretagne et le Portugal – les deux pays qui, à l’époque de nos travaux, pointaient juste derrière les États-Unis dans la liste des pays riches les plus inégalitaires – ne faisaient guère mieux. En revanche, des sociétés plus égalitaires comme les pays scandinaves ou le Japon affichaient de bien meilleures performances. »

    « C’est dans les années 1970 qu’ont paru, dans des revues scientifiques avec comité de lecture, les premières recherches montrant que la violence est plus répandue et la santé moins bonne dans les pays très inégalitaires. Depuis, leur nombre n’a cessé de croître. À ce jour, on compte plus de trois cents études consacrées à la santé et aux taux d’homicide en lien avec l’inégalité dans différentes régions du monde, pays développés et pays en développement confondus. Certaines examinent ce lien à un moment précis, d’autres, ses évolutions dans le temps. Beaucoup prennent en compte les écarts de revenus moyens et/ou les écarts de pauvreté ainsi que divers facteurs annexes, comme les dépenses consacrées aux services publics. Dans leur immense majorité, avec une grande constance, elles confirment que les sociétés inégalitaires font moins bien que les autres. […]
    Évidemment, passer d’une preuve de corrélation à une preuve de causalité est une étape cruciale. Pourquoi nous sentons-nous autorisés à la franchir en toute confiance ? L’épidémiologie, qui s’intéresse en priorité aux preuves statistiques pour identifier les causes des maladies, a développé un ensemble de critères permettant d’apprécier la probabilité qu’une relation soit de nature causale. Outre que la cause doit précéder l’effet (cela va de soi), ces critères incluent la puissance du lien observé, l’existence ou non d’une relation « dose-effet » – c’est-à-dire : des niveaux supérieurs d’inégalité entraînent-ils des performances encore plus catastrophiques ? –, la plausibilité de la corrélation sur le plan biologique, l’existence ou non d’autres explications possibles, enfin la question de savoir si les résultats de recherche produisent un tableau d’ensemble cohérent. Appréhendés à l’aune de ces critères, les éléments tirés de plusieurs centaines de travaux font bien apparaître une relation de causalité entre le creusement des disparités de revenus et l’aggravation d’un large éventail de problèmes sanitaires et sociaux. Ces éléments remplissent également le critère de la réfutabilité proposé par le philosophe des sciences Karl Popper. Popper affirmait que, pour valider une théorie, il faut se demander si elle permet de faire de nouvelles prédictions testables et corroborées par des recherches ultérieures. Indéniablement, la théorie selon laquelle l’inégalité économique entraîne des conséquences sociales dévastatrices a produit de nombreuses prédictions testables, confirmées à de multiples reprises par la suite, que ce soit au niveau des phénomènes observés ou des mécanismes sous-jacents. »
    « La plus surprenante de nos découvertes fut sans doute que l’inégalité affecte la très grande majorité de la population, et non pas seulement une minorité pauvre. Ses effets sont certes plus marqués au bas de l’échelle, mais un large pan de la société est également touché dans une moindre mesure. Mettons que vous soyez instruit, que vous ayez un bon emploi et un bon salaire. Si vous vivez dans un pays égalitaire, on peut prédire que vous mourrez probablement un peu plus vieux qu’un individu ayant la même situation dans un pays plus inégalitaire. Vous aurez aussi moins de risques d’être victime de violences. Quant à vos enfants, ils réussiront sans doute mieux à l’école et seront moins susceptibles de devenir parents à un âge précoce ou de sombrer dans la drogue. La question n’est donc pas tant de savoir s’il y a plus de pauvres dans les pays inégalitaires ; c’est de noter que, là où les disparités de revenus sont plus marquées, la population dans son ensemble souffre plus fortement de la compétition sociale et du déficit de confiance en soi. »
    « Plus personne n’ignore que notre environnement physique contient des polluants et des cancérigènes dont il faut réduire la teneur si l’on entend faire reculer certaines pathologies ; nous avons beaucoup plus de mal à accepter l’idée qu’il est urgent de s’attaquer aussi à la nocivité des environnements émotionnels ou psychologiques. Les facteurs à l’origine de cette flambée d’anxiété sociale nuisent gravement à la vie et au bien-être en société. À ce titre, ils méritent autant d’attention publique et politique que l’air que nous respirons. »
