https://univ-droit.fr/universitaires/6380-desage-fabien
https://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-7.htm
"Le prisonnier en cellule d’isolement et le mathématicien dans son bureau austère ont beau occuper un cadre assez similaire, ce dernier restreint la dignité et l’autonomie du détenu alors qu’il contribue à établir celles du scientifique. Les espaces dans lesquels les individus se meuvent et ceux, à l’inverse, qui leur sont interdits aident à définir leur statut et leur pouvoir, ainsi que la nature de l’ordre social. Subtilement, mais avec force, ils suggèrent tantôt l’autorité, la dignité, l’indépendance, la compétence, la créativité, tantôt leurs contraires."
"Les lieux peuvent être porteurs de significations tout à fait différentes selon les personnes et les situations sociales. L’espace ne véhicule pas un sens en soi, à la manière d’un simple code."
"Les édifices publics remarquables catalysent un besoin répandu de clarté, d’ordre et de prédictibilité face à un monde menaçant."
"C’est la monumentalité des principaux bâtiments publics et de certains sièges de sociétés qui les distingue le plus ostensiblement du reste de leur environnement. L’échelle de ces constructions rappelle à la foule de ses spectateurs qu’ils pénètrent dans l’antre du pouvoir en qualité d’usagers ou de quémandeurs, s’exposent aux faveurs arbitraires ou aux rebuffades et, dans tous les cas, qu’ils sont soumis à une autorité lointaine et difficilement saisissable. Cette monumentalité est porteuse d’une signification réciproque pour les fonctionnaires, qui entrent régulièrement dans ces bâtiments afin de se consacrer à l’exercice du pouvoir. Pour eux, l’échelle imposante des lieux de décision appuie leur autorité et les distingue en tant que classe de ceux qui y sont soumis. De tels espaces légitiment le pouvoir des élites et des fonctionnaires, autant qu’ils soulignent la vulnérabilité de ceux qui n’en sont pas. Ces significations dont sont porteurs les espaces publics ne sont jamais formellement inculquées. Elles agissent puissamment mais de façon inconsciente, bien qu’on les reconnaisse facilement une fois qu’on y prête attention."
"Il existe un contraste frappant entre les bureaux gouvernementaux, selon le statut socioéconomique des usagers qui les fréquentent régulièrement. Les hommes d’affaires, les avocats et les représentants de groupes d’intérêts qui négocient des contrats, sollicitent des subventions, ou cherchent à marchander l’application de réglementations officielles ou le recours à telle procédure administrative, le font généralement dans des bureaux ou des salles de conférence bien équipés, confortables, voire luxueux ; en somme, des lieux appropriés aux enjeux importants et aux montants conséquents dont il est question. Ce cadre physique contribue pleinement à définir ces transactions comme des applications responsables de la loi, menées par des experts et des professionnels, alors que d’aucuns pourraient y voir un usage discutable de fonds publics pour financer ceux qui s’accaparent déjà l’essentiel de la richesse, des positions sociales et de l’influence. Ces interlocuteurs privilégiés ne sont pas considérés comme bénéficiant de l’« aide » du gouvernement, alors qu’ils tirent de substantiels bénéfices de leurs échanges avec celui-ci, sous la forme de contrats dans le domaine de la défense, de ventes d’armes, d’avantages fiscaux et autres arbitrages administratifs favorables.
Une autre catégorie d’usagers, qui regroupe par exemple les candidats à l’aide sociale, les personnes souffrant de troubles psychologiques ou les élèves de l’école publique, est définie explicitement, cette fois, comme sollicitant de l’« aide », alors qu’elle en obtient bien peu en comparaison avec le groupe précédent. L’espace dans lequel ces usagers rencontrent les fonctionnaires définit la valeur qui leur est accordée de manière aussi éloquente que les lieux susmentionnés, mais de façon exactement inverse. Les salles d’attente sont en général bondées, ternes et inconfortables. La dépendance de l’usager vis-à-vis du pouvoir et du bon vouloir de l’autorité se traduit dans l’agencement même de l’espace. Patienter un temps indéterminé pour obtenir une prestation, qui peut très bien vous être refusée et qui sera de toute façon modeste, renvoie le demandeur à sa vulnérabilité et à son impuissance. Dans ces deux cas opposés, le décor est adapté à l’action qui s’y déroule."
