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    Georg Lukács, Le Jeune Hegel. Sur les rapports de la dialectique et de l’économie, tome I : Berne 1793 - Début d’Iéna 1801

    Johnathan R. Razorback
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    Georg Lukács, Le Jeune Hegel. Sur les rapports de la dialectique et de l’économie, tome I : Berne 1793 - Début d’Iéna 1801 Empty Georg Lukács, Le Jeune Hegel. Sur les rapports de la dialectique et de l’économie, tome I : Berne 1793 - Début d’Iéna 1801

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 10 Sep - 8:20



    "Parmi les manuscrits mentionnés par Rosenkranz mais perdus : des commentaires de Kant -un commentaire de la Critique de la Raison pure, écrit à Tübingen, un commentaire de la Critique de la Raison pratique, écrit à Berne, un commentaire de la Métaphysique des mœurs, écrit à Francfort- et le commentaire auquel Lukâcs accorde une si grande importance, qui porte sur le livre de James Steuart Inquiry into the Principles of Political Economy, paru à Londres en 1767, en traduction allemande à Tübingen en 1769-1772. Le livre de R. Haym nous livre notamment des extraits de l'écrit auquel Hegel avait donné le titre : Que les magistrats doivent être élus par les citoyens (1798)." (p.8 )

    "Dilthey fut le premier à étudier la pensée du jeune Hegel pour elle-même, à porter l'attention à la fois sur son originalité et son évolution. L'image vivante qu'il traça dans son Histoire de la jeunesse de Hegel [1905] devait faire naître l'intérêt pour les premiers travaux restés inédits. Son disciple Hermann Nohl s'attacha à classer chronologiquement les manuscrits qu'avait recueillis la Bibliothèque de Berlin -ils s'y trouvaient dans un état tout à fait désordonné-, en s'appuyant sur une étude de l'évolution de l'écriture du jeune Hegel. Dès 1907 il fit paraître son édition des Écrits théologiques de jeunesse." (pp.8-9)

    "Dans son grand ouvrage sur Hegel [Leipzig-Berlin, Teubner, 1929-1938, 2 vol], Haering s'y réfère en vue d'étayer l'interprétation de la Phénoménologie de l'Esprit qu'il avait défendue au Congrès hégélien de Rome en 1933 ; selon lui il faut distinguer la Phénoménologie sous sa forme primitive et la Phénoménologie dans sa rédaction définitive ; le projet aurait changé de nature au cours de la composition de sorte que l'œuvre porterait en elle deux optiques divergentes : la première partie, qui seule répondrait au projet de l'œuvre défini par l'Introduction, serait seulement une "science de l'expérience de la conscience", une sorte d'introduction au Savoir par laquelle la conscience deviendrait apte à comprendre la nécessité du point de départ de la Logique ; la seconde partie, que n'avait pas prévue le plan primitif mais qui correspondrait au titre de l'œuvre, ne serait pas une introduction mais une partie du système." (p.11)

    "Cette interprétation a été réfutée par Otto Pöggeler." (note 17 p.11)

    "Au cours des années 1801 -1802 [Hegel] rédige pour le Journal critique de la philosophie, la revue qu'il publie en collaboration avec Schelling, cinq articles (et quelques notices) parmi lesquels Rapport du scepticisme à la philosophie, Foi et savoir, et Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel ; en outre il rédige plusieurs comptes rendus pour le Journal de littérature de Erlangen. Les années suivantes, jusqu'à la publication en 1807 de la Phénoménologie, il ne fait plus rien paraître, si ce n'est quelques pages sur le Traité théologico-politique de Spinoza." (p.15)

    "La prise en considération de tous les manuscrits en fonction de leur chronologie réelle nous force en effet à reconnaître que, dès Tübingen, la Raison dont se réclame Hegel n'est déjà plus kantienne, car elle est conçue comme devant s'accorder et s'unir à une "sensibilité vivante" ; qu'à Francfort l'opposition du concept et de la vie n'est nullement réductible à un mysticisme ou à un intuitionnisme panthéiste mais est indissociable d'une compréhension philosophique de l'Être." (p.18)
    -Robert Legros, introduction à Georg Lukács, Le Jeune Hegel. Sur les rapports de la dialectique et de l’économie, tome I : Berne 1793 - Début d’Iéna 1801, Gallimard, 1981, 447 pages.

