"La philosophie de l'histoire, dans la forme ultime que lui confèrent les Leçons de Berlin, reste l'une des parties les plus décriées de l'œuvre de Hegel -sa "partie honteuse", osait écrire un critique dès 1848 ! [...]
Nous allons plus loin: c'est l'hégélianisme tout entier que nous tenons pour dépassé, et même ses fulgurations juvéniles. Hegel pressentait, sinon les modalités, du moins la fatalité de ce dépassement qui affecte tout être, toute chose, et toute philosophie.
Mais le dépassé survit à sa manière, magnifié dans ce qui le dépasse.
Restituée dans son contexte historique, rendue à son temps et à son monde, mais aussi reconnue et assimilée par une pensée moderne qui lui doit tant, la philosophie de l'histoire récupère les trésors qu'un déracinement brutal lui ferait perdre." (p.1)
[Chapitre 1 : "La vie"]
"Le dogmatisme dédaigne la splendeur diverse de la vie. Il ne propose que la répétition lassante de la même formule, de la même couleur, du même schéma." (p.9)
"Dans la nature [...] et dans l'histoire, comme réalité profonde, seule compte la vie, avec son alternance d'apparitions et de disparitions. Les peuples et les Etats qui persistent sont aussi lourds que des montagnes. S'ils restent stationnaires [...] ils méritent à peine le nom de peuple, ou d'Etat. N'appartiennent vraiment à l'histoire que ceux qui ne font pas interminablement antichambre, mais qui montent sur la scène, opèrent, et puis s'en vont [...]
Les bonnes choses ne durent pas. Le sel de la terre ne cristallise jamais.
Hegel s'intéresse avant tout aux ruptures d'équilibre, aux changements, aux transitions, aux passages, dans lesquels, bien sûr, tout départ appelle une suppléance. [...] Il veut surprendre le secret des manières de passer." (pp.13-14)
"Dans ces anciennes manières de vivre, dans ces vieilles croyances, la vie ne bat plus. Hegel ne versera pas une larme sur elles. [...]
Alors que la majorité de ses contemporains, en Allemagne, souhaitent que les choses demeurent en l'état [...] quelques esprits audacieux [...] dénoncent sans cesse [...] l'inertie allemande, la deutsche Tragheit. On compte parmi eux des hommes qui, à des titres divers, exercèrent une influence sur Hegel: Fichte, Forster, Hölderlin." (p.18)
"Fichte justifie [...] l'existence de cette force contradictoirement inerte et il y voit une propriété de l'homme, en tant qu'il est lui-même nature. Il y a dans l'homme "une résistance à sortir de l'état où il se trouve, une tendance à rester dans l'ornière habituelle".
Fichte rend compte par là de l'existence, chez l'homme, de l'habitude." (pp.19-20)
"La nature en tant que telle, en tant que Non-Moi, et en tant qu'objet en général, n'a que du repos, que de l'être: elle est ce qu'elle est, et dans cette mesure on ne peut lui attribuer de force active. Mais précisément, pour subsister, elle a un certain quantum de tendance ou de force de rester ce qu'elle est (Hegel dira: "le maintien lui-même est création" -Die Vernuft, p.93). Si elle ne l'avait pas, alors elle ne persisterait pas un instant dans sa forme, elle serait constamment changée, elle n'aurait même aucune forme à proprement parler, et elle ne serait pas ce qu'elle est. Mais si on lui applique une force opposée, alors elle résistera nécessairement avec toute la force qu'elle a de rester ce qu'elle est ; et alors seulement ce qui n'était précédemment qu'inertie deviendra soi-même activité, par la relation avec une activité opposée. Les deux concepts sont unis synthétiquement, et c'est précisément cela que doit signifier une force d'inertie." (note 2 p.19)
" "Le côté actif fut développé par l'idéalisme en opposition au matérialisme..." (Marx, Thèses sur Feuerbach, in Études philosophiques, Paris, 1947, p.57). Notons cependant qu'au moment où Fichte insiste le plus sur l'activité il se voit obligé de l'opposer à une résistance, à une nature -extérieure, différente." (note 1 p.21)
"Dans sa jeunesse, [Hegel] aimait se représenter Jésus comme l'homme "libéré de toute inertie bornée", intégralement vivant. Son hostilité au christianisme visait avant tout la "passivité chrétienne", la résignation, l'inaction. Elle lui faisait préférer parfois les Travaux d'Hercule à la Passion du Christ." (p.21)
"Chaque ordre de réalité connaît son inertie propre. Le mécanique, c'est l'inertie du vivant. Le spirituel se disqualifie dans le végétatif.
