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"Même s'il existe une continuité entre La Question Juive et l'Introduction à la critique du droit politique hégélien (textes rédigés à l'automne et l'hiver 1843-1844 et publiés au printemps 1844 dans les Annales franco-allemandes, préparées avec la collaboration de Ruge), les Manuscrits de 1844 et La Sainte Famille (rédigée avec Engels lors de l'hiver 1844-1845), chacune de ces étapes formule une position théorique (et parfois politique) nouvelle, et il est tout aussi difficile de faire la part des nouveautés que d'évaluer leurs significations et leurs enjeux. Plus que comme le déploiement d'une thèse philosophique bien déterminée, les Manuscrits de 1844 doivent plutôt être considérés comme un équilibre instable d'orientations théoriques en cours de transformation sous l'effet de contraintes internes (leur cohérence théorique et politique) et externes (les conflits théoriques et politiques traversant l'école Jeune-Hégélienne, l'étude de l'Économie politique et la découverte « réelle », et non plus seulement « spéculative », du communisme français)." (p.
"[Selon une interprétation classique, défendue notamment par G. Lukacs ou Herbert Marcuse] les Manuscrits de 1844 témoigneraient donc du passage de la critique de la philosophie à la critique de l'Économie politique, voire de la formulation philosophique qui rend possible la critique de l'Economie politique.
Dans un article datant du début des années 1980, Jürgen Rojahn a passablement brouillé cette image. Parmi les résultats établis sur la base d'une comparaison des trois manuscrits avec les différents cahiers rédigés à l'époque, et de leur confrontation avec la correspondance et d'autres sources encore, retenons que : 1) la rédaction des trois manuscrits ne résulte pas du projet d'une critique de l'Économie politique ; 2) il n'existe aucune unité organique entre ces manuscrits qui consistent en cahiers de notes reflétant les différentes préoccupations de Marx à l'époque et qui n'ont pas même été rédigés à la suite les uns des autres ; 3) il n'y a aucune raison de distinguer les trois cahiers nommés Manuscrits de 1844 d'autres cahiers d'extraits rédigés au même moment." (p.11)
"L'Économie politique (qui est encore à l'époque désignée par Marx sous son appellation allemande de Nationalôkonomié) n'est pas critiquée sous la forme d'une discipline clairement identifiée ; d'autre part, elle est soumise à des critiques de différentes natures ; enfin, le point de vue de la critique est tout aussi indéterminé que son objet." (p.15)
"Engels et Hess avaient fait de l'humanisme feuerbachien et de l'analogie de la Théologie et de l'Économie politique les principes de leur critique de la propriété privée et de l'argent, et l'occasion d'opposer la propriété privée et l'essence générique, de même que l'argent et la richesse véritable. De façon comparable, Marx tente d'appliquer la critique feuerbachienne de la théologie au discours de l'Économie politique, et il développe les oppositions de l'homme et de l'ouvrier, ou de la richesse de l'Économie politique et de la véritable richesse humaine. Mais dans le premier manuscrit, le « changement de niveau » consiste surtout à poser la question du sens des lois « dans le développement de l'humanité, en se demandant comment l'aliénation du travail est « fondée dans l'essence du développement humain », « en transformant la question de l'origine de la propriété privée en celle du rapport du travail aliéné [...] à la marche du développement de l'humanité ». Plus qu'à un simple recours à Feuerbach, le « changement de niveau » repose sur une mobilisation de Feuerbach dans un raisonnement qui relève de la philosophie de l'histoire. Ici encore, Marx s'inspire de Engels et de Hess puisque l'un et l'autre voyaient dans l'économie moderne la forme ultime d'un développement du conflit dont la fonction historique était de permettre à l'humanité de se retrouver elle-même sous sa forme accomplie." (p.17)
"Décisive est tout particulièrement la manière dont Hess avait réinterprété Feuerbach en faisant de l'essence générique de l'humanité un ensemble de « forces » ne pouvant « s'activer » (sich betàtigeri) que dans la « coopération » (Zusammenwirken) ou le commerce entre les hommes (Verkehr der Menschen), en identifiant ces forces à des « forces productives » (ProduktionskràfteJ ne pouvant se développer que dans une histoire. C'est à la lumière de cette transformation de l'humanisme feuerbachien en une philosophie de « l'activité vitale sociale » et de « l'histoire naturelle de l'humanité » que prennent sens le changement de plan caractéristique de l'interprétation de l'Économie politique dans les deux premiers manuscrits, de même que les développements consacrés à l'histoire de l'industrie considérée comme « activation » et appropriation de soi dans les deuxième et troisième manuscrits. C'est également à la lumière de cette naturalisation et de cette historicisation de Feuerbach que prendra sens la réorchestration générale des rapports de Hegel et de Feuerbach dans le troisième manuscrit." (p.18)
"En décrivant la domination du capital, la faiblesse du salaire, et la mutilation de l'activité productive comme les différents aspects d'un même système de l'aliénation, il s'agissait déjà dans le premier manuscrit de dénoncer les projets socialistes se contentant de viser un simple salaire égal (Proudhon), une organisation du capital industriel (Saint Simon), ou une simple libération de l'activité (Fourrier). En rattachant l'ensemble des aliénations sociales au rapport du travail aliéné à la propriété privée, les deux premiers manuscrits permettaient en outre de défendre une position communiste faisant de l'abolition de la propriété privée l'objectif politique principal. C'est sur cette base que Marx se livre à un examen critique des différentes formes de communisme dans le troisième manuscrit, en expliquant que puisque l'ensemble des aliénations tire son origine de l'aliénation sociale, et que celle-ci s'enracine dans le rapport du travail et de la propriété privée, l'enjeu du communisme n'est pas seulement le rétablissement d'une égalité matérielle mais aussi et surtout la suppression (universelle et intégrale) de l'ensemble des aliénations, c'est-à-dire la réappropriation par l'homme de ses propres forces génériques." (pp.20-21)
"Pour élaborer cette nouvelle critique de Hegel, Marx se livre à un nouveau travail d'appropriation et à de nouveaux exercices polémiques dont témoignent les notes de lecture portant sur le chapitre final de la Phénoménologie de l'esprit. On verra que cette critique adopte un point de vue qui doit en fait tout autant à Feuerbach qu'à la reformulation du schème feuerbachien de l'aliénation par Hess et à la lecture de Hegel par Bauer. Il s'agit de dénoncer chez ce dernier « la caricature théologique de la vieille transcendance de la philosophie et en particulier de Hegel » en lui opposant la critique humaniste et positive de Feuerbach reformulée sous la thèse hessienne d'une irréductibilité de « l'aliénation pratique » à « l'aliénation théorique », Marx ajoutant que l'aliénation de la conscience de soi constitue une expression elle-même aliénée de l'aliénation de la vie réelle." (p.22)
"L'unification de la critique de la philosophie, de la religion, de la politique et de la propriété sous une théorie de l'aliénation du travail tend à réduire la philosophie Jeune-Hégélienne à un effet d'aliénation que cette dernière est incapable de décrire adéquatement. D'autre part, le concept d'aliénation permet d'effectuer une traduction spéculative allemande de l'un des thèmes obsédants de la littérature ouvrière française : le thème de la dépossession - dépossession de l'activité de travail, du savoir-faire dont elle s'accompagnait, voire de l'humanité même. Plus précisément, en connectant une analyse de la dépossession objective de l'essence humaine par des forces historiques et une description des formes de l'expérience subjective de cette dépossession, il permet de faire converger la philosophie critique de l'histoire des Jeunes-Hégéliens et la critique sociale concrète des socialistes et des communistes de l'époque." (p.23)
"L'abandon du libéralisme de la Gazette Rhénane pour le démocratisme du Manuscrit de Kreuznach, puis le passage du démocratisme au socialisme des Annales franco-allemandes (un socialisme défini en opposition avec le communisme dans la « Lettre à Ruge » de septembre 1843, puis associé au thème d'une alliance de la philosophie au prolétariat dans l'Introduction), et enfin le passage du socialisme au communisme qui est signalé par l'attribution d'une certaine forme d'autonomie au prolétariat dans la polémique avec Ruge,-et par la distinction des différentes formes de communisme." (p.24)
"La fin des années 1830 se caractérise par le développement d'un néo-babouvisme qui pèche par un certain primitivisme et par une méconnaissance de ce que le saint-simonisme (organisation industrielle de la société) et le fouriérisme (notamment question des passions et des rapports hommes-femmes) développaient à l'époque ; ce néo-babouvisme est indéniablement le destinataire de la critique du communisme grossier qui ouvre le développement consacré au communisme dans le troisième manuscrit, et les références à Fourrier (à propos de l'émancipation de la sensibilité et des rapports entre les sexes) et à l'histoire de l'industrie s'inscrivent tout naturellement dans le contexte de sa critique.
