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    Jean Baudrillard, Amérique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Jean Baudrillard, Amérique Empty Jean Baudrillard, Amérique

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 12 Juin - 8:14

    https://fr.book4you.org/book/1062560/b4d856

    "SAN ANTONIO
    Les Mexicains devenus Chicanos servent de guides dans la visite d'El Alarno pour exalter les héros de la nation américaine si vaillamment massacrés par leurs propres ancêtres - ceux-ci ont fait le plus dur, mais ils n'ont pas échappé à la division du travail, aujourd'hui ce sont leurs petits-ftls et leurs arrière-petits-ftls qui sont là, sur le même lieu de bataille, pour exalter les Américains qui leur ont volé leur territoire. L'histoire est pleine de ruses. Mais les Mexicains aussi, qui ont passé clandestinement la frontière pour venir travailler ici." (p.10)

    "J'ai cherché l'Amérique sidérale, celle de la
    liberté vaine et absolue des freeways, jamais
    celle du social et de la culture - celle de la
    vitesse désertique, des motels et des surfaces
    minérales, jamais l'Amérique profonde des
    mœurs et des mentalités. J'ai cherché dans la
    vitesse du scénario, dans le réflexe indifférent
    de la télévision, dans le filin des jours et des
    nuits à travers un espace vide, dans la succession merveilleusement sans affect des signes,
    des images, des visages, des actes rituels de la
    route, ce qui est le plus proche de l'univers
    nucléaire et énucléé qui est virtuellement le
    nôtre jusque dans les chaumières européennes.
    )'ai cherché la catastrophe future et révolue
    du social dans la géologie, dans ce retourne16
    ment de la profondeur dont témoignent les
    espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les
    canyons où descend la rivière fossile, l'abîme
    immémorial de lenteur que sont l'érosion et la
    géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.
    Cette forme nucléaire, cette catastrophe
    future, je savais tout cela à Paris. Mais pour la
    comprendre, il faut prendre la forme du
    voyage, qui réalise ce que Virilio dit être
    l'esthétique de la disparition.
    Car la forme désertique mentale grandit à
    vue d'œil, qui est la forme épurée de la
    désertion sociale. La désaffection trouve sa
    forme épurée dans le dénuement de la vitesse.
    Ce que la désertion ou l'énucléation sociale a de
    froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du
    désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert,
    dans l'ironie de la géologie, son espace générique et mental. L'inhumanité·de notre monde
    ultérieur, asocial et superficiel, trouve d'emblée
    ici sa forme esthétique et sa forme extatique." (pp.16-17)

    "La grandeur des déserts est qu'ils sont, dans
    leur sécheresse, le négatif de la surface terrestre
    et celui de nos humeurs civilisées. Lieu où se
    raréfient les humeurs et les fluides et où
    descend directement des constellations, tant
    l'air est pur, l'influence sidérale. Il a même
    fallu que les Indiens en soient exterminés pour
    que transparaisse une antériorité encore plus
    grande que celle de l'anthropologie: une minéralogie, une géologie, une sidéralité, une facticité inhumaine, une sécheresse qui chasse les
    scrupules artificiels de la culture, un silence qui
    n'existe nulle part ailleurs.
    Le silence du désert est aussi visuel. Il est fait
    de l'étendue du regard qui ne trouve nulle part
    où se réfléchir. Dans les montagnes, il ne peut y
    avoir de silence, car les montagnes hurlent par
    leur relief. Et même, pour qu'il y ait silence, il
    18
    _cfaut que le temps aussi soit comme horizontal,
    qu'il n'y ait pas d'écho du temps dans le futur,
    qu'il ne soit que le glissement des couches
    géologiques les unes sur les autres, et qu'il n'en
    émane plus qu'une sorte de rumeur fossile.
    Désert: réseau lumineux et fossile d'une
    intelligence inhumaine, d'une indifférence radicale - non seulement celle du ciel, mais celle
    des ondulations géologiques où seules cristallisent les passions métaphysiques de l'espace et
    du temps. Ici se renversent les termes du désir,
    chaque jour, et la nuit les anéantit." (pp.18-19)

    "La vitesse crée un espace initiatique qui peut impliquer la mort et dont la seule règle est d'effacer les traces. Triomphe de l'oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. Superficialité et réversibilité d'un objet pur dans la géométrie pure du désert. Rouler crée une sorte d'invisibilité, de transparence, de transversalité des choses par le vide." (p.20)