La plus grande déchéance, pour l'esprit, consiste à tomber dans le machinal, et Hegel le charge de cette malédiction : il peut continuer d'exister tout en étant mort, il y a même des actions apparentes qui ne font que dissimuler la mort réelle, des actions mortes. Sous le nom de mort, Hegel songe plus souvent à cette destitution qu'à l'interruption naturelle de la vie animale, au sens courant du terme.
La mort véritablement déplorable se produit lorsque l'esprit consent à la répétition, se laisse envahir par l'habitude, le souvenir figé, la jouissance passive. Tout simplement, lorsqu'il s'abandonne.
Un individu, une nation, un régime politique qui cessent d'inventer et de créer ressemblent à un animal, à une plante, et traînent dès lors mélancoliquement une existence indigne et fragile.
L'organique ne reflète pas la vraie vie, qui ne trouve sans accomplissement que dans l'activité spirituelle et historique. L'organique se soumet en effet à une loi de répétition qui ne tolère pas l'inouï, alors que l'histoire le fait surgir à chaque instant.
Le goût de Hegel pour la nouveauté est tissé, lui aussi, de mille dégoûts. Il n'aime guère la nature, dont il dévoilait les pièges, dans un poème de jeunesse: "Le printemps menace !". Il ne s'accordera jamais entièrement avec elle. Il lui reprochera toujours ses sempiternels recommencements.
Sans doute, les organismes naissent et meurent, passent par des stades de développement qualitativement distincts, dans une succession irréversible: l'enfance, la jeunesse, la maturité, la vieillesse. Cependant, les enfants reproduisent fidèlement le type spécifique de leurs parents. Procréer n'est pas créer. Le cycle vital est le même pour tous : l'ensemble de la nature vivante suscite dans l'esprit du spectateur, à la longue, un moderne, ennui.
La vraie vie est création permanente, un progrès." (pp.21-22)
"Une méthode philosophique qui consiste en l'application mécanique d'un principe perd l'essentielle de son objet, dont elle méconnaît les développements originaux. Elle se réduit alors à "la répétition informe de l'Identique qui est seulement appliqué de l'extérieur à des matériaux divers et obtient par là une fastidieuse apparence de diversité". Ce formalisme se réduit d'ailleurs à un "truc", "mais sa répétition, quand le truc est bien connu, est aussi insupportable que la répétition d'un tour de prestidigitation une fois qu'on l'a pénétré"." (p.23)
"Le principal mérite de la Révolution, écrit-il, dans une lettre, c'est d'avoir délivré les Français "de la peur de la mort, et de la vie routinière"." (p.24)
"Il cite avec complaisance l'exclamation désabusée de Napoléon: cette vieille Europe m'ennuie ! [...] [Il écrit dans l'Esthétique]
Si l'on songe [...] à des épopées qui pourraient naître dans l'avenir, alors elles ne pourraient peindre que la victoire future de la vivante rationalité américaine sur l'emprisonnement dans une mensuration et une particularisation qui se poursuivent à l'infini. Car en Europe chaque peuple est maintenant limité par les autres et ne peut entreprendre de lui-même aucune guerre avec une autre nation européenne [sic]. Si l'on veut maintenant décamper d'Europe, ce ne peut être que du côté de l'Amérique"." (p.25)
"Le chemin de la conscience individuelle, comme celui de l'histoire, passe par l'inquiétude, l'angoisse et le désespoir. Quel est l'homme qui, parmi tous, symbolise le mieux l'entreprise humaine ? C'est le marin." (p.26)
"Et s'il rejette [le stoïcisme ou] la philosophie du baron d'Holbach, n'est-ce-pas, pour une grande part, à cause de l'ennui que distillent le Système de la Nature, son mécanisme sans vie et ses généralisations schématiques ?" (p.30)
"Il guette l'apparition de la nouveauté, il attend chaque jour avec impatience les nouvelles, car "la lecture des journaux est une sorte de prière du matin réaliste" [...]
