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"La seule revue spécialisée dans ce domaine, en langue française, est Sociologie de l'art, restée marginale depuis sa création dans les années quatre-vingt-dix." (p.4)
"Nous ne traiterons ici que de ce qui concerne les « arts » au sens strict, à savoir les pratiques de création reconnues comme telles — et c’est justement l’un des objectifs de la sociologie de Part que d’étudier les processus par lesquels une telle reconnaissance peut s’opérer, avec ses variations dans le temps et l'espace. Il ne sera donc question ni de loisirs, ni de médias, ni de vie quotidienne, ni d’archéologie, à peine de patrimoine. Pas davantage ne nous intéresserons-nous aux savoir-faire artisanaux, ni aux formes de créativité spontanées —naïfs, enfants, fous—, sauf lorsqu’elles sont intégrées dans les frontières de Part contemporain institutionnalisé. Cela ne relève aucunement d'une prise de position quant à la nature intrinsèque de Part." (p.6)
"Les fondateurs de la sociologie n'accordèrent en effet qu'une place marginale à la question esthétique. Émile Durkheim n’aborda la question de l’art qu’en tant qu’il constituait à ses
yeux un déplacement du rapport à la religion [Durkheim, 1912]. Max Weber, dans un texte posthume de 1921 sur la musique, référait les différences stylistiques à l'histoire du processus de rationalisation et aux ressources techniques, posant les bases d’une sociologie des techniques musicales.
Seul Georg Simmel, à la même époque, poussa un peu plus loin l’investigation : dans ses écrits sur Rembrandt, Michel-Ange et Rodin [Simmel, 1925], il tentait de meure en évidence le conditionnement social de l’art, notamment dans ses rapports avec le christianisme, et l’influence des visions du monde sur les œuvres il évoquait notamment l'affinité entre le goût pour la symétrie et les formes de gouvernement autoritaires ou les sociétés socialistes, alors qu’aux formes libérales de l’État et à l'individualisme serait plutôt associée l’asymétrie." (p.10)
"En France, Gustave Lanson ( 19041, proche de Durkheim, tenta de donner une orientation sociologique à l'histoire littéraire, en militant pour une approche empirique, inductive, construite à partir des faits, plutôt que pour les grandes synthèses spéculatives." (p.11)
"En 1926, un jeune historien, Edgar Zilsel, publie Le Génie. Histoire d'une notion, de l'Antiquité à la Renaissance, qui reconstitue sur plusieurs siècles les déplacements de l’idée de génie entre les différents domaines de la création et de la découverte — poètes, peintres et sculpteurs, savants, inventeurs, grands explorateurs... Il montre notamment comment la valeur, attribuée initialement aux œuvres, tend à être imputée à la personne du créateur ; et comment le désir de gloire, considéré aujourd'hui comme un objectif impur pour un artiste, était une motivation parfaitement admise à la Renaissance." (p.11)
"Ernst Kris et Otto Kurz publièrent en 1934 un autre ouvrage, devenu à juste titre fameux et resté jusqu’à présent inégalé en son genre : L’Image de l'artiste. Légende, mythe et magie est une enquête sur les représentations de l'artiste, à travers une étude des biographies et des motifs récurrents suggérant un imaginaire collectif — héroïsation, don inné, vocation précoce, magie de l'art par la virtuosité de l'artiste ou le pouvoir surnaturel des œuvres. Ici, pas de projet explicatif, pas de focalisation sur les œuvres d'art, pas non plus de visée critique ou démyslificairice : seule la mise en évidence d'un imaginaire collectif constitué à propos de l’art intéresse les auteurs, en une démarche quasi anthropologique." (p.11)
"Plus célèbre historien d’art allemand de ce siècle, Erwin Panofsky. Travaillant dans l'Allemagne de l’entre-deux guerres, puis aux États-Unis, il ne s’est jamais lui-même considéré comme sociologue, mais a été annexé après coup à la sociologie de l'art grâce à la postface de Pierre Bourdieu à la traduction française, en 1967, d'Architecture gothique et pensée scolastique [1951].
Dans cet ouvrage, Panofsky met en évidence l’homologie, autrement dit l'identité de structure, entre les formes architecturales et l'organisation du discours lettré au Moyen Âge. De même, dans Galilée critique d’art [...] il révélait l’homologie entre les conceptions esthétiques de Galilée et ses positions scientifiques, montrant comment les premières, modernes pour son époque, l’empêchèrent paradoxalement de découvrir avant Kepler le caractère elliptique de la trajectoire des planètes." (p.12)
"S’intéresser à l'art et la société : c’est là, par rapport à l’esthétique traditionnelle, le moment fondateur de la sociologie de l’art. Mais par rapport aux progrès réalisés par la discipline depuis un demi-siècle, il nous apparaît aujourd'hui comme relevant d’une tendance passablement datée, qu’il serait préférable de nommer esthétique sociologique. Cette préoccupation pour le lien entre art et société émergea à la fois dans l'esthétique et la philosophie de la première moitié du xx* siècle, dans la tradition marxiste, ainsi que chez des historiens d'art atypiques autour de la Seconde Guerre mondiale. A de rares exceptions près, elle prit une forme essentiellement spéculative, conformément à la tradition germanique dont elle est le plus souvent issue. C’est à cette « esthétique sociologique » que se référait encore principalement ce qui fut longtemps enseigné dans les universités sous le titre « sociologie de l'art ».