    "Lukacs a rédigé Le jeune Hegel dans les années trente, durant son exil en U.R.S.S. Ce n'est cependant qu'en 1948 que l'ouvrage fut publié, en allemand, à Berlin-Est. L'interprétation de Hegel qui nous est proposée se base bien évidemment sur une certaine lecture de Marx, caractéristique du Lukacs de la maturité et différant notablement, comme on le sait, de l'approche propre à Histoire et conscience de classe (1923). Hegel est apprécié, tout au long de l'ouvrage dont nous présentons la traduction, comme un
    précurseur de Marx : ce dernier est censé avoir mis à jour un certain nombre de vérités -de thèses que Lukacs adopte sans réserves- à l'élaboration desquelles Hegel, malgré certaines limitations, aurait contribué pour une part essentielle. Ainsi la hiérarchie des textes apparaît-elle tout à fait nettement chez Lukacs : Marx aurait repris de l'œuvre hégélienne ce qui allait dans le sens des thèses que l'on groupera plus tard sous les rubriques du "matérialisme historique" et du "matérialisme dialectique", tout en l'expurgeant de ses éléments irrecevables, "idéalistes"." (p.20)

    "Un gros ouvrage, qu'il rédige et publie à la même époque que le Jeune Hegel, entreprend de dénoncer dans la pensée allemande de ces deux derniers siècles une tendance à l' "irrationalisme". Or une définition que donne Lukacs de ce terme consiste à dire qu'il s'agit d'un courant refusant les pouvoirs de la raison dans l'accession au réel, à l' "en-soi", seule une "intuition", qualifiée de "mystique", permettant de découvrir le fond des choses. [...]

    Un tel recours à l'intuition, une telle attitude "irrationaliste", s'opposent à la théorie matérialiste de la connaissance, laquelle affirme en même temps que l'objet de la pensée ne se trouve pas "posé" par le sujet (qu'il se tient donc "en soi") et que cet objet est connaissable, se reflète, par le truchement de la raison discursive, dans la conscience. D'emblée, nous voyons donc se dessiner deux attitudes, jugées unilatérales par Lukács, qui adopte la thèse épistémologique de Lénine : d'une part l' "idéalisme subjectif", lequel, considérant l'objet de connaissance comme "posé" par le sujet, ne peut qu'adopter -au mieux- une attitude dite "agnostique" à l'égard d'un éventuel "en-soi", situé hors des pouvoirs de la raison ; d'autre part l' "idéalisme objectif'' -ou du moins son aspect négatif, car nous verrons qu'il contribue également, de façon inconsciente et par certains de ses aspects, à l'élaboration de l'épistémologie matérialiste-, lequel voit dans l'objet un élément qui, s'il n'est pas "posé" par le sujet, n'en manifeste pas moins les pouvoirs d'une spiritualité transcendante ou divine. Dans ce dernier cas, la réalité extérieure se trouve, toujours du point de vue lukacsien, chargée d'un contenu "mystificateur" : l' "en-soi", cette fois, est susceptible d'être atteint, mais souvent, étant donné son caractère spirituel, par une sorte de contact direct d'esprit à esprit, de sujet à objet, bref par une "intuition intellectuelle". Ce dernier élément ne constitue d'ailleurs qu'une tendance de l'idéalisme objectif, et Lukács tâche précisément d'opposer Hegel à Schelling à partir du point de vue suivant lequel le premier aurait, malgré la spiritualisation de l' "en-soi", maintenu jusqu'à un certain point (les présupposés de l'idéalisme objectif devant nécessairement faire la décision en ultime instance) les pouvoirs de la raison.