Il avait terminé son cours, à Iéna, [le 18 septembre 1806], en proclamant l'éternité de la nouveauté :
Voici, Messieurs, la philosophie spéculative, au point où je suis parvenu dans son élaboration. Considérez cela comme un commencement de l'entreprise philosophique, que vous prolongerez plus loin. Nous nous trouvons à une époque importante, dans une fermentation: l'esprit y a accompli une brusque poussée, il s'est dégagé de sa figure précédente et il en acquiert une nouvelle. Toute la masse des représentations antérieures, des concepts, et tous les liens du monde sont dissous et s'effondrent comme des visions de rêve. Un nouveau surgissement de l'Esprit se prépare. La philosophie doit surtout saluer son apparition et le reconnaître, pendant que d'autres, qui lui résistent inefficacement, restent collés au passé." (p.32)
"La Révolution française posait les problèmes. On n'estimera jamais assez haut son influence sur la pensée de Hegel: elle exhibait ce que d'autres époques avaient dissimulé, l'événement révolutionnaire proprement dit, le renversement brusque et violent des rapports sociaux et politiques établis.
Hegel s'étonnera de cette contradiction: des idées et des sentiments consacrés, les institutions qui les incarnent, les donjons qui les protègent, s'effondrent soudain, alors que la plupart des témoins continuent de croire à leur invulnérabilité, à leur éternité. Dans la poussière des démolitions, on démontre encore rationnellement la poussière des édifices [...]
Hegel cherchera le heurt avec cette difficulté: d'où provient le désaccord de la pensée et de la vie, le retard excessif de la première sur la seconde ? Comment réduire ce décalage, obtenir une réconciliation ?" (p.33)
"Il concevra la "vie pure" comme existant en dehors de toutes ses modalités concrètes, il l'appellera bientôt Begriff, et ne manquera pas de voir en ce Begriff la cause, ou la raison de toutes les modalités concrètes elles-mêmes. Il posera ainsi l'essence avant les existants, et verra dans cette essence la véritable essence dont il dépossédera quelque peu ces existants. La nature ne sera plus pour lui qu'un "cadavre profané", parce qu'il aura hypostasié la "vie pure".
La vie, l'esprit, le concept usurperont le rôle de principe, de raison, de source, et les existants pâliront devant ces essences éblouissantes. Cette opération spéculative porte la responsabilité de ce qui reste de dogmatisme chez Hegel." (p.35)
"Le pire dogmatisme consisterait à le combattre brutalement, sans rendre compte de son existence et de sa résistance." (p.37)
"La pensée se voit menacée dès son éveil, lorsqu'elle se sépare de l'existence immédiate et prend sur celle-ci un retard qu'elle ne comblera jamais ensuite entièrement.
Certes, l'intuition prétend supprimer cette distance et parvenir à une fusion totale avec l'existant. Mais cette fusion n'est en réalité que "la nuit où toutes les vaches sont noires", et non pas une connaissance véritable, qui ne saurait être immédiate. Elle reste d'ailleurs misérablement inexprimable.
Pour Hegel, la pensée authentique ne demeure pas enfermée en elle-même, elle agit, elle se dit dans des œuvres, elle se formule. Sans langage, pas de pensée. Une âme qui ne parlerait pas cesserait d'être une âme, et une personne se définit comme la totalité de ses actions.
Si elle refuse de s'engager dans les déterminations concrètes de l'existence objective, la conscience "devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu d'elle-même, et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air".
Elle croit échapper ainsi à toute limitation, et se garder pure, mais la plus grande innocence rejoint ici la plus grande faute :
Il lui manque la force pour s'aliéner, la force de se faire soi-même une chose et de supporter l'être...
L'extériorisation se mue aisément en aliénation, nécessaire, mais à la longue périlleuse." (pp.38-39)
"Il apercevra épisodiquement une cause adventice du dogme et du refus de la nouveauté dans "la soif de domination" et dans l'égoïsme des prêtres, des féodaux et des "fermiers généraux" [...] dans les privilèges de la "classe dominante" [...] dans l'aveuglement des gouvernements, serviteurs des privilégiés." (note 1 p.39)
"Hegel lève contre la langue établie l'étendard de la révolte dialectique. Il n'épargne, dans ce domaine, aucune situation acquise, et, par exemple, il ne s'en laisse pas imposer par la terminologie kantienne et son apparente rigueur: derrière ces phrases et ces mots pompeux, il n'y a que des pensées très communes !" (p.41)
"Répugnance de Hegel envers l'écrit, qui fige la pensée [...] Dans chaque lecture de ses cours, tous les deux ans, Hegel apportait des bouleversements, des modifications, des rectifications innombrables aux versions antérieures, en particulier en ce qui concerne la philosophie de l'histoire." (p.42)
"
(pp.46-47)
-Jacques D’Hondt, Hegel. Philosophe de l’Histoire Vivante, PUF, 1966, 495 pages.