"Même si, cet effet n’est pas délibérément recherché, le quartier délabré, la façade décrépite et l’intérieur miteux et encombré qui sont le lot des pauvres risquent fort de susciter manque d’estime de soi, défaitisme, absence d’aspirations, et par conséquent docilité et maintien de l’ordre établi. Les inégalités propres à la structure sociale dans son ensemble se réfractent dans diverses structures secondaires et se perpétuent via leurs conséquences psychologiques. De la même manière, les lois d’aménagement du territoire qui protègent les nantis de la pollution sonore des aéroports et de la pollution atmosphérique des usines, tout en exposant systématiquement les pauvres à ces fléaux, n’ont pas pour intention expresse de perpétuer les inégalités en matière de revenus et de pouvoir, ou de faire accepter les privations. Néanmoins, on peut voir ces effets comme une conséquence directe de l’aménagement du territoire, plus tangible que leurs justifications explicites telles la protection de la santé, elle-même très inégale socialement."
"Les images de soi véhiculées par ces symboles se muent en prophéties autoréalisatrices, si elles ne sont pas contrecarrées par d’autres signaux."
"L’expérience de la conduite automobile et de ses effets sur la perception des piétons, des cyclistes et des autres automobilistes nous montre bien que la pratique différenciée de l’espace peut conduire à reléguer des individus dans un univers étranger, même lorsqu’ils sont physiquement proches de nous. Des personnes d’ordinaire accommodantes et sociables sont susceptibles, une fois au volant, de devenir irascibles, d’admonester, ou parfois même d’attaquer des piétons, des joggeurs ou d’autres automobilistes qu’ils rencontrent sur leur route. Le facteur essentiel qui favorise cette métamorphose est, semble-t-il, le fait que les individus sont alors entourés de limites spatiales différentes, qu’ils ne se déplacent pas à la même vitesse, ne disposent d’aucun moyen de communication et ignorent souvent comment éviter la collision le cas échéant. L’isolement psychologique survient malgré la visibilité parfaite. C’est même plutôt cette forme de visibilité qui rend étranger à autrui car, comme dans une prison ou un hôpital psychiatrique, elle est ressentie comme une forme de surveillance et de menace. En pareilles circonstances, la visibilité et la proximité soulignent l’impossibilité de la communication: se mettre à la place de l’autre devient impossible."
"L’Illinois Agricultural Association s’est opposée il y a quelques années au projet de construction d’une bibliothèque universitaire rattachée à l’Université de l’Illinois à Urbana, parce que son ombre portée aurait recouvert pendant une partie de la journée les champs du Morrow Plot, une ferme expérimentale située au cœur du campus et dédiée depuis toujours à la recherche agronomique. Les autres terres cultivables ne manquent pas dans cette grande plaine qui recouvre la partie centrale de l’Illinois, et les facteurs historiques et symboliques expliquent la priorité donnée à la conservation des champs du Morrow Plot, bien plus que leur caractère unique et indispensable. Finalement, la bibliothèque universitaire a été construite en sous-sol, avec plusieurs niveaux de rayonnages et de salles de lecture souterrains, de façon à ne projeter aucune ombre. Il est tentant de voir dans cette décision le reflet de la place prépondérante réservée à l’agriculture dans le folklore et la politique de l’Illinois (une place qu’il convient d’exprimer symboliquement avec d’autant plus de ferveur qu’une part de plus en plus écrasante de la population de l’État et de la nation s’est urbanisée). On peut y voir également l’expression plus générale d’une profonde ambivalence vis-à-vis de la place des études supérieures. Dans ce cas précis, l’antagonisme des valeurs se traduit par l’enfouissement des étudiants et de leurs livres, bien qu’ils soient tout de même gratifiés d’une nouvelle bibliothèque. Les subventions importantes allouées aux universités publiques par les États du Middle West américain se sont souvent accompagnées de forts relents d’anti-intellectualisme, et de suspicions à l’encontre du cosmopolitisme et de la décadence morale qu’elles instilleraient chez les étudiants."
"Le style architectural inventif et original d’un bâtiment encourage le badaud à penser de façon non conventionnelle, même sur des questions qui n’ont parfois pas grand-chose à voir avec l’architecture."
