L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

-67%
Le deal à ne pas rater :
Carte Fnac+ à 4,99€ au lieu de 14,99€ (nouveaux clients / ...
4.99 € 14.99 €
Voir le deal

    Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844 Empty Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 16 Mai - 15:56

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Manuscrits_de_1844#Liens_externes

    "Même s'il existe une continuité entre La Question Juive et l'Introduction à la critique du droit politique hégélien (textes rédigés à l'automne et l'hiver 1843-1844 et publiés au printemps 1844 dans les Annales franco-allemandes, préparées avec la collaboration de Ruge), les Manuscrits de 1844 et La Sainte Famille (rédigée avec Engels lors de l'hiver 1844-1845), chacune de ces étapes formule une position théorique (et parfois politique) nouvelle, et il est tout aussi difficile de faire la part des nouveautés que d'évaluer leurs significations et leurs enjeux. Plus que comme le déploiement d'une thèse philosophique bien déterminée, les Manuscrits de 1844 doivent plutôt être considérés comme un équilibre instable d'orientations théoriques en cours de transformation sous l'effet de contraintes internes (leur cohérence théorique et politique) et externes (les conflits théoriques et politiques traversant l'école Jeune-Hégélienne, l'étude de l'Économie politique et la découverte « réelle », et non plus seulement  « spéculative », du communisme français)." (p.Cool

    "[Selon une interprétation classique, défendue notamment par G. Lukacs ou Herbert Marcuse] les Manuscrits de 1844 témoigneraient donc du passage de la critique de la philosophie à la critique de l'Économie politique, voire de la formulation philosophique qui rend possible la critique de l'Economie politique.

    Dans un article datant du début des années 1980, Jürgen Rojahn a passablement brouillé cette image. Parmi les résultats établis sur la base d'une comparaison des trois manuscrits avec les différents cahiers rédigés à l'époque, et de leur confrontation avec la correspondance et d'autres sources encore, retenons que : 1) la rédaction des trois manuscrits ne résulte pas du projet d'une critique de l'Économie politique ; 2) il n'existe aucune unité organique entre ces manuscrits qui consistent en cahiers de notes reflétant les différentes préoccupations de Marx à l'époque et qui n'ont pas même été rédigés à la suite les uns des autres ; 3) il n'y a aucune raison de distinguer les trois cahiers nommés Manuscrits de 1844 d'autres cahiers d'extraits rédigés au même moment." (p.11)

    "L'Économie politique (qui est encore à l'époque désignée par Marx sous son appellation allemande de Nationalôkonomié) n'est pas critiquée sous la forme d'une discipline clairement identifiée ; d'autre part, elle est soumise à des critiques de différentes natures ; enfin, le point de vue de la critique est tout aussi indéterminé que son objet." (p.15)

    "Engels et Hess avaient fait de l'humanisme feuerbachien et de l'analogie de la Théologie et de l'Économie politique les principes de leur critique de la propriété privée et de l'argent, et l'occasion d'opposer la propriété privée et l'essence générique, de même que l'argent et la richesse véritable. De façon comparable, Marx tente d'appliquer la critique feuerbachienne de la théologie au discours de l'Économie politique, et il développe les oppositions de l'homme et de l'ouvrier, ou de la richesse de l'Économie politique et de la véritable richesse humaine. Mais dans le premier manuscrit, le « changement de niveau » consiste surtout à poser la question du sens des lois « dans le développement de l'humanité, en se demandant comment l'aliénation du travail est « fondée dans l'essence du développement humain », « en transformant la question de l'origine de la propriété privée en celle du rapport du travail aliéné [...] à la marche du développement de l'humanité ». Plus qu'à un simple recours à Feuerbach, le « changement de niveau » repose sur une mobilisation de Feuerbach dans un raisonnement qui relève de la philosophie de l'histoire. Ici encore, Marx s'inspire de Engels et de Hess puisque l'un et l'autre voyaient dans l'économie moderne la forme ultime d'un développement du conflit dont la fonction historique était de permettre à l'humanité de se retrouver elle-même sous sa forme accomplie." (p.17)

    "Décisive est tout particulièrement la manière dont Hess avait réinterprété Feuerbach en faisant de l'essence générique de l'humanité un ensemble de « forces » ne pouvant « s'activer » (sich betàtigeri) que dans la « coopération » (Zusammenwirken) ou le commerce entre les hommes (Verkehr der Menschen), en identifiant ces forces à des « forces productives » (ProduktionskràfteJ ne pouvant se développer que dans une histoire. C'est à la lumière de cette transformation de l'humanisme feuerbachien en une philosophie de « l'activité vitale sociale » et de « l'histoire naturelle de l'humanité » que prennent sens le changement de plan caractéristique de l'interprétation de l'Économie politique dans les deux premiers manuscrits, de même que les développements consacrés à l'histoire de l'industrie considérée comme « activation » et appropriation de soi dans les deuxième et troisième manuscrits. C'est également à la lumière de cette naturalisation et de cette historicisation de Feuerbach que prendra sens la réorchestration générale des rapports de Hegel et de Feuerbach dans le troisième manuscrit." (p.18)

    "En décrivant la domination du capital, la faiblesse du salaire, et la mutilation de l'activité productive comme les différents aspects d'un même système de l'aliénation, il s'agissait déjà dans le premier manuscrit de dénoncer les projets socialistes se contentant de viser un simple salaire égal (Proudhon), une organisation du capital industriel (Saint Simon), ou une simple libération de l'activité (Fourrier). En rattachant l'ensemble des aliénations sociales au rapport du travail aliéné à la propriété privée, les deux premiers manuscrits permettaient en outre de défendre une position communiste faisant de l'abolition de la propriété privée l'objectif politique principal. C'est sur cette base que Marx se livre à un examen critique des différentes formes de communisme dans le troisième manuscrit, en expliquant que puisque l'ensemble des aliénations tire son origine de l'aliénation sociale, et que celle-ci s'enracine dans le rapport du travail et de la propriété privée, l'enjeu du communisme n'est pas seulement le rétablissement d'une égalité matérielle mais aussi et surtout la suppression (universelle et intégrale) de l'ensemble des aliénations, c'est-à-dire la réappropriation par l'homme de ses propres forces génériques." (pp.20-21)

    "Pour élaborer cette nouvelle critique de Hegel, Marx se livre à un nouveau travail d'appropriation et à de nouveaux exercices polémiques dont témoignent les notes de lecture portant sur le chapitre final de la Phénoménologie de l'esprit. On verra que cette critique adopte un point de vue qui doit en fait tout autant à Feuerbach qu'à la reformulation du schème feuerbachien de l'aliénation par Hess et à la lecture de Hegel par Bauer. Il s'agit de dénoncer chez ce dernier « la caricature théologique de la vieille transcendance de la philosophie et en particulier de Hegel » en lui opposant la critique humaniste et positive de Feuerbach reformulée sous la thèse hessienne d'une irréductibilité de « l'aliénation pratique » à « l'aliénation théorique », Marx ajoutant que l'aliénation de la conscience de soi constitue une expression elle-même aliénée de l'aliénation de la vie réelle." (p.22)

    "L'unification de la critique de la philosophie, de la religion, de la politique et de la propriété sous une théorie de l'aliénation du travail tend à réduire la philosophie Jeune-Hégélienne à un effet d'aliénation que cette dernière est incapable de décrire adéquatement. D'autre part, le concept d'aliénation permet d'effectuer une traduction spéculative allemande de l'un des thèmes obsédants de la littérature ouvrière française : le thème de la dépossession - dépossession de l'activité de travail, du savoir-faire dont elle s'accompagnait, voire de l'humanité même. Plus précisément, en connectant une analyse de la dépossession objective de l'essence humaine par des forces historiques et une description des formes de l'expérience subjective de cette dépossession, il permet de faire converger la philosophie critique de l'histoire des Jeunes-Hégéliens et la critique sociale concrète des socialistes et des communistes de l'époque." (p.23)

    "L'abandon du libéralisme de la Gazette Rhénane pour le démocratisme du Manuscrit de Kreuznach, puis le passage du démocratisme au socialisme des Annales franco-allemandes (un socialisme défini en opposition avec le communisme dans la « Lettre à Ruge » de septembre 1843, puis associé au thème d'une alliance de la philosophie au prolétariat dans l'Introduction), et enfin le passage du socialisme au communisme qui est signalé par l'attribution d'une certaine forme d'autonomie au prolétariat dans la polémique avec Ruge,-et par la distinction des différentes formes de communisme." (p.24)

    "La fin des années 1830 se caractérise par le développement d'un néo-babouvisme qui pèche par un certain primitivisme et par une méconnaissance de ce que le saint-simonisme (organisation industrielle de la société) et le fouriérisme (notamment question des passions et des rapports hommes-femmes) développaient à l'époque ; ce néo-babouvisme est indéniablement le destinataire de la critique du communisme grossier qui ouvre le développement consacré au communisme dans le troisième manuscrit, et les références à Fourrier (à propos de l'émancipation de la sensibilité et des rapports entre les sexes) et à l'histoire de l'industrie s'inscrivent tout naturellement dans le contexte de sa critique.

