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    Giuseppe Rensi, Contre le travail. Essai sur l'activité la plus honnie de l'homme + Spinoza

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Sep 2022 - 22:21

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Giuseppe_Rensi

    https://fr.book4you.org/book/5871915/67ae47

    https://fr.book4you.org/book/4567934/a86a7c

    "Vingt-cinq ans avant l'avènement du fascisme, après les longues et sanglantes insurrections italiennes de 1898, Rensi fut d'ores et déjà condamné par contumace à 11 ans de prison, alors qu'il dirigeait la revue Lotta di Classe. Il s'exila en Suisse pendant dix ans. Ayant pris la nationalité suisse en 1903, il fut le premier député socialiste élu dans le Tessin. En 1911, il rompit avec le parti socialiste, favorable à la guerre en Libye. En 1927, le fascisme l'évinça de la chaire de philosophie morale à l'université de Gênes. En 1930, il fut arrêté avec sa femme. Un ami ayant diffusé sa fausse nécrologie dans le Corriere della Sera, il fut libéré, car Mussolini craignait la vague d'indignation que son incarcération aurait produit. En 1934, il fut définitivement éloigné de l'enseignement. À sa mort, en 1941, la police interdit ses funérailles et dispersa le cortège d'amis et d'anciens élèves, allant jusqu'à procéder à des arrestations."
    -Gianfranco Sanguinetti, préface à Giuseppe Rensi, Contre le travail, Paris, Allia Éditions, 2017, 144 pages.

    "Le problème du travail s'enracine probablement dans le fait que le travail soit à la fois nécessaire et impossible, qu'il se présente à nous sous l'aspect d'une obligation morale, comme une prescription et un devoir éthique, et qu'en même temps, s'y soustraire se présente à nous comme une injonction spirituelle supérieure et impérieuse, comme un véritable devoir moral. Il constitue, en somme, le fondement incontournable et la condition préalable de la vie spirituelle de l'humanité (parce qu'il l'est de la vie de celle-ci en général) et répugne dans le même temps à la vie spirituelle même, à laquelle il est diamétralement opposé et qu'il rend impossible. D'où les pitoyables atermoiements contradictoires des jugements moraux sur la question du travail, que nulle ergoterie opportune ou atténuation prudente des traités d'éthique ne peut aplanir aux yeux de celui qui considère la question avec un regard assuré, pénétrant et qui refuse de se laisser distraire. Il faut l'apprécier comme une vertu et dans le même temps faire toutes sortes d'efforts pour saisir à quelle condition il serait possible de s'en passer ; atteindre une telle condition doit être le but légitime de la vie et quiconque y parvient est digne d'éloges et d'honneurs."

    "Le travail, dont chacun tend à repousser la contrainte pour soi en l'imposant aux autres, ne peut, clairement, définitivement et sans équivoque, être proclamé valable ou nul sur le plan moral, ou même dommageable sur le plan spirituel, sans que s'effondre du même coup toute apparence de raison et de justification de le requérir pour autrui, voire sans fournir un argument puissant pour conduire autrui à le rejeter."

    "Plus le concept de travail est moralement tenu pour noble et le travail lui-même considéré comme une vertu, moins on accorde d'importance à l'amélioration des conditions des travailleurs et moins on tend à s'en soucier ; plus le travail est en soi peu estimé, plus les revendications économiques et sociales pèsent dans la conscience publique. Sommes-nous dans un milieu social où la question des conditions de travail est devenue croissante, voire prépondérante ? On peut grosso modo en conclure qu'en un tel moment historique, le travail se retrouve dénué de toute aura morale et religieuse. [...]

    En vérité, si le travail est une chose noble, s'il constitue l'exercice d'une vertu et s'il représente un moment important de la vie religieuse, il n'y a aucune raison de se préoccuper d'améliorer les conditions dans lesquelles il se déroule, ce qui revient toujours, pour l'essentiel, à en diminuer la durée et en augmenter la rétribution  ; en effet, il n'y aurait aucune raison de chercher à réduire la durée d'autres vertus, la tempérance par exemple, et de se battre pour qu'elles soient, en tant que vertus, gratifiées économiquement selon une progression croissante."

    "C'est pourquoi la morale de la société capitaliste –si on la considère à son stade initial, rigoureux, pur, et non pas, comme à présent, perturbée et déformée par l'agitation et l'émergence de forces et tendances d'une autre nature, et en voie de transformation– insiste originairement sur une conception du travail comme phénomène éthico-religieux de grande importance. Il s'agit en effet de la seule manière d'obtenir un double résultat  : d'un côté, l'assujettissement et la dure condition des classes prolétariennes paraissent justifiés dans la conscience des classes dominantes, de l'autre, le caractère pénible de la situation des classes laborieuses semble à la conscience de ces dernières plus facilement acceptable, voire allégé. En revanche, lorsque les revendications des classes laborieuses ne cessent de croître comme aujourd'hui, lorsque le travail fait entendre sa voix de plus en plus fort, lorsqu'il prend dans la société encore capitaliste, mais qui a désormais perdu les contours originels de son architecture initiale, une place égale ou supérieure à celle du capital – de façon concomitante à ce phénomène qui voit l'accroissement considérable de la puissance économique et politique du travail, que constatons-nous  ? Les propos enthousiastes sur la fonction du travail ressassés de façon toujours plus récurrente et sonore dans les milieux ouvriers ou dans les journaux prolétaires ne sauraient nous tromper.