-Murray Jacob Edelman, « L'espace et l'ordre social », traduction Claire Habart et Fabien Desage, Politix, 2012/1 (n° 97), p. 7-24. DOI : 10.3917/pox.097.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-7.htm
https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2013-2-page-7.htm
https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2013-2-page-35.htm
https://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-7.htm
"Le prisonnier en cellule d’isolement et le mathématicien dans son bureau austère ont beau occuper un cadre assez similaire, ce dernier restreint la dignité et l’autonomie du détenu alors qu’il contribue à établir celles du scientifique. Les espaces dans lesquels les individus se meuvent et ceux, à l’inverse, qui leur sont interdits aident à définir leur statut et leur pouvoir, ainsi que la nature de l’ordre social. Subtilement, mais avec force, ils suggèrent tantôt l’autorité, la dignité, l’indépendance, la compétence, la créativité, tantôt leurs contraires."
"Les lieux peuvent être porteurs de significations tout à fait différentes selon les personnes et les situations sociales. L’espace ne véhicule pas un sens en soi, à la manière d’un simple code."
"Les édifices publics remarquables catalysent un besoin répandu de clarté, d’ordre et de prédictibilité face à un monde menaçant."
"C’est la monumentalité des principaux bâtiments publics et de certains sièges de sociétés qui les distingue le plus ostensiblement du reste de leur environnement. L’échelle de ces constructions rappelle à la foule de ses spectateurs qu’ils pénètrent dans l’antre du pouvoir en qualité d’usagers ou de quémandeurs, s’exposent aux faveurs arbitraires ou aux rebuffades et, dans tous les cas, qu’ils sont soumis à une autorité lointaine et difficilement saisissable. Cette monumentalité est porteuse d’une signification réciproque pour les fonctionnaires, qui entrent régulièrement dans ces bâtiments afin de se consacrer à l’exercice du pouvoir. Pour eux, l’échelle imposante des lieux de décision appuie leur autorité et les distingue en tant que classe de ceux qui y sont soumis. De tels espaces légitiment le pouvoir des élites et des fonctionnaires, autant qu’ils soulignent la vulnérabilité de ceux qui n’en sont pas. Ces significations dont sont porteurs les espaces publics ne sont jamais formellement inculquées. Elles agissent puissamment mais de façon inconsciente, bien qu’on les reconnaisse facilement une fois qu’on y prête attention."
"Il existe un contraste frappant entre les bureaux gouvernementaux, selon le statut socioéconomique des usagers qui les fréquentent régulièrement. Les hommes d’affaires, les avocats et les représentants de groupes d’intérêts qui négocient des contrats, sollicitent des subventions, ou cherchent à marchander l’application de réglementations officielles ou le recours à telle procédure administrative, le font généralement dans des bureaux ou des salles de conférence bien équipés, confortables, voire luxueux ; en somme, des lieux appropriés aux enjeux importants et aux montants conséquents dont il est question. Ce cadre physique contribue pleinement à définir ces transactions comme des applications responsables de la loi, menées par des experts et des professionnels, alors que d’aucuns pourraient y voir un usage discutable de fonds publics pour financer ceux qui s’accaparent déjà l’essentiel de la richesse, des positions sociales et de l’influence. Ces interlocuteurs privilégiés ne sont pas considérés comme bénéficiant de l’« aide » du gouvernement, alors qu’ils tirent de substantiels bénéfices de leurs échanges avec celui-ci, sous la forme de contrats dans le domaine de la défense, de ventes d’armes, d’avantages fiscaux et autres arbitrages administratifs favorables.
Une autre catégorie d’usagers, qui regroupe par exemple les candidats à l’aide sociale, les personnes souffrant de troubles psychologiques ou les élèves de l’école publique, est définie explicitement, cette fois, comme sollicitant de l’« aide », alors qu’elle en obtient bien peu en comparaison avec le groupe précédent. L’espace dans lequel ces usagers rencontrent les fonctionnaires définit la valeur qui leur est accordée de manière aussi éloquente que les lieux susmentionnés, mais de façon exactement inverse. Les salles d’attente sont en général bondées, ternes et inconfortables. La dépendance de l’usager vis-à-vis du pouvoir et du bon vouloir de l’autorité se traduit dans l’agencement même de l’espace. Patienter un temps indéterminé pour obtenir une prestation, qui peut très bien vous être refusée et qui sera de toute façon modeste, renvoie le demandeur à sa vulnérabilité et à son impuissance. Dans ces deux cas opposés, le décor est adapté à l’action qui s’y déroule."