    Ainsi voit-on immédiatement que Lukács, quand il aborde une pensée qu'il juge grande -telles celles de Hegel et de Goethe-, s'emploie à y distinguer des "tendances", positives et négatives, "matérialistes" et "idéalistes", dont l'enchevêtrement s'avère, nous le verrons suffisamment, rien moins que simple. La thèse épistémologique nous montre déjà que Lukacs joue en quelque sorte tout d'abord l'idéalisme objectif contre l'idéalisme subjectif, le premier reconnaissant la possibilité pour la pensée d'atteindre l' "en-soi" ; dans un second temps, il prend parti pour certaines orientations de l'idéalisme objectif, contre d'autres, tout cela dans le but de déterminer les courants effectifs ayant contribué à la formation de la théorie matérialiste de la connaissance. On aura reconnu, au travers de cette brève approche, Kant et Fichte (du moins la lecture très particulière que Lukacs en propose) en tant que représentants de l' "agnosticisme", ainsi que Schelling et Hegel pour l' "idéalisme objectif".

    Le rôle joué par la thèse épistémologique dans la structure d'ensemble du Jeune Hegel se manifeste encore à travers l'appréciation ambivalente que Lukacs donne du concept hégélien de "réconciliation" [...] Il n'accepte en effet aucunement la thèse, défendue entre autres par certains marxistes, suivant laquelle l'évolution de Hegel se réduirait au passage d'une position révolutionnaire à un accommodement avec le régime prussien lors de son séjour berlinois. De ce point de vue, que Lukacs conteste (même s'il lui reconnaît une part de vérité), la Versohnung signifierait une acceptation de la réalité socio-politique du temps, la critique du moralisme (du Sollen) apparaissant comme purement réactionnaire. Or précisément, une première relativisation de ce point de vue consiste à dire que la « réconciliation » revient à reconnaître l'indépendance de la réalité objective par rapport à la conscience : un tel concept marquerait donc, dans le moment même où il impliquerait l'abandon d'un certain progressisme révolutionnaire, une étape déterminante sur la voie menant à la théorie matérialiste de la connaissance.

    Ainsi, pour prendre un autre exemple, Lukacs reconnaît-il à Hegel le mérite d'avoir, à Francfort, considéré la "positivité" (terme clé dont nous parlerons plus loin) comme un reflet inadéquat de la réalité, frayant de nouveau la voie au matérialisme, même si -et voici un enchevêtrement des tendances- cette réduction du "positif" à la représentation (« reflet inadéquat ») contredit une autre orientation par laquelle Hegel se révèle être un précurseur "génial" de Marx [...]

    Tout ceci nous montre en quoi Lukacs n'hésite pas à arracher carrément certaines thèses hégéliennes à leur contexte d'origine pour les faire travailler à la formation de l'épistémologie matérialiste. Cette attitude de l'interprète ne fera que s'accentuer par la suite, mais nous pouvons d'emblée en fournir la justification proprement lukacsienne. Le contexte en question, c'est bien entendu le "système", or Lukacs, reprenant la distinction opérée par Engels entre "système" et "méthode", attribue au premier les "péchés de l'idéalisme", à savoir -du point de vue épistémologique où nous nous plaçons maintenant- le retour à un contact "mystificateur" avec l' "en-soi". Autrement dit, le système, ainsi que tous les thèmes qui lui appartiennent (savoir absolu, transformation de la substance en sujet, identité du sujet et de l'objet, etc.), constituerait l'élément négatif de la pensée hégélienne : il signerait la victoire des présupposés de l'idéalisme objectif, malgré les "tendances" [contraires] (la "méthode", selon la terminologie d'Engels)." (pp.22-25)

    "La lecture des économistes (Steuart, Smith) aurait ouvert les yeux de Hegel sur le caractère "progressiste" du capitalisme, et aurait par là même conduit à accepter celui-ci comme un moment nécessaire du processus historique. Et comme la dialectique ne se trouvait pas encore élaborée à Francfort, il était normal que la reconnaissance du fait incontournable constitué par la société bourgeoise entrait en conflit violent avec la conception de la "positivité", qui conduisait justement à rejeter un tel fait [et à refuser le présent au nom d'un passé culturel hellénique]." (p.27)

    "L'homme socialiste, cet "être générique" des Manuscrits de 1844 -texte de référence pour Lukács-, réalise incontestablement les valeurs spirituelles qui étaient -pour ce même Lukács- celles de Goethe et de Hegel : l'idée d'une "personnalité développée", libérée de la privatisation et de la violence. C'est ainsi que Lukacs peut penser cc annexer » certains pans de l'idéalisme allemand et de la littérature classique (Goethe, Schiller, Hölderlin) : il lui "suffira" de montrer que seul le socialisme, l'abolition de la propriété privée des moyens de production, bref du capitalisme, permet de réaliser leurs "idéaux", la société bourgeoise s'y opposant par nature." (p.31)

