"On nous objectera que Marx a affirmé haut et fort que l'histoire suit un développement « nécessaire ». De là, on a généralement conclu qu'il affirmait la prédictibilité en histoire; il aurait entendu le cours du monde d'une manière déterministe. Bref, peut-on penser le matérialisme historique sans le ramener à un déterminisme historique, à une sorte de fatalisme économique ?
Nous ne nierons pas que Marx s'est plu à utiliser le langage du fatalisme ; mais est-ce son dernier mot ? est-ce le sens de son message ? Une analyse de sa pensée écartera cette interprétation. La pensée de Marx est tout autant une pensée de l'action révolutionnaire par laquelle les hommes se libèrent de toute nécessité étrangère, qu'un fatalisme borné et obscur. Quant à lui, Marx proclamait: « Les hommes font l'histoire » ! Jusqu'ici, expliquait-il, ils l'ont faite inconsciemment, soumis à des forces économiques et sociales qu'ils ne
comprenaient pas, mais ils « peuvent » désormais la faire consciemment: telle est la thèse marxienne !" (p.19)
"Marx ne ramenait-il pas la liberté à la compréhension de la nécessité, comme l'avaient fait Spinoza et Hegel, dont il se proclamait volontiers le disciple? Toutefois, peut-on faire de
Marx un spinoziste ou un hégélien « orthodoxe », lui qui s'est toujours insurgé contre toute allégeance et toute orthodoxie ? N'opposa-t-il pas le « règne de la liberté » au « domaine de la nécessité », la liberté n'existant qu'au-delà de la nécessité ?
Comme ses deux illustres devanciers, il concevait la liberté comme affirmation et réalisation de soi, comme libération de toute contrainte de classe, comme libre épanouissement de chacun grâce à la maîtrise collective de toutes les conditions extérieures converties en leviers de cette réalisation. Mais le but est le libre épanouissement des individus, non leur absorption dans un tout. C'est en tant que révolutionnaire, mettant le communisme au service de l'individu, que Marx pensait ces questions.
Nous soutiendrons, enfin, qu'on ne peut comprendre la liberté telle que Marx la concevait, si l'on oublie sa première œuvre, sa Dissertation doctorale, où il interprétait la philosophie de la nature d'Épicure comme l'expression d'une philosophie de la liberté. Vers vingt ans, le jeune philosophe s'était déjà engagé dans un combat pour la liberté qu'il n'a jamais cessé de mener." (p.20)
"Habituellement, on ne considère guère que l'influence hégélienne, à moins qu'on ne prétende même à une rupture radicale de Marx avec tous ses devanciers. Or, les philosophies d'Épicure, d'Aristote et de Hegel jouent toutes les trois un rôle capital dans la formation de sa pensée." (pp.21-22)
"Sous le nom de « possibilité réelle », Hegel empruntait à Aristote le concept d'être en puissance. Marx fait de même. C'est à la tradition aristotélicienne qu'il se réfère. Ainsi, soit directement, soit par l'intermédiaire de Hegel, sa conception du possible s'enracine chez Aristote, quoi qu'en disent ceux pour qui Marx aurait rompu définitivement, après 1845, avec toute la philosophie antérieure." (p.23)
-Michel Vadée, Marx, penseur du possible, L'Harmattan, 1998 (1992 pour la première édition), 553 pages.