"Même si, cet effet n’est pas délibérément recherché, le quartier délabré, la façade décrépite et l’intérieur miteux et encombré qui sont le lot des pauvres risquent fort de susciter manque d’estime de soi, défaitisme, absence d’aspirations, et par conséquent docilité et maintien de l’ordre établi. Les inégalités propres à la structure sociale dans son ensemble se réfractent dans diverses structures secondaires et se perpétuent via leurs conséquences psychologiques. De la même manière, les lois d’aménagement du territoire qui protègent les nantis de la pollution sonore des aéroports et de la pollution atmosphérique des usines, tout en exposant systématiquement les pauvres à ces fléaux, n’ont pas pour intention expresse de perpétuer les inégalités en matière de revenus et de pouvoir, ou de faire accepter les privations. Néanmoins, on peut voir ces effets comme une conséquence directe de l’aménagement du territoire, plus tangible que leurs justifications explicites telles la protection de la santé, elle-même très inégale socialement."
"Les images de soi véhiculées par ces symboles se muent en prophéties autoréalisatrices, si elles ne sont pas contrecarrées par d’autres signaux."
"L’expérience de la conduite automobile et de ses effets sur la perception des piétons, des cyclistes et des autres automobilistes nous montre bien que la pratique différenciée de l’espace peut conduire à reléguer des individus dans un univers étranger, même lorsqu’ils sont physiquement proches de nous. Des personnes d’ordinaire accommodantes et sociables sont susceptibles, une fois au volant, de devenir irascibles, d’admonester, ou parfois même d’attaquer des piétons, des joggeurs ou d’autres automobilistes qu’ils rencontrent sur leur route. Le facteur essentiel qui favorise cette métamorphose est, semble-t-il, le fait que les individus sont alors entourés de limites spatiales différentes, qu’ils ne se déplacent pas à la même vitesse, ne disposent d’aucun moyen de communication et ignorent souvent comment éviter la collision le cas échéant. L’isolement psychologique survient malgré la visibilité parfaite. C’est même plutôt cette forme de visibilité qui rend étranger à autrui car, comme dans une prison ou un hôpital psychiatrique, elle est ressentie comme une forme de surveillance et de menace. En pareilles circonstances, la visibilité et la proximité soulignent l’impossibilité de la communication: se mettre à la place de l’autre devient impossible."
"L’Illinois Agricultural Association s’est opposée il y a quelques années au projet de construction d’une bibliothèque universitaire rattachée à l’Université de l’Illinois à Urbana, parce que son ombre portée aurait recouvert pendant une partie de la journée les champs du Morrow Plot, une ferme expérimentale située au cœur du campus et dédiée depuis toujours à la recherche agronomique. Les autres terres cultivables ne manquent pas dans cette grande plaine qui recouvre la partie centrale de l’Illinois, et les facteurs historiques et symboliques expliquent la priorité donnée à la conservation des champs du Morrow Plot, bien plus que leur caractère unique et indispensable. Finalement, la bibliothèque universitaire a été construite en sous-sol, avec plusieurs niveaux de rayonnages et de salles de lecture souterrains, de façon à ne projeter aucune ombre. Il est tentant de voir dans cette décision le reflet de la place prépondérante réservée à l’agriculture dans le folklore et la politique de l’Illinois (une place qu’il convient d’exprimer symboliquement avec d’autant plus de ferveur qu’une part de plus en plus écrasante de la population de l’État et de la nation s’est urbanisée). On peut y voir également l’expression plus générale d’une profonde ambivalence vis-à-vis de la place des études supérieures. Dans ce cas précis, l’antagonisme des valeurs se traduit par l’enfouissement des étudiants et de leurs livres, bien qu’ils soient tout de même gratifiés d’une nouvelle bibliothèque. Les subventions importantes allouées aux universités publiques par les États du Middle West américain se sont souvent accompagnées de forts relents d’anti-intellectualisme, et de suspicions à l’encontre du cosmopolitisme et de la décadence morale qu’elles instilleraient chez les étudiants."
"Le style architectural inventif et original d’un bâtiment encourage le badaud à penser de façon non conventionnelle, même sur des questions qui n’ont parfois pas grand-chose à voir avec l’architecture."
-Murray Jacob Edelman, « L'espace et l'ordre social », traduction Claire Habart et Fabien Desage, Politix, 2012/1 (n° 97), p. 7-24. DOI : 10.3917/pox.097.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-7.htm
https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2013-2-page-7.htm
https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2013-2-page-35.htm