L'époque est également celle où certains, comme Cabet et Dezamy, s'efforcent de donner des lettres de noblesse philosophique au communisme en le faisant apparaître comme un engagement moral ou « humanitaire ». C'est un tel communisme humanitaire qui se développait à l'époque chez les ouvriers allemands de Paris, sous l'impulsion de Weitling et de l'influence exercée par Feuerbach dans la Ligue des Justes. Marx rencontre ainsi une conjonction du communisme - humanisme - prolétariat - Feuerbach qui le conduit indéniablement à nuancer ses réserves sur une philosophie feuerbachienne jugée précédemment trop peu politique à son goût et qui contribue sans doute à donner à cet auteur le rôle de référence théorique centrale des Manuscrits de 1844. Dans le contexte du communisme des exilés parisiens, la référence à Feuerbach a également une fonction critique : elle est dirigée contre la dimension religieuse du communisme de Weitling, de sorte que la critique feuerbachienne de la religion, considérée à la fin de 1843 comme un stade dépassé de la critique (L'Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit affirmant que « la critique de la religion est pour l'essentiel achevée »), retrouve elle aussi une actualité. D'ailleurs, la lutte contre les fondations morales ou religieuses du communisme constitue sans doute l'un des enjeux de la défense d'une position naturaliste faisant coïncider le dépassement de l'aliénation et de ses effets sur la conscience avec une réunification de la philosophie et des sciences de la nature, dans les dernières pages du développement consacré au communisme."(pp.28-29)
"Le mouvement Jeune-hégélien mérite tout à la fois d'être compris comme une école philosophique, comme un parti politique et comme une bohème journalistique." (p.29)
"On peut caractériser une école philosophique comme un groupement intellectuel uni par une référence commune à un fondateur, par des relations de fraternité entre les membres de l'école, et par une prise en compte de la manière dont les autres membres de l'école formulent la référence commune au fondateur." (p.30)
"Un autre trait marquant de la critique de Hegel développée dans le troisième manuscrit tient au fait que la critique « feuerbachienne » de Hegel s'y accompagne d'une critique « hégélienne » de Feuerbach ; la volonté de critiquer plus radicalement Hegel que par le passé s'accompagne d'une paradoxale revalorisation de Hegel et d'une dogmatisation des références à Feuerbach et à Hegel. Jusqu'à présent, Marx n'avait cherché chez Feuerbach qu'un modèle permettant l'extraction de la vérité de la philosophie hégélienne, en n'en retenant que la critique de la religion. Désormais, c'est au contraire le versant positif de cette critique que Marx privilégie : l'anthropologie humaniste et naturaliste constitue le fondement de la critique de l'Économie politique aussi bien que de la philosophie hégélienne. Conjointement, le développement consacré à la « grandeur » de la philosophie feuerbachienne dans le troisième manuscrit ne se réfère-t-il plus à L'Essence du christianisme, mais aux Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842) et aux Principes de la philosophie de l'avenir (1843). Mais cette utilisation de l'anthropologie feuerbachienne (influencée par sa réinterprétation par Hess, et rendant possible la mobilisation d'une
critique schellingienne de Hegel), pose immédiatement le défi de son historisation, au-delà même de ce que Engels et Hess avaient déjà proposé, défi que Marx semble tenter de relever en interprétant la philosophie hégélienne comme une théorie de l'histoire en tant qu'aliénation.
En définitive, Marx ne parvient donc pas à se soustraire au rapport ambivalent à Hegel qui caractérise le Jeune-Hégélianisme. Même si par certains points les Manuscrits de 1844 semblent préfigurer les Thèses sur Feuerbach (1845), ils restent pris dans une problématique déterminée par ces figures tutélaires du Jeune-Hégélianisme que sont Hegel et Feuerbach. Ils élaborent une construction théorique que les Thèses sur Feuerbach et L'Idéologie allemande (1845-1846) s'efforceront de dépasser, comme le soulignait Althusser lorsqu'il distinguait les œuvres de jeunesse (dont les Manuscrits de 1844 sont d'après lui la combinaison la plus instable et explosive), et les œuvres de la coupure (à commencer par les Thèses sur Feuerbach)." (pp.31-32)
-Emmanuel Renault, "Comment lire les Manuscrits de 1844 ?", dans Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.
"Si on fait abstraction de la thèse de doctorat de 1841 sur Démocrite et Epicure, ainsi que les premiers articles, le Manuscrit de Kreuznach est le premier texte important que Marx consacre à Hegel. Il s'agit, on le sait, d'une lecture critique des paragraphes de la Philosophie du Droit qui traitent de l'Etat ; lecture qui s'efforce, à l'évidence, d'y mettre à jour la présence des opérations et des structures qui sont celles-là mêmes que Feuerbach, dans l'Essence du christianisme a désignées comme la source de l'illusion religieuse : la problématique hégélienne procède de la même inversion fondamentale ; elle transforme, elle aussi, ce qui est un sujet réel (les hommes concrets) en prédicat d'un sujet imaginaire (l'État) qui devient ainsi le véritable sujet. Marx peut ainsi, en un premier temps, rétablir la vérité.
Autrement dit, il peut, moyennant une inversion de l'inversion spéculative, découvrir dans les énoncés « empiriques » sur la monarchie constitutionnelle que Hegel a transformés en de véritables « axiomes métaphysiques », une sorte de confirmation involontaire du bien-fondé de l'exigence de démocratie radicale qui oriente l'ensemble de son manuscrit : Hegel a fait de la monarchie la vérité de la démocratie, mais comment y est-il parvenu ? Uniquement en effaçant toute différence entre ces « concepts totalement opposés » que sont la souveraineté du peuple et la souveraineté du monarque ; par là, il ne fait qu'indiquer, sans le savoir, que c'est au contraire la démocratie qui est « l'énigme résolue de toutes les constitutions » ; la démocratie, ou plus exactement ce que Marx nomme « la démocratie vraie », c'est-à-dire un mode d'organisation de la vie en commun où les institutions juridico-politiques cessent de constituer un ciel idéel séparé du peuple réel et expriment les véritables aspirations d'une société qui est elle-même une société véritable, c'est-à-dire une société libérée de tout atomisme abstrait.
Cette prise de position résolue en faveur d'une démocratie radicale n'est pas cependant le dernier mot de Marx. Elle apparaît plutôt comme une sorte de préalable à partir duquel peut s'engager une lecture précise de la compréhension hégélienne de l'État qui tente de mettre à jour et de comprendre l'illusion qui s'y dissimule : pour Hegel, l'État est le lieu de l'identité du particulier et de l'universel, c'est-à-dire le lieu d'une réconciliation du social et du politique qui se donne pour le dépassement de la contradiction constitutive du monde moderne ; n'est-ce pas ériger en vérité ce qui n'est qu'une illusion ? N'est-ce pas accréditer de façon non critique l'idée que la politique, séparée de ses bases effectives, serait dans le monde moderne, le lieu de l'émancipation humaine véritable ? C'est en tout cas ce que Marx s'attache à montrer en interrogeant les figures que Hegel présente comme une expression de l'identité de la société et de l'État, et en y décelant la trace de la scission qu'elles prétendent surmonter. Qu'il s'agisse de l'État lui-même, de la construction de l'identité de la bureaucratie et de la corporation qui est la clé de voûte de la théorie hégélienne du pouvoir gouvernemental, de la constitution, ou encore de la théorie des Stânde, c'est-à-dire de la représentation par états, partout l'identité hégélienne exprime un « dualisme irrésolu », ; elle est une simple « accommodation entre l'État politique et l'État non-politique », une transaction ou un compromis entre des éléments hétérogènes, dont l'identité est celle « de deux années ennemies ». A cet égard, le lieu qui, dans la Philosophie du Droit, est celui où se révèle le plus clairement l'illusion qui en est le fond, est sans doute celui que Hegel lui-même désigne comme le lieu de la médiation, autrement dit la théorie des « états » dont le développement, dit Marx, « rassemble toutes les contradictions de la présentation hégélienne » parce que viennent s'y rejoindre « toutes les contradictions des organisations étatiques modernes ».
Hegel, qui part de la présupposition de la séparation de la société et de l'État, entend faire de l'élément des états le milieu où cette séparation serait surmontée ; mais, pour cela, il lui faut confondre deux sens du terme Stand : le sens moderne, lié à la séparation du social et du politique, et le sens féodal ou médiéval lié, quant à lui, à leur identité immédiate. Autrement dit, il lui faut « interpréter une ancienne vision du monde dans le sens d'une nouvelle », vouloir « le système médiéval des états, mais dans le sens moderne du pouvoir législatif, et le pouvoir législatif moderne, mais dans le corps médiéval des états ». Le prétendu dépassement hégélien n'est donc rien d'autre qu'une régression, un retour à l'arriération allemande dont Hegel n'est jamais aussi proche que lorsqu'il entreprend de s'en libérer ; ce dont témoigne d'ailleurs clairement l'importance démesurée qu'il attache à des institutions aussi archaïques que la chambre des pairs ou le majorat.