    Si nous regardons au-delà de ces pures paroles, et que nous nous tournons vers la réalité, nous voyons clairement combien, avec l'accroissement de l'importance économique, de la considération sociale, de l'ascendant politique du travail, se développent parallèlement (ou pour être plus juste, en sont le précédent nécessaire) l'ennui profond, l'intolérance, le sentiment du caractère insupportable, la haine du travail même, précisément dans ces classes qui, vivant de celui-ci, s'efforcent de pousser toujours plus haut, dans tous les domaines, son estime. La valorisation croissante du travail, son autorité et la dignité qu'il apporte, ne sont que la conséquence de la répugnance et de la haine, de plus en plus claires et de moins en moins comprises, qu'il inspire. Cela se traduit par l'absolu discrédit moral dans lequel il est tombé auprès des travailleurs ; il leur apparaît inévitablement comme un fait purement matériel et brutal, dénué de toute valeur éthique, dont il convient, dans la mesure du possible, de se soustraire. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les “samedis anglais”, les heures fériées et semi-fériées qui se multiplient à tout propos, les grèves de plus en plus fréquentes pour des motifs de plus en plus futiles, le dégoût croissant, généralisé et avéré du travail, dégoût qui naît là où le ferment pour conquérir en sa faveur les plus vastes “revendications” est le plus vivace. Les classes laborieuses haïssent le travail – et désirent d'autant plus sa valorisation qu'elles le haïssent."

    "Tous les hommes haïssent le travail. Nécessairement et avec raison : car – et c'est le nœud de l'enchevêtrement tragique dans lequel l'humanité se débat vainement autour de cette question – le travail est à juste titre odieux. Il n'est pas une chose noble, mais une nécessité inférieure de la vie de l'espèce, de l'existence du plus grand nombre et il répugne fondamentalement à la plus haute nature de l'homme. C'est la raison pour laquelle on peut affirmer que la noblesse de caractère d'un esprit humain se mesure à la façon dont il considère le travail  : plus il est noble, plus il l'abhorre, plus il est vulgaire et bas, plus il se laisse persuader, contre son instinct véritable, direct et immédiat, par les présupposés d'une morale conventionnelle qui l'idéalise et le promeut. Le travail représente la balle de plomb d'une concrétion matérielle, brute et opaque, que l'espèce, en s'élevant du stade de la vie animale (les bêtes ne travaillent pas) à celle proprement humaine, a dû générer en elle-même ; il constitue la condition de son passage de la vie purement animale à la vie humaine, à la possibilité d'atteindre le développement spirituel que celle-ci oppose à celle-là. Mais, dans le même temps, il se présente comme l'obstacle le plus insurmontable à la réalisation, à la participation et à la jouissance d'un tel développement spirituel – concrétion délétère qui, tel un calcul rénal pernicieux, en mine souterrainement l'existence."

    "Un match de football suscite plus de “sueur au front” que le fait de “gagner sa croûte” dans la plupart des métiers en vigueur. Ce n'est donc pas l'effort qui distingue le travail du jeu, mais uniquement le fait que le jeu est une activité que l'on exerce pour elle-même, en fonction du plaisir ou de l'intérêt qu'elle éveille de façon intrinsèque, considérée pour elle-même, comme une fin en soi, sans visée ultérieure, alors que le travail proprement dit est une activité que l'on accomplit sans qu'un élan spontané ou l'envie qu'elle nous inspire nous y pousse. Plutôt que pour le plaisir qu'on pourrait y trouver et sans songer à ses conséquences, le travail se traduit par un effort totalement extérieur et étranger à notre élan spontané et à notre désir, et cet effort est précisément déployé non pas par attirance pour cette activité en elle-même, mais uniquement pour le profit que nous obtenons grâce à elle et dont elle n'est que le moyen de l'acquérir, à savoir la compensation économique. Par conséquent, l'activité du travail proprement dit, à la différence de celle du jeu, est un moyen et non une fin en soi. Il ne possède pas pour nous, comme dans le cas du jeu, un intérêt ou une valeur intrinsèque, mais seulement une valeur qui dépend des produits qu'on en retire."

    "L'artiste, en tant qu'il est artiste, joue. En revanche, s'il produit pour des motifs extérieurs au cadre de sa propre activité productive (le gain, etc.), il devient un faiseur, un travailleur. [...]

    Des arguments du même ordre nous obligent à également inclure, non pas dans la catégorie du travail proprement dit, mais dans celle du jeu, l'activité du scientifique pur que la passion, le désir, l'inclination spontanée poussent irrésistiblement vers les recherches afférentes à sa science."

    "Il convient de considérer l'activité philosophique comme une activité purement ludique."

    "On peut donc affirmer que le travail proprement dit est quelque chose que l'on exerce contre sa volonté propre, contre son élan instinctif et l'inclination que nos tendances, laissées à elles-mêmes et suivies, nous commanderaient de faire ; le travail s'exécute au contraire sous la contrainte ou l'effort, exercé à l'encontre de ce désir spontané, de cet élan instinctif, contre la pente naturelle que notre inclination chercherait à suivre."