Une deuxième génération, apparue vers la seconde guerre, provient des historiens d’art, et d'une tradition beaucoup plus empirique, particulièrement développée en Angleterre et en Italie. Plutôt que de chercher à jeter des ponts entre « l’art » et « la société », ces chercheurs adeptes de l'investigation documentée se sont employés à replacer concrètement l’art dans la société : il n'y a pas, entre l’un et l’autre, une extériorité qu'il faudrait réduire ou dénoncer, mais un rapport d'inclusion qu'il s'agit d'expliciter. Succédant à l'esthétique sociologique, ce deuxième courant, qu’on peut nommer histoire sociale de l'art, a permis de recouvrir ou de doubler la traditionnelle question des auteurs et des œuvres par celle des contextes en lesquels ils évoluent. Moins ambitieux idéologiquement que leurs prédécesseurs, parce qu’ils ne prétendent ni à une théorie de l'art ni à une théorie du social, ces « historiens sociaux » n’en ont pas moins obtenu un grand nombre de résultats concrets et durables, qui enrichissent considérablement la connaissance historique.
Apparue dans les années soixante, une troisième génération émerge, elle, d'une tout autre tradition. Il s’agit de la sociologie d'enquête telle qu’elle s’est développée grâce aux méthodes modernes issues soit de la statistique, soit de l'ethnométhodologie. La France et les États-Unis en ont été les principaux foyers, et l'université n'y joue plus qu'un rôle secondaire. Cette troisième génération partage avec la précédente le savoir-faire de l'enquête empirique, appliquée cette fois non au passé, avec le recours aux archives, mais à l'époque présente, avec la statistique. l’économétrie, les entretiens, les observations. La problématique elle aussi a changé : on ne considère plus l'art et la société, comme les théoriciens de la première génération ; ni même l'art dans la société, comme les historiens de la deuxième génération : mais plutôt l'art comme société, c’est-à-dire l’ensemble des interactions, des acteurs, des institutions, des objets, évoluant ensemble de façon à faire exister ce qu'on appelle, communément, l’« art »." (pp.14-15)
[Première génération: esthétique sociologique]
"Norbert Elias raconte dans son autobiographie l’une de ses premières interventions comme sociologue : dans le salon de Marianne Weber, il fit une conférence où il expliqua le développement de l'architecture gothique non par un souci d’élévation spirituelle, qui aurait encouragé la hauteur des clochers, mais par une concurrence entre cités, soucieuses d’affirmer leur puissance par la visibilité de leurs lieux de culte [...] On voit là à l’œuvre un déplacement fondateur de la sociologie de l’art : substituer aux traditionnelles interprétations spiritualistes ou esthètes (la religiosité, le goût) une explication par des causes à la fois extérieures à l’art et moins « légitimes », moins valorisantes, parce que déterminées par des intérêts matériels ou mondains. Désautonomisation (l’art n’appartient pas qu’à l’esthétique) et désidéalisation (il n’est pas une valeur absolue) sont bien les deux moments fondateurs de la sociologie de l’art, adossés à une critique plus ou moins explicite de la tradition esthétique, synonyme d’élitisme, d’individualisme et de spiritualisme.
Les causalités externes invoquées par la sociologie de l’art peuvent être de plusieurs ordres. Celle qu’évoquait Elias est d’ordre proprement « social », au sens où elle repose sur les interactions entre groupes ; d’autres auteurs invoquent des causalités plus matérielles — économiques, techniques —, ou plus culturelles — visions du monde, formes symboliques propres à une société tout entière." (p.16)
"Charles Lalo [1921] posera les bases d'une « esthétique sociologique », en distinguant, dans la « conscience esthétique », les faits « anesthétiques » (par exemple, le sujet d'une œuvre) et les faits « esthétiques » (par exemple, ses propriétés plastiques)." (p.17)
"Hauser constitue sans doute un des exemples les plus caricaturaux en matière d’analyse marxiste, et il ne survit plus guère aujourd'hui dans l'histoire intellectuelle qu'à l'état de témoin de ce que peut être une relation beaucoup plus idéologique que scientifique à son objet. Il a été critiqué sous plusieurs aspects : sa façon monolithique de traiter les époques (contrairement à Antal, plus sensible aux dissonances) ; la priorité de principe qu'il accorde aux œuvres, considérées en tant que telles et isolées de leurs contextes, plutôt qu'aux conditions de production et de réception ; ou encore son utilisation de catégories esthétiques préétablies— « maniérisme », « baroque » — tendant à faire de l'art un donné transhistorique." (p.18)
"Pierre Francastel, notamment dans Peinture et société [1951], Études de sociologie de l’art [1970]. En historien d'art, il part de préoccupations formalistes, privilégiant l’analyse
des styles en peinture ou en sculpture. Mais au lieu de s’en tenir, comme le fait l'histoire de l'art traditionnelle, à leur identification, à leur analyse interne, à l’élude des influences, il lente de les mettre en rapport avec la société de leur temps : par exemple, en suggérant que la construction de l'espace plastique dans les tableaux de la Renaissance, à travers le regard des peintres, a contribué à former le rapport à l'espace de l'ensemble de la société. C'est, potentiellement, une histoire des mentalités à partir des grandes œuvres de l'histoire de l’art qui se dessine ainsi, grâce à ce retournement faisant de l’art non le reflet de ses conditions de production mais le créateur des visions du monde qui lui sont contemporaines." (p.22)
"On peut dire en effet, schématiquement, que la tradition marxiste allie l’hétéronomie et la désidéalisation, en « réduisant » les faits artistiques à des déterminations extra-esthétiques ; l’histoire de l’art sociologisante allie l’hétéronomie et l’idéalisation, en créditant l'art de pouvoirs sociaux ; et si l'école de Francfort allie, elle aussi, l’hétéronomie et l'idéalisation, c’est en appelant, dans une perspective politique qui n’est pas celle de Francastel, à l’autonomisation de l'art contre l'aliénation du social.