Nous allons plus loin: c'est l'hégélianisme tout entier que nous tenons pour dépassé, et même ses fulgurations juvéniles. Hegel pressentait, sinon les modalités, du moins la fatalité de ce dépassement qui affecte tout être, toute chose, et toute philosophie.
Mais le dépassé survit à sa manière, magnifié dans ce qui le dépasse.
Restituée dans son contexte historique, rendue à son temps et à son monde, mais aussi reconnue et assimilée par une pensée moderne qui lui doit tant, la philosophie de l'histoire récupère les trésors qu'un déracinement brutal lui ferait perdre." (p.1)
[Chapitre 1 : "La vie"]
"Le dogmatisme dédaigne la splendeur diverse de la vie. Il ne propose que la répétition lassante de la même formule, de la même couleur, du même schéma." (p.9)
"Dans la nature [...] et dans l'histoire, comme réalité profonde, seule compte la vie, avec son alternance d'apparitions et de disparitions. Les peuples et les Etats qui persistent sont aussi lourds que des montagnes. S'ils restent stationnaires [...] ils méritent à peine le nom de peuple, ou d'Etat. N'appartiennent vraiment à l'histoire que ceux qui ne font pas interminablement antichambre, mais qui montent sur la scène, opèrent, et puis s'en vont [...]
Les bonnes choses ne durent pas. Le sel de la terre ne cristallise jamais.
Hegel s'intéresse avant tout aux ruptures d'équilibre, aux changements, aux transitions, aux passages, dans lesquels, bien sûr, tout départ appelle une suppléance. [...] Il veut surprendre le secret des manières de passer." (pp.13-14)
"Dans ces anciennes manières de vivre, dans ces vieilles croyances, la vie ne bat plus. Hegel ne versera pas une larme sur elles. [...]
Alors que la majorité de ses contemporains, en Allemagne, souhaitent que les choses demeurent en l'état [...] quelques esprits audacieux [...] dénoncent sans cesse [...] l'inertie allemande, la deutsche Tragheit. On compte parmi eux des hommes qui, à des titres divers, exercèrent une influence sur Hegel: Fichte, Forster, Hölderlin." (p.18)
"Fichte justifie [...] l'existence de cette force contradictoirement inerte et il y voit une propriété de l'homme, en tant qu'il est lui-même nature. Il y a dans l'homme "une résistance à sortir de l'état où il se trouve, une tendance à rester dans l'ornière habituelle".
Fichte rend compte par là de l'existence, chez l'homme, de l'habitude." (pp.19-20)
"La nature en tant que telle, en tant que Non-Moi, et en tant qu'objet en général, n'a que du repos, que de l'être: elle est ce qu'elle est, et dans cette mesure on ne peut lui attribuer de force active. Mais précisément, pour subsister, elle a un certain quantum de tendance ou de force de rester ce qu'elle est (Hegel dira: "le maintien lui-même est création" -Die Vernuft, p.93). Si elle ne l'avait pas, alors elle ne persisterait pas un instant dans sa forme, elle serait constamment changée, elle n'aurait même aucune forme à proprement parler, et elle ne serait pas ce qu'elle est. Mais si on lui applique une force opposée, alors elle résistera nécessairement avec toute la force qu'elle a de rester ce qu'elle est ; et alors seulement ce qui n'était précédemment qu'inertie deviendra soi-même activité, par la relation avec une activité opposée. Les deux concepts sont unis synthétiquement, et c'est précisément cela que doit signifier une force d'inertie." (note 2 p.19)
" "Le côté actif fut développé par l'idéalisme en opposition au matérialisme..." (Marx, Thèses sur Feuerbach, in Études philosophiques, Paris, 1947, p.57). Notons cependant qu'au moment où Fichte insiste le plus sur l'activité il se voit obligé de l'opposer à une résistance, à une nature -extérieure, différente." (note 1 p.21)
"Dans sa jeunesse, [Hegel] aimait se représenter Jésus comme l'homme "libéré de toute inertie bornée", intégralement vivant. Son hostilité au christianisme visait avant tout la "passivité chrétienne", la résignation, l'inaction. Elle lui faisait préférer parfois les Travaux d'Hercule à la Passion du Christ." (p.21)
"Chaque ordre de réalité connaît son inertie propre. Le mécanique, c'est l'inertie du vivant. Le spirituel se disqualifie dans le végétatif.