    "L'homme n'est véritablement homme que dans le jeu, grâce auquel il acquiert sa supériorité et la liberté spirituelle. En effet, le jeu est le déploiement d'une activité que l'on exerce exclusivement par choix et par goût, et non sous la contrainte en vue d'une fin, laquelle n'a rien à voir avec l'action même et en est la condition. Le jeu est donc une activité qui trouve son principe et sa fin en elle-même, que l'on assume en soi et pour soi, sans raisons extérieures ; elle est une action libre. Par elle, l'homme accomplit sans détours ce qu'il veut et ce qu'il aime, son esprit évolue dans la plus totale liberté et n'est soumis à aucune entrave ou contrainte ; il maîtrise la situation, jouit de ce qu'il fait à volonté, dans la pleine concordance du vouloir et du faire ; il accède ainsi au domaine de la véritable spiritualité humaine."

    "L'industriel peut dire  : je traite mes ouvriers non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin, puisqu'ils perçoivent un salaire et jouissent d'heures de repos qui leur permettent de vivre et de profiter de la vie. À quoi l'ouvrier peut rétorquer : cette organisation sociale me vole tant d'heures par jour pour un travail qui ne présente pour moi aucun attrait, que j'exécute à l'évidence pour d'autres et au profit d'autres, qui donc ne représente en aucun cas une fin pour moi et dans lequel, en conséquence, je ne saurais être une fin mais un moyen auquel je sacrifie la meilleure part de mes jours, et ma vie s'écoule en tant que simple moyen. Les deux thèses se justifient sur la base de l'énoncé kantien. Prenons un exemple  : je charge ma valise sur les épaules d'un porteur au sortir du train. Il est certes mon moyen. Est-il aussi une fin parce que je le paye ? À ce moment-là, l'esclave lui aussi l'était, puisque le maître le nourrissait. Cet esclave était-il seulement un moyen, bien que nourri par le maître ? À ce moment-là, le porteur l'est aussi, tant qu'il portera ma valise et bien que je le rétribue. [...] Tout cela tend à démontrer que l'énoncé kantien ne signifie rien, car, comme toutes les autres propositions de Kant, il est d'une absolue et totale vacuité."

    "Cette éternelle alternance entre conquête de nouvelles conditions et abandon de celles précédemment acquises, puis reconquête des anciennes et abandon des nouvelles, s'avère caractéristique du cadre économique de ce vain mouvement, ou simple apparence de mouvement, qu'est l'histoire."

    "Dans le cas de l'avènement d'un hypothétique système communiste ou d'une dictature prolétarienne, cette obligation de travailler au service d'autrui et toute la vie durant sera étendue non au plus grand nombre mais à tous, de sorte que tous, et non seulement un grand nombre, seront esclaves."

    "Qui est contraint de consacrer la majeure partie de sa journée, de son temps, de sa vie en somme (que ce soit pour une durée de huit, sept ou six heures ; en tant que salarié, patron ou membre du prolétariat dictateur qui perçoit et distribue le gain total du travail) à un travail qui lui pèse, que peut-être il abhorre, ou qui simplement l'ennuie, pour lequel il n'a aucun intérêt direct, mais seulement indirect, qui est d'en retirer un salaire – un travail qu'il ne ferait donc pas spontanément et sans être payé, qui n'est pas une activité qui le satisfait par le seul plaisir de l'exercer – celui-là, peut-on dire qu'il est traité comme une fin  ? Non. Manifestement, il n'est qu'un simple moyen lorsqu'il accomplit son travail. Sa vie, son moi, en tant qu'ils sont pris par le travail, ne lui appartiennent plus, parce qu'il ne peut pas faire ce qu'il veut. Ils ne représentent que des moyens, même si ce sont des moyens en vue de bénéfices (extérieurs à son actuelle activité-travail et perçus ultérieurement) ; en d'autres termes, ce sont des moyens pour continuer sa propre vie et perpétuer son moi, tout en relevant d'un autre moment de sa propre vie et de son moi. Ou, pour le dire encore autrement, son esprit, tandis qu'il travaille, est contraint de servir de moyen à ses besoins élémentaires, comme celui de vivre ; et si personnels soient ces besoins, il n'en reste pas moins toujours un moyen."

    "C'est seulement dans le jeu [...] que l'homme est libre, qu'il fait ce qui lui plaît, que son esprit se déploie de façon pleinement autonome, ce en quoi il est vraiment homme et accomplit le destin le plus élevé et le plus noble de l'humanité."

    "Penser que le travail, le fait de passer huit ou quatorze heures par jour à l'usine ou dans sa boutique, dans un entrepôt ou sur un livre de comptes (bien que, comme nous le soulignerons plus loin, une grande part de ces activités puisse devenir jeu et ainsi, dans une certaine mesure, se justifier spirituellement) est préférable et moralement supérieur à la faculté de jouir des spectacles naturels, de goûter les productions de l'art, de s'intéresser à la science et aux questions spéculatives, de garder les yeux grands ouverts sur le spectacle du monde et d'observer ce qui s'y passe, de méditer, de réfléchir, de laisser vaquer sa pensée, de rêver ou de simplement regarder nonchalamment autour de soi, témoigne d'une irréparable distorsion et d'un abaissement de l'esprit."

    "Prétendre que les hommes, à la différence des animaux, savent qu'ils mourront est erroné, il nous faut le démentir. En réalité, la conscience de leur nature mortelle est épisodique et superficielle, jamais clairement et profondément présente. Il y a donc chez les hommes la même inconscience de la mort que chez les animaux. Cela explique que la conscience de la mort comme événement imminent et inéluctable ne dissipe pas définitivement, comme elle le devrait, toute tentative de justification rationnelle de l'asservissement de l'homme par le travail, les affaires, la carrière, et qu'elle ne permette pas à tous de se rendre compte, de manière lumineuse et définitive, que, par le travail, l'homme gâche la meilleure part de sa courte vie, qu'il se détourne d'un des deux seuls buts dignes de celle-ci, qu'il utilise son temps pour atteindre un objectif dont on perçoit bien vite la futilité si on le considère à l'aune de l'imminence de la mort.