On le voit, pour Marx, Hegel est « l'interprète de l'État moderne » ; il est l'expression de cette illusion typiquement moderne qu'est la confusion entre émancipation humaine et émancipation politique ; aussi doit-on voir en lui, comme le dira l'Introduction à la critique de la Philosophie du Droit hégélienne, le pendant allemand, sur le plan théorique, du progrès que constitue, sur le plan pratique, l'État issu de la révolution française. Mais en même temps, le « progressisme » hégélien reste solidaire d'un archaïsme fondamental : dès qu'elle tente d'aller au-delà de la modernité, la pensée hégélienne ne peut que régresser en deçà de cette même modernité ; elle ne peut qu'être « inconséquente » à l'égard de « sa propre manière de voir » en révélant ainsi sa dépendance vis-à-vis d'une réalité allemande dont elle se croit, à tort, totalement libérée." (pp.37-39)
"La praxis révolutionnaire et la critique qui en est « l'arme intellectuelle » ont pour but de réaliser ce que la philosophie s'est bomée à penser, c'est-à-dire de travailler à la réalisation d'un monde où toutes les figures, sacrées ou non-sacrées, de ce que Marx nomme « l'auto-aliénation » (Selbstentfremdung) auraient cessé d'exister ; mais c'est dire en même temps que ce monde, précisément parce qu'il serait un monde de la non-aliénation, serait aussi un monde qui n'aurait plus besoin de philosophie, pas plus qu'il n'aurait besoin de religion." (p.43)
"A l'homme concret, à la conscience de soi de l'homme, Hegel a substitué l'homme abstrait, l'homme de la conscience de soi. Or, quelle est la conséquence de cette inversion ? Elle entraîne une confusion fondamentale, dont Marx croit pouvoir discerner la trace dans le dernier chapitre de la Phénoménologie. Dans le début de ce texte, qu'il recopie intégralement, apparaît clairement, explique Marx, que chez Hegel « la suppression de l'objectivité sous la détermination de l'aliénation [...] qui doit aller de l'étrangeté [...] indifférente jusqu'à l'aliénation effectivement hostile, a pour Hegel, en même temps, ou même principalement, la signification de supprimer l'objectivité, parce que ce n'est pas le caractère déterminé de l'objet, mais son caractère objectif qui, pour la conscience de soi, est le choquant [...] et l'aliénation ». Autrement dit, Hegel a confondu deux problèmes : celui de la suppression d'une objectivité étrangère et aliénée, et celui de la suppression de l'objectivité tout court.
D'où un dernier point : cette confusion conduit à un dépassement, qui est bien un dépassement de l'aliénation, mais seulement un dépassement pensé, une réconciliation de l'homme avec lui-même, mais qui a pour lieu et pour seul lieu la pensée ou le savoir dont Hegel peut ainsi proclamer l'absoluité. Par là, il confirme simplement que sa pensée, loin de surmonter l'aliénation du monde effectif, en est au contraire l'expression : en absolutisant le savoir, Hegel ne fait que transformer en un « processus divin » ce qui reste un processus humain, même si ce dernier, qui a cessé de renvoyer à un objet transcendant, apparaît comme « le processus divin de l'homme ».
Autrement dit, il fait de l'homme réel et de ses figures de simples prédicats de l'Esprit absolu, c'est-à-dire du « sujet-objet mystique » qui est le seul véritable sujet. Ou, si l'on préfère, loin de produire la science de l'aliénation réelle, il lui substitue le point de vue mystifié et mystifiant d'une Phénoménologie où l'aliénation effective de l'essence humaine devient une simple manifestation de l'aliénation de la conscience de soi.
Dans ces conditions, ajoute Marx, malgré son aspect « négatif et critique », la Phénoménologie contient déjà, « à l'état latent », « le positivisme non critique et l'idéalisme pareillement non critique de l'œuvre ultérieure de Hegel." (pp.44-45)
"Sans doute la Phénoménologie adopte-t-elle un point de vue aliéné, mais elle a su, dit Marx, appréhender « la production de l'homme par lui-même comme un processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de l'aliénation ». En ce sens, elle est bien « l'expression du mouvement de l'histoire » ; et elle en a saisi le principe, en saisissant « l'essence du travail », c'est-à-dire en concevant « l'homme objectif, vrai parce qu'effectif, comme le résultat de son propre travail ». Aussi doit-on reconnaître que Hegel est réellement parvenu, dans l'exposé qu'il consacre à certaines figures - par exemple la « conscience malheureuse », la « conscience honnête », « la lutte de la conscience noble et de la conscience vile » à excéder les limites de son propre discours spéculatif : dans ces textes, il a « préparé et élaboré », de manière cachée, tous les éléments de la critique en fournissant tout ce qui est requis pour « la critique de sphères entières telles que la religion, l'État, la vie civile-bourgeoise, etc. »." (p.48)
"En passant d'une critique philosophique de la politique hégélienne à une critique de la philosophie elle-même, qui s'en sépare sans pour autant rompre définitivement avec elle, le Marx des Manuscrits de 1844 maintient une sorte de lien distendu à la pensée hégélienne, où le rejet de l'illusion spéculative va de pair avec la volonté d'en conserver et d'en repenser la dimension authentiquement critique. Si tel est le cas, que faut-il penser de la persistance d'un tel lien ? S'agit-il d'un simple résidu, qui relèverait de ce que Marx s'apprête à nommer « idéologie » ? Ou s'agit-il plutôt de ce qui demeure la seule véritable justification du discours qu'il va bientôt élaborer, et qu'il semble ici rechercher, confusément, à travers l'ambivalence de son rapport à Hegel ?" (pp.49-50)
-Jean-Michel Buée, "Les critiques de Hegel entre 1843 et 1845", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.
"On ne trouve pas un mot d'Économie politique dans les textes de Feuerbach auxquels Marx se réfère. La stature de fondateur de la critique de l'Économie politique qui est reconnue à Feuerbach doit dès lors se comprendre à partir de l'usage qui est fait de ses textes, en particulier dans le troisième manuscrit. Mais cet usage est lui-même tributaire de la lecture par Marx de trois opuscules de Moses Hess. Deux d'entre eux, rédigés fin 1842-début 1843 et publiés par Hess dans les 21 feuilles en juillet 1843, sont signalés par Marx : Socialisme et communisme et Philosophie de l'action. Mais il est aujourd'hui établi que Marx a aussi eu accès à un texte rédigé au début de l'année 1844 et qui ne fut publié qu'au cours de l'été 1845 : L'Essence de l'argent. La lecture de ce dernier texte suggère qu'un filtre hessien (comme instrument de sélection, mais aussi de recoloration) s'est intercalé entre Marx et Feuerbach, que Marx est revenu à Feuerbach à partir de Hess. Le Feuerbach des Manuscrits de 1844 n'est-il alors que celui qui est lu par Hess, ou bien Marx travaille-t-il à son tour cette lecture pour la prolonger, la transformer, la radicaliser ?
L'Essence de l'argent, qui construit le concept d'aliénation réactivé par Marx dans les Manuscrits de 1844, présente l'aliénation à partir de l'inaliénable, qui joue le rôle de fondement d'une critique morale de l'aliénation. En effet, si « la vie est échange d'activité vitale productrice », ce qui constitue pour chaque vivant le milieu de ses échanges avec les autres vivants, à savoir son corps, est un « moyen d'existence inaliénable ». A partir du corps, Hess procède à une extension du domaine de l'inaliénable, qui va permettre a contrario de définir l'aliénation comme aliénation de fait de ce qui en droit (ou moralement) est inaliénable. Le § 5 décrit un retournement, caractéristique de l'aliénation telle que Hess la comprend à partir de Feuerbach : « l'individu élevé au rang de fin, le genre ravalé au rang de moyen, c'est là le renversement de la vie humaine en général ». En effet, dans la vie « naturelle », l'individu est sans cesse sacrifié au genre - tout le contraire de ce qui intervient dans l'état d'égoïsme, où c'est le genre qui est sacrifié à l'individu abstrait et à ses besoins. Le christianisme, dont l'analyse par Feuerbach est censée fournir le schème de l'aliénation, apparaît alors comme ce qui vient théoriser une pratique sociale, puisque pour la théologie chrétienne, « dans le ciel, l'essence du genre, Dieu, vit en dehors des individus, et ces derniers, loin d'être le moyen par lequel Dieu agit et par lequel l'essence du genre vit, ne vivent à l'inverse que par l'intermédiaire de Dieu ». Dès lors, le christianisme peut être désigné comme « la théorie, la logique de l'égoïsme » puisqu'en lui, les individus, sur un mode sublimé, se servent du genre pour satisfaire leurs fins égoïstes. Hess suggère ainsi qu'il y a un primat de la pratique (marchande) sur la théorie (chrétienne) et que la seconde ne fait que traduire ou exprimer la première." (pp.53-54)
"C'est dans la lignée de ces remarques que s'inscrit la tentative des Manuscrits de 1844 d'expliquer l'idée religieuse de création à partir de l'aliénation pratique : « la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait que la nature et l'homme existent par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu'il contredit toutes les évidences de la vie pratique ». En effet, dans la vie pratique, la conscience populaire fait l'expérience qu'elle doit son existence à autrui : « un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son propre maître que lorsqu'il n'est redevable qu'à lui-même de sa propre existence. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant ».
