« Différencier le gauchisme et l’extrême gauche ou, pour le dire autrement, distinguer le gauchisme culturel du simple gauchisme politique des multiples groupuscules Croire que des jeunes rejoignent tel ou tel groupe révolutionnaire parce qu’ils sont convaincus de la justesse de ses analyses, c’est confondre le flacon e l’ivresse. Ce ne sont pas les paroles qui comptent, mais la musique. Au-delà du discours d’extrême gauche, le gauchisme est le mode d’expression de la volonté de changement d’« une jeunesse que l’avenir inquiète trop souvent » pour reprendre les termes d’une célèbre affiche de Mai 68. Au-delà des querelles de doctrine, qu’il conviendra certes de présenter, l’important est de scruter la ou les cultures politiques gauchistes, celle des groupuscules mais aussi celle, largement distincte, de la masse des révoltés. Il ne s’agit donc pas d’une histoire politique traditionnelle mais d’une histoire sociale. Pendant quinze ans, l’ombre portée de la guerre froide bloque l’apparition de minorités révolutionnaires. Dénoncer la complicité américano-soviétique au temps de la guerre de Corée ou des violentes manifestations du PCF est un exercice difficile. À partir des années 1960, au moment de la guerre du Vietnam, c’est nettement plus facile. Pour autant, l’essentiel est ailleurs L’adhésion aux groupes révolutionnaires cesse d’être idéologique – se « convertir » – pour devenir sociale. Le gauchisme devient un phénomène massif dans les années 1968 parce qu’il rencontre une masse disponible, en l’occurrence la génération du baby-boom, qui en fait son porte-parole. Edgar Morin résume son aspiration avec concision : « Le Mai 68 vécu était un ma libertaire, antiautoritaire et antisociété de consommation. » Mais paradoxalement, le gauchisme politique prétend réaliser les aspirations libertaires de ces baby-boomers grâce aux recettes du léninisme, et une fraction non négligeable de ces soixante-huitards y a cru, singeant les ancêtres de 1871 ou de 1917, déguisant leurs véritables souhaits derrière les discours convenus des chapelles révolutionnaires concurrentes4 . C’est l’histoire de cette rencontre entre une ancienne offre politique et une nouvelle demande sociale que se propose de raconter ce livre. Aussi, l’aventure dont nous parlons dans ce livre n’est pas l’histoire de l’extrême gauche en général, mais celle de la croyance millénariste en une révolution proche et radicale. Pendant près d’une décennie après le « printemps rouge et noir », la masse des militants était persuadée que sonnerait bientôt l’heure de l’affrontement décisif, et que son heureux dénouement signifierait l’entrée dans un monde nouveau. Aujourd’hui, une telle croyance eschatologique n’est plus que résiduelle ; un cycle révolutionnaire s’est achevé. »
« Jusqu’au début des années 1960, ces minorités révolutionnaires n’étaient que des forces de témoignage sans consistance : les petits groupes anarchistes, comme leurs rivaux trotskystes ne sont qu’une misère, environ 200 militants au total ; leur presse (mensuelle) n’est guère lue (environ 3 200 exemplaires pour Le Monde libertaire, 2 200 pour L’Internationale trotskyste), leur influence sociale est nulle. »
« Toutefois, à partir de 1963, un léger frémissement apparaît, relevé par certains observateurs. Pas par le renseignement militaire : de 1963 à 1968, la Direction de la sécurité militaire ne relève aucune trace d’activité gauchiste dans l’armée. Ni par les services préfectoraux qui se contentent de scruter les partis politiques traditionnels. […] En revanche, deux autres observateurs sont plus sensibles à la nouveauté du phénomène : le PCF et les Renseignements généraux. »
« Tout dérape début 1968. Les clignotants se mettent au rouge malgré les efforts de la direction du parti ; 19 décisions antigauchistes sont prises en quatre mois, jusqu’au sommet du 30 avril 1968 : « Bien veiller à mener la lutte sur les deux fronts, en portant le coup principal contre le gauchisme. » Les Renseignements généraux suivent également de très près ces nouveaux groupes, contrairement à ce qu’affirmeront ultérieurement plusieurs responsables des services de renseignements et de police. »
« Par ordre d’ancienneté, il y a d’abord la famille anarchiste, largemen dominée par la Fédération anarchiste dirigée par Maurice Joyeux et Maurice Laisant. Celle-ci connaît quelques progrès : 21 groupes en 1962, 57 groupes quatre ans plus tard, environ 300 militants. Les autres groupes existants son nettement plus confidentiels. En fait, l’anarchisme n’est alors qu’une vague attitude personnelle et son influence sociale, modeste et souterraine, se décèle par le biais de quelques instituteurs adeptes de pédagogie moderne, de pacifistes, de végétariens, de naturistes et, surtout, par l’aura de certains artistes, avant tout Georges Brassens et Léo Ferré qui, chaque année, offren un concert en faveur de la Fédération anarchiste, ce qui permet à cette dernière de boucler ses fins de mois. Au total, la conclusion de la police est sans appel les anarchistes sont des « esprits supérieurs », d’où leur influence dans les sphères intellectuelles, mais ces « brillants rêveurs » sont incapables « dans l’action (combien inefficace !) qu’ils prétendent mener ». »