    "Hegel a, selon Lukacs [...] reconnu le progrès lié au développement de la bourgeoisie (contre l'irrationalisme de Schelling) ; il s'en est tenu -abstraction faite des retombées idéalistes- à la thèse d'une raison objective (contre le subjectivisme du Sollen kantien et fichtéen) ; il a conçu cette raison dans son caractère dialectique et contradictoire (contre l'unilatéralité d'entendement des Lumières) et, ce faisant, a substitué à la pensée "métaphysique" une rationalité "supérieure" ; il a critiqué le morcellement de la personnalité (tout comme l'ont fait Goethe et Schiller), la "réification" des rapports humains, les méfaits de la division du travail, un monde dans lequel la propriété est devenue "destin", et tout cela sans succomber au pessimisme romantique, sans désespérer de la raison historique." (p.34)

    "La contradiction de l'époque est là, ouverte et insurpassable pour Hegel : sa lucidité même l'empêche de fuir la difficulté qui le requiert : comment maintenir l'exigence visant à la dépasser [...] sans retomber dans l'irrationalisme ? C'est en dernière analyse impossible : la situation est tragique ("tragédie dans l'éthique »). Hegel doit donc retomber dans l'idéalisme, ou plutôt ne jamais l'avoir quitté et n'avoir pu anticiper le marxisme que latéralement, en dépit de sa "tendance" idéaliste, nécessairement dominante en dernier ressort, en "pensant contre lui-même", pour reprendre la belle expression de Sartre." (p.35)

    "Schématiquement parlant, on pourrait dire que Lukacs inverse les proportions par rapport à Marx : il met au premier plan -fût-ce avec prudence, avec des réserves dont on
    devrait évaluer le poids dans l'économie du Jeune Hegel- la dimension "humaniste", la perspective d'ordre éthique à laquelle s'identifie la visée du développement intégral de la "personnalité".

    Certes ce point de vue est-il, nous l'avons noté, exempt de tout volontarisme moral : Lukacs suit Hegel quand celui-ci dénonce le subjectivisme du Sallen. Mais une telle dénonciation ne peut se soutenir -et Lukacs ne le nie pas- qu'à la condition d' "objectiver" les finalités éthiques, de les considérer comme inscrites dans un mouvement historique effectif, une rationalité "indépendante de la conscience". Or le statut d'une telle "raison" dans l'histoire, s'il ne faisait aucun problème dans le contexte de l'hégélianisme, explicitement spiritualiste ("l'histoire est la théodicée véritable" [écrit Hegel]), ne laisse évidemment pas de rendre précaire, de faire vaciller une entreprise à prétention matérialiste, censée baser l'étude de l'histoire sur le mode de production matériel, sur les conflits d'intérêts enracinés dans la problématique économique du besoin : qu'est-ce qui peut bien faire travailler cette Unterbau matérielle à la venue au monde d'une société centrée sur l'individu générique, c'est-à-dire l'homme du "dés-intérêt" par excellence, l'homme d'au-delà du besoin et de la Selbstsucht ?" (p.42)
    -Guy Haarscher, présentation de Georg Lukács, Le Jeune Hegel. Sur les rapports de la dialectique et de l’économie, tome I : Berne 1793 - Début d’Iéna 1801, Gallimard, 1981, 447 pages.

    "Ce livre fut achevé en automne 1938. La guerre, qui éclata peu après, empêcha sa parution pendant plusieurs années. Lorsqu'il put être imprimé en 1947-1948, je soumis le texte à une profonde révision. Par suite de mes nombreuses occupations, je ne pus cependant prendre en considération qu'une très petite partie de la littérature hégélienne parue depuis 1938." (p.49)

    "Les tentatives qui furent faites en France en vue de « moderniser » Hegel dans un sens existentialiste et irrationaliste -cela apparaît surtout dans le livre célèbre de Jean Hyppolite- ne donnent pas le moindre motif de changer, ou même seulement de compléter mes exposés sur quelque point que ce soit. La critique de principe portant sur l'hégélianisme de la période impérialiste vaut aussi pour la nouvelle interprétation de Hegel qui fut tentée en France." (p.49)