On a ici un premier exemple de la manière dont procède Marx à partir de la lecture de Feuerbach que lui lègue Hess. En radicalisant le rapport d'expression que suggère le parallélisme strict entre monde chrétien et monde marchand chez Hess, Marx relit ainsi Feuerbach :
« Pour l'homme socialiste, ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que la production de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme. Il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance par lui-même ainsi que du processus de sa naissance. L'essentialité de l'homme et de la nature est devenue évidente, car l'homme humanisé en tant que présence concrète de la nature et la nature humanisée en tant que présence concrète de l'homme sont devenus des faits pratiquement, matériellement, perceptibles. Dès lors, il est pratiquement impossible de se demander s'il existe un être étranger au-dessus de la nature et de l'homme. En effet, une telle question impliquerait l'inessentialité de la nature et de l'homme. L'athéisme, dans la mesure où il nie cette inessentialité, n'a plus de sens, car l'athéisme est une négation de Dieu et, par cette négation, il pose l'existence de l'homme. Mais le socialisme en tant que tel n'a plus besoin d'une telle médiation. Il part de la conscience théoriquement et pratiquement sensible de l'homme et de la nature comme essence. Il est la conscience de soi positive de l'homme, non médiatisée par la suppression de la religion. »
Cette déclaration, qui prend acte du primat de l'aliénation pratique sur son expression théorique, est aussi pour Marx une manière de réaffirmer le dépassement de l'athéisme feuerbachien." (pp.54-55)
"C'est seulement parce que [Hess] a transposé le schéma de l'aliénation sur le terrain de la vie sociale que Feuerbach peut apparaître comme celui qui a fourni le fondement d'une critique de l'Economie politique. Mais les Manuscrits, loin de simplement recevoir la lecture hessienne de Feuerbach, tentent de l'approfondir. Le statut de la pauvreté, de la richesse et de l'avoir en est le meilleur exemple.
Chez Hess, auquel Marx renvoie pour « la catégorie de l'avoir », la description du processus d'abstraction permettait, dès la Philosophie de l'action, de rendre compte de l'égoïsme, en ce sens que « la soif d'être, la soif de subsister comme individualité déterminée, comme moi limité, comme essence finie [...] mène à la soif d'avoir ». Or dans les premiers chapitres de L'Essence du christianisme, Marx a pu lire que Dieu était riche des déterminations dont l'humanité s'était dépouillée, que la divinité était d'autant plus riche que l'humanité était pauvre : « pour enrichir Dieu, l'homme doit se faire pauvre ; pour que Dieu soit tout, l'homme doit n'être rien ». Marx prolonge alors la lecture hessienne de Feuerbach : d'une part, le processus d'abstraction dont découle la construction du Dieu chrétien se fait au détriment du substrat dont il est abstrait ; d'autre part, la pauvreté est d'abord une pauvreté essentielle, un déficit d'être, avant d'être de l'ordre de l'avoir. En témoigne ce passage des Manuscrits de 1844 consacré au socialisme :
« On voit comment l'homme riche et le besoin humain riche prennent la place de la richesse et de la misère de l'Économie politique. L'homme riche est en même temps celui qui a besoin d'une totalité de manifestations de la vie humaine, l'homme chez qui sa propre réalisation est une nécessité intérieure, un besoin. Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent également -sous le socialisme- une signification humaine et par conséquent sociale. La pauvreté est le lien passif qui fait ressentir aux hommes le besoin de la richesse la plus grande : l'autre homme. La domination de l'être objectif en moi, le jaillissement sensible de mon activité essentielle est la passion qui devient par là l'activité de mon être »." (p.57)
"S'il est bien question, chez Feuerbach, d'une lecture du genre humain en termes de communauté, c'est bien Hess qui, dans L'Essence de l'argent, fait subir une inflexion décisive à la conception feuerbachienne du genre, en considérant que cette essence relève de relations pratiques d'échanges. Si l'essence humaine est bien présente dans la communauté, celle-ci ne se limite plus désormais à la relation intersubjective entre un Je et un Tu, mais est désormais interprétée comme « coopération » (qui traduit sans doute mieux l'allemand Zusammenwirken que la « réalisation commune » de la traduction française existante), ce qui signifie qu'elle n'est plus seulement communauté intersubjective, soudée par l'amour, mais communauté pratique, articulée par des activités, notamment de production, conformément à la traduction de la philosophie de l'action dans les termes d'une philosophie de l'activité générique à laquelle procède Hess dans ce texte. Et dans le cadre de l'ontologie de l'activité vitale qu'esquisse L'Essence de l'argent, Hess interprète les rapports interhumains dans les termes d'un « commerce » (Verkehr) qui définit « l'essence réelle des individus, leur richesse réelle ». Pour activer puis développer leurs forces, les individus doivent procéder à l'échange réciproque de « leur activité vitale dans le commerce avec ceux qui appartiennent à la même communauté, autrement dit avec les membres du même corps ». Pour concevoir le genre dans les Manuscrits de 1844, c'est donc à nouveau un « Feuerbach hessianisé » qui est mis à contribution." (p.61)
"La dialectisation de l'homme feuerbachien que permet la relecture de la Phénoménologie de l'esprit ne réside pas en l'espèce dans la légitimité historique conférée à l'aliénation laborieuse : l'illusion religieuse avait elle aussi sa légitimité chez Feuerbach, en tant qu'étape de nécessaire objectivation de l'essence humaine, préalable à sa réappropriation. Fût-ce à l'intérieur de l'aliénation, Hegel a compris « que le travail est l'acte d'auto-engendrement de l'homme, que le rapport à soi-même comme à un être étranger et l'affirmation de soi en tant qu'être étranger sont la conscience générique et la vie générique en devenir ». C'est pourquoi Marx peut affirmer que « Hegel se situe du point de vue de l'Économie politique moderne. Il appréhende le travail commun comme l'essence, comme l'essence avérée de l'homme ; il voit seulement le côté positif du travail non son côté négatif ». On tient là une raison supplémentaire pour soutenir que Feuerbach a posé les fondements de la critique de l'Économie politique : dès lors qu'on a détecté chez Hegel le point de vue de l'Économie politique moderne, dès lors par ailleurs qu'on a reconnu chez Feuerbach la seule critique consistante de Hegel, il est possible de fonder une critique de l'Économie politique sur Feuerbach.
Or l'aliénation du travail n'est pas un mode d'existence particulier de l'aliénation, mais sa forme primitive. Les lignes qui suivent, tout en prétendant étendre, déplacer et radicaliser la problématique feuerbachienne de l'aliénation, contiennent une critique implicite de Feuerbach :
« Se mouvant à l'intérieur de l'aliénation, on réduisait la réalité des forces essentielles de l'homme et son activité générique à l'existence universelle de l'homme, la religion ou l'histoire dans son essence abstraite universelle : la politique, l'art, la littérature, etc. On peut considérer l'industrie matérielle courante comme une partie du mouvement général, de même que l'on peut considérer ce mouvement lui-même comme un aspect particulier de l'industrie, puisque toute activité humaine a été jusqu'ici travail, donc industrie, activité aliénée à elle-même. Nous avons devant nous, sous la forme d'objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de l'aliénation, les forces essentielles de l'homme objectivées ».
Ce passage, qui vise des jeunes hégéliens comme Bruno Bauer, n'épargne pas Feuerbach en tant que celui-ci a méconnu la dimension du travail, et il permet ainsi de différencier l'humanisme feuerbachien de celui des Manuscrits de 1844. Si le devenir du genre passe par une humanisation de la nature à travers le travail, lequel est un déploiement de l'essence humaine, alors l'humanisme finit par coïncider avec une forme de naturalisme, mais il est bien différent de celui qu'on trouve chez Feuerbach. Comme le relève Marx, « si [...] on conçoit l'industrie comme la révélation exotérique des forces essentielles de l'homme, on comprend également l'essence humaine de la nature ou l'essence naturelle de l'homme »."
-Jean-Christophe Angaut, "Un Marx feuerbachien ?", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.
« Le socialisme ne se rapporte quant à son fond qu'à l'organisation du travail alors que le communisme embrasse la totalité de la vie sociale et tend en elle à une réforme radicale, à la suppression de la propriété privée et donc de toute domination. » -Moses Hess, « Socialisme et communisme ».
« Marx trouvait à Paris, où il séjourna jusqu'à son expulsion, en février 1845, et qui joua pour lui un rôle analogue à celui de Londres pour Engels, trois éléments qui constituaient un puissant stimulant pour sa pensée : un développement économique beaucoup plus avancé qu'en Allemagne (...), un prolétariat déjà plus nombreux, ayant, en même temps qu'une forte tradition révolutionnaire, une nette conscience de ses intérêts de classe et, enfin, l'expérience d'une grande révolution sociale, la Révolution de 1789, achevée par la Révolution de 1830. » -A. Comu, Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur œuvre, t. III : Marx à Paris, PUF, Paris, 1962, p. 3.
« Ce que fait le jeune Marx, c'est récapituler et unifier les deux stratégies (d'ailleurs non incompatibles) par lesquelles s'était exprimé jusque là le paradigme de l'aliénation : l'aliénation comme séparation/souffrance vécue (Hôlderlin, le jeune Hegel) et l'aliénation comme projection/appauvrissement de soi (le Hegel de la maturité, Feuerbach) »
-Stéphane Haber, L'Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, PUF, Paris, 2007, page 57.