    L'époque est également celle où certains, comme Cabet et Dezamy, s'efforcent de donner des lettres de noblesse philosophique au communisme en le faisant apparaître comme un engagement moral ou « humanitaire ». C'est un tel communisme humanitaire qui se développait à l'époque chez les ouvriers allemands de Paris, sous l'impulsion de Weitling et de l'influence exercée par Feuerbach dans la Ligue des Justes. Marx rencontre ainsi une conjonction du communisme - humanisme - prolétariat - Feuerbach qui le conduit indéniablement à nuancer ses réserves sur une philosophie feuerbachienne jugée précédemment trop peu politique à son goût et qui contribue sans doute à donner à cet auteur le rôle de référence théorique centrale des Manuscrits de 1844. Dans le contexte du communisme des exilés parisiens, la référence à Feuerbach a également une fonction critique : elle est dirigée contre la dimension religieuse du communisme de Weitling, de sorte que la critique feuerbachienne de la religion, considérée à la fin de 1843 comme un stade dépassé de la critique (L'Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit affirmant que « la critique de la religion est pour l'essentiel achevée »), retrouve elle aussi une actualité. D'ailleurs, la lutte contre les fondations morales ou religieuses du communisme constitue sans doute l'un des enjeux de la défense d'une position naturaliste faisant coïncider le dépassement de l'aliénation et de ses effets sur la conscience avec une réunification de la philosophie et des sciences de la nature, dans les dernières pages du développement consacré au communisme."(pp.28-29)

    "Le mouvement Jeune-hégélien mérite tout à la fois d'être compris comme une école philosophique, comme un parti politique et comme une bohème journalistique." (p.29)

    "On peut caractériser une école philosophique comme un groupement intellectuel uni par une référence commune à un fondateur, par des relations de fraternité entre les membres de l'école, et par une prise en compte de la manière dont les autres membres de l'école formulent la référence commune au fondateur." (p.30)

    "Un autre trait marquant de la critique de Hegel développée dans le troisième manuscrit tient au fait que la critique « feuerbachienne » de Hegel s'y accompagne d'une critique « hégélienne » de Feuerbach ; la volonté de critiquer plus radicalement Hegel que par le passé s'accompagne d'une paradoxale revalorisation de Hegel et d'une dogmatisation des références à Feuerbach et à Hegel. Jusqu'à présent, Marx n'avait cherché chez Feuerbach qu'un modèle permettant l'extraction de la vérité de la philosophie hégélienne, en n'en retenant que la critique de la religion. Désormais, c'est au contraire le versant positif de cette critique que Marx privilégie : l'anthropologie humaniste et naturaliste constitue le fondement de la critique de l'Économie politique aussi bien que de la philosophie hégélienne. Conjointement, le développement consacré à la « grandeur » de la philosophie feuerbachienne dans le troisième manuscrit ne se réfère-t-il plus à L'Essence du christianisme, mais aux Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842) et aux Principes de la philosophie de l'avenir (1843). Mais cette utilisation de l'anthropologie feuerbachienne (influencée par sa réinterprétation par Hess, et rendant possible la mobilisation d'une
    critique schellingienne de Hegel), pose immédiatement le défi de son historisation, au-delà même de ce que Engels et Hess avaient déjà proposé, défi que Marx semble tenter de relever en interprétant la philosophie hégélienne comme une théorie de l'histoire en tant qu'aliénation.

    En définitive, Marx ne parvient donc pas à se soustraire au rapport ambivalent à Hegel qui caractérise le Jeune-Hégélianisme. Même si par certains points les Manuscrits de 1844 semblent préfigurer les Thèses sur Feuerbach (1845), ils restent pris dans une problématique déterminée par ces figures tutélaires du Jeune-Hégélianisme que sont Hegel et Feuerbach. Ils élaborent une construction théorique que les Thèses sur Feuerbach et L'Idéologie allemande (1845-1846) s'efforceront de dépasser, comme le soulignait Althusser lorsqu'il distinguait les œuvres de jeunesse (dont les Manuscrits de 1844 sont d'après lui la combinaison la plus instable et explosive), et les œuvres de la coupure (à commencer par les Thèses sur Feuerbach)." (pp.31-32)
    -Emmanuel Renault, "Comment lire les Manuscrits de 1844 ?", dans Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.

    "Si on fait abstraction de la thèse de doctorat de 1841 sur Démocrite et Epicure, ainsi que les premiers articles, le Manuscrit de Kreuznach est le premier texte important que Marx consacre à Hegel. Il s'agit, on le sait, d'une lecture critique des paragraphes de la Philosophie du Droit qui traitent de l'Etat ; lecture qui s'efforce, à l'évidence, d'y mettre à jour la présence des opérations et des structures qui sont celles-là mêmes que Feuerbach, dans l'Essence du christianisme a désignées comme la source de l'illusion religieuse : la problématique hégélienne procède de la même inversion fondamentale ; elle transforme, elle aussi, ce qui est un sujet réel (les hommes concrets) en prédicat d'un sujet imaginaire (l'État) qui devient ainsi le véritable sujet. Marx peut ainsi, en un premier temps, rétablir la vérité.

    Autrement dit, il peut, moyennant une inversion de l'inversion spéculative, découvrir dans les énoncés « empiriques » sur la monarchie constitutionnelle que Hegel a transformés en de véritables « axiomes métaphysiques », une sorte de confirmation involontaire du bien-fondé de l'exigence de démocratie radicale qui oriente l'ensemble de son manuscrit : Hegel a fait de la monarchie la vérité de la démocratie, mais comment y est-il parvenu ? Uniquement en effaçant toute différence entre ces « concepts totalement opposés » que sont la souveraineté du peuple et la souveraineté du monarque ; par là, il ne fait qu'indiquer, sans le savoir, que c'est au contraire la démocratie qui est « l'énigme résolue de toutes les constitutions » ; la démocratie, ou plus exactement ce que Marx nomme « la démocratie vraie », c'est-à-dire un mode d'organisation de la vie en commun où les institutions juridico-politiques cessent de constituer un ciel idéel séparé du peuple réel et expriment les véritables aspirations d'une société qui est elle-même une société véritable, c'est-à-dire une société libérée de tout atomisme abstrait.

    Cette prise de position résolue en faveur d'une démocratie radicale n'est pas cependant le dernier mot de Marx. Elle apparaît plutôt comme une sorte de préalable à partir duquel peut s'engager une lecture précise de la compréhension hégélienne de l'État qui tente de mettre à jour et de comprendre l'illusion qui s'y dissimule : pour Hegel, l'État est le lieu de l'identité du particulier et de l'universel, c'est-à-dire le lieu d'une réconciliation du social et du politique qui se donne pour le dépassement de la contradiction constitutive du monde moderne ; n'est-ce pas ériger en vérité ce qui n'est qu'une illusion ? N'est-ce pas accréditer de façon non critique l'idée que la politique, séparée de ses bases effectives, serait dans le monde moderne, le lieu de l'émancipation humaine véritable ? C'est en tout cas ce que Marx s'attache à montrer en interrogeant les figures que Hegel présente comme une expression de l'identité de la société et de l'État, et en y décelant la trace de la scission qu'elles prétendent surmonter. Qu'il s'agisse de l'État lui-même, de la construction de l'identité de la bureaucratie et de la corporation qui est la clé de voûte de la théorie hégélienne du pouvoir gouvernemental, de la constitution, ou encore de la théorie des Stânde, c'est-à-dire de la représentation par états, partout l'identité hégélienne exprime un « dualisme irrésolu », ; elle est une simple  « accommodation entre l'État politique et l'État non-politique », une transaction ou un compromis entre des éléments hétérogènes, dont l'identité est celle « de deux années ennemies ». A cet égard, le lieu qui, dans la Philosophie du Droit, est celui où se révèle le plus clairement l'illusion qui en est le fond, est sans doute celui que Hegel lui-même désigne comme le lieu de la médiation, autrement dit la théorie des « états » dont le développement, dit Marx, « rassemble toutes les contradictions de la présentation hégélienne » parce que viennent s'y rejoindre « toutes les contradictions des organisations étatiques modernes ».

    Hegel, qui part de la présupposition de la séparation de la société et de l'État, entend faire de l'élément des états le milieu où cette séparation serait surmontée ; mais, pour cela, il lui faut confondre deux sens du terme Stand : le sens moderne, lié à la séparation du social et du politique, et le sens féodal ou médiéval lié, quant à lui, à leur identité immédiate. Autrement dit, il lui faut « interpréter une ancienne vision du monde dans le sens d'une nouvelle », vouloir « le système médiéval des états, mais dans le sens moderne du pouvoir législatif, et le pouvoir législatif moderne, mais dans le corps médiéval des états ». Le prétendu dépassement hégélien n'est donc rien d'autre qu'une régression, un retour à l'arriération allemande dont Hegel n'est jamais aussi proche que lorsqu'il entreprend de s'en libérer ; ce dont témoigne d'ailleurs clairement l'importance démesurée qu'il attache à des institutions aussi archaïques que la chambre des pairs ou le majorat.