Certes, il y a là un renouvellement considérable par rapport à la tradition esthétique, et l’ouverture d’un nouveau domaine de la sociologie. Mais, par-delà les différences entre ces courants, demeurent les mêmes points faibles, témoins soit d'un manque d’autonomie du projet sociologique par rapport à l’histoire de l'art, de la musique ou de la littérature, soit encore d'un stade encore peu développé de la sociologie elle-même. Le premier point faible consiste en un fétichisme de l’œuvre, presque toujours placée — et de préférence sous ses formes les plus reconnues — au point de départ de la réflexion, alors que d'autres dimensions de l'expérience esthétique — le processus créateur, le contexte et les modalités de réception — sont exclues de l'investigation. Le deuxième point faible réside dans ce qu‘on pourrait appeler un substantialisme du « social » qui, sous quelque aspect qu'on l'examine (économique, technique, catégoriel, culturel), tend à être considéré comme une réalité en soi, transcendante aux phénomènes étudiés ; ainsi se trouve postulée une disjonction de principe entre « l’art » et « le social », qui ne peut qu'engendrer de faux problèmes, forcément insolubles. Le troisième point faible, enfin, est une tendance au causalisme, qui réduit toute réflexion sur l'art à une explication des effets par les causes, au détriment de conceptions plus descriptives ou analytiques." (pp24-25)
[Histoire sociale de l'art]
"L’historien d'art anglais Francis Haskell analysa finement, dans Mécènes et peintres. L'art et la société au temps du baroque italien [1963] les différents types de contraintes propres à la production picturale — localisation de l’œuvre, taille, sujet, matériaux, couleurs, échéance, prix. Il y met en évidence le mécanisme de formation des prix, d'autant moins fixés à l’avance qu’on a affaire à des mécènes haut placés plutôt qu'à de simples clients : au bas de l’échelle sociale, la standardisation des prix va de pair avec celle des produits, alors qu'à l'opposé l'exceptionnalité des prestations comme de leurs destinataires autorise des tarifs eux aussi exceptionnels. Il confirme également que le goût pour le réalisme croît avec la démocratisation du public. Enfin, plus paradoxalement, il montre qu'un mécénat trop compréhensif, en laissant carte blanche aux artistes, entrava l’innovation dans l'Italie de F âge baroque : contrairement aux idées reçues, la liberté de création, en permettant aux artistes de s’appuyer sur des formes éprouvées, ne favorise pas forcément la recherche de solutions nouvelles, comme le font parfois les contraintes qui obligent à ruser avec les règles imposées." (p.27)
"Sociologie des collectionneurs et des publics de l’art, histoire du goût, histoire sociale de la perception esthétique sont autant d'entrées possibles dans la question de la réception." (p.32)
"L'historien d'art suisse Philippe Junod publie en 1976 une remarquable analyse des théories de l'art dues aux spécialistes d'esthétique (Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l'art moderne). Il montre comment évolue la prise en considération (depuis la simple perception jusqu’à l’évaluation savante) de la dimension formelle, stylistique, plastique des œuvres, par opposition à leur « contenu », leur sujet : initialement, cette dimension formelle tend à être « transparente », c'est-à-dire quasi invisible, d'autant plus que règne une conception « mimétique » de l'art comme représentation de la réalité : puis émerge progressivement chez les lettrés une conscience de cette dimension formelle, qui s'« opacifie » pour devenir peu à peu l’objet principal du regard, en même temps que l'intention première imputée à l'artiste.
II s’agit donc, premièrement, de prendre au sérieux la différence entre « fond » et « forme ». souvent déniée par les spécialistes comme étant sans objet." (p.35)
"Paul Bénichou a magistralement retracé, dans Le Sacre de l'écrivain [1973], la façon dont les formes de valorisation naguère réservées aux prêtres et aux prophètes se déplacèrent à partir du xviii siècle sur la figure de l'écrivain." (p.37)
[Sociologie d'enquête]
"Mesures statistiques, entretiens sociologiques, observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux résultats, mais, surtout, renouveler les problématiques." (p.41)
"Pierre Bourdieu fut le principal initiateur de cette importation de l'enquête statistique dans le monde de la culture. Répondant à une demande institutionnelle des musées européens, l'investigation empirique, menée en équipe, va ouvrir de nouvelles problématiques dans le domaine des pratiques culturelles : la publication en 1966 (avec Alain Darbel) de L'Amour de l'art innovait considérablement par rapport à des conceptions plus abstraites de la sociologie universitaire, amenant un certain nombre de conclusions qui devaient transformer irréversiblement l'approche de la question." (p.45)
"L'influence de l'origine sociale ne se limite pas, comme on le croyait souvent, à l'inégalité des revenus et des niveaux de vie : révélant la corrélation statistique entre fréquentation des musées d'art et niveau d'études (et notamment le niveau d'études de la mère), Bourdieu va pouvoir ajouter à la notion marxiste de « capital économique » celle de « capital culturel », mesurée par les diplômes. L'accès aux « biens symboliques », non réductibles à des valeurs marchandes, n'est pas conditionné que par les moyens financiers, mais aussi par des « dispositions » profondément incorporées, moins conscientes et moins objectivables : repères, goûts, habitudes... La traditionnelle échelle ou pyramide des positions sociales, organisée selon un axe unique déterminé par les ressources économiques, va se trouver « éclatée » selon deux axes : le capital économique, d'une part et, d'autre part, le capital culturel, qui devient un facteur explicatif déterminant. Il apparaît ainsi que « l’amour de l’art » concerne en priorité les « fractions dominées de la classe dominante » (dont font partie les intellectuels), plus dotées en capital culturel qu’en capital économique." (pp.48-49)