"Même s'il existe une continuité entre La Question Juive et l'Introduction à la critique du droit politique hégélien (textes rédigés à l'automne et l'hiver 1843-1844 et publiés au printemps 1844 dans les Annales franco-allemandes, préparées avec la collaboration de Ruge), les Manuscrits de 1844 et La Sainte Famille (rédigée avec Engels lors de l'hiver 1844-1845), chacune de ces étapes formule une position théorique (et parfois politique) nouvelle, et il est tout aussi difficile de faire la part des nouveautés que d'évaluer leurs significations et leurs enjeux. Plus que comme le déploiement d'une thèse philosophique bien déterminée, les Manuscrits de 1844 doivent plutôt être considérés comme un équilibre instable d'orientations théoriques en cours de transformation sous l'effet de contraintes internes (leur cohérence théorique et politique) et externes (les conflits théoriques et politiques traversant l'école Jeune-Hégélienne, l'étude de l'Économie politique et la découverte « réelle », et non plus seulement « spéculative », du communisme français)." (p.
"[Selon une interprétation classique, défendue notamment par G. Lukacs ou Herbert Marcuse] les Manuscrits de 1844 témoigneraient donc du passage de la critique de la philosophie à la critique de l'Économie politique, voire de la formulation philosophique qui rend possible la critique de l'Economie politique.
Dans un article datant du début des années 1980, Jürgen Rojahn a passablement brouillé cette image. Parmi les résultats établis sur la base d'une comparaison des trois manuscrits avec les différents cahiers rédigés à l'époque, et de leur confrontation avec la correspondance et d'autres sources encore, retenons que : 1) la rédaction des trois manuscrits ne résulte pas du projet d'une critique de l'Économie politique ; 2) il n'existe aucune unité organique entre ces manuscrits qui consistent en cahiers de notes reflétant les différentes préoccupations de Marx à l'époque et qui n'ont pas même été rédigés à la suite les uns des autres ; 3) il n'y a aucune raison de distinguer les trois cahiers nommés Manuscrits de 1844 d'autres cahiers d'extraits rédigés au même moment." (p.11)
"L'Économie politique (qui est encore à l'époque désignée par Marx sous son appellation allemande de Nationalôkonomié) n'est pas critiquée sous la forme d'une discipline clairement identifiée ; d'autre part, elle est soumise à des critiques de différentes natures ; enfin, le point de vue de la critique est tout aussi indéterminé que son objet." (p.15)
"Engels et Hess avaient fait de l'humanisme feuerbachien et de l'analogie de la Théologie et de l'Économie politique les principes de leur critique de la propriété privée et de l'argent, et l'occasion d'opposer la propriété privée et l'essence générique, de même que l'argent et la richesse véritable. De façon comparable, Marx tente d'appliquer la critique feuerbachienne de la théologie au discours de l'Économie politique, et il développe les oppositions de l'homme et de l'ouvrier, ou de la richesse de l'Économie politique et de la véritable richesse humaine. Mais dans le premier manuscrit, le « changement de niveau » consiste surtout à poser la question du sens des lois « dans le développement de l'humanité, en se demandant comment l'aliénation du travail est « fondée dans l'essence du développement humain », « en transformant la question de l'origine de la propriété privée en celle du rapport du travail aliéné [...] à la marche du développement de l'humanité ». Plus qu'à un simple recours à Feuerbach, le « changement de niveau » repose sur une mobilisation de Feuerbach dans un raisonnement qui relève de la philosophie de l'histoire. Ici encore, Marx s'inspire de Engels et de Hess puisque l'un et l'autre voyaient dans l'économie moderne la forme ultime d'un développement du conflit dont la fonction historique était de permettre à l'humanité de se retrouver elle-même sous sa forme accomplie." (p.17)
"Décisive est tout particulièrement la manière dont Hess avait réinterprété Feuerbach en faisant de l'essence générique de l'humanité un ensemble de « forces » ne pouvant « s'activer » (sich betàtigeri) que dans la « coopération » (Zusammenwirken) ou le commerce entre les hommes (Verkehr der Menschen), en identifiant ces forces à des « forces productives » (ProduktionskràfteJ ne pouvant se développer que dans une histoire. C'est à la lumière de cette transformation de l'humanisme feuerbachien en une philosophie de « l'activité vitale sociale » et de « l'histoire naturelle de l'humanité » que prennent sens le changement de plan caractéristique de l'interprétation de l'Économie politique dans les deux premiers manuscrits, de même que les développements consacrés à l'histoire de l'industrie considérée comme « activation » et appropriation de soi dans les deuxième et troisième manuscrits. C'est également à la lumière de cette naturalisation et de cette historicisation de Feuerbach que prendra sens la réorchestration générale des rapports de Hegel et de Feuerbach dans le troisième manuscrit." (p.18)
"En décrivant la domination du capital, la faiblesse du salaire, et la mutilation de l'activité productive comme les différents aspects d'un même système de l'aliénation, il s'agissait déjà dans le premier manuscrit de dénoncer les projets socialistes se contentant de viser un simple salaire égal (Proudhon), une organisation du capital industriel (Saint Simon), ou une simple libération de l'activité (Fourrier). En rattachant l'ensemble des aliénations sociales au rapport du travail aliéné à la propriété privée, les deux premiers manuscrits permettaient en outre de défendre une position communiste faisant de l'abolition de la propriété privée l'objectif politique principal. C'est sur cette base que Marx se livre à un examen critique des différentes formes de communisme dans le troisième manuscrit, en expliquant que puisque l'ensemble des aliénations tire son origine de l'aliénation sociale, et que celle-ci s'enracine dans le rapport du travail et de la propriété privée, l'enjeu du communisme n'est pas seulement le rétablissement d'une égalité matérielle mais aussi et surtout la suppression (universelle et intégrale) de l'ensemble des aliénations, c'est-à-dire la réappropriation par l'homme de ses propres forces génériques." (pp.20-21)
"Pour élaborer cette nouvelle critique de Hegel, Marx se livre à un nouveau travail d'appropriation et à de nouveaux exercices polémiques dont témoignent les notes de lecture portant sur le chapitre final de la Phénoménologie de l'esprit. On verra que cette critique adopte un point de vue qui doit en fait tout autant à Feuerbach qu'à la reformulation du schème feuerbachien de l'aliénation par Hess et à la lecture de Hegel par Bauer. Il s'agit de dénoncer chez ce dernier « la caricature théologique de la vieille transcendance de la philosophie et en particulier de Hegel » en lui opposant la critique humaniste et positive de Feuerbach reformulée sous la thèse hessienne d'une irréductibilité de « l'aliénation pratique » à « l'aliénation théorique », Marx ajoutant que l'aliénation de la conscience de soi constitue une expression elle-même aliénée de l'aliénation de la vie réelle." (p.22)
"L'unification de la critique de la philosophie, de la religion, de la politique et de la propriété sous une théorie de l'aliénation du travail tend à réduire la philosophie Jeune-Hégélienne à un effet d'aliénation que cette dernière est incapable de décrire adéquatement. D'autre part, le concept d'aliénation permet d'effectuer une traduction spéculative allemande de l'un des thèmes obsédants de la littérature ouvrière française : le thème de la dépossession - dépossession de l'activité de travail, du savoir-faire dont elle s'accompagnait, voire de l'humanité même. Plus précisément, en connectant une analyse de la dépossession objective de l'essence humaine par des forces historiques et une description des formes de l'expérience subjective de cette dépossession, il permet de faire converger la philosophie critique de l'histoire des Jeunes-Hégéliens et la critique sociale concrète des socialistes et des communistes de l'époque." (p.23)
"L'abandon du libéralisme de la Gazette Rhénane pour le démocratisme du Manuscrit de Kreuznach, puis le passage du démocratisme au socialisme des Annales franco-allemandes (un socialisme défini en opposition avec le communisme dans la « Lettre à Ruge » de septembre 1843, puis associé au thème d'une alliance de la philosophie au prolétariat dans l'Introduction), et enfin le passage du socialisme au communisme qui est signalé par l'attribution d'une certaine forme d'autonomie au prolétariat dans la polémique avec Ruge,-et par la distinction des différentes formes de communisme." (p.24)
"La fin des années 1830 se caractérise par le développement d'un néo-babouvisme qui pèche par un certain primitivisme et par une méconnaissance de ce que le saint-simonisme (organisation industrielle de la société) et le fouriérisme (notamment question des passions et des rapports hommes-femmes) développaient à l'époque ; ce néo-babouvisme est indéniablement le destinataire de la critique du communisme grossier qui ouvre le développement consacré au communisme dans le troisième manuscrit, et les références à Fourrier (à propos de l'émancipation de la sensibilité et des rapports entre les sexes) et à l'histoire de l'industrie s'inscrivent tout naturellement dans le contexte de sa critique.