    Une analyse rationnelle de ce qui constitue l'essence de l'homme et donc son destin nous amène nécessairement à la conclusion que son “devoir” est le contraire de ce que prêche la morale courante. En effet, il semble impossible de justifier “rationnellement” que, sur une vie d'une cinquantaine d'années, une fois déduites les années d'inconscience de l'enfance, l'homme doive en consacrer au moins les quatre cinquième à un travail qui ne lui laisse ni la paix ni la liberté de vivre selon son esprit."

    "Il serait toutefois inexact de croire que la vie contemplative découle d'un mysticisme morbide, peu enclin à la sociabilité et qui serait propre au monde oriental ou au monde chrétien du Moyen Âge. Au contraire, l'affirmation de la supériorité de la vie contemplative sur celle du travail et des affaires domine clairement – fût-ce à travers le tumulte de l'activité pratique, semblable à un cri de protestation contre le sentiment qu'elle nous submerge inéluctablement – dans la pensée du peuple le plus énergique et le plus actif entre tous, le peuple romain ; Horace, Cicéron et Sénèque d'un côté, L'Imitation du Christ de l'autre, ne prêchent pas autre chose."

    "Étant esclavage, le travail est contraire à l'essence spirituelle de l'homme, qui exige la totale liberté du jeu et de la contemplation. Dans le même temps, il est la condition sine qua non de la vie et, partant, de la vie spirituelle. Il faudrait, pour jouir pleinement et librement de notre vie spirituelle, que tout nous fût donné sans travailler, car si le travail, c'est-à-dire notre vie, nous permet de nous procurer les moyens pour accéder à une vie spirituelle, il ne reste plus de temps, c'est-à-dire plus rien de notre vie, pour nous consacrer à elle. Comme il nous faut travailler pour obtenir la moindre chose, la vraie vie, la vie propre de l'esprit humain, nous reste interdite. Nous pouvons observer cette antithèse entre travail et développement spirituel jusque dans le domaine intellectuel. Si l'on considère que, dans ce domaine, le travail consiste dans l'écriture, généralement d'une œuvre de longue haleine, et que le développement spirituel et culturel se nourrit de lectures, libres et variées, il y a entre ces deux éléments un contraste et une exclusion que tout chercheur connaît bien : ou on lit et l'on n'écrit pas, ou l'on écrit et l'on ne lit pas."

    "Une vie civile et proprement humaine exige un édifice social développé et complexe  ; et celui-ci implique sur le long terme un travail beaucoup plus important que ne le permet une vie civile et humaine."

    "Un menuisier ou un forgeron peuvent éprouver un sentiment d'accomplissement et une véritable joie spirituelle dans l'activité qui consiste à construire une belle chaise ou une belle serrure – par le seul fait de la déployer, de fabriquer l'objet, abstraction faite des calculs et des réflexions ultérieurs et étrangers au cœur de l'activité même, y compris le gain qu'ils en retirent. Mais même ce fait indiscutable ne permet pas de considérer la question comme résoluble. [...]

    Le travail, même manuel, exécuté sans entrain ne donne rien. Par conséquent, on ne devrait accomplir que le travail pour lequel on a de l'inclination, de l'intérêt et de la passion, et celui-là seul, et qui plus est l'accomplir uniquement au moment où l'on ressent l'envie de le faire. Le ressort du bon travail, qui consiste en ce goût et dans cet intérêt, est donc en contradiction avec la nécessité d'un travail constant, continu, discipliné, tel que l'exigent les fins de la production."

    "Le principe commercial – la nécessité d'être honnête pour conserver sa clientèle – ne vaut que dans l'économie étroite du village, où tout le monde se connaît, où le commerçant est connu de chacun de ses concitoyens, où son comportement peut immédiatement être su de tous. Les magasins immenses des grandes villes actuelles peuvent tromper sans nul dommage économique. La nouvelle des particuliers dupés est étouffée et rien ne compte face aux grands moyens des réclames et à l'étendue considérable et toujours variée du public, lesquels garantissent au grandiose débit citadin une clientèle sans cesse renouvelée. Ainsi le développement social ne permet en aucune façon au “mécanisme naturel” de l'intérêt d'être cause de dispositions morales."

    "L'artisan pouvait trouver dans le travail, qu'il appréhendait comme son ouvrage propre, individuel, personnel, la satisfaction que l'on retire d'une activité exercée par pur désir de l'exercer. Il pouvait éprouver le sentiment d'un accomplissement et une joie spirituelle dans la fabrication d'un objet réalisé par lui, fruit et synthèse de ses talents. Mais tout cela a irrémédiablement disparu avec le travail dans les usines, qui a tué l'artisanat. Pourtant par ailleurs, sans ce travail en usine, notre édifice social, notre civilisation, qui seule offre les moyens d'une vie véritablement humaine, ne pourrait tenir. Ce travail est donc indispensable à cette vie vraiment humaine et en est en même temps la négation."