"La fréquentation des musées demeure une pratique assez minoritaire, qui concerne moins d’un tiers de la population, même si elle est en légère augmentation : lors de la première enquête en 1973, 27 % des Français déclaraient avoir visité au moins une fois un musée dans l’année écoulée ; ils seront 33 9c vingt ans plus tard. C’est également une pratique socialement hiérarchisée : l'écart est de 1 à 3 environ entre catégories socioprofessionnelles, avec 23 % des agriculteurs et 65 9c des cadres supérieurs et professions libérales."(p.51)
"Les expositions d'art remontent en France au XVIIIe siècle, époque où les académiciens créèrent les « Salons » de peinture pour compenser l’interdiction qu'ils s'étaient imposée à
eux-mêmes de commercialiser directement leurs œuvres en les exposant aux passants, comme le faisaient traditionnellement les artisans. En montrant leurs productions dans un espace non commercial —les salons du Louvre— , sans finalité immédiatement lucrative, les peintres et sculpteurs faisaient la preuve qu’ils n'appartenaient plus à l'univers déprécié du « métier »." (p.52)
"Le monde des musées ne s’est que marginalement démocratisé ; il s’est plutôt modernisé, répondant mieux à la demande —ou contribuant à la créer— de ses publics habituels." (p.52)
"Cette question de la démocratisation constitue un objet de discussion commun aux politiques et aux sociologues. Elle engage en effet deux options, dénoncées par leurs adversaires
l’une comme légitimisme, l'autre comme populisme. La première consiste à traiter comme une « déprivation » le faible accès des classes populaires à la culture dite « légitime », et à y remédier par une politique active d ’« acculturation » —au risque de procéder à une « imposition de légitimité », en considérant la culture « dominante » comme seule digne d’investissement ; c’est, tendanciellement, ce à quoi tend l'approche « bourdieusienne ». La seconde direction consiste à refuser cette forme de prosélytisme culturel en revalorisant la « culture populaire », traitée non plus comme absence de culture (légitime), mais comme une modalité spécifique du rapport aux valeurs, ayant sa logique et sa validité propres. Ainsi, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989) ont pris fermement position contre la théorie « bourdieusienne » de la déprivation, s’appuyant notamment sur les riches analyses du sociologue anglais Richard Hoggart [1957] consacrées à la culture populaire." (p.53)
"Une œuvre d’art ne trouve de place en tant que telle que grâce à la coopération d ’un réseau complexe d ’acteurs : faute de marchands pour la négocier, de collectionneurs pour l’acheter, de critiques pour la commenter, d’experts pour l’identifier, de commissaires-priseurs pour la meure aux enchères, de conservateurs pour la transmettre à la postérité, de restaurateurs pour la nettoyer, de commissaires d’exposition pour la montrer, d’historiens d’art pour la décrire et l’interpréter, elle ne trouvera pas, ou guère, de spectateurs pour la regarder — pas plus que, sans interprètes ni éditeurs ni imprimeurs, elle ne trouvera d'auditeurs pour l'écouter, de lecteurs pour la lire." (pp.58-59)
"Les années quatre-vingt ont vu l'apparition en France d*un nouveau type d'intermédiaire culturel : l'auteur d'expositions. Jusqu'alors, le « commissariat » (autrement dit l'organisation) d'une exposition était presque toujours le fait d'un conservateur de musée qui restait anonyme. Il se contentait de sélectionner des œuvres dans la collection, d'emprunter d'autres œuvres à différents musées, de diriger l'accrochage et de rédiger les notices, elles aussi anonymes, du catalogue.
Peu à peu. les commissaires se sont mis à signer un véritable essai introductif au catalogue, si même ils n’apparaissent pas comme l’auteur de celui-ci ; leur nom est communiqué à la presse, et mentionné dans l'exposition elle-même. Leur travail se complexifie : les thèmes d'expositions révèlent une problématique plus personnelle : on recherche des altistes peu connus ou des œuvres rarement montrées : on fait appel à des spécialistes dans des domaines variés ; le décor de l'exposition est minutieusement travaillé, avec l'aide d'un décorateur professionnel. En matière d'art contemporain, les commissaires ont acquis un pouvoir déterminant (dont Yves Michaud [1989] a critiqué les abus) : « monter » une exposition d'un artiste peu connu, dont on parlera ensuite, c'est à la fois asseoir sa propre réputation et lancer l'artiste en question.
Les critiques d’art eux-mêmes participent de cette évolution : rendant compte d’une exposition, ils évaluent aujourd’hui les qualités de la présentation (de la pertinence de l’accrochage à la couleur des murs) et plus seulement les qualités des œuvres exposées. Le droit enfin accompagne cette récente émergence d'une nouvelle catégorie d’auteurs : en 1998, la présentation par Henri Langlois du musée du Cinéma à Paris à pour la première fois dans l'histoire, été jugée digne d'être protégée au titre du droit d'auteur, en tant qu'« œuvre de l'esprit »." (p.60)
"La reconnaissance réciproque est un réquisit fondamental de la vie en société, et peut s’exercer sans être réductible au rapport de force ou à la « violence symbolique », condamnant les « illégitimes » au ressentiment et les « légitimes » à la culpabilité." (p.73)
"Décrire la « montée en objectivité », autrement dit l’ensemble des procédures d’objectivation qui permettent à un objet, doté des propriétés requises, d’acquérir et de conserver les marques de valorisation qui en feront une « œuvre » aux yeux de différentes catégories d’acteurs [...] Publication ou exposition, cotation et circulation sur un marché, manifestations émotionnelles et commentaires savants, prix et récompenses de tous ordres, entrée dans les manuels scolaires, déplacements dans l’espace et conservation dans le temps sont — parmi d’autres — autant de facteurs organisant cette « montée en objectivité » qui, couplée à la « montée en singularité », constitue la forme spécifique de grandeur artistique." (p.73)
-Nathalie Heinich, La sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2004, 120 pages.