    « Aujourd’hui, dans nos sociétés développées, le principal élément qui détériore la qualité et l’expérience de vie est ce que les psychologues appellent la « menace d’évaluation sociale », c’est-à-dire notre inquiétude quant au regard et au jugement des autres. Cela se traduit d’abord par une charge supplémentaire de stress, d’anxiété et de dépression, mais aussi par une dégradation de la santé physique, par un recours fréquent à l’alcool ou à la drogue pour tenter de chasser nos angoisses, enfin par le délitement de nos liens communautaires et amicaux, qui plonge tant de gens dans la solitude. Ces diverses insécurités sont comme un cancer qui ronge notre existence sociale. Pourtant, elles ne transparaissent presque jamais dans les mesures de la qualité de vie. À nos yeux, l’heure n’est pas à débattre des caractéristiques génétiques personnelles, des expériences de chacun dans la petite enfance ou de la façon dont nous avons été traités à l’école – autant de facteurs susceptibles de rendre compte des différences de vulnérabilité au niveau individuel. Nous sommes en présence d’un véritable problème de santé publique. […]
    Depuis 1980, la phobie sociale figure dans le Diagnostic and Statistical Manual (DSM) – la liste des troubles mentaux établie par l’Association américaine de psychiatrie. Sa prévalence a été rigoureusement mesurée sur la longue durée, ce qui ne peut pas être fait avec les manifestations de timidité plus courantes. On découvre ainsi que, au cours des trois dernières décennies, la proportion d’Américains souffrant d’un trouble d’anxiété sociale est passée de 2 % à 12 %. »
    « Pour se convaincre que les maladies mentales progressent à grands pas, il suffit de mettre en regard les expériences de divers groupes d’âge. Appelés à faire le bilan des troubles mentaux qu’ils ont pu connaître au cours de leur vie, les jeunes semblent déclarer un taux de prévalence annuel plus élevé que leurs aînés. Et cela ne reflète pas seulement une différence dans la précision des souvenirs – un facteur qui serait lié à l’âge. En fait, cette explication a été définitivement écartée par plusieurs études qui ont comparé les taux d’anxiété au sein de panels successifs d’élèves et d’enfants sur la longue durée. L’une d’elles a examiné des échantillons venus des quatre coins des États-Unis entre 1952 et 1993. Elle a mis en évidence une élévation spectaculaire des niveaux d’anxiété au cours de cette période de quarante ans, aussi bien chez les enfants que chez les personnes devenues adultes. À telle enseigne que son auteur a pu écrire : « Dans les années 1980, l’enfant américain moyen faisait état d’une plus grande anxiété que les enfants traités pour des troubles psychiatriques dans les années 1950. ». »
    « Alors que la croissance économique nous a fait accéder à un luxe et à un confort que le monde n’avait jamais connu auparavant, l’anxiété, loin de reculer, a eu tendance à augmenter avec le temps. Cela paraît pour le moins paradoxal. Après tout, vivre dans une plus grande opulence que nos prédécesseurs devraient nous épargner une bonne part de leurs tourments – lesquels, du reste, concernent encore les pays dont le niveau de vie n’a pas suffisamment progressé. Pourtant, les pays riches sont nettement plus affectés par les maladies mentales que les pays pauvres, comme l’a montré l’Organisation mondiale de la santé en compilant les résultats de diverses enquêtes. »
    « Nous nous préoccupons de nos conditions matérielles parce que nous tenons à préserver notre dignité et que les comparaisons sociales nous angoissent. Un exemple, documenté par de nombreux travaux : lorsqu’une personne est satisfaite de son salaire, ce n’est pas parce qu’il lui apporte ce dont elle a besoin pour vivre ; c’est parce qu’elle pense qu’il fait le poids par rapport à celui des voisins11. Loin de nous l’idée de prétendre que les comparaisons sociales sont l’apanage de notre époque. Elles ont toujours existé. Ce que nous voulons souligner, c’est qu’elles ont pris une importance sans précédent dans le regard que nous portons sur nous mêmes. Il existe une profonde intrication entre notre souci de l’opinion des autres, les jugements fondés sur le statut social et l’insécurité qu’ils font naître. Autrement dit, tous les facteurs qui influencent ce statut peuvent faire varier notre crainte du regard d’autrui – ainsi quand nous angoissons pour nos examens, notre boulot, notre situation financière, nos possibilités de promotion, la conduite de nos enfants en public, etc. »
    « La nécessité d’apparaître en public ne fait qu’accroître cette anxiété. Dans son édition du week-end, le quotidien britannique The Guardian a une rubrique intitulée « Comment je me prépare ». Des personnalités du monde du spectacle, de la culture ou du sport y décrivent leurs rituels de préparation avant de s’exposer à la vue de tous – un processus qui dure plusieurs heures et commence même parfois la veille du jour dit. Malgré l’extrême attention qu’ils portent à leur coiffure, à leur manucure, à leur maquillage et à leur tenue, tous, hommes et femmes, évoquent leur nervosité. Pour la tenir en laisse, certains ne manquent pas de parachever leurs préparatifs par quelques verres. »