L'époque est également celle où certains, comme Cabet et Dezamy, s'efforcent de donner des lettres de noblesse philosophique au communisme en le faisant apparaître comme un engagement moral ou « humanitaire ». C'est un tel communisme humanitaire qui se développait à l'époque chez les ouvriers allemands de Paris, sous l'impulsion de Weitling et de l'influence exercée par Feuerbach dans la Ligue des Justes. Marx rencontre ainsi une conjonction du communisme - humanisme - prolétariat - Feuerbach qui le conduit indéniablement à nuancer ses réserves sur une philosophie feuerbachienne jugée précédemment trop peu politique à son goût et qui contribue sans doute à donner à cet auteur le rôle de référence théorique centrale des Manuscrits de 1844. Dans le contexte du communisme des exilés parisiens, la référence à Feuerbach a également une fonction critique : elle est dirigée contre la dimension religieuse du communisme de Weitling, de sorte que la critique feuerbachienne de la religion, considérée à la fin de 1843 comme un stade dépassé de la critique (L'Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit affirmant que « la critique de la religion est pour l'essentiel achevée »), retrouve elle aussi une actualité. D'ailleurs, la lutte contre les fondations morales ou religieuses du communisme constitue sans doute l'un des enjeux de la défense d'une position naturaliste faisant coïncider le dépassement de l'aliénation et de ses effets sur la conscience avec une réunification de la philosophie et des sciences de la nature, dans les dernières pages du développement consacré au communisme."(pp.28-29)
"Le mouvement Jeune-hégélien mérite tout à la fois d'être compris comme une école philosophique, comme un parti politique et comme une bohème journalistique." (p.29)
"On peut caractériser une école philosophique comme un groupement intellectuel uni par une référence commune à un fondateur, par des relations de fraternité entre les membres de l'école, et par une prise en compte de la manière dont les autres membres de l'école formulent la référence commune au fondateur." (p.30)
"Un autre trait marquant de la critique de Hegel développée dans le troisième manuscrit tient au fait que la critique « feuerbachienne » de Hegel s'y accompagne d'une critique « hégélienne » de Feuerbach ; la volonté de critiquer plus radicalement Hegel que par le passé s'accompagne d'une paradoxale revalorisation de Hegel et d'une dogmatisation des références à Feuerbach et à Hegel. Jusqu'à présent, Marx n'avait cherché chez Feuerbach qu'un modèle permettant l'extraction de la vérité de la philosophie hégélienne, en n'en retenant que la critique de la religion. Désormais, c'est au contraire le versant positif de cette critique que Marx privilégie : l'anthropologie humaniste et naturaliste constitue le fondement de la critique de l'Économie politique aussi bien que de la philosophie hégélienne. Conjointement, le développement consacré à la « grandeur » de la philosophie feuerbachienne dans le troisième manuscrit ne se réfère-t-il plus à L'Essence du christianisme, mais aux Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (1842) et aux Principes de la philosophie de l'avenir (1843). Mais cette utilisation de l'anthropologie feuerbachienne (influencée par sa réinterprétation par Hess, et rendant possible la mobilisation d'une
critique schellingienne de Hegel), pose immédiatement le défi de son historisation, au-delà même de ce que Engels et Hess avaient déjà proposé, défi que Marx semble tenter de relever en interprétant la philosophie hégélienne comme une théorie de l'histoire en tant qu'aliénation.
En définitive, Marx ne parvient donc pas à se soustraire au rapport ambivalent à Hegel qui caractérise le Jeune-Hégélianisme. Même si par certains points les Manuscrits de 1844 semblent préfigurer les Thèses sur Feuerbach (1845), ils restent pris dans une problématique déterminée par ces figures tutélaires du Jeune-Hégélianisme que sont Hegel et Feuerbach. Ils élaborent une construction théorique que les Thèses sur Feuerbach et L'Idéologie allemande (1845-1846) s'efforceront de dépasser, comme le soulignait Althusser lorsqu'il distinguait les œuvres de jeunesse (dont les Manuscrits de 1844 sont d'après lui la combinaison la plus instable et explosive), et les œuvres de la coupure (à commencer par les Thèses sur Feuerbach)." (pp.31-32)
-Emmanuel Renault, "Comment lire les Manuscrits de 1844 ?", dans Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.
"Si on fait abstraction de la thèse de doctorat de 1841 sur Démocrite et Epicure, ainsi que les premiers articles, le Manuscrit de Kreuznach est le premier texte important que Marx consacre à Hegel. Il s'agit, on le sait, d'une lecture critique des paragraphes de la Philosophie du Droit qui traitent de l'Etat ; lecture qui s'efforce, à l'évidence, d'y mettre à jour la présence des opérations et des structures qui sont celles-là mêmes que Feuerbach, dans l'Essence du christianisme a désignées comme la source de l'illusion religieuse : la problématique hégélienne procède de la même inversion fondamentale ; elle transforme, elle aussi, ce qui est un sujet réel (les hommes concrets) en prédicat d'un sujet imaginaire (l'État) qui devient ainsi le véritable sujet. Marx peut ainsi, en un premier temps, rétablir la vérité.
Autrement dit, il peut, moyennant une inversion de l'inversion spéculative, découvrir dans les énoncés « empiriques » sur la monarchie constitutionnelle que Hegel a transformés en de véritables « axiomes métaphysiques », une sorte de confirmation involontaire du bien-fondé de l'exigence de démocratie radicale qui oriente l'ensemble de son manuscrit : Hegel a fait de la monarchie la vérité de la démocratie, mais comment y est-il parvenu ? Uniquement en effaçant toute différence entre ces « concepts totalement opposés » que sont la souveraineté du peuple et la souveraineté du monarque ; par là, il ne fait qu'indiquer, sans le savoir, que c'est au contraire la démocratie qui est « l'énigme résolue de toutes les constitutions » ; la démocratie, ou plus exactement ce que Marx nomme « la démocratie vraie », c'est-à-dire un mode d'organisation de la vie en commun où les institutions juridico-politiques cessent de constituer un ciel idéel séparé du peuple réel et expriment les véritables aspirations d'une société qui est elle-même une société véritable, c'est-à-dire une société libérée de tout atomisme abstrait.
Cette prise de position résolue en faveur d'une démocratie radicale n'est pas cependant le dernier mot de Marx. Elle apparaît plutôt comme une sorte de préalable à partir duquel peut s'engager une lecture précise de la compréhension hégélienne de l'État qui tente de mettre à jour et de comprendre l'illusion qui s'y dissimule : pour Hegel, l'État est le lieu de l'identité du particulier et de l'universel, c'est-à-dire le lieu d'une réconciliation du social et du politique qui se donne pour le dépassement de la contradiction constitutive du monde moderne ; n'est-ce pas ériger en vérité ce qui n'est qu'une illusion ? N'est-ce pas accréditer de façon non critique l'idée que la politique, séparée de ses bases effectives, serait dans le monde moderne, le lieu de l'émancipation humaine véritable ? C'est en tout cas ce que Marx s'attache à montrer en interrogeant les figures que Hegel présente comme une expression de l'identité de la société et de l'État, et en y décelant la trace de la scission qu'elles prétendent surmonter. Qu'il s'agisse de l'État lui-même, de la construction de l'identité de la bureaucratie et de la corporation qui est la clé de voûte de la théorie hégélienne du pouvoir gouvernemental, de la constitution, ou encore de la théorie des Stânde, c'est-à-dire de la représentation par états, partout l'identité hégélienne exprime un « dualisme irrésolu », ; elle est une simple « accommodation entre l'État politique et l'État non-politique », une transaction ou un compromis entre des éléments hétérogènes, dont l'identité est celle « de deux années ennemies ». A cet égard, le lieu qui, dans la Philosophie du Droit, est celui où se révèle le plus clairement l'illusion qui en est le fond, est sans doute celui que Hegel lui-même désigne comme le lieu de la médiation, autrement dit la théorie des « états » dont le développement, dit Marx, « rassemble toutes les contradictions de la présentation hégélienne » parce que viennent s'y rejoindre « toutes les contradictions des organisations étatiques modernes ».
Hegel, qui part de la présupposition de la séparation de la société et de l'État, entend faire de l'élément des états le milieu où cette séparation serait surmontée ; mais, pour cela, il lui faut confondre deux sens du terme Stand : le sens moderne, lié à la séparation du social et du politique, et le sens féodal ou médiéval lié, quant à lui, à leur identité immédiate. Autrement dit, il lui faut « interpréter une ancienne vision du monde dans le sens d'une nouvelle », vouloir « le système médiéval des états, mais dans le sens moderne du pouvoir législatif, et le pouvoir législatif moderne, mais dans le corps médiéval des états ». Le prétendu dépassement hégélien n'est donc rien d'autre qu'une régression, un retour à l'arriération allemande dont Hegel n'est jamais aussi proche que lorsqu'il entreprend de s'en libérer ; ce dont témoigne d'ailleurs clairement l'importance démesurée qu'il attache à des institutions aussi archaïques que la chambre des pairs ou le majorat.