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"La seule revue spécialisée dans ce domaine, en langue française, est Sociologie de l'art, restée marginale depuis sa création dans les années quatre-vingt-dix." (p.4)
"Nous ne traiterons ici que de ce qui concerne les « arts » au sens strict, à savoir les pratiques de création reconnues comme telles — et c’est justement l’un des objectifs de la sociologie de Part que d’étudier les processus par lesquels une telle reconnaissance peut s’opérer, avec ses variations dans le temps et l'espace. Il ne sera donc question ni de loisirs, ni de médias, ni de vie quotidienne, ni d’archéologie, à peine de patrimoine. Pas davantage ne nous intéresserons-nous aux savoir-faire artisanaux, ni aux formes de créativité spontanées —naïfs, enfants, fous—, sauf lorsqu’elles sont intégrées dans les frontières de Part contemporain institutionnalisé. Cela ne relève aucunement d'une prise de position quant à la nature intrinsèque de Part." (p.6)
"Les fondateurs de la sociologie n'accordèrent en effet qu'une place marginale à la question esthétique. Émile Durkheim n’aborda la question de l’art qu’en tant qu’il constituait à ses
yeux un déplacement du rapport à la religion [Durkheim, 1912]. Max Weber, dans un texte posthume de 1921 sur la musique, référait les différences stylistiques à l'histoire du processus de rationalisation et aux ressources techniques, posant les bases d’une sociologie des techniques musicales.
Seul Georg Simmel, à la même époque, poussa un peu plus loin l’investigation : dans ses écrits sur Rembrandt, Michel-Ange et Rodin [Simmel, 1925], il tentait de meure en évidence le conditionnement social de l’art, notamment dans ses rapports avec le christianisme, et l’influence des visions du monde sur les œuvres il évoquait notamment l'affinité entre le goût pour la symétrie et les formes de gouvernement autoritaires ou les sociétés socialistes, alors qu’aux formes libérales de l’État et à l'individualisme serait plutôt associée l’asymétrie." (p.10)
"En France, Gustave Lanson ( 19041, proche de Durkheim, tenta de donner une orientation sociologique à l'histoire littéraire, en militant pour une approche empirique, inductive, construite à partir des faits, plutôt que pour les grandes synthèses spéculatives." (p.11)
"En 1926, un jeune historien, Edgar Zilsel, publie Le Génie. Histoire d'une notion, de l'Antiquité à la Renaissance, qui reconstitue sur plusieurs siècles les déplacements de l’idée de génie entre les différents domaines de la création et de la découverte — poètes, peintres et sculpteurs, savants, inventeurs, grands explorateurs... Il montre notamment comment la valeur, attribuée initialement aux œuvres, tend à être imputée à la personne du créateur ; et comment le désir de gloire, considéré aujourd'hui comme un objectif impur pour un artiste, était une motivation parfaitement admise à la Renaissance." (p.11)
"Ernst Kris et Otto Kurz publièrent en 1934 un autre ouvrage, devenu à juste titre fameux et resté jusqu’à présent inégalé en son genre : L’Image de l'artiste. Légende, mythe et magie est une enquête sur les représentations de l'artiste, à travers une étude des biographies et des motifs récurrents suggérant un imaginaire collectif — héroïsation, don inné, vocation précoce, magie de l'art par la virtuosité de l'artiste ou le pouvoir surnaturel des œuvres. Ici, pas de projet explicatif, pas de focalisation sur les œuvres d'art, pas non plus de visée critique ou démyslificairice : seule la mise en évidence d'un imaginaire collectif constitué à propos de l’art intéresse les auteurs, en une démarche quasi anthropologique." (p.11)
"Plus célèbre historien d’art allemand de ce siècle, Erwin Panofsky. Travaillant dans l'Allemagne de l’entre-deux guerres, puis aux États-Unis, il ne s’est jamais lui-même considéré comme sociologue, mais a été annexé après coup à la sociologie de l'art grâce à la postface de Pierre Bourdieu à la traduction française, en 1967, d'Architecture gothique et pensée scolastique [1951].
Dans cet ouvrage, Panofsky met en évidence l’homologie, autrement dit l'identité de structure, entre les formes architecturales et l'organisation du discours lettré au Moyen Âge. De même, dans Galilée critique d’art [...] il révélait l’homologie entre les conceptions esthétiques de Galilée et ses positions scientifiques, montrant comment les premières, modernes pour son époque, l’empêchèrent paradoxalement de découvrir avant Kepler le caractère elliptique de la trajectoire des planètes." (p.12)
"S’intéresser à l'art et la société : c’est là, par rapport à l’esthétique traditionnelle, le moment fondateur de la sociologie de l’art. Mais par rapport aux progrès réalisés par la discipline depuis un demi-siècle, il nous apparaît aujourd'hui comme relevant d’une tendance passablement datée, qu’il serait préférable de nommer esthétique sociologique. Cette préoccupation pour le lien entre art et société émergea à la fois dans l'esthétique et la philosophie de la première moitié du xx* siècle, dans la tradition marxiste, ainsi que chez des historiens d'art atypiques autour de la Seconde Guerre mondiale. A de rares exceptions près, elle prit une forme essentiellement spéculative, conformément à la tradition germanique dont elle est le plus souvent issue. C’est à cette « esthétique sociologique » que se référait encore principalement ce qui fut longtemps enseigné dans les universités sous le titre « sociologie de l'art ».