    « En délitant les liens amicaux, en affaiblissant la vie locale et associative, en accentuant l’isolement social, l’anxiété contribue puissamment à l’apparition de maladies et à la réduction de l’espérance de vie – et ce, en plus de ses répercussions directes sur la santé. Sur ce sujet, la meilleure synthèse est probablement un rapport de recherche publié en 2010 et compilant les résultats de près de cent cinquante études évaluées par des pairs. En tout, les données réunies portent sur plus de 300 000 personnes. Le résumé des conclusions souligne qu’avoir beaucoup d’amis, entretenir des relations agréables avec les autres et participer à des activités collectives n’est pas juste une belle idée en soi ; en termes de santé et de longévité, cela entraîne des effets au moins aussi déterminants que le fait de ne pas fumer. »
    « Des volontaires ont accepté de se voir infliger une blessure sur le bras, celle-ci se développant sous forme de cloque. On a découvert que la lésion mettait plus de temps à guérir chez les personnes qui décrivaient leurs relations interpersonnelles comme conflictuelles. Une autre étude a consisté à inoculer aux participants le virus du rhume en leur administrant des gouttes par voie nasale. Après une exposition identique à la source d’infection, les personnes qui disaient avoir moins d’amis avaient quatre fois plus de risques de développer un rhume – et ce, même lorsqu’on prenait en considération les niveaux antérieurs d’anticorps et une multitude d’autres éléments. »
    « Même des personnes modérément timides ou complexées trouvent parfois que les contacts sociaux représentent trop d’efforts et préfèrent rester à la maison. Pour celles qui sont sujettes à une anxiété sociale plus forte, les fêtes et autres réunions amicales, profondément stressantes, constituent une véritable épreuve qu’elles s’efforceront d’éviter autant que possible. Lorsqu’il se maintient sur la durée, le stress est nocif pour la santé. Il interfère avec de nombreux processus physiologiques, à commencer par les systèmes immunitaire et cardiovasculaire. À la longue, il produit ce qui s’apparente à un vieillissement prématuré, nous rendant vulnérables aux effets du grand âge – risques de maladie dégénérative ou de décès – plus tôt que nous ne devrions l’être. Les recherches montrent que des niveaux de stress même relativement bas, pour peu qu’ils subsistent pendant des mois ou des années, entraînent une hausse des taux de mortalité et un raccourcissement de la vie. »
    « Notre condition d’animaux sociaux est constitutive de notre être, sans doute plus fondamentalement que nous ne voulons bien le reconnaître, et nous avons trop souvent tendance à négliger la satisfaction que peuvent nous procurer des relations sociales décontractées. »
    « Alors que des liens d’amitié et des relations sociales apaisées sont essentiels pour être heureux et en bonne santé, les gens se dérobent de plus en plus aux contacts avec les autres. En résolvant ce dilemme, on améliorerait la qualité de vie non seulement des individus qui en souffrent le plus, mais aussi d’une majorité substantielle de la population, moins directement touchée. Heureusement, les moyens d’y parvenir sont désormais à notre portée. En effet, un élément crucial permettant d’identifier à la fois la racine du problème et sa solution nous est livré par les travaux scientifiques : dans les sociétés où règnent de très grands écarts de revenus entre riches et pauvres, la vie locale est indigente. À l’inverse, les sociétés avec de faibles écarts sont beaucoup plus soudées. Leurs habitants ont plus de chances d’être impliqués dans des groupes de quartier, des organisations caritatives ou des associations citoyennes. Ils ont le sentiment de pouvoir se fier aux autres et sont plus enclins à s’entraider. Le degré de violence (mesuré par le taux d’homicide) y est aussi systématiquement plus bas. En un mot : dans les sociétés égalitaires, tout le monde s’entend mieux. »
