https://fr.book4you.org/book/1062560/b4d856
"SAN ANTONIO
Les Mexicains devenus Chicanos servent de guides dans la visite d'El Alarno pour exalter les héros de la nation américaine si vaillamment massacrés par leurs propres ancêtres - ceux-ci ont fait le plus dur, mais ils n'ont pas échappé à la division du travail, aujourd'hui ce sont leurs petits-ftls et leurs arrière-petits-ftls qui sont là, sur le même lieu de bataille, pour exalter les Américains qui leur ont volé leur territoire. L'histoire est pleine de ruses. Mais les Mexicains aussi, qui ont passé clandestinement la frontière pour venir travailler ici." (p.10)
"J'ai cherché l'Amérique sidérale, celle de la
liberté vaine et absolue des freeways, jamais
celle du social et de la culture - celle de la
vitesse désertique, des motels et des surfaces
minérales, jamais l'Amérique profonde des
mœurs et des mentalités. J'ai cherché dans la
vitesse du scénario, dans le réflexe indifférent
de la télévision, dans le filin des jours et des
nuits à travers un espace vide, dans la succession merveilleusement sans affect des signes,
des images, des visages, des actes rituels de la
route, ce qui est le plus proche de l'univers
nucléaire et énucléé qui est virtuellement le
nôtre jusque dans les chaumières européennes.
)'ai cherché la catastrophe future et révolue
du social dans la géologie, dans ce retourne16
ment de la profondeur dont témoignent les
espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les
canyons où descend la rivière fossile, l'abîme
immémorial de lenteur que sont l'érosion et la
géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.
Cette forme nucléaire, cette catastrophe
future, je savais tout cela à Paris. Mais pour la
comprendre, il faut prendre la forme du
voyage, qui réalise ce que Virilio dit être
l'esthétique de la disparition.
Car la forme désertique mentale grandit à
vue d'œil, qui est la forme épurée de la
désertion sociale. La désaffection trouve sa
forme épurée dans le dénuement de la vitesse.
Ce que la désertion ou l'énucléation sociale a de
froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du
désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert,
dans l'ironie de la géologie, son espace générique et mental. L'inhumanité·de notre monde
ultérieur, asocial et superficiel, trouve d'emblée
ici sa forme esthétique et sa forme extatique." (pp.16-17)
"La grandeur des déserts est qu'ils sont, dans
leur sécheresse, le négatif de la surface terrestre
et celui de nos humeurs civilisées. Lieu où se
raréfient les humeurs et les fluides et où
descend directement des constellations, tant
l'air est pur, l'influence sidérale. Il a même
fallu que les Indiens en soient exterminés pour
que transparaisse une antériorité encore plus
grande que celle de l'anthropologie: une minéralogie, une géologie, une sidéralité, une facticité inhumaine, une sécheresse qui chasse les
scrupules artificiels de la culture, un silence qui
n'existe nulle part ailleurs.
Le silence du désert est aussi visuel. Il est fait
de l'étendue du regard qui ne trouve nulle part
où se réfléchir. Dans les montagnes, il ne peut y
avoir de silence, car les montagnes hurlent par
leur relief. Et même, pour qu'il y ait silence, il
18
_cfaut que le temps aussi soit comme horizontal,
qu'il n'y ait pas d'écho du temps dans le futur,
qu'il ne soit que le glissement des couches
géologiques les unes sur les autres, et qu'il n'en
émane plus qu'une sorte de rumeur fossile.
Désert: réseau lumineux et fossile d'une
intelligence inhumaine, d'une indifférence radicale - non seulement celle du ciel, mais celle
des ondulations géologiques où seules cristallisent les passions métaphysiques de l'espace et
du temps. Ici se renversent les termes du désir,
chaque jour, et la nuit les anéantit." (pp.18-19)
"La vitesse crée un espace initiatique qui peut impliquer la mort et dont la seule règle est d'effacer les traces. Triomphe de l'oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. Superficialité et réversibilité d'un objet pur dans la géométrie pure du désert. Rouler crée une sorte d'invisibilité, de transparence, de transversalité des choses par le vide." (p.20)
"Il y a contraste violent ià, dans ce
pays, entre l'abstraction grandissante d'un univers nucléaire et une vitalité primaire, viscérale,
incoeràble, venue non de l'enraànement, mais
du déraànement, une vitalité métabolique,
aussi bien dans le sexe que dans le travail que
dans les corps ou dans le trafic. Au fond les
États-Unis, avec leur espace, leur raffmement
technologique, leur bonne consàence brutale, y
compris dans les espaces qu'ils ouvrent à la
simulation, sont la seule société primitive
actuelle. Et la fascination est de les parcourir
comme la soàété primitive de l'avenir, celle de
la complexité, de la mixité et de la promiscuité
la plus grande, celle d'un rituel féroce, mais
beau dans sa diversité superfiàel1e, celle d'un
fait métasoàal total aux conséquences imprévisibles, dont l'immanence nous ravit, mais sans
passé pour la réfléchir, donc fondamentalement
primitive..." (p.21)
"Rien n'est plus étranger au travelling pur que le tourisme ou le loisir.