    "Dans les communes socialistes, employés, fonctionnaires, ouvriers des entreprises communales exploitent leur dictature en travaillant avec la plus grande négligence et aussi peu que possible. Pour le prouver, il suffira de rappeler que ces employés ou ouvriers dont le contrat de travail est géré par un organisme qui assure le paiement pour un certain nombre de jours à l'année, également en cas de maladie, tombent tous régulièrement malades ce nombre donné de jours, comme on l'entend souvent dire en privé : “ils ne veulent pas faire de cadeau, ne fût-ce une journée, à la municipalité” ; et cela d'autant plus sûrement qu'ils sont socialistes ou communistes évolués et conscients. Voilà “l'enthousiasme pour la production”, sur lequel, selon les propos délirants de Georges Sorel, on peut compter à coup sûr dans une société basée sur la dictature du prolétariat.

    On ne veut plus travailler. Et, c'est juste du point de vue de la raison."

    "La vie exige l'immédiateté, d'être libérée de toute forme, alors qu'elle ne saurait avoir lieu que sous des formes et qu'elle s'empêtre ainsi dans une contradiction inextricable."

    "Nul plus vigoureusement que Nietzsche, qui avait pénétré l'esprit grec avec un tel génie, a mis en lumière combien le concept de dignité du travail et celui de la dignité de l'homme dans le travail représentaient pour les Grecs des Begriffs-Allucinationen et combien ils jugeaient ouvertement le travail honteux. Ils sentaient qu'on ne peut parler de dignité que là où l'individu n'est plus contraint de travailler et de produire pour pouvoir continuer à vivre  ; et ils éprouvaient un sentiment de honte jusque dans le travail artistique, ce qui permet à Plutarque d'affirmer qu'aucun jeune homme bien né n'aurait voulu être un Phidias ou un Polyclète."

    " [Pour Aristote], en soi et dans leur essence, [esclaves et ouvriers] se valent [et ne sauraient être citoyens]."

    "Que m'importe que je sois aujourd'hui contraint au travail parce que, dans un régime salarié, si je n'ai pas envie de travailler, le “patron” me licencie, ou que m'importe d'être pareillement contraint au travail demain dans un régime communiste puisque, bien que je sois moi aussi patron, avec mes trois mille compagnons de l'usine, si un jour je n'ai pas envie de travailler, la “commission interne” ne me versera pas mon pourcentage journalier. Quelle différence ? Dans l'un ou l'autre cas, je travaille sous la pression qu'exerce sur ma volonté ce fait extérieur à la sphère de mon activité de travail et qui réside dans le besoin ou le désir de gain. Dans l'un ou l'autre cas, je suis par conséquent et pareillement soumis à la contrainte."

    "La classe dotée de la plus grande force matérielle, celle qui l'emporte dans la révolution ou dans la réaction, fait triompher et impose sa vision sur la question du travail, et celle-ci devient le droit. Elle devient le droit, sans toutefois être plus juste pour l'avoir emporté sur celle qui serait plus injuste d'avoir perdu ; car il ne peut exister, et d'autant moins sur cette question du travail, une justice en soi, qui serait telle de manière absolue et significative, avant et par-delà son devenir droit."
    -Giuseppe Rensi, Contre le travail, Paris, Allia Éditions, 2017 (1923 pour la première édition italienne), 144 pages.

    Penseur tragique et anti-néo-hégélien



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Giuseppe Rensi, Contre le travail. Essai sur l'activité la plus honnie de l'homme + Spinoza Empty Re: Giuseppe Rensi, Contre le travail. Essai sur l'activité la plus honnie de l'homme + Spinoza

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 27 Déc 2022 - 20:08

    "Vingt-cinq ans avant l'avènement du fascisme, après les longues et sanglantes insurrections italiennes de 1898, Rensi fut d'ores et déjà condamné par contumace à 11 ans de prison, alors qu'il dirigeait la revue Lotta di Classe. Il s'exila en Suisse pendant dix ans. Ayant pris la nationalité suisse en 1903, il fut le premier député socialiste élu dans le Tessin. En 1911, il rompit avec le parti socialiste, favorable à la guerre en Libye. En 1927, le fascisme l'évinça de la chaire de philosophie morale à l'université de Gênes. En 1930, il fut arrêté avec sa femme. Un ami ayant diffusé sa fausse nécrologie dans le Corriere della Sera, il fut libéré, car Mussolini craignait la vague d'indignation que son incarcération aurait produit. En 1934, il fut définitivement éloigné de l'enseignement. À sa mort, en 1941, la police interdit ses funérailles et dispersa le cortège d'amis et d'anciens élèves, allant jusqu'à procéder à des arrestations."
    -Gianfranco Sanguinetti, préface à Giuseppe Rensi, Contre le travail, Paris, Allia Éditions, 2017, 144 pages.

    [La nature du travail par différence d'avec le jeu]

    "Le problème du travail s'enracine probablement dans le fait que le travail soit à la fois nécessaire et impossible, qu'il se présente à nous sous l'aspect d'une obligation morale, comme une prescription et un devoir éthique, et qu'en même temps, s'y soustraire se présente à nous comme une injonction spirituelle supérieure et impérieuse, comme un véritable devoir moral. Il constitue, en somme, le fondement incontournable et la condition préalable de la vie spirituelle de l'humanité (parce qu'il l'est de la vie de celle-ci en général) et répugne dans le même temps à la vie spirituelle même, à laquelle il est diamétralement opposé et qu'il rend impossible.."