On le voit, pour Marx, Hegel est « l'interprète de l'État moderne » ; il est l'expression de cette illusion typiquement moderne qu'est la confusion entre émancipation humaine et émancipation politique ; aussi doit-on voir en lui, comme le dira l'Introduction à la critique de la Philosophie du Droit hégélienne, le pendant allemand, sur le plan théorique, du progrès que constitue, sur le plan pratique, l'État issu de la révolution française. Mais en même temps, le « progressisme » hégélien reste solidaire d'un archaïsme fondamental : dès qu'elle tente d'aller au-delà de la modernité, la pensée hégélienne ne peut que régresser en deçà de cette même modernité ; elle ne peut qu'être « inconséquente » à l'égard de « sa propre manière de voir » en révélant ainsi sa dépendance vis-à-vis d'une réalité allemande dont elle se croit, à tort, totalement libérée." (pp.37-39)
"La praxis révolutionnaire et la critique qui en est « l'arme intellectuelle » ont pour but de réaliser ce que la philosophie s'est bomée à penser, c'est-à-dire de travailler à la réalisation d'un monde où toutes les figures, sacrées ou non-sacrées, de ce que Marx nomme « l'auto-aliénation » (Selbstentfremdung) auraient cessé d'exister ; mais c'est dire en même temps que ce monde, précisément parce qu'il serait un monde de la non-aliénation, serait aussi un monde qui n'aurait plus besoin de philosophie, pas plus qu'il n'aurait besoin de religion." (p.43)
"A l'homme concret, à la conscience de soi de l'homme, Hegel a substitué l'homme abstrait, l'homme de la conscience de soi. Or, quelle est la conséquence de cette inversion ? Elle entraîne une confusion fondamentale, dont Marx croit pouvoir discerner la trace dans le dernier chapitre de la Phénoménologie. Dans le début de ce texte, qu'il recopie intégralement, apparaît clairement, explique Marx, que chez Hegel « la suppression de l'objectivité sous la détermination de l'aliénation [...] qui doit aller de l'étrangeté [...] indifférente jusqu'à l'aliénation effectivement hostile, a pour Hegel, en même temps, ou même principalement, la signification de supprimer l'objectivité, parce que ce n'est pas le caractère déterminé de l'objet, mais son caractère objectif qui, pour la conscience de soi, est le choquant [...] et l'aliénation ». Autrement dit, Hegel a confondu deux problèmes : celui de la suppression d'une objectivité étrangère et aliénée, et celui de la suppression de l'objectivité tout court.
D'où un dernier point : cette confusion conduit à un dépassement, qui est bien un dépassement de l'aliénation, mais seulement un dépassement pensé, une réconciliation de l'homme avec lui-même, mais qui a pour lieu et pour seul lieu la pensée ou le savoir dont Hegel peut ainsi proclamer l'absoluité. Par là, il confirme simplement que sa pensée, loin de surmonter l'aliénation du monde effectif, en est au contraire l'expression : en absolutisant le savoir, Hegel ne fait que transformer en un « processus divin » ce qui reste un processus humain, même si ce dernier, qui a cessé de renvoyer à un objet transcendant, apparaît comme « le processus divin de l'homme ».
Autrement dit, il fait de l'homme réel et de ses figures de simples prédicats de l'Esprit absolu, c'est-à-dire du « sujet-objet mystique » qui est le seul véritable sujet. Ou, si l'on préfère, loin de produire la science de l'aliénation réelle, il lui substitue le point de vue mystifié et mystifiant d'une Phénoménologie où l'aliénation effective de l'essence humaine devient une simple manifestation de l'aliénation de la conscience de soi.
Dans ces conditions, ajoute Marx, malgré son aspect « négatif et critique », la Phénoménologie contient déjà, « à l'état latent », « le positivisme non critique et l'idéalisme pareillement non critique de l'œuvre ultérieure de Hegel." (pp.44-45)
"Sans doute la Phénoménologie adopte-t-elle un point de vue aliéné, mais elle a su, dit Marx, appréhender « la production de l'homme par lui-même comme un processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de l'aliénation ». En ce sens, elle est bien « l'expression du mouvement de l'histoire » ; et elle en a saisi le principe, en saisissant « l'essence du travail », c'est-à-dire en concevant « l'homme objectif, vrai parce qu'effectif, comme le résultat de son propre travail ». Aussi doit-on reconnaître que Hegel est réellement parvenu, dans l'exposé qu'il consacre à certaines figures - par exemple la « conscience malheureuse », la « conscience honnête », « la lutte de la conscience noble et de la conscience vile » à excéder les limites de son propre discours spéculatif : dans ces textes, il a « préparé et élaboré », de manière cachée, tous les éléments de la critique en fournissant tout ce qui est requis pour « la critique de sphères entières telles que la religion, l'État, la vie civile-bourgeoise, etc. »." (p.48)
"En passant d'une critique philosophique de la politique hégélienne à une critique de la philosophie elle-même, qui s'en sépare sans pour autant rompre définitivement avec elle, le Marx des Manuscrits de 1844 maintient une sorte de lien distendu à la pensée hégélienne, où le rejet de l'illusion spéculative va de pair avec la volonté d'en conserver et d'en repenser la dimension authentiquement critique. Si tel est le cas, que faut-il penser de la persistance d'un tel lien ? S'agit-il d'un simple résidu, qui relèverait de ce que Marx s'apprête à nommer « idéologie » ? Ou s'agit-il plutôt de ce qui demeure la seule véritable justification du discours qu'il va bientôt élaborer, et qu'il semble ici rechercher, confusément, à travers l'ambivalence de son rapport à Hegel ?" (pp.49-50)
-Jean-Michel Buée, "Les critiques de Hegel entre 1843 et 1845", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.
"On ne trouve pas un mot d'Économie politique dans les textes de Feuerbach auxquels Marx se réfère. La stature de fondateur de la critique de l'Économie politique qui est reconnue à Feuerbach doit dès lors se comprendre à partir de l'usage qui est fait de ses textes, en particulier dans le troisième manuscrit. Mais cet usage est lui-même tributaire de la lecture par Marx de trois opuscules de Moses Hess. Deux d'entre eux, rédigés fin 1842-début 1843 et publiés par Hess dans les 21 feuilles en juillet 1843, sont signalés par Marx : Socialisme et communisme et Philosophie de l'action. Mais il est aujourd'hui établi que Marx a aussi eu accès à un texte rédigé au début de l'année 1844 et qui ne fut publié qu'au cours de l'été 1845 : L'Essence de l'argent. La lecture de ce dernier texte suggère qu'un filtre hessien (comme instrument de sélection, mais aussi de recoloration) s'est intercalé entre Marx et Feuerbach, que Marx est revenu à Feuerbach à partir de Hess. Le Feuerbach des Manuscrits de 1844 n'est-il alors que celui qui est lu par Hess, ou bien Marx travaille-t-il à son tour cette lecture pour la prolonger, la transformer, la radicaliser ?
L'Essence de l'argent, qui construit le concept d'aliénation réactivé par Marx dans les Manuscrits de 1844, présente l'aliénation à partir de l'inaliénable, qui joue le rôle de fondement d'une critique morale de l'aliénation. En effet, si « la vie est échange d'activité vitale productrice », ce qui constitue pour chaque vivant le milieu de ses échanges avec les autres vivants, à savoir son corps, est un « moyen d'existence inaliénable ». A partir du corps, Hess procède à une extension du domaine de l'inaliénable, qui va permettre a contrario de définir l'aliénation comme aliénation de fait de ce qui en droit (ou moralement) est inaliénable. Le § 5 décrit un retournement, caractéristique de l'aliénation telle que Hess la comprend à partir de Feuerbach : « l'individu élevé au rang de fin, le genre ravalé au rang de moyen, c'est là le renversement de la vie humaine en général ». En effet, dans la vie « naturelle », l'individu est sans cesse sacrifié au genre - tout le contraire de ce qui intervient dans l'état d'égoïsme, où c'est le genre qui est sacrifié à l'individu abstrait et à ses besoins. Le christianisme, dont l'analyse par Feuerbach est censée fournir le schème de l'aliénation, apparaît alors comme ce qui vient théoriser une pratique sociale, puisque pour la théologie chrétienne, « dans le ciel, l'essence du genre, Dieu, vit en dehors des individus, et ces derniers, loin d'être le moyen par lequel Dieu agit et par lequel l'essence du genre vit, ne vivent à l'inverse que par l'intermédiaire de Dieu ». Dès lors, le christianisme peut être désigné comme « la théorie, la logique de l'égoïsme » puisqu'en lui, les individus, sur un mode sublimé, se servent du genre pour satisfaire leurs fins égoïstes. Hess suggère ainsi qu'il y a un primat de la pratique (marchande) sur la théorie (chrétienne) et que la seconde ne fait que traduire ou exprimer la première." (pp.53-54)
"C'est dans la lignée de ces remarques que s'inscrit la tentative des Manuscrits de 1844 d'expliquer l'idée religieuse de création à partir de l'aliénation pratique : « la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait que la nature et l'homme existent par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu'il contredit toutes les évidences de la vie pratique ». En effet, dans la vie pratique, la conscience populaire fait l'expérience qu'elle doit son existence à autrui : « un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son propre maître que lorsqu'il n'est redevable qu'à lui-même de sa propre existence. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant ».