La plus grande déchéance, pour l'esprit, consiste à tomber dans le machinal, et Hegel le charge de cette malédiction : il peut continuer d'exister tout en étant mort, il y a même des actions apparentes qui ne font que dissimuler la mort réelle, des actions mortes. Sous le nom de mort, Hegel songe plus souvent à cette destitution qu'à l'interruption naturelle de la vie animale, au sens courant du terme.
La mort véritablement déplorable se produit lorsque l'esprit consent à la répétition, se laisse envahir par l'habitude, le souvenir figé, la jouissance passive. Tout simplement, lorsqu'il s'abandonne.
Un individu, une nation, un régime politique qui cessent d'inventer et de créer ressemblent à un animal, à une plante, et traînent dès lors mélancoliquement une existence indigne et fragile.
L'organique ne reflète pas la vraie vie, qui ne trouve sans accomplissement que dans l'activité spirituelle et historique. L'organique se soumet en effet à une loi de répétition qui ne tolère pas l'inouï, alors que l'histoire le fait surgir à chaque instant.
Le goût de Hegel pour la nouveauté est tissé, lui aussi, de mille dégoûts. Il n'aime guère la nature, dont il dévoilait les pièges, dans un poème de jeunesse: "Le printemps menace !". Il ne s'accordera jamais entièrement avec elle. Il lui reprochera toujours ses sempiternels recommencements.
Sans doute, les organismes naissent et meurent, passent par des stades de développement qualitativement distincts, dans une succession irréversible: l'enfance, la jeunesse, la maturité, la vieillesse. Cependant, les enfants reproduisent fidèlement le type spécifique de leurs parents. Procréer n'est pas créer. Le cycle vital est le même pour tous : l'ensemble de la nature vivante suscite dans l'esprit du spectateur, à la longue, un moderne, ennui.
La vraie vie est création permanente, un progrès." (pp.21-22)
"Une méthode philosophique qui consiste en l'application mécanique d'un principe perd l'essentielle de son objet, dont elle méconnaît les développements originaux. Elle se réduit alors à "la répétition informe de l'Identique qui est seulement appliqué de l'extérieur à des matériaux divers et obtient par là une fastidieuse apparence de diversité". Ce formalisme se réduit d'ailleurs à un "truc", "mais sa répétition, quand le truc est bien connu, est aussi insupportable que la répétition d'un tour de prestidigitation une fois qu'on l'a pénétré"." (p.23)
"Le principal mérite de la Révolution, écrit-il, dans une lettre, c'est d'avoir délivré les Français "de la peur de la mort, et de la vie routinière"." (p.24)
"Il cite avec complaisance l'exclamation désabusée de Napoléon: cette vieille Europe m'ennuie ! [...] [Il écrit dans l'Esthétique]
Si l'on songe [...] à des épopées qui pourraient naître dans l'avenir, alors elles ne pourraient peindre que la victoire future de la vivante rationalité américaine sur l'emprisonnement dans une mensuration et une particularisation qui se poursuivent à l'infini. Car en Europe chaque peuple est maintenant limité par les autres et ne peut entreprendre de lui-même aucune guerre avec une autre nation européenne [sic]. Si l'on veut maintenant décamper d'Europe, ce ne peut être que du côté de l'Amérique"." (p.25)
"Le chemin de la conscience individuelle, comme celui de l'histoire, passe par l'inquiétude, l'angoisse et le désespoir. Quel est l'homme qui, parmi tous, symbolise le mieux l'entreprise humaine ? C'est le marin." (p.26)
"Et s'il rejette [le stoïcisme ou] la philosophie du baron d'Holbach, n'est-ce-pas, pour une grande part, à cause de l'ennui que distillent le Système de la Nature, son mécanisme sans vie et ses généralisations schématiques ?" (p.30)
"Il guette l'apparition de la nouveauté, il attend chaque jour avec impatience les nouvelles, car "la lecture des journaux est une sorte de prière du matin réaliste" [...]