    "Tous les hommes haïssent le travail. Nécessairement et avec raison : car – et c'est le nœud de l'enchevêtrement tragique dans lequel l'humanité se débat vainement autour de cette question – le travail est à juste titre odieux. Il n'est pas une chose noble, mais une nécessité inférieure de la vie de l'espèce, de l'existence du plus grand nombre et il répugne fondamentalement à la plus haute nature de l'homme. C'est la raison pour laquelle on peut affirmer que la noblesse de caractère d'un esprit humain se mesure à la façon dont il considère le travail  : plus il est noble, plus il l'abhorre, plus il est vulgaire et bas, plus il se laisse persuader, contre son instinct véritable, direct et immédiat, par les présupposés d'une morale conventionnelle qui l'idéalise et le promeut. Le travail représente la balle de plomb d'une concrétion matérielle, brute et opaque, que l'espèce, en s'élevant du stade de la vie animale (les bêtes ne travaillent pas) à celle proprement humaine, a dû générer en elle-même ; il constitue la condition de son passage de la vie purement animale à la vie humaine, à la possibilité d'atteindre le développement spirituel que celle-ci oppose à celle-là. Mais, dans le même temps, il se présente comme l'obstacle le plus insurmontable à la réalisation, à la participation et à la jouissance d'un tel développement spirituel – concrétion délétère qui, tel un calcul rénal pernicieux, en mine souterrainement l'existence."

    "Un match de football suscite plus de “sueur au front” que le fait de “gagner sa croûte” dans la plupart des métiers en vigueur. Ce n'est donc pas l'effort qui distingue le travail du jeu, mais uniquement le fait que le jeu est une activité que l'on exerce pour elle-même, en fonction du plaisir ou de l'intérêt qu'elle éveille de façon intrinsèque, considérée pour elle-même, comme une fin en soi, sans visée ultérieure, alors que le travail proprement dit est une activité que l'on accomplit sans qu'un élan spontané ou l'envie qu'elle nous inspire nous y pousse. Plutôt que pour le plaisir qu'on pourrait y trouver et sans songer à ses conséquences, le travail se traduit par un effort totalement extérieur et étranger à notre élan spontané et à notre désir, et cet effort est précisément déployé non pas par attirance pour cette activité en elle-même, mais uniquement pour le profit que nous obtenons grâce à elle et dont elle n'est que le moyen de l'acquérir, à savoir la compensation économique. Par conséquent, l'activité du travail proprement dit, à la différence de celle du jeu, est un moyen et non une fin en soi. Il ne possède pas pour nous, comme dans le cas du jeu, un intérêt ou une valeur intrinsèque, mais seulement une valeur qui dépend des produits qu'on en retire."

    "L'artiste, en tant qu'il est artiste, joue. En revanche, s'il produit pour des motifs extérieurs au cadre de sa propre activité productive (le gain, etc.), il devient un faiseur, un travailleur. [...]

    Des arguments du même ordre nous obligent à également inclure, non pas dans la catégorie du travail proprement dit, mais dans celle du jeu, l'activité du scientifique pur que la passion, le désir, l'inclination spontanée poussent irrésistiblement vers les recherches afférentes à sa science."

    "Il convient de considérer l'activité philosophique comme une activité purement ludique."

    "On peut donc affirmer que le travail proprement dit est quelque chose que l'on exerce contre sa volonté propre, contre son élan instinctif et l'inclination que nos tendances, laissées à elles-mêmes et suivies, nous commanderaient de faire ; le travail s'exécute au contraire sous la contrainte ou l'effort, exercé à l'encontre de ce désir spontané, de cet élan instinctif, contre la pente naturelle que notre inclination chercherait à suivre."

    "Le travail, même manuel, exécuté sans entrain ne donne rien. Par conséquent, on ne devrait accomplir que le travail pour lequel on a de l'inclination, de l'intérêt et de la passion, et celui-là seul, et qui plus est l'accomplir uniquement au moment où l'on ressent l'envie de le faire. Le ressort du bon travail, qui consiste en ce goût et dans cet intérêt, est donc en contradiction avec la nécessité d'un travail constant, continu, discipliné, tel que l'exigent les fins de la production."

    [L'immoralité du travail et sa nécessité]

    "Qui est contraint de consacrer la majeure partie de sa journée, de son temps, de sa vie en somme (que ce soit pour une durée de huit, sept ou six heures ; en tant que salarié, patron ou membre du prolétariat dictateur qui perçoit et distribue le gain total du travail) à un travail qui lui pèse, que peut-être il abhorre, ou qui simplement l'ennuie, pour lequel il n'a aucun intérêt direct, mais seulement indirect, qui est d'en retirer un salaire – un travail qu'il ne ferait donc pas spontanément et sans être payé, qui n'est pas une activité qui le satisfait par le seul plaisir de l'exercer – celui-là, peut-on dire qu'il est traité comme une fin  ? Non. Manifestement, il n'est qu'un simple moyen lorsqu'il accomplit son travail. Sa vie, son moi, en tant qu'ils sont pris par le travail, ne lui appartiennent plus, parce qu'il ne peut pas faire ce qu'il veut. Ils ne représentent que des moyens, même si ce sont des moyens en vue de bénéfices (extérieurs à son actuelle activité-travail et perçus ultérieurement) ; en d'autres termes, ce sont des moyens pour continuer sa propre vie et perpétuer son moi, tout en relevant d'un autre moment de sa propre vie et de son moi. Ou, pour le dire encore autrement, son esprit, tandis qu'il travaille, est contraint de servir de moyen à ses besoins élémentaires, comme celui de vivre ; et si personnels soient ces besoins, il n'en reste pas moins toujours un moyen."