    "Engels montre à plusieurs reprises que les systèmes philosophiques particuliers se rattachent certes immédiatement aux problèmes non résolus par ceux qui les ont précédés, mais, en tant que dialecticien matérialiste, il ne cesse de montrer que cet enchaînement purement philosophique ne présente que les aspects superficiels de r enchaînement réel, que l'histoire de la philosophie doit descendre plus profondément, jusqu'aux fondements objectifs et réels de l'évolution de la philosophie.

    Si le mode de manifestation immédiat de l'histoire de la philosophie est absolutisé de façon idéaliste jusqu'à devenir une succession "immanente" des systèmes philosophiques particuliers, une "histoire des problèmes", comme c'est le cas chez Hegel lui-même, le noyau correct qui est présent dans la constatation de tels enchaînements doit par là même se manifester de façon outrancière et déformée. Chez Hegel, un tel état de choses a pour conséquence que le caractère disparate et tortueux de l'histoire réelle de la philosophie, même celle de cette période, doit nécessairement être négligé, et que les reflets des événements réels de l'histoire, reflets très complexes dans la réalité, tout autant que les tentatives scientifiques visant à saisir les résultats de l'évolution de la science de la nature de façon dialectique, sont réduits à l'enchaînement "immanent" de quelques catégories, certes très importantes." (p.55)

    "La pensée fondamentale de Schopenhauer consiste en ce qu'il voit dans les tentatives de Fichte, de Schelling et de Hegel, lesquelles visent à dépasser les contradictions de Kant, une grande aberration. La philosophie doit, selon Schopenhauer, revenir à la seule méthode correcte, celle de Kant ; tout le reste n'est pour lui que tromperie, vain bavardage et charlatanisme. Schopenhauer liquide ainsi d'une part toute l'évolution dialectique de la philosophie classique allemande et réclame un retour à la conception métaphysique de la réalité ; d'autre part, il "purifie" Kant lui-même de tout ce qui le pousse, avec hésitation, en direction du matérialisme ; il ramène Kant et Berkeley à un dénominateur commun. (A maints égards, l'action d'Herbart se situe dans une même perspective, même si son œuvre est d'un genre différent.)

    Cette conception, qui se réduit au fond à une annihilation complète de l'histoire de la philosophie classique allemande, se manifeste chez les néo-kantiens, apparus ultérieurement, sous une forme petite-bourgeoise encore plus prononcée. On le voit le plus clairement dans les œuvres d'Otto Liebmann (Kant et les épigones, 1865, etc.)." (pp.55-56)

    "Les néo-hégéliens impérialistes, eux, suivent une voie opposée. Ils ramènent Hegel à Kant, ce qui signifie qu'ils ne reconnaissent chez Hegel que ce qui se laisse facilement concilier avec l'agnosticisme kantien. Ils réduisent toute l'évolution de la philosophie classique allemande à un niveau kantien. On peut encore voir cette tendance tout à fait clairement à l'œuvre dans le néo-hégélianisme de l'après-guerre, qui travaille à maints égards sur la base de thèmes encore plus ouvertement réactionnaires. Hermann Glockner, éditeur de la nouvelle édition des œuvres de Hegel, l'un des dirigeants du néo-hégélianisme de l'après-guerre, l'a clairement exprimé au premier congrès consacré à Hegel : "La question Hegel est, aujourd'hui en Allemagne, tout d'abord une question Kant"." (pp.57-58)