    On le voit, pour Marx, Hegel est « l'interprète de l'État moderne » ; il est l'expression de cette illusion typiquement moderne qu'est la confusion entre émancipation humaine et émancipation politique ; aussi doit-on voir en lui, comme le dira l'Introduction à la critique de la Philosophie du Droit hégélienne, le pendant allemand, sur le plan théorique, du progrès que constitue, sur le plan pratique, l'État issu de la révolution française. Mais en même temps, le « progressisme » hégélien reste solidaire d'un archaïsme fondamental : dès qu'elle tente d'aller au-delà de la modernité, la pensée hégélienne ne peut que régresser en deçà de cette même modernité ; elle ne peut qu'être « inconséquente » à l'égard de « sa propre manière de voir » en révélant ainsi sa dépendance vis-à-vis d'une réalité allemande dont elle se croit, à tort, totalement libérée." (pp.37-39)

    "La praxis révolutionnaire et la critique qui en est « l'arme intellectuelle » ont pour but de réaliser ce que la philosophie s'est bomée à penser, c'est-à-dire de travailler à la réalisation d'un monde où toutes les figures, sacrées ou non-sacrées, de ce que Marx nomme « l'auto-aliénation » (Selbstentfremdung) auraient cessé d'exister ; mais c'est dire en même temps que ce monde, précisément parce qu'il serait un monde de la non-aliénation, serait aussi un monde qui n'aurait plus besoin de philosophie, pas plus qu'il n'aurait besoin de religion." (p.43)

    "A l'homme concret, à la conscience de soi de l'homme, Hegel a substitué l'homme abstrait, l'homme de la conscience de soi. Or, quelle est la conséquence de cette inversion ? Elle entraîne une confusion fondamentale, dont Marx croit pouvoir discerner la trace dans le dernier chapitre de la Phénoménologie. Dans le début de ce texte, qu'il recopie intégralement, apparaît clairement, explique Marx, que chez Hegel « la suppression de l'objectivité sous la détermination de l'aliénation [...] qui doit aller de l'étrangeté [...] indifférente jusqu'à l'aliénation effectivement hostile, a pour Hegel, en même temps, ou même principalement, la signification de supprimer l'objectivité, parce que ce n'est pas le caractère déterminé de l'objet, mais son caractère objectif qui, pour la conscience de soi, est le choquant [...] et l'aliénation ». Autrement dit, Hegel a confondu deux problèmes : celui de la suppression d'une objectivité étrangère et aliénée, et celui de la suppression de l'objectivité tout court.

    D'où un dernier point : cette confusion conduit à un dépassement, qui est bien un dépassement de l'aliénation, mais seulement un dépassement pensé, une réconciliation de l'homme avec lui-même, mais qui a pour lieu et pour seul lieu la pensée ou le savoir dont Hegel peut ainsi proclamer l'absoluité. Par là, il confirme simplement que sa pensée, loin de surmonter l'aliénation du monde effectif, en est au contraire l'expression : en absolutisant le savoir, Hegel ne fait que transformer en un « processus divin » ce qui reste un processus humain, même si ce dernier, qui a cessé de renvoyer à un objet transcendant, apparaît comme « le processus divin de l'homme ».

    Autrement dit, il fait de l'homme réel et de ses figures de simples prédicats de l'Esprit absolu, c'est-à-dire du « sujet-objet mystique » qui est le seul véritable sujet. Ou, si l'on préfère, loin de produire la science de l'aliénation réelle, il lui substitue le point de vue mystifié et mystifiant d'une Phénoménologie où l'aliénation effective de l'essence humaine devient une simple manifestation de l'aliénation de la conscience de soi.

    Dans ces conditions, ajoute Marx, malgré son aspect « négatif et critique », la Phénoménologie contient déjà, « à l'état latent », « le positivisme non critique et l'idéalisme pareillement non critique de l'œuvre ultérieure de Hegel." (pp.44-45)

    "Sans doute la Phénoménologie adopte-t-elle un point de vue aliéné, mais elle a su, dit Marx, appréhender « la production de l'homme par lui-même comme un processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de l'aliénation ». En ce sens, elle est bien « l'expression du mouvement de l'histoire » ; et elle en a saisi le principe, en saisissant « l'essence du travail », c'est-à-dire en concevant « l'homme objectif, vrai parce qu'effectif, comme le résultat de son propre travail ». Aussi doit-on reconnaître que Hegel est réellement parvenu, dans l'exposé qu'il consacre à certaines figures - par exemple la « conscience malheureuse », la « conscience honnête », « la lutte de la conscience noble et de la conscience vile » à excéder les limites de son propre discours spéculatif : dans ces textes, il a « préparé et élaboré », de manière cachée, tous les éléments de la critique en fournissant tout ce qui est requis pour « la critique de sphères entières telles que la religion, l'État, la vie civile-bourgeoise, etc. »." (p.48)

    "En passant d'une critique philosophique de la politique hégélienne à une critique de la philosophie elle-même, qui s'en sépare sans pour autant rompre définitivement avec elle, le Marx des Manuscrits de 1844 maintient une sorte de lien distendu à la pensée hégélienne, où le rejet de l'illusion spéculative va de pair avec la volonté d'en conserver et d'en repenser la dimension authentiquement critique. Si tel est le cas, que faut-il penser de la persistance d'un tel lien ? S'agit-il d'un simple résidu, qui relèverait de ce que Marx s'apprête à nommer « idéologie » ? Ou s'agit-il plutôt de ce qui demeure la seule véritable justification du discours qu'il va bientôt élaborer, et qu'il semble ici rechercher, confusément, à travers l'ambivalence de son rapport à Hegel ?" (pp.49-50)
    -Jean-Michel Buée, "Les critiques de Hegel entre 1843 et 1845", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.

    "On ne trouve pas un mot d'Économie politique dans les textes de Feuerbach auxquels Marx se réfère. La stature de fondateur de la critique de l'Économie politique qui est reconnue à Feuerbach doit dès lors se comprendre à partir de l'usage qui est fait de ses textes, en particulier dans le troisième manuscrit. Mais cet usage est lui-même tributaire de la lecture par Marx de trois opuscules de Moses Hess. Deux d'entre eux, rédigés fin 1842-début 1843 et publiés par Hess dans les 21 feuilles en juillet 1843, sont signalés par Marx : Socialisme et communisme et Philosophie de l'action. Mais il est aujourd'hui établi que Marx a aussi eu accès à un texte rédigé au début de l'année 1844 et qui ne fut publié qu'au cours de l'été 1845 : L'Essence de l'argent. La lecture de ce dernier texte suggère qu'un filtre hessien (comme instrument de sélection, mais aussi de recoloration) s'est intercalé entre Marx et Feuerbach, que Marx est revenu à Feuerbach à partir de Hess. Le Feuerbach des Manuscrits de 1844 n'est-il alors que celui qui est lu par Hess, ou bien Marx travaille-t-il à son tour cette lecture pour la prolonger, la transformer, la radicaliser ?

    L'Essence de l'argent, qui construit le concept d'aliénation réactivé par Marx dans les Manuscrits de 1844, présente l'aliénation à partir de l'inaliénable, qui joue le rôle de fondement d'une critique morale de l'aliénation. En effet, si « la vie est échange d'activité vitale productrice », ce qui constitue pour chaque vivant le milieu de ses échanges avec les autres vivants, à savoir son corps, est un « moyen d'existence inaliénable ». A partir du corps, Hess procède à une extension du domaine de l'inaliénable, qui va permettre a contrario de définir l'aliénation comme aliénation de fait de ce qui en droit (ou moralement) est inaliénable. Le § 5 décrit un retournement, caractéristique de l'aliénation telle que Hess la comprend à partir de Feuerbach : « l'individu élevé au rang de fin, le genre ravalé au rang de moyen, c'est là le renversement de la vie humaine en général ». En effet, dans la vie « naturelle », l'individu est sans cesse sacrifié au genre - tout le contraire de ce qui intervient dans l'état d'égoïsme, où c'est le genre qui est sacrifié à l'individu abstrait et à ses besoins. Le christianisme, dont l'analyse par Feuerbach est censée fournir le schème de l'aliénation, apparaît alors comme ce qui vient théoriser une pratique sociale, puisque pour la théologie chrétienne, « dans le ciel, l'essence du genre, Dieu, vit en dehors des individus, et ces derniers, loin d'être le moyen par lequel Dieu agit et par lequel l'essence du genre vit, ne vivent à l'inverse que par l'intermédiaire de Dieu ». Dès lors, le christianisme peut être désigné comme « la théorie, la logique de l'égoïsme » puisqu'en lui, les individus, sur un mode sublimé, se servent du genre pour satisfaire leurs fins égoïstes. Hess suggère ainsi qu'il y a un primat de la pratique (marchande) sur la théorie (chrétienne) et que la seconde ne fait que traduire ou exprimer la première." (pp.53-54)

    "C'est dans la lignée de ces remarques que s'inscrit la tentative des Manuscrits de 1844 d'expliquer l'idée religieuse de création à partir de l'aliénation pratique : « la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait que la nature et l'homme existent par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu'il contredit toutes les évidences de la vie pratique ». En effet, dans la vie pratique, la conscience populaire fait l'expérience qu'elle doit son existence à autrui : « un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son propre maître que lorsqu'il n'est redevable qu'à lui-même de sa propre existence. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant ».