On a ici un premier exemple de la manière dont procède Marx à partir de la lecture de Feuerbach que lui lègue Hess. En radicalisant le rapport d'expression que suggère le parallélisme strict entre monde chrétien et monde marchand chez Hess, Marx relit ainsi Feuerbach :
« Pour l'homme socialiste, ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que la production de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'homme. Il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance par lui-même ainsi que du processus de sa naissance. L'essentialité de l'homme et de la nature est devenue évidente, car l'homme humanisé en tant que présence concrète de la nature et la nature humanisée en tant que présence concrète de l'homme sont devenus des faits pratiquement, matériellement, perceptibles. Dès lors, il est pratiquement impossible de se demander s'il existe un être étranger au-dessus de la nature et de l'homme. En effet, une telle question impliquerait l'inessentialité de la nature et de l'homme. L'athéisme, dans la mesure où il nie cette inessentialité, n'a plus de sens, car l'athéisme est une négation de Dieu et, par cette négation, il pose l'existence de l'homme. Mais le socialisme en tant que tel n'a plus besoin d'une telle médiation. Il part de la conscience théoriquement et pratiquement sensible de l'homme et de la nature comme essence. Il est la conscience de soi positive de l'homme, non médiatisée par la suppression de la religion. »
Cette déclaration, qui prend acte du primat de l'aliénation pratique sur son expression théorique, est aussi pour Marx une manière de réaffirmer le dépassement de l'athéisme feuerbachien." (pp.54-55)
"C'est seulement parce que [Hess] a transposé le schéma de l'aliénation sur le terrain de la vie sociale que Feuerbach peut apparaître comme celui qui a fourni le fondement d'une critique de l'Economie politique. Mais les Manuscrits, loin de simplement recevoir la lecture hessienne de Feuerbach, tentent de l'approfondir. Le statut de la pauvreté, de la richesse et de l'avoir en est le meilleur exemple.
Chez Hess, auquel Marx renvoie pour « la catégorie de l'avoir », la description du processus d'abstraction permettait, dès la Philosophie de l'action, de rendre compte de l'égoïsme, en ce sens que « la soif d'être, la soif de subsister comme individualité déterminée, comme moi limité, comme essence finie [...] mène à la soif d'avoir ». Or dans les premiers chapitres de L'Essence du christianisme, Marx a pu lire que Dieu était riche des déterminations dont l'humanité s'était dépouillée, que la divinité était d'autant plus riche que l'humanité était pauvre : « pour enrichir Dieu, l'homme doit se faire pauvre ; pour que Dieu soit tout, l'homme doit n'être rien ». Marx prolonge alors la lecture hessienne de Feuerbach : d'une part, le processus d'abstraction dont découle la construction du Dieu chrétien se fait au détriment du substrat dont il est abstrait ; d'autre part, la pauvreté est d'abord une pauvreté essentielle, un déficit d'être, avant d'être de l'ordre de l'avoir. En témoigne ce passage des Manuscrits de 1844 consacré au socialisme :
« On voit comment l'homme riche et le besoin humain riche prennent la place de la richesse et de la misère de l'Économie politique. L'homme riche est en même temps celui qui a besoin d'une totalité de manifestations de la vie humaine, l'homme chez qui sa propre réalisation est une nécessité intérieure, un besoin. Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent également -sous le socialisme- une signification humaine et par conséquent sociale. La pauvreté est le lien passif qui fait ressentir aux hommes le besoin de la richesse la plus grande : l'autre homme. La domination de l'être objectif en moi, le jaillissement sensible de mon activité essentielle est la passion qui devient par là l'activité de mon être »." (p.57)
"S'il est bien question, chez Feuerbach, d'une lecture du genre humain en termes de communauté, c'est bien Hess qui, dans L'Essence de l'argent, fait subir une inflexion décisive à la conception feuerbachienne du genre, en considérant que cette essence relève de relations pratiques d'échanges. Si l'essence humaine est bien présente dans la communauté, celle-ci ne se limite plus désormais à la relation intersubjective entre un Je et un Tu, mais est désormais interprétée comme « coopération » (qui traduit sans doute mieux l'allemand Zusammenwirken que la « réalisation commune » de la traduction française existante), ce qui signifie qu'elle n'est plus seulement communauté intersubjective, soudée par l'amour, mais communauté pratique, articulée par des activités, notamment de production, conformément à la traduction de la philosophie de l'action dans les termes d'une philosophie de l'activité générique à laquelle procède Hess dans ce texte. Et dans le cadre de l'ontologie de l'activité vitale qu'esquisse L'Essence de l'argent, Hess interprète les rapports interhumains dans les termes d'un « commerce » (Verkehr) qui définit « l'essence réelle des individus, leur richesse réelle ». Pour activer puis développer leurs forces, les individus doivent procéder à l'échange réciproque de « leur activité vitale dans le commerce avec ceux qui appartiennent à la même communauté, autrement dit avec les membres du même corps ». Pour concevoir le genre dans les Manuscrits de 1844, c'est donc à nouveau un « Feuerbach hessianisé » qui est mis à contribution." (p.61)
"La dialectisation de l'homme feuerbachien que permet la relecture de la Phénoménologie de l'esprit ne réside pas en l'espèce dans la légitimité historique conférée à l'aliénation laborieuse : l'illusion religieuse avait elle aussi sa légitimité chez Feuerbach, en tant qu'étape de nécessaire objectivation de l'essence humaine, préalable à sa réappropriation. Fût-ce à l'intérieur de l'aliénation, Hegel a compris « que le travail est l'acte d'auto-engendrement de l'homme, que le rapport à soi-même comme à un être étranger et l'affirmation de soi en tant qu'être étranger sont la conscience générique et la vie générique en devenir ». C'est pourquoi Marx peut affirmer que « Hegel se situe du point de vue de l'Économie politique moderne. Il appréhende le travail commun comme l'essence, comme l'essence avérée de l'homme ; il voit seulement le côté positif du travail non son côté négatif ». On tient là une raison supplémentaire pour soutenir que Feuerbach a posé les fondements de la critique de l'Économie politique : dès lors qu'on a détecté chez Hegel le point de vue de l'Économie politique moderne, dès lors par ailleurs qu'on a reconnu chez Feuerbach la seule critique consistante de Hegel, il est possible de fonder une critique de l'Économie politique sur Feuerbach.
Or l'aliénation du travail n'est pas un mode d'existence particulier de l'aliénation, mais sa forme primitive. Les lignes qui suivent, tout en prétendant étendre, déplacer et radicaliser la problématique feuerbachienne de l'aliénation, contiennent une critique implicite de Feuerbach :
« Se mouvant à l'intérieur de l'aliénation, on réduisait la réalité des forces essentielles de l'homme et son activité générique à l'existence universelle de l'homme, la religion ou l'histoire dans son essence abstraite universelle : la politique, l'art, la littérature, etc. On peut considérer l'industrie matérielle courante comme une partie du mouvement général, de même que l'on peut considérer ce mouvement lui-même comme un aspect particulier de l'industrie, puisque toute activité humaine a été jusqu'ici travail, donc industrie, activité aliénée à elle-même. Nous avons devant nous, sous la forme d'objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de l'aliénation, les forces essentielles de l'homme objectivées ».
Ce passage, qui vise des jeunes hégéliens comme Bruno Bauer, n'épargne pas Feuerbach en tant que celui-ci a méconnu la dimension du travail, et il permet ainsi de différencier l'humanisme feuerbachien de celui des Manuscrits de 1844. Si le devenir du genre passe par une humanisation de la nature à travers le travail, lequel est un déploiement de l'essence humaine, alors l'humanisme finit par coïncider avec une forme de naturalisme, mais il est bien différent de celui qu'on trouve chez Feuerbach. Comme le relève Marx, « si [...] on conçoit l'industrie comme la révélation exotérique des forces essentielles de l'homme, on comprend également l'essence humaine de la nature ou l'essence naturelle de l'homme »."
-Jean-Christophe Angaut, "Un Marx feuerbachien ?", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages.
« Le socialisme ne se rapporte quant à son fond qu'à l'organisation du travail alors que le communisme embrasse la totalité de la vie sociale et tend en elle à une réforme radicale, à la suppression de la propriété privée et donc de toute domination. » -Moses Hess, « Socialisme et communisme ».
« Marx trouvait à Paris, où il séjourna jusqu'à son expulsion, en février 1845, et qui joua pour lui un rôle analogue à celui de Londres pour Engels, trois éléments qui constituaient un puissant stimulant pour sa pensée : un développement économique beaucoup plus avancé qu'en Allemagne (...), un prolétariat déjà plus nombreux, ayant, en même temps qu'une forte tradition révolutionnaire, une nette conscience de ses intérêts de classe et, enfin, l'expérience d'une grande révolution sociale, la Révolution de 1789, achevée par la Révolution de 1830. » -A. Comu, Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur œuvre, t. III : Marx à Paris, PUF, Paris, 1962, p. 3.
« Ce que fait le jeune Marx, c'est récapituler et unifier les deux stratégies (d'ailleurs non incompatibles) par lesquelles s'était exprimé jusque là le paradigme de l'aliénation : l'aliénation comme séparation/souffrance vécue (Hôlderlin, le jeune Hegel) et l'aliénation comme projection/appauvrissement de soi (le Hegel de la maturité, Feuerbach) »
-Stéphane Haber, L'Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, PUF, Paris, 2007, page 57.