    « Avant le développement de l’agriculture, les hommes vivaient au sein de communautés de chasseurs-cueilleurs remarquablement égalitaires, dans des groupes de petite taille qui dépendaient des ressources offertes par la nature pour leur subsistance. Ce mode de vie s’apparente presque à une existence animale, mais sans les structures hiérarchiques que l’on observe chez de nombreuses espèces, où les plus forts se sustentent les premiers et où les mâles dominants monopolisent l’accès aux femelles. Nous verrons au chapitre 5 que, au cours de notre histoire d’hommes « anatomiquement modernes » – c’est-à-dire dotés de notre apparence actuelle et de cerveaux de la même taille qu’aujourd’hui –, l’égalité a été la norme pendant plus de 90 % du temps. Dans les sociétés humaines primitives, selon les preuves anthropologiques dont nous disposons, cette égalité était entretenue par ce qu’on a appelé des « stratégies de contre-domination » : les individus au comportement tyrannique étaient presque systématiquement remis à leur place – qu’ils fussent ignorés, moqués ou ostracisés –, et les autres s’efforçaient de sauvegarder leur autonomie. »
    « La plupart d’entre nous ne vivons plus au sein de communautés solidement ancrées, ni entourés de gens qui nous connaissent depuis toujours. Au contraire, notre vie quotidienne se déroule majoritairement au milieu de personnes qui nous sont peu ou prou étrangères. Cela explique en grande partie notre anxiété croissante à propos du jugement des autres. Là où, autrefois, notre positionnement dans la société s’établissait de façon continue tout au long de la vie et ne changeait guère, il nous faut désormais accepter que cette notion soit toujours plus fluide, sujette à de constantes réévaluations. Dans une société composée d’inconnus, les apparences et les premières impressions deviennent plus déterminantes. À l’inverse, une culture beaucoup moins complexée se développe quand on rencontre peu de gens en dehors de son cercle immédiat. Dans les communautés très soudées, la stabilité relative des identités et l’absence de toute anxiété du statut sont immédiatement visibles aux observateurs extérieurs. L’un de nous deux (Richard Wilkinson) a pu le constater dans un village paysan français où il s’est rendu il y a une vingtaine d’années. Les habitants n’y faisaient preuve d’aucune espèce d’artifice ni d’apprêt ; ils étaient simplement pragmatiques, avec naturel. Comme il n’y avait pas d’étrangers à impressionner, leurs demeures ne contenaient quasiment rien qui eût été acheté ou exposé dans le seul but d’être vu. Le contraste était frappant avec les familles citadines, qui, bien que vivant dans des logements minuscules, s’efforçaient de garder un « salon » uniquement réservé aux visiteurs. […]
    Sans l’effet stabilisateur d’une identité solidement établie au sein d’un groupe, c’est comme si nous devions à chaque nouvelle rencontre tenter d’imprimer dans le cerveau des autres une version positive de nous-mêmes. Pour eux, nous ne sommes que des inconnus, et il dépend de nous de faire bonne ou mauvaise impression. »
    « Les marqueurs les plus évidents du statut social impliquent presque tous des dépenses – du logement à la voiture, en passant par les vacances, les vêtements et les gadgets électroniques. Plus ils paraissent coûteux, mieux ils remplissent leur fonction. L’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen a forgé le concept de « consommation ostentatoire » dès 1899. Il voulait souligner que les individus, à travers leurs achats, expriment leur aspiration à un certain statut social42. Les travaux de recherche plus récents le confirment : lorsqu’ils s’enrichissent, les gens choisissent de dépenser leur argent dans les biens et services qui étalent leur statut aux yeux des autres plutôt que dans ceux qui, n’étant pas visibles, ne disent rien de leur position sociale. Par exemple, plutôt qu’un beau meuble, ils vont se payer un téléphone dernier cri, un chien de race, une montre clinquante, des bijoux ou une voiture de sport. »
    « La montée de l’inégalité des années 1970 a intensifié le consumérisme et la compétition pour le statut social. […] Et, tandis que la visibilité de la position sociale est accrue par une plus grande inégalité, tout le monde en vient à juger davantage les autres par le statut. Avec la montée de l’angoisse causée par l’évaluation sociale, les problèmes d’amour-propre, de confiance en soi et d’insécurité personnelle engendrent des tensions de plus en plus vives. De nos jours, bien des P-DG gagnent trois ou quatre cents fois plus que les ouvriers occupant le bas de leur organigramme. »