C'est pourquoi il se réalise au mieux dans la
banalité extensive des déserts ou dans celle,
aussi désertique, des métropoles - jamais prises
comme lieux de plaisir ou de culture, mais
télévisuellement, comme scenery, comme scénarios. C'est pourquoi il se réalise au mieux dans
l'extrême chaleur, comme forme jouissive de
déterritorialisation du corps. L'accélération des
molécules dans la chaleur porte à une déperdition subtile du sens.
Bien au-delà des mœurs à découvrir, c'est
l'immoralité de l'espace à parcourir qui compte. C'est elle, et la distance pure, et la
délivrance du social, qui comptent. Ici, dans la
société la plus morale qui soit, l'espace est
vraiment immoral. Ici, dans la société la plus
conforme qui soit, les dimensions sont immorales. C'est cette immoralité qui rend la distance légère et le voyage infmi, c'est elle qui
purifie les muscles de leur fatigue."(pp.24-25)
"l'héritière de tout
à la fois, Athènes, Alexandrie, Persépolis : New
York.
32
NEW YORK
Le nombre des sirènes augmente, de jour et
de nuit. Les voitures sont plus rapides, les publicités plus violentes. La prostitution est totale,
la lumière électrique aussi. Et le jeu, cous les
jeux s'intensifient. C'est toujours ainsi quand
on s'approche du centre du monde. Mais les
gens sourient, ils sourient même de plus en plus,
jamaisles uns aux autres, toujours pour eux seuls.
L'effrayante diversité des visages, leur singularité, tous tendus vers une expression inconcevable. Les masques que donnaient la vieillesse
et la mort dans les cultures archaïques, ici les
jeunes l'ont à vingt ans, à douze ans. Mais c'est
comme la ville. La beauté que les cités ne
prenaient qu'au ftl des siècles, celle-ci l'a
trouvée en cinquante ans.
Les torchères de fumée, comme de baigneuses qui se cordent les cheveux. Chevelures afro,
ou préraphaélites. Banal, multiracial. Ville pharaonique, tout en obélisques ou en aiguilles. Les
buildings autour de Central Park sont comme des arcs-boutants - l'immense parc prend grâce
à eux l'allure d'un jardin suspendu.
[...]
Le nombre de gens ici qui pensent seuls, qui
chantent seuls, qui mangent et parlent seuls
dans les rues est effarant. Pourtant ils ne
s'additionnent pas. Au contraire, ils se soustraient les uns aux autres, et leur ressemblance
est incertaine.
Mais une certaine solitude ne ressemble à
aucune autre. Celle de l'homme qui prépare
publiquement son repas, sur un mur, sur le
capot d'une voiture, le long d'une grille, seul.
34
.cOn voit ça partout ici, c'est la scène au monde
la plus triste, plus triste que la misère, plus
triste que celui qui mendie est l'homme qui
mange seul en public. Rien de plus contradictoire avec les lois humaines ou bestiales, car les
bêtes se font toujours l'honneur de partager ou
de se disputerla nourriture. Celui qui mange seul
est mort (mais pas celui qui boit, pourquoi?).
Pourquoi les gens vivent-ils à New York? Ils
n'y ont aucun rapport entre eux. Mais une
électricité interne qui vient de leur pure promiscuité. Une sensation magique de contiguïté,
et d'attraction pour une centralité artificielle.
C'est ce qui en fait un univers auto-attractif,
dont il n'y a aucune raison de sortir. Il n'y a
aucune raison humaine d'être là, mais la seule extase de la promiscuité." (pp.32-35)
-Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Bernard Grasset, 1986, 249 pages.