    "Si, en son temps. Haym a combattu l'objectivisme et la dialectique de la philosophie hégélienne, son orientation principale était libérale, et sans doute déjà proche du national-libéralisme. En méconnaissant totalement leur caractère dialectique, il a repoussé comme réactionnaires les thèses de Hegel, et il a pensé que la mise à l'écart de la philosophie hégélienne faciliterait l'élaboration d'une idéologie libérale. Pour le célèbre historien de la période impérialiste Friedrich Meinecke, qui était en relation intime avec les néo-kantiens de l'Allemagne du Sud-Ouest (Windelband, Rickert), la philosophie hégélienne est par contre annonciatrice de la politique de Bismarck et de sa conception de l'État. Le renouveau de l'hégélianisme est donc intimement lié au fait que se sont déjà complètement éteintes dans la bourgeoisie allemande les résistances, encore vivantes à l'époque de Haym, mais avec la timidité et l'inconséquence libérales, à l'instauration de l'empire sous sa forme bismarckienne, ainsi qu'à l'aspect réactionnaire et apparemment constitutionnel de l'organisation de l'État allemand. Le néo-hégélianisme veut favoriser idéologiquement la conception consistant en une réconciliation concrète, positive et complète avec la forme étatique de l'Allemagne. Il est donc clair que, dans une telle perspective, ce sont précisément les thèmes réactionnaires de la philosophie hégélienne qui doivent venir au premier plan.

    Mais de tels thèmes réactionnaires ne proviennent pas seulement, bien entendu, du domaine directement politique et historique. Les néo-hégéliens, dont nous avons parlé jusqu'à présent, se sont efforcés d'élargir et de moderniser le néo-kantisme en étendant le champ de sa validité à toute l'histoire de la philosophie classique allemande.

    Mais cela était loin de satisfaire tous les besoins idéologiques réactionnaires de la période impérialiste. Nous avons déjà parlé de l'importance croissante des courants irrationalistes et de la "philosophie de la vie". La grande popularité dont a bénéficié la rénovation de l'hégélianisme à la manière de Dilthey est précisément en rapport avec le fait qu'elle a faussé la dialectique hégélienne dans le sens d'un accueil philosophique de l'irrationalisme." (p.58)

    "C'est ainsi que la figure du jeune Hegel, qui joue un rôle épisodique chez Kuno Fischer et chez Haym, devient peu à peu le centre d'intérêt de la recherche consacrée à Hegel. Les projets et les notes de Hegel, pour la plupart non destinés à l'impression, sont interprétés d'une manière toujours plus tranchante, de façon qu'à travers eux puisse naître l'image d'un philosophe "authentiquement allemand", ce qui veut dire mystico-irrationaliste, agréable au fascisme. Le sommet de cette évolution est caractérisé par la monographie de Th. Haering sur Hegel (premier volume paru en 1929)." (p.60)

    "Les historiens bourgeois, particulièrement après 1848, se sont toujours efforcé d'enfouir dans l'oubli le plus complet toutes les tendances démocratiques et révolutionnaires de la vie allemande. Nous savons aujourd'hui extraordinairement peu de choses des nombreux Allemands qui se sont ralliés immédiatement à la Révolution française. Georg Forster est le seul qui, parce qu'il était déjà antérieurement connu de tous comme naturaliste et publiciste, ne soit pas tombé complètement dans l'oubli, bien qu'une étude réellement marxiste concernant son activité et ses œuvres manque encore aujourd'hui. Mais Forster n'est qu'un cas parmi d'autres, et une véritable vue d'ensemble de l'influence de la Révolution française ne serait possible que si l'on se livrait à un examen de ces faits autant en extension qu'en profondeur. On devrait naturellement essayer d'examiner également l'état d'esprit des larges couches populaires. On peut voir clairement par exemple, à travers les Mémoires de Goethe -malgré l'extrême prudence de sa manière de s'exprimer-, à quel point l'opinion générale fut bouleversée par les événements qui se produisaient en France." (p.65)

    "Dans une lettre, Engels a bien montré, d'une manière convaincante, comment l'hégémonie philosophique passa successivement d'Angleterre en France et de France en Allemagne, comment même dans le domaine de la philosophie, ce n'est aucunement le pays le plus développé économiquement et socialement qui a toujours joué le rôle directeur, comment dans les pays particuliers l'apogée du développement économique ne coïncide aucunement avec celle de la philosophie." (p.68)

    "Hegel n'est pas seulement celui qui, en Allemagne, a la plus haute et la plus juste compréhension de la Révolution française et de la période napoléonienne ; il est également le seul penseur allemand qui se soit penché sérieusement sur les problèmes de la révolution industrielle en Angleterre ; le seul qui ait mis en rapport les problèmes de l'économie classique anglaise avec ceux de la philosophie et de la dialectique." (p.69)