    On a ici un premier exemple de la manière dont procède Marx à partir de la lecture de Feuerbach que lui lègue Hess. En radicalisant le rapport d'expression que suggère le parallélisme strict entre monde chrétien et monde marchand chez Hess, Marx relit ainsi Feuerbach :

    « Pour l'homme socialiste, ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que la production de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme. Il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance par lui-même ainsi que du processus de sa naissance. L'essentialité de l'homme et de la nature est devenue évidente, car l'homme humanisé en tant que présence concrète de la nature et la nature humanisée en tant que présence concrète de l'homme sont devenus des faits pratiquement, matériellement, perceptibles. Dès lors, il est pratiquement impossible de se demander s'il existe un être étranger au-dessus de la nature et de l'homme. En effet, une telle question impliquerait l'inessentialité de la nature et de l'homme. L'athéisme, dans la mesure où il nie cette inessentialité, n'a plus de sens, car l'athéisme est une négation de Dieu et, par cette négation, il pose l'existence de l'homme. Mais le socialisme en tant que tel n'a plus besoin d'une telle médiation. Il part de la conscience théoriquement et pratiquement sensible de l'homme et de la nature comme essence. Il est la conscience de soi positive de l'homme, non médiatisée par la suppression de la religion. »

    Cette déclaration, qui prend acte du primat de l'aliénation pratique sur son expression théorique, est aussi pour Marx une manière de réaffirmer le dépassement de l'athéisme feuerbachien." (pp.54-55)

    "C'est seulement parce que [Hess] a transposé le schéma de l'aliénation sur le terrain de la vie sociale que Feuerbach peut apparaître comme celui qui a fourni le fondement d'une critique de l'Economie politique. Mais les Manuscrits, loin de simplement recevoir la lecture hessienne de Feuerbach, tentent de l'approfondir. Le statut de la pauvreté, de la richesse et de l'avoir en est le meilleur exemple.

    Chez Hess, auquel Marx renvoie pour « la catégorie de l'avoir », la description du processus d'abstraction permettait, dès la Philosophie de l'action, de rendre compte de l'égoïsme, en ce sens que « la soif d'être, la soif de subsister comme individualité déterminée, comme moi limité, comme essence finie [...] mène à la soif d'avoir ». Or dans les premiers chapitres de L'Essence du christianisme, Marx a pu lire que Dieu était riche des déterminations dont l'humanité s'était dépouillée, que la divinité était d'autant plus riche que l'humanité était pauvre : « pour enrichir Dieu, l'homme doit se faire pauvre ; pour que Dieu soit tout, l'homme doit n'être rien ». Marx prolonge alors la lecture hessienne de Feuerbach : d'une part, le processus d'abstraction dont découle la construction du Dieu chrétien se fait au détriment du substrat dont il est abstrait ; d'autre part, la pauvreté est d'abord une pauvreté essentielle, un déficit d'être, avant d'être de l'ordre de l'avoir. En témoigne ce passage des Manuscrits de 1844 consacré au socialisme :

    « On voit comment l'homme riche et le besoin humain riche prennent la place de la richesse et de la misère de l'Économie politique. L'homme riche est en même temps celui qui a besoin d'une totalité de manifestations de la vie humaine, l'homme chez qui sa propre réalisation est une nécessité intérieure, un besoin. Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent également -sous le socialisme- une signification humaine et par conséquent sociale. La pauvreté est le lien passif qui fait ressentir aux hommes le besoin de la richesse la plus grande : l'autre homme. La domination de l'être objectif en moi, le jaillissement sensible de mon activité essentielle est la passion qui devient par là l'activité de mon être »." (p.57)

    "S'il est bien question, chez Feuerbach, d'une lecture du genre humain en termes de communauté, c'est bien Hess qui, dans L'Essence de l'argent, fait subir une inflexion décisive à la conception feuerbachienne du genre, en considérant que cette essence relève de relations pratiques d'échanges. Si l'essence humaine est bien présente dans la communauté, celle-ci ne se limite plus désormais à la relation intersubjective entre un Je et un Tu, mais est désormais interprétée comme « coopération » (qui traduit sans doute mieux l'allemand Zusammenwirken que la « réalisation commune » de la traduction française existante), ce qui signifie qu'elle n'est plus seulement communauté intersubjective, soudée par l'amour, mais communauté pratique, articulée par des activités, notamment de production, conformément à la traduction de la philosophie de l'action dans les termes d'une philosophie de l'activité générique à laquelle procède Hess dans ce texte. Et dans le cadre de l'ontologie de l'activité vitale qu'esquisse L'Essence de l'argent, Hess interprète les rapports interhumains dans les termes d'un « commerce » (Verkehr) qui définit « l'essence réelle des individus, leur richesse réelle ». Pour activer puis développer leurs forces, les individus doivent procéder à l'échange réciproque de « leur activité vitale dans le commerce avec ceux qui appartiennent à la même communauté, autrement dit avec les membres du même corps ». Pour concevoir le genre dans les Manuscrits de 1844, c'est donc à nouveau un « Feuerbach hessianisé » qui est mis à contribution." (p.61)

    "La dialectisation de l'homme feuerbachien que permet la relecture de la Phénoménologie de l'esprit ne réside pas en l'espèce dans la légitimité historique conférée à l'aliénation laborieuse : l'illusion religieuse avait elle aussi sa légitimité chez Feuerbach, en tant qu'étape de nécessaire objectivation de l'essence humaine, préalable à sa réappropriation. Fût-ce à l'intérieur de l'aliénation, Hegel a compris « que le travail est l'acte d'auto-engendrement de l'homme, que le rapport à soi-même comme à un être étranger et l'affirmation de soi en tant qu'être étranger sont la conscience générique et la vie générique en devenir ». C'est pourquoi Marx peut affirmer que « Hegel se situe du point de vue de l'Économie politique moderne. Il appréhende le travail commun comme l'essence, comme l'essence avérée de l'homme ; il voit seulement le côté positif du travail non son côté négatif ». On tient là une raison supplémentaire pour soutenir que Feuerbach a posé les fondements de la critique de l'Économie politique : dès lors qu'on a détecté chez Hegel le point de vue de l'Économie politique moderne, dès lors par ailleurs qu'on a reconnu chez Feuerbach la seule critique consistante de Hegel, il est possible de fonder une critique de l'Économie politique sur Feuerbach.
    Or l'aliénation du travail n'est pas un mode d'existence particulier de l'aliénation, mais sa forme primitive. Les lignes qui suivent, tout en prétendant étendre, déplacer et radicaliser la problématique feuerbachienne de l'aliénation, contiennent une critique implicite de Feuerbach :

    « Se mouvant à l'intérieur de l'aliénation, on réduisait la réalité des forces essentielles de l'homme et son activité générique à l'existence universelle de l'homme, la religion ou l'histoire dans son essence abstraite universelle : la politique, l'art, la littérature, etc. On peut considérer l'industrie matérielle courante comme une partie du mouvement général, de même que l'on peut considérer ce mouvement lui-même comme un aspect particulier de l'industrie, puisque toute activité humaine a été jusqu'ici travail, donc industrie, activité aliénée à elle-même. Nous avons devant nous, sous la forme d'objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de l'aliénation, les forces essentielles de l'homme objectivées ».

    Ce passage, qui vise des jeunes hégéliens comme Bruno Bauer, n'épargne pas Feuerbach en tant que celui-ci a méconnu la dimension du travail, et il permet ainsi de différencier l'humanisme feuerbachien de celui des Manuscrits de 1844. Si le devenir du genre passe par une humanisation de la nature à travers le travail, lequel est un déploiement de l'essence humaine, alors l'humanisme finit par coïncider avec une forme de naturalisme, mais il est bien différent de celui qu'on trouve chez Feuerbach. Comme le relève Marx, « si [...] on conçoit l'industrie comme la révélation exotérique des forces essentielles de l'homme, on comprend également l'essence humaine de la nature ou l'essence naturelle de l'homme »."
    -Jean-Christophe Angaut, "Un Marx feuerbachien ?", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.

    « Le socialisme ne se rapporte quant à son fond qu'à l'organisation du travail alors que le communisme embrasse la totalité de la vie sociale et tend en elle à une réforme radicale, à la suppression de la propriété privée et donc de toute domination. » -Moses Hess, « Socialisme et communisme ».