"SAN ANTONIO
Les Mexicains devenus Chicanos servent de guides dans la visite d'El Alarno pour exalter les héros de la nation américaine si vaillamment massacrés par leurs propres ancêtres - ceux-ci ont fait le plus dur, mais ils n'ont pas échappé à la division du travail, aujourd'hui ce sont leurs petits-ftls et leurs arrière-petits-ftls qui sont là, sur le même lieu de bataille, pour exalter les Américains qui leur ont volé leur territoire. L'histoire est pleine de ruses. Mais les Mexicains aussi, qui ont passé clandestinement la frontière pour venir travailler ici." (p.10)
"J'ai cherché l'Amérique sidérale, celle de la
liberté vaine et absolue des freeways, jamais
celle du social et de la culture - celle de la
vitesse désertique, des motels et des surfaces
minérales, jamais l'Amérique profonde des
mœurs et des mentalités. J'ai cherché dans la
vitesse du scénario, dans le réflexe indifférent
de la télévision, dans le filin des jours et des
nuits à travers un espace vide, dans la succession merveilleusement sans affect des signes,
des images, des visages, des actes rituels de la
route, ce qui est le plus proche de l'univers
nucléaire et énucléé qui est virtuellement le
nôtre jusque dans les chaumières européennes.
)'ai cherché la catastrophe future et révolue
du social dans la géologie, dans ce retourne16
ment de la profondeur dont témoignent les
espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les
canyons où descend la rivière fossile, l'abîme
immémorial de lenteur que sont l'érosion et la
géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.
Cette forme nucléaire, cette catastrophe
future, je savais tout cela à Paris. Mais pour la
comprendre, il faut prendre la forme du
voyage, qui réalise ce que Virilio dit être
l'esthétique de la disparition.
Car la forme désertique mentale grandit à
vue d'œil, qui est la forme épurée de la
désertion sociale. La désaffection trouve sa
forme épurée dans le dénuement de la vitesse.
Ce que la désertion ou l'énucléation sociale a de
froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du
désert, sa forme contemplative. Le transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert,
dans l'ironie de la géologie, son espace générique et mental. L'inhumanité·de notre monde
ultérieur, asocial et superficiel, trouve d'emblée
ici sa forme esthétique et sa forme extatique." (pp.16-17)
"La grandeur des déserts est qu'ils sont, dans
leur sécheresse, le négatif de la surface terrestre
et celui de nos humeurs civilisées. Lieu où se
raréfient les humeurs et les fluides et où
descend directement des constellations, tant
l'air est pur, l'influence sidérale. Il a même
fallu que les Indiens en soient exterminés pour
que transparaisse une antériorité encore plus
grande que celle de l'anthropologie: une minéralogie, une géologie, une sidéralité, une facticité inhumaine, une sécheresse qui chasse les
scrupules artificiels de la culture, un silence qui
n'existe nulle part ailleurs.
Le silence du désert est aussi visuel. Il est fait
de l'étendue du regard qui ne trouve nulle part
où se réfléchir. Dans les montagnes, il ne peut y
avoir de silence, car les montagnes hurlent par
leur relief. Et même, pour qu'il y ait silence, il
18
_cfaut que le temps aussi soit comme horizontal,
qu'il n'y ait pas d'écho du temps dans le futur,
qu'il ne soit que le glissement des couches
géologiques les unes sur les autres, et qu'il n'en
émane plus qu'une sorte de rumeur fossile.
Désert: réseau lumineux et fossile d'une
intelligence inhumaine, d'une indifférence radicale - non seulement celle du ciel, mais celle
des ondulations géologiques où seules cristallisent les passions métaphysiques de l'espace et
du temps. Ici se renversent les termes du désir,
chaque jour, et la nuit les anéantit." (pp.18-19)
"La vitesse crée un espace initiatique qui peut impliquer la mort et dont la seule règle est d'effacer les traces. Triomphe de l'oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. Superficialité et réversibilité d'un objet pur dans la géométrie pure du désert. Rouler crée une sorte d'invisibilité, de transparence, de transversalité des choses par le vide." (p.20)
"Il y a contraste violent ià, dans ce
pays, entre l'abstraction grandissante d'un univers nucléaire et une vitalité primaire, viscérale,
incoeràble, venue non de l'enraànement, mais
du déraànement, une vitalité métabolique,
aussi bien dans le sexe que dans le travail que
dans les corps ou dans le trafic. Au fond les
États-Unis, avec leur espace, leur raffmement
technologique, leur bonne consàence brutale, y
compris dans les espaces qu'ils ouvrent à la
simulation, sont la seule société primitive
actuelle. Et la fascination est de les parcourir
comme la soàété primitive de l'avenir, celle de
la complexité, de la mixité et de la promiscuité
la plus grande, celle d'un rituel féroce, mais
beau dans sa diversité superfiàel1e, celle d'un
fait métasoàal total aux conséquences imprévisibles, dont l'immanence nous ravit, mais sans
passé pour la réfléchir, donc fondamentalement
primitive..." (p.21)
"Rien n'est plus étranger au travelling pur que le tourisme ou le loisir.