    "Nous essayerons d'indiquer concrètement la grande importance, chez le jeune Hegel, de la compréhension des problèmes économiques pour la naissance de la pensée consciemment dialectique." (p.70)

    "Les catégories dialectiques des sciences sociales apparaissent comme des reflets théoriques de la dialectique qui se déroule objectivement dans la vie des hommes, indépendamment de leur savoir et de leur volonté, et dont l'objectivité fait de la réalité sociale une "seconde nature". Une réflexion plus étendue montre de plus que c'est précisément dans cette dialectique de r économie, si elle est correctement comprise, que les rapports fondamentaux entre les hommes, les plus originels et les plus décisifs, parviennent à l'expression ; que précisément se trouve ici le terrain où la dialectique de la vie sociale peut être étudiée sous sa forme non mystifiée." (p.73)

    "La connexion méthodologique de l'économie et de la théorie de la connaissance de Locke constitue un domaine qui n'a pas encore été étudié." (p.74)

    [Chapitre premier : LA PÉRIODE RÉPUBLICAINE DU JEUNE HEGEL (BERNE 1793-1796)]

    "L'histoire de la littérature et de la philosophie allemandes s'est en effet longtemps évertuée à ériger une muraille de Chine entre l'Aufklarung et la période classique. Déjà, le Sturm und Drang a été interprété de façon entièrement erronée en se trouvant mis en opposition diamétrale avec l'Aufklarung." (p.79)

    "Tandis qu'en France, l'évolution se poursuit toujours plus clairement en direction du matérialisme résolu de Diderot, de d'Holbach et d'Helvétius, l'Aufklärung allemande ne va généralement pas au-delà de l'idée d'une "religion rationnelle". Les athées et les matérialistes constituent, dans l'Allemagne de ce temps, l'exception : ce sont, comme J. Ch. Edelmann, la plupart du temps des isolés, des solitaires. Le point le plus radical qu'aient atteint les champions de l'Aufklärung allemande consiste en un panthéisme spinoziste. Et même l'aveu d'un tel panthéisme, tel celui de Lessing dans sa vieillesse ainsi que celui du jeune Goethe, provoque l'effroi et la terreur dans les rangs des Aufklârer allemands moyens. Il est extrêmement révélateur à ce propos que Lessing n'ait pas fait part de ses conceptions spinozistes à l'Aufklärer allemand Moses Mendelssohn, avec qui il était par ailleurs étroitement lié, et que, pour cette raison, Mendelssohn ait été ébranlé au plus profond lorsque, après la mort de Lessing, le spinozisme de celui-ci fut connu de tous, grâce à la publication de l'entretien avec F. H. Jacobi." (p.80)

    "Les Aufklärer allemands constituent, particulièrement au début, l'essentiel de ces lectures. Dans les extraits de la période de Tübingen mentionnés ci-dessus, nous trouvons la totalité des Aufklärer allemands, y compris ceux d'un moindre rang, non seulement recensés, mais encore traités de façon plus ou moins détaillée. Au début de la période bernoise en particulier, il est fait également référence de façon répétée et détaillée à l'œuvre, alors très renommée, de Mendelssohn : Jérusalem. Les écrits et les poèmes de Lessing, en particulier Nathan le Sage, sont très fréquemment mentionnés.

    Mais le champ des lectures du jeune Hegel est loin de se limiter à cela, même durant ses études à Tübingen. De ses études et de ses notes, il résulte très clairement qu'il avait une connaissance précise des grands représentants français de l'esprit des Lumières, Montesquieu, Voltaire, Diderot, d'Holbach, Rousseau, et d'autres encore. Ses études historiques doivent avoir été très approfondies en particulier à Berne. Les extraits montrent très clairement qu'il a étudié en profondeur les œuvres de Hugo Grotius, l'Histoire indienne de Raynal, l'Histoire de la Grande-Bretagne de Hume, Décadence et chute de l'empire romain de Gibbon. A cela s'ajoute la lecture des œuvres historiques de Schiller, de divers articles de Benjamin Constant et des écrits du révolutionnaire allemand Georg Forster. On comprend que Hegel, dans les conditions propres à la culture du temps, ait eu une connaissance très précise des philosophes et historiens de l'Antiquité. Il est important de constater à ce propos que son interprétation des œuvres des historiens et des philosophes antiques relève dans sa totalité de l'orientation de l'esprit des Lumières franco-anglais. Le jeune Hegel ne considère pas, lui non plus, comme nous le montrerons en détail dans les exposés qui suivront, l'antique république urbaine (polis) comme un phénomène social passé, né et disparu dans des conditions concrètes déterminées, mais bien comme l'éternel modèle, l'exemple inégalé d'une transformation actuelle de la société et de l'Etat." (p.81)