    « Marx trouvait à Paris, où il séjourna jusqu'à son expulsion, en février 1845, et qui joua pour lui un rôle analogue à celui de Londres pour Engels, trois éléments qui constituaient un puissant stimulant pour sa pensée : un développement économique beaucoup plus avancé qu'en Allemagne (...), un prolétariat déjà plus nombreux, ayant, en même temps qu'une forte tradition révolutionnaire, une nette conscience de ses intérêts de classe et, enfin, l'expérience d'une grande révolution sociale, la Révolution de 1789, achevée par la Révolution de 1830. » -A. Comu, Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur œuvre, t. III : Marx à Paris, PUF, Paris, 1962, p. 3.

    « Ce que fait le jeune Marx, c'est récapituler et unifier les deux stratégies (d'ailleurs non incompatibles) par lesquelles s'était exprimé jusque là le paradigme de l'aliénation : l'aliénation comme séparation/souffrance vécue (Hôlderlin, le jeune Hegel) et l'aliénation comme projection/appauvrissement de soi (le Hegel de la maturité, Feuerbach) »
    -Stéphane Haber, L'Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, PUF, Paris, 2007, page 57.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844 Empty Re: Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 1 Oct - 13:26


    "Marx explique en 1844 qu'il faut historiquement s'attendre à ce que se produise une première négation de la propriété privée, mais que cette suppression ne sera pas la bonne, justement parce qu'elle sera première, c'est-à-dire immédiate, abstraite et, en définitive elle-même encore négative. En d'autres termes, la première négation de la négation, la première suppression de la propriété privée et donc la première émancipation ne peuvent qu'être à leur tour négatives, elles ne peuvent être immédiatement positives et affirmatives. Cette première négation est un moment inévitable et nécessaire, c'est un moment que Marx pense être imminent en 1844 et qu'il n'imagine pas pouvoir être autre chose qu'une catastrophe : c'est ce qu'il appelle le communisme « brut » ou « grossier ». Cette première négation de la négation, elle-même encore négative, est une phase historique essentiellement violente, destructrice et abrutissante. C'est la phase de destruction de la propriété privée qui échoue à la nier réellement." (p.71)

    "En supprimant la propriété privée de façon immédiate, on supprime en même temps ce qui en est inséparable, à savoir l'individualité humaine, abolie au profit de la communauté comme propriétaire unique." (p.72)

    "C'est pourquoi Marx peut dire de ce communisme niveleur, réducteur de l'individualité, négateur de la culture -ressemblant fort en définitive aux formes de ce qu'on a appelé [...] La négation brutale de l'individualité qui permet de saisir l'émancipation comme n'étant pas autre chose que l'exigence même de réalisation, d'accomplissement et d'épanouissement de l'individualité." (pp.72-73)

    "Ce que le communisme brut porte à son comble en tant que caractère négatif de la propriété privée, c'est l'identification de la propriété privée à une logique de la possession ou de l'avoir - logique qu'il accomplit en attribuant toute possession à la seule communauté comme unique propriétaire privé. Mais le fait de mener à son terme la logique possessive de la propriété privée en tant qu'elle en constitue le côté négatif est aussi ce qui permet d'affirmer que le positif de la propriété privée tombe du côté de l'être, par opposition à l'avoir. Le positif de la propriété privée, que Marx reconnaît en parlant de « la nécessité historique de la propriété privée », ce n'est pas que l'homme possède ses objets, qu'il les ait, mais qu'il les soit, que ses objets (ceux dont il a besoin et ceux qu'il produit) ne soient pas autre chose que l'être même de l'homme rendu objectif et exprimé par lui-même." (p.73)

    "Toute la difficulté est de comprendre comment une appropriation [...] peut ne pas être ni signifier une possession [...] comment une appropriation peut fonctionner en dehors du régime de l'avoir." (p.73)

    "Alors que le travailleur devrait pouvoir expérimenter son activité de production comme une activité d'objectivation de soi, de réalisation de soi et d'expression de sa vie propre (Lebensâusserung), la propriété privée est la manifestation même du fait que l'activité de production est devenue l'activité par laquelle la Vergegenstândlichung (l'objectivation) se renverse en Entgegenstàndlichung (en désobjectivation), la Verwirklichung (la réalisation) en Entwirklichung (en déréalisation) et l'Âusserung (l'expression) en Entâusserung (en perte de l'expression).

    L'exigence dont la propriété privée est positivement porteuse, ce n'est donc pas l'exigence de la possession, c'est l'exigence que les hommes se réalisent, s'objectivent et s'expriment dans les objets qu'ils produisent, dans les œuvres qu'ils engendrent. Telle est donc l'essence positive de la propriété privée que le second communisme a pour charge de réaliser, après que le premier communisme a conduit à son terme la réalisation de l'essence négative, c'est-à-dire possessive de la propriété privée : c'est l'exigence que les hommes puissent être effectivement et en acte présents à eux-mêmes et les uns aux autres dans leurs propres œuvres, qu'il s'agisse des objets manufacturés ou des œuvres de l'esprit, qu'il s'agisse d'une valeur d'usage, d'un outil, d'un objet d'art ou d'une œuvre de la pensée.

    La suppression de la propriété privée et la sortie de l'aliénation impliquent donc bien pour Marx une réappropriation, mais une réappropriation qui échappe à la logique de la possession -ce qui ne peut avoir lieu qu'après que la logique négative de la possession aura été menée à son terme par le communisme brut. La réappropriation positive n'est pas l'appropriation des objets et des moyens de les produire, fut-elle collective : c'est la réappropriation de soi dans l'objet, c'est la réappropriation par les hommes de leur propre être au sein de la réalité objective qu'ils sont historiquement et socialement engendrée, dans laquelle ils ont exprimé leur être." (p.75)

    "Marx reprend ici complètement à son compte une critique de la propriété comme possession d'une chose, au profit d'une conception alternative de la propriété comme jouissance de l'expression active de soi." (p.76)

    "L'attachement à la propriété matérielle provient de l'impuissance à « considérer l'activité comme but se suffisant à lui-même » et du fait que l'on a « constamment saisi la jouissance comme étant coupée de l'activité ». L'attachement à la propriété est ainsi le fait de celui qui, « de sa vie, de son activité, ne retient que l'apparence, le reflet, comme si ce reflet était sa vraie vie, sa propriété réelle, sa véritable action ». Le propriétaire prend pour réel ce qui ne l'est pas et qui n'a d'existence que comme dépôt apparaissant de son activité, cette dernière étant seule effectivement réelle. Incapable de jouir de son activité et de l'expression de son activité propre dans le présent de son autodéploiement, il n'en peut jouir qu'au passé, après coup et seulement post actum dans les résultats de cette activité. Ce qui nous donne ce sujet qui, « pour parvenir à la jouissance de soi, de sa vie, de son activité, doit retenir l'objet séparé de lui comme sa propriété ». Ce sujet, parce qu'il a placé son essence dans l'être et non dans son propre acte, doit a tout prix conserver et s'approprier l'être produit, au risque, sinon, de se perdre lui-même.

    La propriété, au sens positif du terme - que Hess définit comme « l'être-pour-soi de l'esprit » -, ne réside nulle part ailleurs que dans l'activité même de l'esprit ou du Moi : mais, explique Hess, « la propriété cesse d'être ce qu'elle doit être pour l'esprit, à savoir son être pour soi, si, dans la création, ce n'est pas l'action, mais le résultat, la créature, qui est saisi et fixé à toute force comme être-pour-soi de l'esprit ». (p.76)

    "Les conditions du travail sont donc telles qu'elles empêchent l'individu de vivre et d'expérimenter son travail comme l'expression de son activité propre, qu'elles l'empêchent de jouir du travail comme du déploiement et de l'affirmation de son auto-activité. Du coup, la jouissance étant impossible dans l'activité elle-même, elle ne peut plus être recherchée que du côté des produits de cette activité : faute de pouvoir « appréhender le travail comme son action libre », l'individu « le saisit au contraire comme altérité matérielle » et il cherche dans cette altérité matérielle, c'est-à-dire dans la chose produite, la confirmation de ce qu'il se représente illusoirement comme son être propre. L'individu qui veut jouir de soi dans l'être et qui veut garantir son être propre par la possession des choses, c'est pour Hess l'individu aliéné, c'est-à-dire privé de la jouissance de soi dans son activité. Cet individu aliéné est animé d'une « soif d'être » et « c'est justement la soif d'être, la soif de subsister comme individualité déterminée, comme Moi limité, comme essence finie, qui mène à la soif d'avoir »." (p.78)