Une deuxième génération, apparue vers la seconde guerre, provient des historiens d’art, et d'une tradition beaucoup plus empirique, particulièrement développée en Angleterre et en Italie. Plutôt que de chercher à jeter des ponts entre « l’art » et « la société », ces chercheurs adeptes de l'investigation documentée se sont employés à replacer concrètement l’art dans la société : il n'y a pas, entre l’un et l’autre, une extériorité qu'il faudrait réduire ou dénoncer, mais un rapport d'inclusion qu'il s'agit d'expliciter. Succédant à l'esthétique sociologique, ce deuxième courant, qu’on peut nommer histoire sociale de l'art, a permis de recouvrir ou de doubler la traditionnelle question des auteurs et des œuvres par celle des contextes en lesquels ils évoluent. Moins ambitieux idéologiquement que leurs prédécesseurs, parce qu’ils ne prétendent ni à une théorie de l'art ni à une théorie du social, ces « historiens sociaux » n’en ont pas moins obtenu un grand nombre de résultats concrets et durables, qui enrichissent considérablement la connaissance historique.
Apparue dans les années soixante, une troisième génération émerge, elle, d'une tout autre tradition. Il s’agit de la sociologie d'enquête telle qu’elle s’est développée grâce aux méthodes modernes issues soit de la statistique, soit de l'ethnométhodologie. La France et les États-Unis en ont été les principaux foyers, et l'université n'y joue plus qu'un rôle secondaire. Cette troisième génération partage avec la précédente le savoir-faire de l'enquête empirique, appliquée cette fois non au passé, avec le recours aux archives, mais à l'époque présente, avec la statistique. l’économétrie, les entretiens, les observations. La problématique elle aussi a changé : on ne considère plus l'art et la société, comme les théoriciens de la première génération ; ni même l'art dans la société, comme les historiens de la deuxième génération : mais plutôt l'art comme société, c’est-à-dire l’ensemble des interactions, des acteurs, des institutions, des objets, évoluant ensemble de façon à faire exister ce qu'on appelle, communément, l’« art »." (pp.14-15)
[Première génération: esthétique sociologique]
"Norbert Elias raconte dans son autobiographie l’une de ses premières interventions comme sociologue : dans le salon de Marianne Weber, il fit une conférence où il expliqua le développement de l'architecture gothique non par un souci d’élévation spirituelle, qui aurait encouragé la hauteur des clochers, mais par une concurrence entre cités, soucieuses d’affirmer leur puissance par la visibilité de leurs lieux de culte [...] On voit là à l’œuvre un déplacement fondateur de la sociologie de l’art : substituer aux traditionnelles interprétations spiritualistes ou esthètes (la religiosité, le goût) une explication par des causes à la fois extérieures à l’art et moins « légitimes », moins valorisantes, parce que déterminées par des intérêts matériels ou mondains. Désautonomisation (l’art n’appartient pas qu’à l’esthétique) et désidéalisation (il n’est pas une valeur absolue) sont bien les deux moments fondateurs de la sociologie de l’art, adossés à une critique plus ou moins explicite de la tradition esthétique, synonyme d’élitisme, d’individualisme et de spiritualisme.
Les causalités externes invoquées par la sociologie de l’art peuvent être de plusieurs ordres. Celle qu’évoquait Elias est d’ordre proprement « social », au sens où elle repose sur les interactions entre groupes ; d’autres auteurs invoquent des causalités plus matérielles — économiques, techniques —, ou plus culturelles — visions du monde, formes symboliques propres à une société tout entière." (p.16)
"Charles Lalo [1921] posera les bases d'une « esthétique sociologique », en distinguant, dans la « conscience esthétique », les faits « anesthétiques » (par exemple, le sujet d'une œuvre) et les faits « esthétiques » (par exemple, ses propriétés plastiques)." (p.17)
"Hauser constitue sans doute un des exemples les plus caricaturaux en matière d’analyse marxiste, et il ne survit plus guère aujourd'hui dans l'histoire intellectuelle qu'à l'état de témoin de ce que peut être une relation beaucoup plus idéologique que scientifique à son objet. Il a été critiqué sous plusieurs aspects : sa façon monolithique de traiter les époques (contrairement à Antal, plus sensible aux dissonances) ; la priorité de principe qu'il accorde aux œuvres, considérées en tant que telles et isolées de leurs contextes, plutôt qu'aux conditions de production et de réception ; ou encore son utilisation de catégories esthétiques préétablies— « maniérisme », « baroque » — tendant à faire de l'art un donné transhistorique." (p.18)
"Pierre Francastel, notamment dans Peinture et société [1951], Études de sociologie de l’art [1970]. En historien d'art, il part de préoccupations formalistes, privilégiant l’analyse
des styles en peinture ou en sculpture. Mais au lieu de s’en tenir, comme le fait l'histoire de l'art traditionnelle, à leur identification, à leur analyse interne, à l’élude des influences, il lente de les mettre en rapport avec la société de leur temps : par exemple, en suggérant que la construction de l'espace plastique dans les tableaux de la Renaissance, à travers le regard des peintres, a contribué à former le rapport à l'espace de l'ensemble de la société. C'est, potentiellement, une histoire des mentalités à partir des grandes œuvres de l'histoire de l’art qui se dessine ainsi, grâce à ce retournement faisant de l’art non le reflet de ses conditions de production mais le créateur des visions du monde qui lui sont contemporaines." (p.22)
"On peut dire en effet, schématiquement, que la tradition marxiste allie l’hétéronomie et la désidéalisation, en « réduisant » les faits artistiques à des déterminations extra-esthétiques ; l’histoire de l’art sociologisante allie l’hétéronomie et l’idéalisation, en créditant l'art de pouvoirs sociaux ; et si l'école de Francfort allie, elle aussi, l’hétéronomie et l'idéalisation, c’est en appelant, dans une perspective politique qui n’est pas celle de Francastel, à l’autonomisation de l'art contre l'aliénation du social.