« Les trotskystes sont peu nombreux (les trois groupes de l’époque rassemblent moins de 500 militants en 1963) mais, à partir de 1965, ils connaissent une légère embellie, regroupant 1 000 militants à la veille des événements de 19689 , 2 000 en comptant leurs organisations de jeunesse. Car les deux principaux groupes trotskystes – l’Organisation communiste internationaliste [OCI] de Pierre Lambert et le Parti communiste internationaliste [PCI] de Pierre Frank – amorcent une percée chez les étudiants par le biais, respectivement, de la Fédération des étudiants révolutionnaires [FER] dirigée par Claude Chisserey, forte de 600 membres10 et de la Jeunesse communiste révolutionnaire [JCR] dirigée par Alain Krivine Henri Weber et Daniel Bensaïd, forte de 400 militants11 . Toutes deux apparaissent très actives sur les campus et organisent des grèves et des manifestations non négligeables, telle celle du 9 novembre 1967, regroupan environ 4 000 manifestants à Paris contre une réforme universitaire12 . De son côté, la troisième organisation trotskyste significative, Voix ouvrière [VO, la future Lutte ouvrière], dirigée par Robert Barcia dit Hardy, délaisse les universités, se concentre sur les ouvriers et parvient à tisser des contacts organisés dans près de 80 entreprises13 , commençant à inquiéter fortement le PCF et la CGT. Ainsi, en juin 1965, le secrétariat du PCF discute de l’activité des trotskystes et il décide d’« apporter une très grande attention à l’activité de la “Voix ouvrière”, et avoir une discussion avec nos camarades qui sont à la direction de la CGT pour voir comment mener une lutte efficace contre cette entreprise anti-Parti14 ». À titre d’exemple, chez Peugeot à Sochaux, le PCF n’hésite pas à dénoncer à la direction les responsables trotskystes pour les faire licencier15 . Enfin, une troisième famille gauchiste fait son apparition : les maoïstes À l’origine, il ne s’agit que de la retombée en France du schisme sino soviétique qui se produit en 1963. À ce moment, Mao est perçu comme l’avocat d’une révolution tiers-mondiste, pure et intransigeante, s’opposant à la mollesse voire à la trahison des Soviétiques. En outre, la légende rose de la révolution culturelle affirme qu’elle serait l’antidote au stalinisme enfin trouvé : l’intervention du peuple chargé de déloger au fond de chaque individu les racines du « révisionnisme », autrement dit la tendance à l’embourgeoisement personnel et à l’assagissement collectif. Les premiers maoïstes sont des militants du PCF, souvent des cadres intermédiaires qui, mal à l’aise devant tel ou tel aspect de la ligne suivie par le Parti – généralement la tiédeur pendant la guerre d’Algérie, parfois la « trahison » de la révolution à la Libération –, découvrent l’origine de leur malaise dans les explications des Chinois : c’est l’abandon du marxisme par les Soviétiques, et par le fidèle PCF, qui expliquerait toutes leurs imperfections. Progressivement, ces déçus du PCF se rassemblent. Ils commencent par lire la revue Révolution (septembre 1963-décembre 1964) dirigée par l’avocat Jacques Vergès, tirée à 20 000 exemplaires mais diffusée au maximum à 7 000, et financée par les Chinois16 . Puis ils entrent dans l’Association des Amitiés franco-chinoises, s’y heurtent au PCF e parviennent à en prendre le contrôle en 196617 . Surtout, ils créent une véritable organisation politique maoïste : la Fédération des cercles marxistes-léninistes en juillet 1964, devenue le Mouvement communiste français (marxiste léniniste) en juin 1966 et, enfin, le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF) en décembre 1967. Le parti est dirigé par trois anciens cadres intermédiaires du PCF : Jacques Jurquet, un inspecteur des impôts secondé par un instituteur, François Marty, et par un ouvrier qualifié Raymond Casas. Son implantation ouvrière demeure faible. Certes, des ouvriers sont bien présents à la direction du Parti, plus que dans les autres organisations gauchistes, mais le militant type de cette première génération maoïste est plutôt un instituteur, un professeur du secondaire ou un cadre moyen de la fonction publique18 . Les effectifs doublent de 1964 au débu 196819 mais, avec un capital de 500 militants regroupés dans une soixantaine de cellules réparties dans une trentaine de départements20 , les progrès demeurent modestes. Ces maoïstes parviennent cependant à éditer un hebdomadaire de qualité, L’Humanité nouvelle, tiré à 20 000 exemplaires mais vendu à seulement 3 000, la survie n’étant assurée que grâce à l’aide des Chinois21 . Surtout, de même que des jeunes étudiants, exclus de l’UEC en avril 1966 avaient créé la JCR trotskysante, sept mois plus tard, une nouvelle épuration de la même organisation étudiante crée un groupe étudiant maoïste : l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCml), dirigée par Rober Linhart, secondé par Benny Lévy. Cette organisation a comme caractéristique principale d’être ultra-intellectualiste : la grande majorité de ses adhérents appartiennent à l’École normale supérieure (Ulm et Saint-Cloud) et, dans un premier temps, toute leur énergie est consacrée à relire les textes de Marx sous le patronage bienveillant d’un intellectuel marginalisé du PCF, le philosophe Louis Althusser. Le plus piquant, au demeurant, est que tout ce travail de relecture débouche sur un contresens22 . Conformément à la doxa d’Althusser, ces jeunes maoïstes pensent avoir trouvé la cause du réformisme du PCF dans une mauvaise lecture de Marx. Ils estiment que le Parti s’inspire du jeune Marx, un Marx humaniste, alors qu’il faudrait privilégier le Marx plus mature, le révolutionnaire pur, le scientifique acéré, le rédacteur du Capital. Or, pour un marxiste, le noyau dur de la lutte politique réside dans les modalités de la prise du pouvoir, autrement dit le rapport à la démocratie et, en particulier, la perception de la violence. »
-Philippe Buton, Histoire du gauchisme, Perrin, 2021.