    "Si l'on met de côté les Considérations sur la Révolution française dans lesquelles Fichte reprenait à son compte l'essentiel de la théorie lockéenne selon laquelle le travail fonde et légitime la propriété, Fichte a élaboré à partir du Fondement du droit naturel, puis dans L'État commercial fermé une nouvelle théorie de la propriété qu'il a maintenue ensuite sans changement jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à ses Doctrine du droit de 1812 et Doctrine de l'État de 1813. « Dans le contrat de propriété, une partie déterminée du monde sensible est attribuée en propre, de façon exclusive, à chaque individu, comme sphère de son action. » Cette partie du monde sensible qui est attribuée en propre à chaque individu contient un certain nombre d'objets, notamment la matière du travail et les instruments du travail ; mais il faut aussitôt ajouter que ces objets ne sont pas en tant que tels attribués à l'individu, et qu'ils ne le lui sont que eu égard à l'activité à laquelle le droit lui est reconnu de se livrer. En d'autres termes, le droit de propriété porte sur une certaine activité et non pas sur des choses : ce qui est reconnu à l'individu, c'est un droit à être actif par lui-même dans une sphère déterminée, c'est-à-dire une sphère délimitée, d'activité, c'est donc un droit au travail. Fichte écrit ainsi dans le Fondement du droit naturel :

    « C'est une sphère pour sa liberté qui lui est attribuée en propre, et rien de plus. (...) Aussi loin, par conséquent, que s'étend la liberté qui lui est reconnue, aussi loin, mais pas davantage, s'étend son droit de propriété sur les objets. Il les reçoit exclusivement en vue d'un certain usage ; et c'est seulement de cet usage des dits objets et de tout ce qui nuit à cet usage, qu'il a le droit d'exclure qui que ce soit. C'est une activité déterminée qui constitue l'objet du contrat de propriété. »

    On voit clairement que ce qui est essentiel aux yeux de Fichte, c'est la question de ce qu'on peut bien appeler « la propriété des moyens de production ». Les moyens de production, c'est l'ensemble des choses qui sont attribuées à chacun en vue de lui permettre de déployer par lui-même, dans la sphère qui est la sienne, l'activité qui lui est reconnue comme propre. Mais il est clair que l'individu ne devient pas pour autant propriétaire de cet ensemble de choses qui constitue les « moyens de production » : ces moyens sont mis à sa disposition par la société en vue du déploiement de sa libre activité dans la sphère qui est reconnue comme sienne, de sorte que la propriété de ces mêmes moyens de production ne peut être qu'une propriété elle-même sociale.

    La propriété est donc l'expression d'un droit à l'activité, et non d'un droit sur les choses. Fichte le redit tel quel dans L'État commercial fermé :

    « J'ai décrit, note Fichte dès le premier chapitre, le droit de propriété en tant que droit exclusif à des actions, nullement à des choses ; (...) un droit de propriété sur l'objet de l'action libre ne fait que découler du droit exclusif à l'action libre ». C'est donc bien d'un renversement complet de la conception de la propriété qu'il s'agit : alors que la conception traditionnelle, et par exemple encore kantienne, en fait d'abord un droit sur des choses d'où découle ensuite un droit à certaines actions sur et avec ses choses, Fichte fait au contraire de la propriété d'abord un droit à certaines actions déterminées, le droit sur les choses n'étant ensuite qu'une conséquence impliquée par ce droit fondamental à des actions. Aussi Fichte peut-il écrire que, « à [son] sens, l'erreur fondamentale de toutes les théories de la propriété opposées à la [sienne], la source première dont découlent toutes les assertions fausses, (...) c'est de poser la propriété première et originaire dans la possession exclusive d'une chose ». Et Fichte montre aussitôt après que les conséquences de cette conception de la propriété comme possession d'une chose, ce sont inévitablement les plus profondes inégalités sociales et politiques. Etant donné, explique-t-il ainsi, que, « entre toutes choses, les terres, le sol sont celles susceptibles d'être appropriées avec le plus d'évidence, excluant le plus sévèrement toute immixtion », il est alors inévitable que « la classe des grands propriétaires terriens ou alors la noblesse [soient] les uniques véritables propriétaires et les uniques citoyens formant l'État, les autres n'étant que simples accessoires, contraints d'acheter leur reconnaissance à n'importe quel prix, pourvu qu'il convienne aux premiers ». Fichte ne peut pas dire plus clairement qu'ici que la conception alternative de la propriété qu'il promeut a pour fin ultime d'empêcher une telle appropriation de la puissance sociale immédiatement traduite en monopole du pouvoir politique.

    La conception fichtéenne de la propriété se veut garante de l'égalité des droits et l'instrument de la promotion d'une véritable démocratie sociale. Mais quelle est cette conception alternative de la propriété ?

    « En opposition à cette théorie, écrit Fichte, la mienne situe la propriété première et originelle, fondement de toutes les autres, dans un droit exclusif à une activité libre déterminée ».

    Contre tout reproche d'abstraction qu'on pourrait faire à ce droit à une activité libre, Fichte précise aussitôt que cette activité n'est évidemment pas sans objet : ce droit à une activité libre déterminée est en même temps un droit à faire usage de tel ou tel instrument de travail et de production, un droit à modifier et transformer telle ou telle matière, mais ce n'est en aucun cas un droit direct de propriété sur cet instrument de travail ou sur cette matière du travail. Le droit exclusif à une activité libre est donc aussi un droit d'utiliser tel moyen indispensable au déploiement de cette activité, de sorte que le droit de propriété se laisse préciser comme un « droit d'entreprendre exclusivement une action déterminée sur un certain objet, et d'exclure tous les autres humains de la même utilisation d'un même objet » -où il est clair que je n'ai le droit d'exclure les autres non pas de la propriété de l'objet, mais seulement de son utilisation, et que ce droit d'exclure est provisoire et ne vaut qu'aussi longtemps que l'objet en question est un moyen de l'activité à laquelle j'ai droit ; de sorte que, lorsqu'il cesse de l'être, cet objet retourne au pot commun, il redevient social, jusqu'à ce qu'il soit attribué à un autre dont l'activité propre et reconnue en droit exigera l'utilisation de ce même objet.

    Mais qu'est-ce qui fonde en définitive l'idée fichtéenne selon laquelle la propriété est un droit à une activité libre et exclusive et non pas un droit à la possession exclusive d'une chose ? Pour le comprendre, il faut revenir au conflit spécifique auquel l'institution d'un droit de propriété entend mettre un terme. C'est alors qu'on s'aperçoit que le conflit entre propriétaires et non-propriétaires n'est pas premier et qu'il n'existe qu'à titre de conséquence d'un conflit primordial et plus originaire. Fichte pose ainsi la question fondamentale de savoir « de quelle façon plusieurs hommes (...) entrent en conflit et quel est proprement le lieu de ce conflit ». Et il répond que, « manifestement, les hommes n'entrent en conflit que par l'extériorisation active de leur force ». En d'autres termes, le conflit originel entre les hommes ne s'articule pas autour des choses : les hommes n'entrent en conflit que parce qu'ils sont des êtres actifs et agissants, dotés de forces naturelles qu'ils cherchent à extérioriser, c'est-à-dire à exprimer. Le motif originel du conflit entre les hommes, ce n'est pas l'être de la chose possédée, c'est l'acte de l'individu s'exprimant.

    Il n'y a donc conflit entre les propriétaires et les non-propriétaires que parce que les possessions exclusives des premiers ont pour conséquence de priver les seconds du droit qui est le leur d'exprimer leurs forces naturelles et essentielles. L'accumulation des choses entre les mains des propriétaires a pour conséquence, certes, de priver les non-propriétaires des mêmes choses, mais surtout et d'abord de les priver de la possibilité même d'exprimer leur être par le déploiement d'une activité propre. Mettre un terme au conflit des propriétaires et des non-propriétaires, ce ne sera donc pas soustraire aux premiers ce qu'ils ont en trop pour l'attribuer aux seconds -ce qui reviendrait à rester dans la logique de la possession des choses-, c'est bien plutôt sortir de cette logique grâce à l'attribution et à la reconnaissance à chacun d'un droit à l'expression de soi dans une sphère déterminée d'activité libre, et c'est donc individualiser l'activité, comme activité reconnue et garantie de l'expression de soi par soi, pour mieux socialiser les moyens de cette expression active de soi-même, et donc de socialiser les choses grâces auxquelles cette activité expressive s'accomplit.

    Où l'on voit que la modification profonde que Fichte fait subir à la conception de la propriété, c'est de l'extraire du régime de l'avoir possessif des choses, pour la faire entrer dans le régime radicalement autre de l'expression active de l'être. Que ce point, une fois acquis ait été maintenu par Fichte jusqu'à la fin, une citation de la Doctrine de l'Etat suffit à l'attester : « que soit requise une propriété pour chacun, écrit Fichte, c'est-à-dire une sphère exclusive de son agir libre dans le monde sensible, ceci aussi est bien clair, de même que l'on doit partager de façon égale, c'est-à-dire faire en sorte qu'il revienne à chacun pour son travail autant de repos et de jouissance et, en définitive, autant de liberté et de loisir ». On trouve là confirmation de ce que le droit de propriété porte non sur des choses, mais sur une sphère d'activité libre dans le monde sensible, conception elle-même encore confortée par ce que Fichte y dit de la nécessité d'un partage égal : significativement, ce ne sont pas des choses, par exemple les produits ou les bénéfices de l'activité, qui doivent faire l'objet de cet égal partage, mais encore quelque chose qui relève de l'activité elle-même, à savoir le « repos » et la « jouissance », la « liberté » et le « loisir ». Il s'agit que chacun, grâce au déploiement de son activité propre dans la sphère d'action qui est la sienne, puisse avoir un égal accès à la jouissance, au repos, au loisir, et à la liberté.