    "Plus le concept de travail est moralement tenu pour noble et le travail lui-même considéré comme une vertu, moins on accorde d'importance à l'amélioration des conditions des travailleurs et moins on tend à s'en soucier ; plus le travail est en soi peu estimé, plus les revendications économiques et sociales pèsent dans la conscience publique. Sommes-nous dans un milieu social où la question des conditions de travail est devenue croissante, voire prépondérante ? On peut grosso modo en conclure qu'en un tel moment historique, le travail se retrouve dénué de toute aura morale et religieuse. [...]

    En vérité, si le travail est une chose noble, s'il constitue l'exercice d'une vertu et s'il représente un moment important de la vie religieuse, il n'y a aucune raison de se préoccuper d'améliorer les conditions dans lesquelles il se déroule, ce qui revient toujours, pour l'essentiel, à en diminuer la durée et en augmenter la rétribution  ; en effet, il n'y aurait aucune raison de chercher à réduire la durée d'autres vertus, la tempérance par exemple, et de se battre pour qu'elles soient, en tant que vertus, gratifiées économiquement selon une progression croissante."

    [Implications pour l'anthropologie de la résignation au travail]

    "Prétendre que les hommes, à la différence des animaux, savent qu'ils mourront est erroné, il nous faut le démentir. En réalité, la conscience de leur nature mortelle est épisodique et superficielle, jamais clairement et profondément présente. Il y a donc chez les hommes la même inconscience de la mort que chez les animaux. Cela explique que la conscience de la mort comme événement imminent et inéluctable ne dissipe pas définitivement, comme elle le devrait, toute tentative de justification rationnelle de l'asservissement de l'homme par le travail, les affaires, la carrière, et qu'elle ne permette pas à tous de se rendre compte, de manière lumineuse et définitive, que, par le travail, l'homme gâche la meilleure part de sa courte vie, qu'il se détourne d'un des deux seuls buts dignes de celle-ci, qu'il utilise son temps pour atteindre un objectif dont on perçoit bien vite la futilité si on le considère à l'aune de l'imminence de la mort.

    Une analyse rationnelle de ce qui constitue l'essence de l'homme et donc son destin nous amène nécessairement à la conclusion que son “devoir” est le contraire de ce que prêche la morale courante. En effet, il semble impossible de justifier “rationnellement” que, sur une vie d'une cinquantaine d'années, une fois déduites les années d'inconscience de l'enfance, l'homme doive en consacrer au moins les quatre cinquième à un travail qui ne lui laisse ni la paix ni la liberté de vivre selon son esprit."

    [Erreur de Mandeville et d'Adam Smith : la poursuite de l'intérêt ne fait pas le bien public par inadvertance]

    "Le principe commercial – la nécessité d'être honnête pour conserver sa clientèle – ne vaut que dans l'économie étroite du village, où tout le monde se connaît, où le commerçant est connu de chacun de ses concitoyens, où son comportement peut immédiatement être su de tous. Les magasins immenses des grandes villes actuelles peuvent tromper sans nul dommage économique. La nouvelle des particuliers dupés est étouffée et rien ne compte face aux grands moyens des réclames et à l'étendue considérable et toujours variée du public, lesquels garantissent au grandiose débit citadin une clientèle sans cesse renouvelée. Ainsi le développement social ne permet en aucune façon au “mécanisme naturel” de l'intérêt d'être cause de dispositions morales."

    [Critique du kantisme]

    "L'industriel peut dire  : je traite mes ouvriers non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin, puisqu'ils perçoivent un salaire et jouissent d'heures de repos qui leur permettent de vivre et de profiter de la vie. À quoi l'ouvrier peut rétorquer : cette organisation sociale me vole tant d'heures par jour pour un travail qui ne présente pour moi aucun attrait, que j'exécute à l'évidence pour d'autres et au profit d'autres, qui donc ne représente en aucun cas une fin pour moi et dans lequel, en conséquence, je ne saurais être une fin mais un moyen auquel je sacrifie la meilleure part de mes jours, et ma vie s'écoule en tant que simple moyen. Les deux thèses se justifient sur la base de l'énoncé kantien. Prenons un exemple  : je charge ma valise sur les épaules d'un porteur au sortir du train. Il est certes mon moyen. Est-il aussi une fin parce que je le paye ? À ce moment-là, l'esclave lui aussi l'était, puisque le maître le nourrissait. Cet esclave était-il seulement un moyen, bien que nourri par le maître ? À ce moment-là, le porteur l'est aussi, tant qu'il portera ma valise et bien que je le rétribue. [...] Tout cela tend à démontrer que l'énoncé kantien ne signifie rien, car, comme toutes les autres propositions de Kant, il est d'une absolue et totale vacuité."

    [Le mépris grec du travail était justifié]

    "Nul plus vigoureusement que Nietzsche, qui avait pénétré l'esprit grec avec un tel génie, a mis en lumière combien le concept de dignité du travail et celui de la dignité de l'homme dans le travail représentaient pour les Grecs des Begriffs-Allucinationen et combien ils jugeaient ouvertement le travail honteux. Ils sentaient qu'on ne peut parler de dignité que là où l'individu n'est plus contraint de travailler et de produire pour pouvoir continuer à vivre  ; et ils éprouvaient un sentiment de honte jusque dans le travail artistique, ce qui permet à Plutarque d'affirmer qu'aucun jeune homme bien né n'aurait voulu être un Phidias ou un Polyclète."