    "Il y a contraste violent ià, dans ce
    pays, entre l'abstraction grandissante d'un univers nucléaire et une vitalité primaire, viscérale,
    incoeràble, venue non de l'enraànement, mais
    du déraànement, une vitalité métabolique,
    aussi bien dans le sexe que dans le travail que
    dans les corps ou dans le trafic. Au fond les
    États-Unis, avec leur espace, leur raffmement
    technologique, leur bonne consàence brutale, y
    compris dans les espaces qu'ils ouvrent à la
    simulation, sont la seule société primitive
    actuelle. Et la fascination est de les parcourir
    comme la soàété primitive de l'avenir, celle de
    la complexité, de la mixité et de la promiscuité
    la plus grande, celle d'un rituel féroce, mais
    beau dans sa diversité superfiàel1e, celle d'un
    fait métasoàal total aux conséquences imprévisibles, dont l'immanence nous ravit, mais sans
    passé pour la réfléchir, donc fondamentalement
    primitive..." (p.21)

    "Rien n'est plus étranger au travelling pur que le tourisme ou le loisir.
    C'est pourquoi il se réalise au mieux dans la
    banalité extensive des déserts ou dans celle,
    aussi désertique, des métropoles - jamais prises
    comme lieux de plaisir ou de culture, mais
    télévisuellement, comme scenery, comme scénarios. C'est pourquoi il se réalise au mieux dans
    l'extrême chaleur, comme forme jouissive de
    déterritorialisation du corps. L'accélération des
    molécules dans la chaleur porte à une déperdition subtile du sens.

    Bien au-delà des mœurs à découvrir, c'est
    l'immoralité de l'espace à parcourir qui compte. C'est elle, et la distance pure, et la
    délivrance du social, qui comptent. Ici, dans la
    société la plus morale qui soit, l'espace est
    vraiment immoral. Ici, dans la société la plus
    conforme qui soit, les dimensions sont immorales. C'est cette immoralité qui rend la distance légère et le voyage infmi, c'est elle qui
    purifie les muscles de leur fatigue."(pp.24-25)

    "l'héritière de tout
    à la fois, Athènes, Alexandrie, Persépolis : New
    York.
    32
    NEW YORK
    Le nombre des sirènes augmente, de jour et
    de nuit. Les voitures sont plus rapides, les publicités plus violentes. La prostitution est totale,
    la lumière électrique aussi. Et le jeu, cous les
    jeux s'intensifient. C'est toujours ainsi quand
    on s'approche du centre du monde. Mais les
    gens sourient, ils sourient même de plus en plus,
    jamaisles uns aux autres, toujours pour eux seuls.
    L'effrayante diversité des visages, leur singularité, tous tendus vers une expression inconcevable. Les masques que donnaient la vieillesse
    et la mort dans les cultures archaïques, ici les
    jeunes l'ont à vingt ans, à douze ans. Mais c'est
    comme la ville. La beauté que les cités ne
    prenaient qu'au ftl des siècles, celle-ci l'a
    trouvée en cinquante ans.
    Les torchères de fumée, comme de baigneuses qui se cordent les cheveux. Chevelures afro,
    ou préraphaélites. Banal, multiracial. Ville pharaonique, tout en obélisques ou en aiguilles. Les
    buildings autour de Central Park sont comme des arcs-boutants - l'immense parc prend grâce
    à eux l'allure d'un jardin suspendu.

    [...]
    Le nombre de gens ici qui pensent seuls, qui
    chantent seuls, qui mangent et parlent seuls
    dans les rues est effarant. Pourtant ils ne
    s'additionnent pas. Au contraire, ils se soustraient les uns aux autres, et leur ressemblance
    est incertaine.
    Mais une certaine solitude ne ressemble à
    aucune autre. Celle de l'homme qui prépare
    publiquement son repas, sur un mur, sur le
    capot d'une voiture, le long d'une grille, seul.
    34
    .cOn voit ça partout ici, c'est la scène au monde
    la plus triste, plus triste que la misère, plus
    triste que celui qui mendie est l'homme qui
    mange seul en public. Rien de plus contradictoire avec les lois humaines ou bestiales, car les
    bêtes se font toujours l'honneur de partager ou
    de se disputerla nourriture. Celui qui mange seul
    est mort (mais pas celui qui boit, pourquoi?).
    Pourquoi les gens vivent-ils à New York? Ils
    n'y ont aucun rapport entre eux. Mais une
    électricité interne qui vient de leur pure promiscuité. Une sensation magique de contiguïté,
    et d'attraction pour une centralité artificielle.
    C'est ce qui en fait un univers auto-attractif,
    dont il n'y a aucune raison de sortir. Il n'y a
    aucune raison humaine d'être là, mais la seule extase de la promiscuité." (pp.32-35)
    -Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Bernard Grasset, 1986, 249 pages.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 17 Nov - 12:43