    Ce ne sont pas des choses ni des biens matériels qu'il s'agit de répartir également, mais une libre disposition de son activité propre, cette libre et égale disposition de l'activité incluant non seulement un droit égal à la déployer dans le travail, mais aussi un droit égal à en jouir pour elle-même, et même, en outre, un droit égal à mettre son activité au repos et donc à jouir du loisir.

    Si la Doctrine de l'État confirme donc pour l'essentiel la doctrine de la propriété acquise dès Iéna, en revanche, elle lui donne un fondement ontologique dont on peut penser qu'il était sinon absent, du moins pas aussi explicite à l'époque de L'État commercial fermé. C'est que la Doctrine de l'État s'appuie sur l'idée désormais solidement établie selon laquelle le monde sensible ne peut pas être autre chose que ce qui est simplement requis pour l'institution en lui de ce qui doit être absolument, et donc ne peut pas être autre chose que le lieu de déploiement de l'activité libre et de ce qui doit être par l'acte de la liberté. « Le monde sensible donné se réduit par là, écrit Fichte, à la visibilité, à la représentabilité du monde supérieur, des créations de la liberté : avec toutes ces lois, le monde sensible n'est là qu'en vue de cela, il est la matière préexistante, la sphère sur laquelle la liberté projette ses créations ». On comprend alors que la conception de la propriété comme d'un droit portant sur des choses est directement dépendante de ce que Fichte appelle la « façon de voir non-philosophique ». Pour cette façon de voir, en effet, « ce qui est ultime est un être substantiel, (...) un être mort, fixe et subsistant ». La façon de voir non-philosophique est en effet toujours peu ou prou « doctrine de la chose, doctrine de l'être, doctrine du monde » et c'est ce que révèle tout particulièrement la conception de la propriété véhiculée par la façon de voir non-philosophique lorsqu'elle rapporte la propriété à la possession de choses matérielles, mortes et fixes. Quant à elle, la façon de voir philosophique est celle qui s'arrache à « l'absorption », à « l'emprisonnement », à « l'empêtrement » dans l'être et qui « s'élève, en flottant librement au dessus de lui, à une conscience de cet empêtrement même ». Pour la façon de voir philosophique, en effet, « il n'y a nullement un tel être, mais seulement un être spirituel, c'est-à-dire un être libre, vivant, qui ne devient une image déterminée que par une limitation de la liberté et de la vie en lui » et, surtout, par lui.

    Ces deux façons de voir, la non-philosophique et la philosophique, nous dit Fichte, « se rapportent donc l'une à l'autre comme la mort pure à la vie pure ».. Là où il n'y a qu'activité d'autodétermination s'élançant constamment au-delà de ses propres déterminations, la façon non-philosophique de voir les choses veut au contraire absolument trouver un « être stable », et il est ainsi inévitable qu'elle conçoivent la propriété précisément comme un droit à un tel être stable, comme un droit à des étant stables ou comme un droit à la stabilité même de l'être. Quand on adopte en revanche la manière philosophique de concevoir les choses, il n'est pas possible de voir la propriété autrement que comme un droit non sur des choses, mais comme un droit sur des actions, c'est-à-dire non comme un droit à la stabilité de l'être, mais comme un droit à la libre expressivité de l'activité, et donc comme un droit de chacun à une certaine sphère sensible qui ne soit pas autre chose que le simple réceptacle au déploiement par soi-même d'une libre activité auto-expressive.

    Dans la première conception, ce qui est central et ce qui est considéré comme bien suprême, c'est la stabilité de l'être, la persévérance dans l'existence et le maintien de l'être en vie : cela nous donne une séquence qui part de l'être en vie considéré comme fin, qui passe à la propriété comme possession des moyens de maintenir la vie et la subsistance, et arrive à l'État comme à ce qui protège la possession de ces moyens et donc garantit la propriété. On obtient alors la division de l'humanité « en deux types fondamentaux : les propriétaires et les non-propriétaires », où les seconds n'ont d'autre perspective que leur propre soumission aux premiers et d'en devenir les fidèles serviteurs.

    Dans l'autre conception en revanche, le bien suprême n'est pas la vie et la persévérance dans l'être, mais la liberté, la vie n'étant alors plus qu'un moyen au service de la liberté : dans cette perspective, où l'on préférera mourir plutôt que de vivre non-libre, l'enjeu de la propriété n'est pas la possession des moyens de vivre et de subsister, mais la conquête d'une sphère en laquelle manifester et exprimer sa libre activité -celle-ci, la libre activité, n'étant elle-même pas autre chose que l'apparaître de « ce qui apparaît en toute vie et doit y apparaître, à savoir la tâche morale ». Au regard de cette tâche, la vie elle-même ne peut pas être une fin, mais seulement un moyen ; et, la tâche morale étant infinie, la vie elle-même ne peut qu'être infinie et éternelle : elle n'a donc pas à être conservée en tant que telle et il ne peut pas davantage être question d'accumuler les moyens, les biens, les possessions permettant de conserver une vie qui n'a pas à l'être. « La vie et sa conservation ne peuvent jamais être une fin, mais seulement un moyen », et, qui plus est, un moyen dont la préservation et la conservation ne doivent pas nous occuper pour la raison que la vie étant l'apparition d'une fin infinie (la tâche morale éternelle), elle ne peut elle-même qu'être « absolument immortelle ». Mais, si la vie ne vaut que comme moyen de l'apparaître de la tâche morale infinie, ce n'est pas n'importe quelle vie qui peut être une telle apparition : seule peut l'être une vie libre et il faut donc que « la vie soit libre, qu'elle se détermine de façon absolument autonome et à partir d'elle-même ». Il faut donc se tenir prêt au sacrifice de toute possession et de tout bien si ces biens ne peuvent être conservés qu'au prix d'une vie de non-liberté, et il faut être prêt à renoncer à la vie même plutôt que d'accepter une vie non-libre.

    L'État existant, dès lors qu'il est l'État au service des propriétaires et de la propriété, et non pas l'État au service de la liberté, cet État, comme dit Fichte, est « mort » pour moi « en tant qu'État, en tant que point de développement possible d'un règne du droit ». Cet État de la propriété et de la non-liberté ne me laisse pas d'autre possibilité que de lui déclarer la guerre et d'entrer en révolution : « mobilisation de toutes les forces, écrit Fichte, combat à la vie à la mort, pas de paix sans victoire complète, c'est-à-dire sans garantie totale contre toute atteinte à la liberté ; pas d'égards ni pour la vie, ni pour la propriété, nul calcul sur une paix future ».

    Voilà des accents révolutionnaires qui ne pouvaient pas laisser indifférente la génération, dont firent partie Hess et Marx, des démocrates radicaux des années 1830 et 1840. Mais ce sont des accents que l'on peut encore entendre aujourd'hui : « Rien n'est à eux, tout est à nous ! », tel a été le slogan de récents mouvements sociaux en France. A ce mot d'ordre, dont la radicalité révolutionnaire n'a rien à envier aux déclarations d'un Abbé Sieyès à la veille de l'ébranlement de 1789, nous pouvons donner un sens sur la base de la critique de la propriété possessive menée par la philosophie sociale entre Fichte et Marx.

    On se méprendrait complètement si l'on voyait là un appel à s'approprier collectivement les richesses possédées par quelques uns, au sens de mettre purement et simplement la main sur ces richesses et d'instituer un propriétaire collectif en lieu et place des propriétaires individuels. Il s'agit d'autre chose, et de bien davantage : il s'agit d'instaurer un usage commun des richesses, de rendre les biens à un usage commun -ce qui n'est pas la même chose qu'instituer une propriété collective. Alors que la propriété collective, comme l'on montré Hess et Marx, reste prise dans un rapport aux biens en tant que choses matériellement existantes, l'usage commun s'émancipe du rapport possessif aux choses et promeut la dimension expressive de l'activité : rendre les choses communes, cela veut dire faire d'elles le lieu commun du déploiement et de l'expression de soi d'une activité à chaque fois libre et singulière, cela veut dire socialiser les choses de telle manière que chacun, dans l'usage qu'il en fait, puisse y exprimer son être le plus propre dans et par l'activité à chaque fois singulière qu'il y déploie." (pp.80-88)
    -Franck Fischbach, " "Possession" versus "expression". Marx, Hess et Fichte", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844 Empty Re: Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 11 Oct - 10:11


    "Ce qui se joue dans les Manuscrits de 1844 est en partie une transformation radicale de la théorie classique de l'aliénation par l'intermédiaire d'une refonte du concept de propriété qui s'appuie sur une conjugaison instable d'éléments conceptuels empruntés à Hess lisant Feuerbach et qui conduit à réévaluer le sens de l'objectivation et de l'appropriation." (p.91)