    " [Pour Aristote], en soi et dans leur essence, [esclaves et ouvriers] se valent [et ne sauraient être citoyens]."

    [Lutte entre les individus et les classes pour ne pas travailler]

    "Le travail, dont chacun tend à repousser la contrainte pour soi en l'imposant aux autres, ne peut, clairement, définitivement et sans équivoque, être proclamé valable ou nul sur le plan moral, ou même dommageable sur le plan spirituel, sans que s'effondre du même coup toute apparence de raison et de justification de le requérir pour autrui, voire sans fournir un argument puissant pour conduire autrui à le rejeter."

    "C'est pourquoi la morale de la société capitaliste –si on la considère à son stade initial, rigoureux, pur, et non pas, comme à présent, perturbée et déformée par l'agitation et l'émergence de forces et tendances d'une autre nature, et en voie de transformation– insiste originairement sur une conception du travail comme phénomène éthico-religieux de grande importance. Il s'agit en effet de la seule manière d'obtenir un double résultat  : d'un côté, l'assujettissement et la dure condition des classes prolétariennes paraissent justifiés dans la conscience des classes dominantes, de l'autre, le caractère pénible de la situation des classes laborieuses semble à la conscience de ces dernières plus facilement acceptable, voire allégé. En revanche, lorsque les revendications des classes laborieuses ne cessent de croître comme aujourd'hui, lorsque le travail fait entendre sa voix de plus en plus fort, lorsqu'il prend dans la société encore capitaliste, mais qui a désormais perdu les contours originels de son architecture initiale, une place égale ou supérieure à celle du capital – de façon concomitante à ce phénomène qui voit l'accroissement considérable de la puissance économique et politique du travail, que constatons-nous  ? Les propos enthousiastes sur la fonction du travail ressassés de façon toujours plus récurrente et sonore dans les milieux ouvriers ou dans les journaux prolétaires ne sauraient nous tromper.

    Si nous regardons au-delà de ces pures paroles, et que nous nous tournons vers la réalité, nous voyons clairement combien, avec l'accroissement de l'importance économique, de la considération sociale, de l'ascendant politique du travail, se développent parallèlement (ou pour être plus juste, en sont le précédent nécessaire) l'ennui profond, l'intolérance, le sentiment du caractère insupportable, la haine du travail même, précisément dans ces classes qui, vivant de celui-ci, s'efforcent de pousser toujours plus haut, dans tous les domaines, son estime. La valorisation croissante du travail, son autorité et la dignité qu'il apporte, ne sont que la conséquence de la répugnance et de la haine, de plus en plus claires et de moins en moins comprises, qu'il inspire. Cela se traduit par l'absolu discrédit moral dans lequel il est tombé auprès des travailleurs ; il leur apparaît inévitablement comme un fait purement matériel et brutal, dénué de toute valeur éthique, dont il convient, dans la mesure du possible, de se soustraire. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les “samedis anglais”, les heures fériées et semi-fériées qui se multiplient à tout propos, les grèves de plus en plus fréquentes pour des motifs de plus en plus futiles, le dégoût croissant, généralisé et avéré du travail, dégoût qui naît là où le ferment pour conquérir en sa faveur les plus vastes “revendications” est le plus vivace. Les classes laborieuses haïssent le travail – et désirent d'autant plus sa valorisation qu'elles le haïssent."

    [Impossibilité du socialisme de résoudre la contradiction centrale que pose le travail]

    "Dans les communes socialistes, employés, fonctionnaires, ouvriers des entreprises communales exploitent leur dictature en travaillant avec la plus grande négligence et aussi peu que possible. Pour le prouver, il suffira de rappeler que ces employés ou ouvriers dont le contrat de travail est géré par un organisme qui assure le paiement pour un certain nombre de jours à l'année, également en cas de maladie, tombent tous régulièrement malades ce nombre donné de jours, comme on l'entend souvent dire en privé : “ils ne veulent pas faire de cadeau, ne fût-ce une journée, à la municipalité” ; et cela d'autant plus sûrement qu'ils sont socialistes ou communistes évolués et conscients. Voilà “l'enthousiasme pour la production”, sur lequel, selon les propos délirants de Georges Sorel, on peut compter à coup sûr dans une société basée sur la dictature du prolétariat.

    On ne veut plus travailler. Et, c'est juste du point de vue de la raison."

    "Que m'importe que je sois aujourd'hui contraint au travail parce que, dans un régime salarié, si je n'ai pas envie de travailler, le “patron” me licencie, ou que m'importe d'être pareillement contraint au travail demain dans un régime communiste puisque, bien que je sois moi aussi patron, avec mes trois mille compagnons de l'usine, si un jour je n'ai pas envie de travailler, la “commission interne” ne me versera pas mon pourcentage journalier. Quelle différence ? Dans l'un ou l'autre cas, je travaille sous la pression qu'exerce sur ma volonté ce fait extérieur à la sphère de mon activité de travail et qui réside dans le besoin ou le désir de gain. Dans l'un ou l'autre cas, je suis par conséquent et pareillement soumis à la contrainte."
    -Giuseppe Rensi, Contre le travail, Paris, Allia Éditions, 2017 (1923 pour la première édition italienne), 144 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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