    "De Tübingen à Berne, l'évolution des intérêts du jeune Hegel va dans le sens d'une éviction croissante des Aufklärer allemands par les représentants français et anglais des Lumières. Et quand, durant la période de Berne, il se réclame des Aufklärer allemands, ceux-ci appartiennent de plus en plus à l'aile radicale de ce mouvement. Il est donc frappant et significatif de voir avec quelle fréquence Hegel se réclame à cette époque de la critique de la religion, très radicale dans le cadre de la situation allemande, que présente le drame de Lessing déjà mentionné." (p.82)

    "Il veut, comme nombre d'hommes importants parmi ses contemporains, appliquer la problématique kantienne de la Critique de la Raison pratique à la société et à l'histoire. Ce faisant, le point de vue de Kant reste prédominant à deux égards : d'une part parce que Hegel comprend surtout les problèmes sociaux comme des problèmes moraux, d'autre part parce que le problème de la pratique, c'est-à-dire de la transformation de la réalité sociale par l'homme, constitue le problème central de sa pensée.

    Pourtant, sur un point décisif, Hegel, dès ses premiers écrits, dépasse déjà Kant. Celui-ci examine les problèmes sociaux du point de vue de l'individu ; le fait moral fondamental est pour lui la conscience morale. Et il n'atteint un semblant d'objectivité idéaliste que par le fait qu'il projette les traits généraux qu'il cherche à mettre à jour, la légalité universelle de l'éthique, dans un sujet fictif, apparemment supra-individuel, en réalité individuel sous une forme mystifiée, dans le soi-disant « moi intelligible ». [...]

    Par contre, le subjectivisme du jeune Hegel, orienté vers la pratique, est d'emblée collectif et social. Pour Hegel, c'est toujours l'activité, la pratique de la société, qui constitue le point de départ ainsi que l'objet central de la recherche. Ceci inclut une méthodologie qui, sur certains points, rejoint celle de Herder. [...]

    Le point suivant est important pour toute l'évolution de Hegel : celui-ci part du concept non élucidé de sujet collectif chez Herder. Pendant sa période de Berne, il ne s'efforce pas du tout d'en éclairer l'essence en termes conceptuels et du point de vue de la théorie de la connaissance. Il examine plutôt ce sujet collectif, ses actes et son destin au cours des événements historiques, de la transformation de la réalité sociale. Nous verrons que, sur ce point, la décadence de ce sujet collectif, qui se transforme en "individus privés" dont la simple "somme" constitue désormais la société, joue un rôle décisif.

    Durant sa période bernoise, le jeune Hegel considère également [...] cette décadence comme un simple fait historique, sans en tirer de profondes conséquences philosophiques. Son problème fondamental durant cette période est un problème pratique : il se demande comment cette décadence de la subjectivité collective des anciennes républiques urbaines fut possible. Ainsi se produit chez lui, par un réflexe théorique, l'illusion historiquement significative qui a guidé l'action des chefs jacobins de la Révolution française, Robespierre et Saint-Just. Ce n'est qu'après la défaite du jacobinisme, après Thermidor, que surgit, à Francfort durant la crise de sa pensée, le problème d'une appréciation positive de la société moderne, de la société du bourgeois, de l'individu privé ; et nous verrons comment prennent leur source dans cette crise, étroitement liées l'une à l'autre, aussi bien la préoccupation relative aux problèmes d'économie politique que la conception dialectique de la réalité sociale." (pp.84-86)
    -Georg Lukács, Le Jeune Hegel. Sur les rapports de la dialectique et de l’économie, tome I : Berne 1793 - Début d’Iéna 1801, Gallimard, 1981, 447 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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