C'est pourquoi il se réalise au mieux dans la
banalité extensive des déserts ou dans celle,
aussi désertique, des métropoles - jamais prises
comme lieux de plaisir ou de culture, mais
télévisuellement, comme scenery, comme scénarios. C'est pourquoi il se réalise au mieux dans
l'extrême chaleur, comme forme jouissive de
déterritorialisation du corps. L'accélération des
molécules dans la chaleur porte à une déperdition subtile du sens.
Bien au-delà des mœurs à découvrir, c'est
l'immoralité de l'espace à parcourir qui compte. C'est elle, et la distance pure, et la
délivrance du social, qui comptent. Ici, dans la
société la plus morale qui soit, l'espace est
vraiment immoral. Ici, dans la société la plus
conforme qui soit, les dimensions sont immorales. C'est cette immoralité qui rend la distance légère et le voyage infmi, c'est elle qui
purifie les muscles de leur fatigue."(pp.24-25)
"l'héritière de tout
à la fois, Athènes, Alexandrie, Persépolis : New
York.
32
NEW YORK
Le nombre des sirènes augmente, de jour et
de nuit. Les voitures sont plus rapides, les publicités plus violentes. La prostitution est totale,
la lumière électrique aussi. Et le jeu, cous les
jeux s'intensifient. C'est toujours ainsi quand
on s'approche du centre du monde. Mais les
gens sourient, ils sourient même de plus en plus,
jamaisles uns aux autres, toujours pour eux seuls.
L'effrayante diversité des visages, leur singularité, tous tendus vers une expression inconcevable. Les masques que donnaient la vieillesse
et la mort dans les cultures archaïques, ici les
jeunes l'ont à vingt ans, à douze ans. Mais c'est
comme la ville. La beauté que les cités ne
prenaient qu'au ftl des siècles, celle-ci l'a
trouvée en cinquante ans.
Les torchères de fumée, comme de baigneuses qui se cordent les cheveux. Chevelures afro,
ou préraphaélites. Banal, multiracial. Ville pharaonique, tout en obélisques ou en aiguilles. Les
buildings autour de Central Park sont comme des arcs-boutants - l'immense parc prend grâce
à eux l'allure d'un jardin suspendu.
[...]
Le nombre de gens ici qui pensent seuls, qui
chantent seuls, qui mangent et parlent seuls
dans les rues est effarant. Pourtant ils ne
s'additionnent pas. Au contraire, ils se soustraient les uns aux autres, et leur ressemblance
est incertaine.
Mais une certaine solitude ne ressemble à
aucune autre. Celle de l'homme qui prépare
publiquement son repas, sur un mur, sur le
capot d'une voiture, le long d'une grille, seul.
34
.cOn voit ça partout ici, c'est la scène au monde
la plus triste, plus triste que la misère, plus
triste que celui qui mendie est l'homme qui
mange seul en public. Rien de plus contradictoire avec les lois humaines ou bestiales, car les
bêtes se font toujours l'honneur de partager ou
de se disputerla nourriture. Celui qui mange seul
est mort (mais pas celui qui boit, pourquoi?).
Pourquoi les gens vivent-ils à New York? Ils
n'y ont aucun rapport entre eux. Mais une
électricité interne qui vient de leur pure promiscuité. Une sensation magique de contiguïté,
et d'attraction pour une centralité artificielle.
C'est ce qui en fait un univers auto-attractif,
dont il n'y a aucune raison de sortir. Il n'y a
aucune raison humaine d'être là, mais la seule extase de la promiscuité." (pp.32-35)
-Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Bernard Grasset, 1986, 249 pages.