    « L’angoisse d’évaluation sociale est une source de stress majeure. De nombreuses études s’intéressent au comportement des hormones du stress. La plupart du temps, le principe est le suivant : on confie une tâche stressante à des volontaires, et on mesure le niveau de cortisol (une hormone centrale dans la production du stress) dans leur sang ou leur salive avant, pendant et après l’exécution de cette tâche. Les activités utilisées pour générer le stress varient considérablement selon les études. Certains volontaires doivent résoudre des problèmes mathématiques, parfois avec obligation de dévoiler leurs notes en public, ce qui introduit une gêne supplémentaire. D’autres sont invités à raconter par écrit une expérience désagréable qu’ils ont vécue. Pour d’autres encore, l’exercice implique d’engager une conversation, d’être filmés ou d’accomplir une tâche quelconque au milieu d’un bruit assourdissant. Sally Dickerson et Margaret Kemeny, psychologues à l’université de Californie, ont passé en revue les résultats de deux cent huit travaux afin de déterminer quels types de tâches sont le plus propres à faire monter le niveau de cortisol3. D’après leur analyse, ce sont celles « qui incluent une menace d’évaluation sociale (par exemple, une menace pour l’estime de soi ou le statut social) et dans lesquelles les autres ont la possibilité de juger négativement vos performances ». La hausse du taux de cortisol est plus de trois fois supérieure dans les tâches de ce genre que dans les autres. Selon Dickerson et Kemeny, l’enjeu ici est l’instinct de survie sociale (opposé à l’instinct de survie physique) : il dépend de votre valeur sociale, de votre amour propre et de votre statut, tous largement fondés sur la façon dont vos semblables apprécient vos mérites. »

    « L’OMS estime aujourd’hui que la dépression affecte à elle seule 350 millions de personnes sur la planète. Elle constitue la première cause d’invalidité dans le monde, dans la mesure où elle réduit la capacité des individus à se prendre en charge et à assumer leurs responsabilités quotidiennes. Les femmes sont en première ligne : dans les pays riches comme dans les pays pauvres, la dépression est le facteur numéro un de la charge de morbidité féminine, loin devant les deux suivantes, le virus du sida et la tuberculose. Contrairement à nombre de maladies physiques, la dépression frappe des individus très jeunes. Dans ses formes les plus sévères, elle peut conduire au suicide. Un million de personnes se donnent la mort chaque année. Le suicide est une cause majeure de mortalité chez les 18-30 ans. »

    « Les chercheurs sont de plus en plus convaincus que la subordination et la soumission involontaires conduisent à la dépression. La soumission est liée à l’idée de défaite. Dans notre passé évolutif, elle constituait un moyen d’éviter les blessures, voire la mort : une attitude soumise permettait de mettre un terme aux combats avec des individus supérieurs et d’écarter l’éventualité de futurs conflits. Même lorsque compétition et agression ne se déroulent pas sur le terrain physique, opter pour la soumission reste relativement logique : cela peut vous épargner une situation de conflit permanent ou inciter les autres à vous venir en aide.

    Le fait que nous réagissions à la subordination par le stress reflète cette peur ancienne de la confrontation physique, et cela transparaît encore dans nos niveaux de fibrinogène, un facteur de coagulation sanguine. Le stress a pour effet de faire monter sa concentration, de sorte que le sang coagulera plus rapidement en cas de blessure. Une étude portant sur près de 3 300 hommes et femmes d’un certain âge employé dans la fonction publique britannique a révélé que, pour les deux sexes, les taux de fibrinogène augmentaient à mesure que l’on descendait dans la hiérarchie interne. Autrement dit, le sang des fonctionnaires occupant des postes subordonnés semblait préparé au type d’attaques qu’un babouin de rang inférieur, par exemple, peut s’attendre à essuyer de la part de supérieurs.

    Un nombre croissant de travaux confirment l’idée que l’incapacité d’un individu à mettre un terme à une situation de soumission ou d’échec, ou bien à s’en extraire, est susceptible de dégénérer en dépression. Plus d’une vingtaine d’études ont ainsi révélé que les personnes dépressives déclarent plus souvent que les non dépressives se sentir inférieures ou éprouver de la honte. Vingt-trois autres ont mis en évidence un lien entre de faibles niveaux de testostérone et la dépression ou des symptômes dépressifs divers. Ainsi, dans une expérience qui consistait à administrer à des hommes une substance réduisant leur taux de testostérone, 10 % d’entre eux ont développé des symptômes dépressifs, contre aucun dans le groupe qui avait reçu un placebo. Dans une autre expérimentation, on a pu constater que des personnes non dépressives qui prenaient un antidépresseur devenaient moins soumises, aux dires des personnes qui partageaient leur vie, et se montraient plus dominatrices dans leurs interactions avec des étrangers observés en laboratoire. »
    -Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux, vivons égaux ! Comment l’égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous, Les liens qui libérent, 2019, 416 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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