    "Marx essaie de renverser l'ordre d'analyse de l'Économie politique en ne partant pas de la propriété privée comme d'un fait, mais en essayant de déduire la propriété privée du travail aliéné ; les différentes dimensions de l'aliénation sont au final réduites à l'aliénation de soi dans l'acte même de production. 1) La première dimension regarde le rapport du travail au produit du travail. L'objectivation du travail engendre un produit qui est étranger et indépendant du travailleur, de plus sa réalisation est pour le travailleur une déréalisation, au sens où il est privé du nécessaire pour vivre, privé de moyens de subsistance. Plus l'homme donne à l'objet moins il possède en propre. Le critère qui est important dans cette analyse de l'aliénation est que le produit du travail est une activité objectivée qui domine le travailleur en retour : ce dernier devient « l'esclave » de son propre produit. 2) Le second moment analyse l'aliénation dans l'acte de production lui-même (l'aliénation du produit du travail en est la simple conséquence). Dans le travail, l'homme ne déploie pas librement son activité, si bien que son travail est quelque chose d'extérieur pour lui, un travail contraint, forcé. L'affirmation de soi devient un sacrifice de soi. 3) Enfin c'est la dimension générique de l'aliénation qui est mise en avant, mais le critère de l'aliénation en cette matière mérite d'être souligné : la vie générique qui devrait être la fin de la vie individuelle devient son moyen. 4) Le corollaire immédiat de ce renversement est que l'homme est aliéné de son semblable." (p.92)

    "Le concept d'aliénation commence à revêtir une importance fondamentale dans l'œuvre de Marx à partir de l'introduction de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel." (p.100)

    "La connotation oppressive qu'a prise l'idée marxienne d'Entfremdung est sans aucun doute influencée par les formulations de Bauer. Mais c'est également la critique de Hegel et la vision de Hegel dans le troisième manuscrit qui doivent être interprétées en référence à Bauer. En fait, Marx joue en quelque sorte Feuerbach contre Bauer." (p.103)

    "Le cadre général de la problématique de l'aliénation présente dans les Manuscrits de 1844 comprend l'histoire humaine comme un processus d'objectivation/appropriation [...] par l'homme de ses forces génériques, elles se présentent donc nécessairement à lui sous une forme objective qui implique tout d'abord une Entfremdung avant que l'homme puisse véritablement se réapproprier son essence générique. Tout le problème est qu'en concevant l'homme comme conscience de soi, l'appropriation devient purement abstraite et équivaut à ce que la conscience s'approprie des pensées. Ainsi, ce qui est conçu comme une aliénation, c'est l'existence même de l'objectivité si bien que ce n'est pas seulement la négation de l'aliénation qui résulte du retour à soi de la conscience, mais la suppression de l'objectivité même qui confirme dès lors que l'homme n'est saisi que comme un être purement spirituel et abstrait, comme pure et simple conscience de soi. Comme le dit Marx, ce n'est pas le « caractère déterminé » de l'objet qui fait problème et qui est ressentit comme une aliénation, mais « son caractère objectif ». L'objectivité qui résulte de l'acte de position n'a aucune consistance par elle-même et surtout elle ne possède aucune « essentialité », ce qui signifie qu'elle ne correspond pas véritablement à un besoin générique ou vital.

    C'est ici la théorie des objets essentiels de Feuerbach qui joue comme antidote à l'abstraction spéculative, mais non sans médiation comme nous allons le voir. Marx s'en explique fort bien, un objet ne peut exister pour l'homme que dans la mesure où il lui est essentiel et dans la mesure où l'homme est lui-même un être objectif c'est-à-dire un être naturel, un être qui « a sa nature en dehors de lui ». Comme être naturel, l'homme trouve hors de lui les objets qui sont nécessaires à la satisfaction de ses besoins, ce sont des objets qui sont réellement indépendants et qui lui sont absolument nécessaires pour qu'il soit en mesure d'affirmer et de manifester ses forces vitales ; d'autre part l'homme est également un être générique qui doit donc non pas seulement s'affirmer comme un être naturel, mais également comme un être humain, et pas plus les objets que les sens qui les appréhendent ne sont au départ conformes ou adéquats à cette essence générique : c'est cette dimension générique qui ouvre les portes de l'histoire et qui signe le véritable acte de naissance de l'homme. La naturalité première de l'homme reste bien la base d'une théorie pour laquelle ce dernier est essentiellement un être sensible et objectif, un être de besoin, mais comme être sensible humain c'est l'humanisation de son monde et de ses rapports avec les autres êtres qui est la réalisation de sa nature véritable et le naturalisme conséquent est dès lors un humanisme." (pp.104-105)

    "Hors du commerce humain, l'homme ne saurait déployer son activité et faire passer ses facultés à l'acte. Ce que les idéalistes nomment « esprit » est précisément ce milieu vital social qui est le résultat de cet échange d'activité vitale. La transformation de la notion feuerbachienne de genre en une notion sociale qui réduit l'activité générique à l'interaction entre les hommes est donc le fait de Hess. Ce point est d'importance, car Hess fournit à Marx des opérateurs d'interprétation et de transformation de la philosophie feuerbachienne qui vont conduire à terme à un dépassement de cette philosophie. Les concepts hessiens d'activité et d'activation conduisent à lire Feuerbach à partir d'une conception de la vie comme activité et comme manifestation de soi : la vie générique est donc en quelque sorte traduite en termes d'activation. D'autre part, comme nous venons de le voir, la théorie hessienne du milieu vital social permet de socialiser cette vie générique en en faisant le résultat des échanges d'activité ayant lieu entre les individus. Toute activité libre est en même temps une activité générique : « toute activité réelle donc, pratique ou théorique, est un acte générique, la réalisation commune d'individualités différentes. Seule une telle réalisation commune réalise effectivement la force productrice et constitue donc l'essence réelle de chaque individu »." (p.106)

    " [Hess] utilise à de nombreuses reprises celle d'Entäusserung en jouant sur l'idée qu'il y a en ce sens une aliénation de propriétés inaliénables [...] par cession ou vente [...] l'individu finissant par devoir vendre ou aliéner son corps même, ce qui fut favorisé par la réduction chrétienne de l'homme à un pur esprit par distinction d'un homme intérieur et d'un homme extérieur." (p.107)

    "La contrepartie positive de l'aliénation est énoncée de manière très explicite à la fin des Notes sur Mill. Lorsque je produis librement :

    1) j'affirme mon individualité et sa spécificité en l'objectivant et je contemple ma personnalité en l'apercevant dans l'objet, il n'y a plus de fixation de l'activité ni d'esclavage vis-à-vis de l'objet ;

    2) ce faisant je jouis réellement dans ma production [...] ;

    3) dans la jouissance que je peux procurer à l'autre homme par l'intermédiaire de ma production, je prends du plaisir, car j'ai satisfait un besoin humain et ainsi objectivé l'essence humaine ;

    4) Je suis ainsi devenu le véritable médiateur entre un homme et le genre. [..]
    Si la propriété, qui est traditionnellement conçue comme extérieure à la personnalité, est interprétée comme un propre, toute Entäusserung au sens traditionnel de renoncement à une telle propriété devient une absence de manifestation vitale et de ce fait une aliénation au sens fort. Si dans mon objet, je dois affirmer mon essence et que cet objet n'est pas conçu comme un propre générique, mais comme une propriété privée cessible, il me masque dès lors mon essence et le processus ne permet pas une libre affirmation du genre, ne permet pas que mon être se développe comme un être total et que tous les hommes puissent à leur tour jouir de ma propre production et se développer grâce à elle. Le changement de statut de la propriété issu de la théorie de Hess permet donc de dénoncer l'abstraction d'une personnalité abstraite pour laquelle toute propriété est privée, extérieure et de montrer que la théorie classique de l'Entäusserung cache une théorie de l'aliénation humaine en permettant à l'homme de céder ce qui appartient à son essence la plus intime." (p.109)

    "L'astuce de Marx est d'utiliser cette notion de « manifestation vitale » (Lebensäusserung) et de la substituer au rôle positif que pouvait avoir l'Entäusserung au sens spéculatif afin que cette dernière notion apparaisse comme une notion essentiellement négative." (p.110)
    -David Wittmann, "Les sources du concept d'aliénation" in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.

    " [Pour Rancière] la démarche de Marx reposerait essentiellement sur l'analogie qui projette le modèle de l'aliénation religieuse sur les phénomènes économiques tout en maintenant une distinction tranchée entre le monde spirituel et le monde matériel." (p.111)

    "L'essence de l'argent où Hess étend déjà le concept d'aliénation à la vie sociale et l'y enracine, ce qui le conduit, lui aussi, à relativiser la portée de l'aliénation religieuse." (p.115)
    -Gauthier Autin, "Religion et économie", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


    Contenu sponsorisé


    Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844 Empty Re: Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844

    Message par Contenu sponsorisé


      La date/heure actuelle est Dim 17 Nov - 11:32