Certes, il y a là un renouvellement considérable par rapport à la tradition esthétique, et l’ouverture d’un nouveau domaine de la sociologie. Mais, par-delà les différences entre ces courants, demeurent les mêmes points faibles, témoins soit d'un manque d’autonomie du projet sociologique par rapport à l’histoire de l'art, de la musique ou de la littérature, soit encore d'un stade encore peu développé de la sociologie elle-même. Le premier point faible consiste en un fétichisme de l’œuvre, presque toujours placée — et de préférence sous ses formes les plus reconnues — au point de départ de la réflexion, alors que d'autres dimensions de l'expérience esthétique — le processus créateur, le contexte et les modalités de réception — sont exclues de l'investigation. Le deuxième point faible réside dans ce qu‘on pourrait appeler un substantialisme du « social » qui, sous quelque aspect qu'on l'examine (économique, technique, catégoriel, culturel), tend à être considéré comme une réalité en soi, transcendante aux phénomènes étudiés ; ainsi se trouve postulée une disjonction de principe entre « l’art » et « le social », qui ne peut qu'engendrer de faux problèmes, forcément insolubles. Le troisième point faible, enfin, est une tendance au causalisme, qui réduit toute réflexion sur l'art à une explication des effets par les causes, au détriment de conceptions plus descriptives ou analytiques." (pp24-25)
[Histoire sociale de l'art]
"L’historien d'art anglais Francis Haskell analysa finement, dans Mécènes et peintres. L'art et la société au temps du baroque italien [1963] les différents types de contraintes propres à la production picturale — localisation de l’œuvre, taille, sujet, matériaux, couleurs, échéance, prix. Il y met en évidence le mécanisme de formation des prix, d'autant moins fixés à l’avance qu’on a affaire à des mécènes haut placés plutôt qu'à de simples clients : au bas de l’échelle sociale, la standardisation des prix va de pair avec celle des produits, alors qu'à l'opposé l'exceptionnalité des prestations comme de leurs destinataires autorise des tarifs eux aussi exceptionnels. Il confirme également que le goût pour le réalisme croît avec la démocratisation du public. Enfin, plus paradoxalement, il montre qu'un mécénat trop compréhensif, en laissant carte blanche aux artistes, entrava l’innovation dans l'Italie de F âge baroque : contrairement aux idées reçues, la liberté de création, en permettant aux artistes de s’appuyer sur des formes éprouvées, ne favorise pas forcément la recherche de solutions nouvelles, comme le font parfois les contraintes qui obligent à ruser avec les règles imposées." (p.27)
"Sociologie des collectionneurs et des publics de l’art, histoire du goût, histoire sociale de la perception esthétique sont autant d'entrées possibles dans la question de la réception." (p.32)
"L'historien d'art suisse Philippe Junod publie en 1976 une remarquable analyse des théories de l'art dues aux spécialistes d'esthétique (Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l'art moderne). Il montre comment évolue la prise en considération (depuis la simple perception jusqu’à l’évaluation savante) de la dimension formelle, stylistique, plastique des œuvres, par opposition à leur « contenu », leur sujet : initialement, cette dimension formelle tend à être « transparente », c'est-à-dire quasi invisible, d'autant plus que règne une conception « mimétique » de l'art comme représentation de la réalité : puis émerge progressivement chez les lettrés une conscience de cette dimension formelle, qui s'« opacifie » pour devenir peu à peu l’objet principal du regard, en même temps que l'intention première imputée à l'artiste.
II s’agit donc, premièrement, de prendre au sérieux la différence entre « fond » et « forme ». souvent déniée par les spécialistes comme étant sans objet." (p.35)
"Paul Bénichou a magistralement retracé, dans Le Sacre de l'écrivain [1973], la façon dont les formes de valorisation naguère réservées aux prêtres et aux prophètes se déplacèrent à partir du xviii siècle sur la figure de l'écrivain." (p.37)
[Sociologie d'enquête]
"Mesures statistiques, entretiens sociologiques, observations ethnologiques vont non seulement apporter de nouveaux résultats, mais, surtout, renouveler les problématiques." (p.41)
"Pierre Bourdieu fut le principal initiateur de cette importation de l'enquête statistique dans le monde de la culture. Répondant à une demande institutionnelle des musées européens, l'investigation empirique, menée en équipe, va ouvrir de nouvelles problématiques dans le domaine des pratiques culturelles : la publication en 1966 (avec Alain Darbel) de L'Amour de l'art innovait considérablement par rapport à des conceptions plus abstraites de la sociologie universitaire, amenant un certain nombre de conclusions qui devaient transformer irréversiblement l'approche de la question." (p.45)
"L'influence de l'origine sociale ne se limite pas, comme on le croyait souvent, à l'inégalité des revenus et des niveaux de vie : révélant la corrélation statistique entre fréquentation des musées d'art et niveau d'études (et notamment le niveau d'études de la mère), Bourdieu va pouvoir ajouter à la notion marxiste de « capital économique » celle de « capital culturel », mesurée par les diplômes. L'accès aux « biens symboliques », non réductibles à des valeurs marchandes, n'est pas conditionné que par les moyens financiers, mais aussi par des « dispositions » profondément incorporées, moins conscientes et moins objectivables : repères, goûts, habitudes... La traditionnelle échelle ou pyramide des positions sociales, organisée selon un axe unique déterminé par les ressources économiques, va se trouver « éclatée » selon deux axes : le capital économique, d'une part et, d'autre part, le capital culturel, qui devient un facteur explicatif déterminant. Il apparaît ainsi que « l’amour de l’art » concerne en priorité les « fractions dominées de la classe dominante » (dont font partie les intellectuels), plus dotées en capital culturel qu’en capital économique." (pp.48-49)