Il avait terminé son cours, à Iéna, [le 18 septembre 1806], en proclamant l'éternité de la nouveauté :
Voici, Messieurs, la philosophie spéculative, au point où je suis parvenu dans son élaboration. Considérez cela comme un commencement de l'entreprise philosophique, que vous prolongerez plus loin. Nous nous trouvons à une époque importante, dans une fermentation: l'esprit y a accompli une brusque poussée, il s'est dégagé de sa figure précédente et il en acquiert une nouvelle. Toute la masse des représentations antérieures, des concepts, et tous les liens du monde sont dissous et s'effondrent comme des visions de rêve. Un nouveau surgissement de l'Esprit se prépare. La philosophie doit surtout saluer son apparition et le reconnaître, pendant que d'autres, qui lui résistent inefficacement, restent collés au passé." (p.32)
"La Révolution française posait les problèmes. On n'estimera jamais assez haut son influence sur la pensée de Hegel: elle exhibait ce que d'autres époques avaient dissimulé, l'événement révolutionnaire proprement dit, le renversement brusque et violent des rapports sociaux et politiques établis.
Hegel s'étonnera de cette contradiction: des idées et des sentiments consacrés, les institutions qui les incarnent, les donjons qui les protègent, s'effondrent soudain, alors que la plupart des témoins continuent de croire à leur invulnérabilité, à leur éternité. Dans la poussière des démolitions, on démontre encore rationnellement la poussière des édifices [...]
Hegel cherchera le heurt avec cette difficulté: d'où provient le désaccord de la pensée et de la vie, le retard excessif de la première sur la seconde ? Comment réduire ce décalage, obtenir une réconciliation ?" (p.33)
"Il concevra la "vie pure" comme existant en dehors de toutes ses modalités concrètes, il l'appellera bientôt Begriff, et ne manquera pas de voir en ce Begriff la cause, ou la raison de toutes les modalités concrètes elles-mêmes. Il posera ainsi l'essence avant les existants, et verra dans cette essence la véritable essence dont il dépossédera quelque peu ces existants. La nature ne sera plus pour lui qu'un "cadavre profané", parce qu'il aura hypostasié la "vie pure".
La vie, l'esprit, le concept usurperont le rôle de principe, de raison, de source, et les existants pâliront devant ces essences éblouissantes. Cette opération spéculative porte la responsabilité de ce qui reste de dogmatisme chez Hegel." (p.35)
"Le pire dogmatisme consisterait à le combattre brutalement, sans rendre compte de son existence et de sa résistance." (p.37)
"La pensée se voit menacée dès son éveil, lorsqu'elle se sépare de l'existence immédiate et prend sur celle-ci un retard qu'elle ne comblera jamais ensuite entièrement.
Certes, l'intuition prétend supprimer cette distance et parvenir à une fusion totale avec l'existant. Mais cette fusion n'est en réalité que "la nuit où toutes les vaches sont noires", et non pas une connaissance véritable, qui ne saurait être immédiate. Elle reste d'ailleurs misérablement inexprimable.
Pour Hegel, la pensée authentique ne demeure pas enfermée en elle-même, elle agit, elle se dit dans des œuvres, elle se formule. Sans langage, pas de pensée. Une âme qui ne parlerait pas cesserait d'être une âme, et une personne se définit comme la totalité de ses actions.
Si elle refuse de s'engager dans les déterminations concrètes de l'existence objective, la conscience "devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu d'elle-même, et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air".
Elle croit échapper ainsi à toute limitation, et se garder pure, mais la plus grande innocence rejoint ici la plus grande faute :
Il lui manque la force pour s'aliéner, la force de se faire soi-même une chose et de supporter l'être...
L'extériorisation se mue aisément en aliénation, nécessaire, mais à la longue périlleuse." (pp.38-39)
"Il apercevra épisodiquement une cause adventice du dogme et du refus de la nouveauté dans "la soif de domination" et dans l'égoïsme des prêtres, des féodaux et des "fermiers généraux" [...] dans les privilèges de la "classe dominante" [...] dans l'aveuglement des gouvernements, serviteurs des privilégiés." (note 1 p.39)
"Hegel lève contre la langue établie l'étendard de la révolte dialectique. Il n'épargne, dans ce domaine, aucune situation acquise, et, par exemple, il ne s'en laisse pas imposer par la terminologie kantienne et son apparente rigueur: derrière ces phrases et ces mots pompeux, il n'y a que des pensées très communes !" (p.41)
"Répugnance de Hegel envers l'écrit, qui fige la pensée [...] Dans chaque lecture de ses cours, tous les deux ans, Hegel apportait des bouleversements, des modifications, des rectifications innombrables aux versions antérieures, en particulier en ce qui concerne la philosophie de l'histoire." (p.42)
"
(pp.46-47)
-Jacques D’Hondt, Hegel. Philosophe de l’Histoire Vivante, PUF, 1966, 495 pages.