"La fréquentation des musées demeure une pratique assez minoritaire, qui concerne moins d’un tiers de la population, même si elle est en légère augmentation : lors de la première enquête en 1973, 27 % des Français déclaraient avoir visité au moins une fois un musée dans l’année écoulée ; ils seront 33 9c vingt ans plus tard. C’est également une pratique socialement hiérarchisée : l'écart est de 1 à 3 environ entre catégories socioprofessionnelles, avec 23 % des agriculteurs et 65 9c des cadres supérieurs et professions libérales."(p.51)
"Les expositions d'art remontent en France au XVIIIe siècle, époque où les académiciens créèrent les « Salons » de peinture pour compenser l’interdiction qu'ils s'étaient imposée à
eux-mêmes de commercialiser directement leurs œuvres en les exposant aux passants, comme le faisaient traditionnellement les artisans. En montrant leurs productions dans un espace non commercial —les salons du Louvre— , sans finalité immédiatement lucrative, les peintres et sculpteurs faisaient la preuve qu’ils n'appartenaient plus à l'univers déprécié du « métier »." (p.52)
"Le monde des musées ne s’est que marginalement démocratisé ; il s’est plutôt modernisé, répondant mieux à la demande —ou contribuant à la créer— de ses publics habituels." (p.52)
"Cette question de la démocratisation constitue un objet de discussion commun aux politiques et aux sociologues. Elle engage en effet deux options, dénoncées par leurs adversaires
l’une comme légitimisme, l'autre comme populisme. La première consiste à traiter comme une « déprivation » le faible accès des classes populaires à la culture dite « légitime », et à y remédier par une politique active d ’« acculturation » —au risque de procéder à une « imposition de légitimité », en considérant la culture « dominante » comme seule digne d’investissement ; c’est, tendanciellement, ce à quoi tend l'approche « bourdieusienne ». La seconde direction consiste à refuser cette forme de prosélytisme culturel en revalorisant la « culture populaire », traitée non plus comme absence de culture (légitime), mais comme une modalité spécifique du rapport aux valeurs, ayant sa logique et sa validité propres. Ainsi, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989) ont pris fermement position contre la théorie « bourdieusienne » de la déprivation, s’appuyant notamment sur les riches analyses du sociologue anglais Richard Hoggart [1957] consacrées à la culture populaire." (p.53)
"Une œuvre d’art ne trouve de place en tant que telle que grâce à la coopération d ’un réseau complexe d ’acteurs : faute de marchands pour la négocier, de collectionneurs pour l’acheter, de critiques pour la commenter, d’experts pour l’identifier, de commissaires-priseurs pour la meure aux enchères, de conservateurs pour la transmettre à la postérité, de restaurateurs pour la nettoyer, de commissaires d’exposition pour la montrer, d’historiens d’art pour la décrire et l’interpréter, elle ne trouvera pas, ou guère, de spectateurs pour la regarder — pas plus que, sans interprètes ni éditeurs ni imprimeurs, elle ne trouvera d'auditeurs pour l'écouter, de lecteurs pour la lire." (pp.58-59)
"Les années quatre-vingt ont vu l'apparition en France d*un nouveau type d'intermédiaire culturel : l'auteur d'expositions. Jusqu'alors, le « commissariat » (autrement dit l'organisation) d'une exposition était presque toujours le fait d'un conservateur de musée qui restait anonyme. Il se contentait de sélectionner des œuvres dans la collection, d'emprunter d'autres œuvres à différents musées, de diriger l'accrochage et de rédiger les notices, elles aussi anonymes, du catalogue.
Peu à peu. les commissaires se sont mis à signer un véritable essai introductif au catalogue, si même ils n’apparaissent pas comme l’auteur de celui-ci ; leur nom est communiqué à la presse, et mentionné dans l'exposition elle-même. Leur travail se complexifie : les thèmes d'expositions révèlent une problématique plus personnelle : on recherche des altistes peu connus ou des œuvres rarement montrées : on fait appel à des spécialistes dans des domaines variés ; le décor de l'exposition est minutieusement travaillé, avec l'aide d'un décorateur professionnel. En matière d'art contemporain, les commissaires ont acquis un pouvoir déterminant (dont Yves Michaud [1989] a critiqué les abus) : « monter » une exposition d'un artiste peu connu, dont on parlera ensuite, c'est à la fois asseoir sa propre réputation et lancer l'artiste en question.
Les critiques d’art eux-mêmes participent de cette évolution : rendant compte d’une exposition, ils évaluent aujourd’hui les qualités de la présentation (de la pertinence de l’accrochage à la couleur des murs) et plus seulement les qualités des œuvres exposées. Le droit enfin accompagne cette récente émergence d'une nouvelle catégorie d’auteurs : en 1998, la présentation par Henri Langlois du musée du Cinéma à Paris à pour la première fois dans l'histoire, été jugée digne d'être protégée au titre du droit d'auteur, en tant qu'« œuvre de l'esprit »." (p.60)
"La reconnaissance réciproque est un réquisit fondamental de la vie en société, et peut s’exercer sans être réductible au rapport de force ou à la « violence symbolique », condamnant les « illégitimes » au ressentiment et les « légitimes » à la culpabilité." (p.73)
"Décrire la « montée en objectivité », autrement dit l’ensemble des procédures d’objectivation qui permettent à un objet, doté des propriétés requises, d’acquérir et de conserver les marques de valorisation qui en feront une « œuvre » aux yeux de différentes catégories d’acteurs [...] Publication ou exposition, cotation et circulation sur un marché, manifestations émotionnelles et commentaires savants, prix et récompenses de tous ordres, entrée dans les manuels scolaires, déplacements dans l’espace et conservation dans le temps sont — parmi d’autres — autant de facteurs organisant cette « montée en objectivité » qui, couplée à la « montée en singularité », constitue la forme spécifique de grandeur artistique." (p.73)
-Nathalie Heinich, La sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2004, 120 pages.